Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 20

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 501-503).


CHAPITRE XX.


Un trait d’humanité eut plus de pouvoir sur les Falisques que toutes les forces de Rome.


Tandis que Camille se trouvait avec son armée autour de la ville des Falisques, dont il faisait le siége, un maître d’école, qui élevait les enfants les plus distingués de la ville, croyant se rendre agréable à Camille et au peuple romain, sortit avec ses élèves sous prétexte de leur faire prendre de l’exercice, et les conduisit tous dans le camp du dictateur, auquel il les présenta, en lui disant qu’il lui mettait entre les mains un gage certain de la prise de la ville. Camille, loin d’accepter un pareil présent, fit dépouiller ce maître d’école de ses vêtements, ordonna qu’on lui liât les mains derrière le dos, et, donnant à chacun de ses élèves une poignée de verges, il le fit reconduire par eux dans la ville, en l’accablant de coups. Les habitants, instruits de cette conduite, furent tellement touchés de l’humanité et de la probité de Camille, qu’ils résolurent de lui rendre la ville sans songer davantage à se défendre.

Cet exemple mémorable prouve que souvent un acte de justice et de douceur a plus de pouvoir sur le cœur des hommes que la violence et la barbarie, et que souvent aussi ces villes et ces provinces, dont les armées, les instruments de guerre, ni toute la force des hommes n’avaient pu ouvrir l’entrée, se sont laissé désarmer par un exemple d’humanité ou de douceur, de chasteté ou de grandeur d’âme. Outre le fait que je viens de rapporter, l’histoire en présente une foule d’autres. Ainsi nous voyons Pyrrhus, que les armes des Romains n’avaient pu chasser d’Italie, s’en éloigner quand Fabricius, par grandeur d’âme, lui découvrit l’offre que son médecin avait faite aux Romains de l’empoisonner.

Scipion l’Africain acquit moins de réputation en Espagne par la prise de Carthagène que par l’exemple de continence qu’il donna en rendant, sans la déshonorer, à son époux une femme jeune et belle : action dont la renommée lui gagna l’affection de toute l’Espagne. Cet exemple prouve également combien les peuples désirent cette vertu dans les grands hommes ; combien elle est l’objet de la louange des historiens, et de ceux qui écrivent la vie des princes, et de ceux qui enseignent comment ils doivent vivre. Parmi ces derniers, Xénophon s’efforce de faire voir quels honneurs, quelles victoires, quelle renommée, procurèrent à Cyrus sa douceur et son affabilité, et le soin qu’il mettait à ne se montrer ni orgueilleux, ni cruel, ni dissolu, ni entaché d’aucun de ces vices qui souillent la vie des autres hommes. Cependant, considérant qu’Annibal, tout en suivant une conduite opposée à celle de ces hommes illustres, a obtenu une grande renommée et remporté d’éclatantes victoires, je crois devoir examiner, dans le chapitre suivant, d’où peut naître cette différence.