II. Le prince de Metternich
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II. Le prince de Metternich


DIPLOMATES
EUROPÉENS.

ii.

LE PRINCE DE METTERNICH.

La monarchie autrichienne, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec le vaste amalgame de ses provinces, et ses grands bras qui s’étendent du centre de l’Allemagne aux bouches du Cattaro ; cette monarchie, composée de vieux états héréditaires et de récentes conquêtes, sorte d’échiquier de priviléges et d’immunités provinciales sous une unique pensée d’administration, est tout entière l’ouvrage du même homme d’état ; à lui la gloire, à lui seul aussi la responsabilité de son œuvre. L’antique constitution d’Allemagne a été détruite à la paix de Presbourg, lors du bizarre et fragile assemblage de la confédération du Rhin ; la maison d’Autriche a renoncé à la couronne impériale : une nouvelle existence a commencé pour elle. Abattue par d’innombrables revers, sous la république et Napoléon, elle s’est relevée avec d’autres conditions de vie politique et de puissance militaire. Depuis 1813, l’Autriche s’est vue appelée à jouer un grand rôle dans les affaires de l’Europe, et M. de Metternich a donné à sa politique un caractère de persévérance, ou plutôt d’immobilité, qui résulte sans doute d’une pensée fortement conçue, et accomplie comme une mission.

J’irai vite sur les premières années de M. de Metternich, afin d’arriver à la haute partie de son système ; je me dégagerai de toutes les petites passions du jour, de tous les préjugés de nationalité, pour voir l’homme d’état.

Clément-Wenzeslaus, comte de Metternich-Winneburg-Ochsenhausen, est né à Coblentz le 15 mai 1773, d’une bonne maison allemande ; il reçut les prénoms de Clément-Wenzeslaus du prince de Pologne et de Lithuanie, duc de Saxe. À l’âge de quinze ans, il entra à l’université de Strasbourg. L’effervescence des idées de liberté éclatait de toutes parts en Europe. Dans cette vieille université se trouvaient alors réunis, sous le célèbre professeur de Kock, deux jeunes hommes que la fortune jeta depuis dans de hautes carrières : Loewestein et Benjamin Constant ; le comte de Loewestein, l’un de ces nobles Suédois qui dominèrent ce mouvement aristocratique d’où sortit la couronne au front, un des fils de la révolution française ; Benjamin Constant, l’homme de l’esprit, des idées, de l’imagination, rêveur puissant au milieu de ces têtes positives. Le comte de Metternich achevait sa philosophie avec l’année 1790 ; ses études furent complétées en Allemagne. À vingt et un ans il visitait l’Angleterre, la Hollande ; il vint enfin habiter Vienne, où il épousa Marie-Éléonore de Kaunitz-Rietberg.

C’est à cette époque que M. de Metternich entra dans la diplomatie active. Il avait assisté comme simple secrétaire au congrès de Rastadt ; puis il accompagna le comte de Stadion dans ses missions en Prusse et à Saint-Pétersbourg ; il était auprès du czar lors de cette alliance de la Russie et de l’Autriche, glorieusement détruite à Austerlitz par Napoléon. Le comte de Metternich participa à tous les traités de cette époque ; ses idées jusqu’alors paraissaient appartenir à l’école de M. de Stadion, qui fut bientôt appelé au ministère des affaires étrangères. Ce ministre songeait à M. de Metternich pour l’ambassade de Russie ; mais le traité de Presbourg ayant complètement modifié la situation de l’Autriche en Europe, François ii préféra l’envoyer à Paris. L’ambassadeur arriva le 15 août 1806, au moment où le canon des Invalides annonçait la grande fête de Napoléon.

Le système et la situation politique que le comte de Metternich représentait à Paris étaient compliqués et difficiles. La maison d’Autriche avait subi bien des revers depuis la première coalition contre la France. Bonaparte lui avait arraché deux fois le Milanais ; Moreau l’avait refoulée sur le Rhin. Rentrée en lice par son alliance avec la Russie, Austerlitz accabla cette nouvelle coalition, et le cabinet autrichien se décida à signer le traité de Presbourg.

C’est la politique de ce traité que M. de Metternich était chargé de diriger à Paris. Cette convention, immense dans ses clauses, avait bouleversé tout le vieux système allemand qui remontait à la Bulle d’or. D’abord le Wurtemberg et la Bavière cessaient d’être de simples électorats, et devenaient des royaumes. La Bavière recevait, aux dépens de l’Autriche, un territoire de plus de douze cents milles carrés, une population de près de trois millions d’ames, et des revenus de plus de dix-sept millions de florins. L’agrandissement du Wurtemberg, également au préjudice de l’Autriche, quoique moins considérable sans doute, s’élevait encore à près de cent cinquante milles carrés. Le duché de Bade avait part à ces dépouilles. L’Autriche perdait l’état de Venise, le Tyrol, les cinq villes du Danube, la Dalmatie vénitienne, les bouches du Cattaro. L’acte de la confédération du Rhin déchira les derniers débris du vieux manteau impérial, et François ii renonça à cette antique dignité, désormais un vain titre, à cette boule et à cette couronne d’or qui depuis six siècles n’étaient jamais sorties de la maison d’Autriche.

Dans sa mission à Paris, M. de Metternich s’était profondément pénétré de cette situation triste et pénible où se trouvait François ii. Après les grands revers de la maison d’Autriche, l’ambassadeur croyait que le meilleur moyen de reconquérir un peu d’influence en Europe, était de conserver l’alliance de Napoléon, ou pour mieux dire, une exacte neutralité, qui pût permettre à l’Autriche de se dessiner à son profit dans une circonstance décisive. De nouveaux succès d’ailleurs venaient de couronner les armes de Napoléon ; la Prusse, après avoir trop hésité, s’était jetée tête baissée dans l’alliance de la Russie. Vaincue à Iéna, la paix de Tilsitt avait encore une fois pacifié le monde et posé les bases d’une trêve universelle. M. de Metternich reçut de sa cour l’ordre de plaire avant tout à Napoléon, de se le rendre favorable par une déférence respectueuse, qui pouvait bien s’adresser à un grand homme. M. de Metternich parut souvent aux Tuileries. Représentant une vieille maison européenne, lui-même d’une naissance distinguée, avec les manières de l’aristocratie, M. de Metternich réussit dans sa mission. Certes, la cour de Napoléon ne le cédait à aucune cour de l’Europe pour la gloire militaire, pour les capacités politiques et administratives ; mais il y régnait une étiquette, un ton tout à la fois soldatesque et drapé, un formulaire de cérémonies puériles, et l’homme de bonne maison y jouissait d’une supériorité incontestable.

L’ambassadeur avait alors trente-trois ans ; sa physionomie était noble et distinguée ; il paraissait à toutes les fêtes de la cour, se faisait remarquer par l’élégance de ses équipages et par de grandes dépenses. Jeune, brillant, doué d’un esprit fin, d’une parole facile, M. de Metternich passait pour un homme à bonnes fortunes. On se l’arrachait à la cour ; les dames de l’intimité impériale, et les princesses même, sœurs de Napoléon, n’étaient pas tout-à-fait indifférentes aux hommages du noble ambassadeur d’Autriche.

Dirai-je une de ces mille aventures qui retentirent alors dans les salons de Paris ? Napoléon avait pris en grand goût les bals masqués ; il en commandait partout : chez le grave archi-chancelier, à l’opéra et même chez le ministre de la police. L’étiquette du palais était gênante, compassée ; dans le bal masqué, on s’en débarrassait. La police, comme on le sent, présidait à ces fêtes ; Fouché, le ministre roué et moqueur, était chargé non-seulement de veiller à la sûreté de l’empereur, mais encore de ces petites malices que Napoléon faisait à ses courtisans, ou que Fouché lui-même inventait pour se donner le plaisir de rappeler à tous ces dignitaires de l’empire qu’ils avaient un peu trop oublié leur origine républicaine. Un jour il montrait au prince archi-chancelier, si aristocrate, si grand seigneur, la figure de Louis xvi en cire ; le lendemain il faisait donner quelques leçons à des royalistes récalcitrans. Voici ce que l’on racontait. Dans une de ces grandes réunions masquées, un domino aborda très cavalièrement un général chargé d’un des grands départemens militaires. « Sais-tu ce qui se passe chez toi, toi si souvent appelé à veiller sur les autres ? Écoute, retourne à ton hôtel ; tu connais le salon bleu et le secrétaire de ta femme, cherche et tu trouveras. » Le pauvre général, idolâtre de sa femme, part comme un trait, enfonce le secrétaire, et découvre un paquet de lettres parfumées, aux armes d’Autriche, espèce de sachet d’amour, qu’une main indiscrète venait violer… Le monde de cette époque se rappelle la suite de l’aventure, le départ précipité, et par ordre militaire, de la jeune et spirituelle complice de la chancellerie allemande.

M. de Metternich aimait les femmes pour les plaisirs et les distractions qu’elles donnent ; il se livrait à cette douce police politique, qui passait par le cœur pour arriver aux secrets du cabinet. Ses formes séduisantes lui avaient gagné aussi les bonnes grâces de Napoléon, qui aimait à le distinguer dans la foule des ambassadeurs, à causer avec lui, tout en lui reprochant d’être bien jeune pour représenter une vieille maison d’Europe. L’empereur n’avait jamais de paroles brusques pour M. de Metternich. Il le regardait comme l’expression du système français en Autriche. Plus d’une fois ils avaient agité ensemble ces questions de balance européenne qui occupaient l’esprit de Napoléon. M. de Metternich présentait l’alliance de la France et de l’Autriche comme une nécessité ; il rappelait ce traité de 1756, conclu sous l’influence du duc de Choiseul, comme la base de la nouvelle position de l’Europe vis-à-vis de la Russie. La situation de l’Autriche réclamait alors impérieusement cette transaction diplomatique. Napoléon venait de partir pour l’entrevue d’Erfurt. Des promesses avaient été échangées entre lui et Alexandre. Dans ces plans gigantesques, l’Autriche était sacrifiée ; on ne l’ignorait pas à Vienne. Les tentatives de M. de Metternich à Paris avaient donc été vaines. La guerre d’Espagne venait d’éclater. N’était-ce pas un nouvel avertissement pour la maison d’Autriche ?

Il y avait alors dans la nation allemande un commencement de réaction contre les Français. La paix de Presbourg, en posant partout dans la confédération germanique les principes et presque l’administration française, avait excité de vifs mécontentemens. Des contributions de guerre considérables, les nombreuses vexations que des généraux et des employés français s’étaient permises dans leur conquête, avaient aliéné les esprits, et il fallait toute la sagesse des gouvernemens pour maintenir les peuples dans les voies de l’obéissance. À Vienne, l’esprit anti-français se montrait à la cour, parmi la noblesse et dans les associations secrètes pour la liberté de l’Allemagne. L’Angleterre encouragea ces dispositions ; elle promit des subsides à un cabinet obéré. Elle montrait de loin à l’Autriche la résistance de la Péninsule, et les difficultés qu’elle créait à la puissance militaire de Napoléon, depuis Baylen surtout. Pourquoi ne profiterait-on pas de cette circonstance pour secouer les conditions humiliantes de la paix de Presbourg ? L’archiduc Charles n’était-il pas un aussi grand capitaine que Napoléon ? On voulait des subsides, eh bien ! on en aurait. L’Angleterre s’engageait à entretenir l’armée autrichienne, si elle unissait ses efforts à la cause commune. Cette opinion prévalut bientôt parmi la noblesse allemande, et le comte de Stadion entra complètement dans les idées anglaises. D’immenses levées se préparèrent silencieusement.

M. de Metternich eut pour mission, à cette époque, de couvrir par de flatteuses promesses les préparatifs militaires que faisait l’Autriche ; ses notes étaient pleines de protestations de paix, de témoignages de confiance. C’était son rôle ; l’Autriche ne voulait engager la guerre qu’alors que Napoléon serait complètement préoccupé de l’expédition d’Espagne. Quand l’empereur et la garde furent partis de Paris pour relever le trône de Joseph à Madrid, quand vint la triste capitulation de Baylen, l’Autriche ne dissimula plus ses préparatifs de guerre ; elle commença ses hostilités contre les alliés de Napoléon, qui, à vol d’aigle, arriva subitement à Paris pour se mettre à la tête des armées d’Allemagne. Il y trouva encore le comte de Metternich.

La guerre d’Autriche avait été une véritable surprise. Napoléon se crut joué par M. de Metternich, et il ordonna au ministre de la police, Fouché, de le faire enlever et conduire de brigade en brigade jusqu’à la frontière. L’ordre était dur, brutal, contraire à toutes les convenances diplomatiques. Fouché, avec cette habileté qui se réservait toujours une transaction dans l’avenir, l’exécuta avec politesse ; il se fit conduire chez l’ambassadeur, lui dit les motifs de sa visite, et lui en exprima les plus vifs regrets. Ces deux hommes politiques échangèrent, dans une confidence mutuelle, quelques épanchemens sur les malheurs de la guerre et la triste ambition de l’empereur. Les ordres de Napoléon furent adoucis par le ministre, et un seul capitaine de gendarmerie, choisi par le maréchal Moncey, accompagna la chaise de poste de l’ambassadeur jusqu’à la frontière.

Quand M. de Metternich toucha le territoire autrichien, la guerre était violemment engagée. L’armée, sous l’archiduc Charles, combattait avec vaillance pour la défense de la patrie et de son souverain. La bataille d’Essling menaça la fortune de Napoléon ; l’armée française fut sur le point d’être coupée ; le génie de Masséna, éclatant sur un champ de bataille, la sauva. Preussich-Eylau, la capitulation de Baylen et la bataille d’Essling, sur le Danube, nous semblent les trois points culminans qui apprirent au monde que les armées de Napoléon n’étaient plus invincibles ; sous ce rapport, ces batailles eurent une influence morale sur les affaires de l’Europe. Il fallut les merveilles de Wagram pour rétablir le prestige du nom de Napoléon ; le champ de bataille y fut disputé, mais jamais résultat plus décisif. L’Autriche s’agenouilla pour demander la paix.

M. de Metternich n’avait point quitté le quartier-général de l’empereur d’Autriche ; il avait reçu de son souverain le titre de ministre d’état, tandis que le comte de Stadion suivait l’armée du généralissime prince Charles. La victoire avait alors prononcé entre la France et l’Autriche ; il était impossible de résister à la fortune de Napoléon. Les deux partis qui divisaient la cour de Vienne se dessinèrent plus fortement ; l’opinion de la paix, que représentaient le comte de Bubna et M. de Metternich, prévalut. Le comte de Stadion, qui jusqu’alors avait dirigé les affaires sous l’influence des opinions belliqueuses et du système anglais, fut obligé de se retirer du cabinet. Le ministère des affaires étrangères devint vacant, et l’empereur François crut se rendre agréable à la France en indiquant pour ce poste le comte de Metternich.

La grande influence de Napoléon sur les destinées de l’Autriche était incontestable alors ; il venait d’écraser ses armées à Wagram. Mais dire que l’homme de la destinée pouvait disposer du territoire allemand, chasser une dynastie pour en appeler une autre, proclamer, comme le Moniteur, que la maison de Lorraine avait cessé de régner, c’est un non-sens démenti par l’esprit des populations allemandes. La monarchie autrichienne avait été vaincue dans la lutte sans doute ; ses armées avaient éprouvé d’affreux revers, mais il restait à l’empereur François le dévouement de ses peuples, le sentiment d’indignation qu’ils éprouvaient à l’aspect de la domination française. Deux cent mille hommes d’occupation eussent été nécessaires au-delà du Rhin, et dans la situation où se trouvait la France, avec la guerre d’Espagne qui dévorait ses armées, il eût été difficile de se maintenir dans une position aussi hasardée sur le Danube.

On négocia donc à Schœnbrün. M. de Metternich fut envoyé, ainsi que le comte de Bubna, auprès de Napoléon, et les conférences s’engagèrent pour traiter de la paix sur des bases stables et régulières. Napoléon se montrait implacable ; la conduite incertaine de l’Autriche l’avait profondément irrité. Jamais conférences ne furent plus longues, plus vives, plus disputées ; le comte de Bubna et M. de Metternich appliquèrent toutes les ressources de leur esprit à inspirer aux négociateurs des sentimens de modération. Le comte de Bubna était un de ces caractères que le grand empereur aimait avec prédilection ; et quel que pût être le souvenir qu’il conservait de la conduite de M. de Metternich en 1808, Napoléon savait qu’au fond ce ministre était dans les intérêts français, et qu’en favorisant son élévation auprès de l’empereur d’Autriche, il donnerait un appui et un représentant à son système. Ces motifs, joints à l’attitude irritée de la population allemande, à ces mystérieuses menaces d’assassinat, à ces associations secrètes qui déjà s’agitaient pour l’indépendance, hâtèrent la conclusion du traité de Vienne. Il y eut seulement encore de nouvelles cessions de territoires imposées, d’énormes contributions de guerre ; les Français usèrent de la victoire.

À son retour à Vienne, M. de Metternich prit officiellement le titre de chancelier d’état et la direction des affaires étrangères. Il avait alors trente-six ans. C’était un poids immense, et il est bon de constater dans quelle position il trouva la monarchie autrichienne. Les populations étaient épuisées par l’invasion et la guerre, le trésor sans ressources, accablé sous les contributions de la France. Le traité de Presbourg avait privé cette monarchie de toute influence sur l’Allemagne ; le traité de Vienne lui avait ôté les derniers débris de sa puissance méridionale. À ses côtés était la confédération du Rhin, c’est-à-dire Napoléon ; en face d’elle la confédération helvétique, c’est-à-dire Napoléon ; au midi le royaume d’Italie, c’est-à-dire Napoléon. Toute résistance était impuissante, il fallait donc revenir encore une fois à cette alliance intime du traité de 1756, qui, à l’origine, avait fait la base de la politique de M. de Metternich.

Dès le retour de Napoléon à Paris, le cabinet autrichien avait su par ses émissaires et par son nouvel ambassadeur, le prince de Schwartzenberg, que Napoléon avait résolu de divorcer avec Joséphine, et que dès-lors sa pensée allait naturellement se porter vers une alliance avec une des grandes puissances de l’Europe. Si l’empereur choisissait parmi les grandes duchesses russes, c’était la perte inévitable de la maison d’Autriche, car au fond se trouvait là l’accomplissement de la pensée d’Erfurt, c’est-à-dire la formation de deux grands empires, autour desquels viendraient graviter de petites souverainetés intermédiaires ; et c’est à cet état d’avilissement que serait réduite la maison d’Autriche. Si au contraire on pouvait préparer le mariage de Napoléon avec une archiduchesse, cette antique maison trouverait dans l’empereur des Français un protecteur réel, et l’influence d’une jeune épouse pourrait adoucir les rigueurs que la victoire avait imposées à la monarchie autrichienne.

Alors arrivait à Vienne le comte Louis de Narbonne, ce spirituel courtisan qui, à son retour de Trieste à Paris, fut chargé de pressentir M. de Metternich sur ce projet de mariage, qui entrait si admirablement dans les intérêts autrichiens. Nous ne parlerons pas des actes officiels qui préparèrent l’hymen de 1810 ; ils sont connus. Il suffit de bien établir ici que la pensée du nouveau chancelier d’état, en préparant l’union d’une archiduchesse avec Napoléon, fut de reconquérir, par une alliance de famille, ce que la guerre avait ôté à la maison d’Autriche. Tous les actes subséquens, jusqu’à la retraite de Moscou, sont la suite invariable de cette politique de l’alliance.

Ces actes se révélèrent bientôt. Au commencement de 1811, des indices certains signalèrent au cabinet de Vienne que des mécontentemens allaient éclater entre la France et la Russie. Le comte Otto, ambassadeur de France à Vienne, s’ouvrit tout-à-fait à M. de Metternich, et, en vertu du principe de l’alliance, proposa une sorte de ligue offensive et défensive dans la guerre que Napoléon se proposait de faire contre la Russie. Comme force active, l’empereur des Français ne sollicitait qu’un corps d’auxiliaires détachés, de trente mille Autrichiens, lesquels devaient agir sur l’extrémité orientale de la Gallicie, au moment où l’armée française se porterait sur la Vistule. Ce traité stipulait l’intégralité des possessions austro-polonaises, l’éventualité d’une cession de l’Illyrie, et certains avantages territoriaux au profit de l’Autriche, en cas de succès contre la Russie. M. de Metternich voyait ainsi se réaliser les avantages de l’alliance française. Il ne s’engageait point complètement dans la guerre ; il prenait seulement une position politique et militaire.

La campagne de 1812 commença. Le corps autrichien de trente mille auxiliaires fut porté sur la Vistule. Il n’eut pas l’occasion de prendre une part active dans la campagne ; toutefois il contint l’armée russe sur les derrières de Napoléon. M. de Metternich suivait avec une grande anxiété les mouvemens d’invasion en Russie. La désastreuse retraite des Français commença, et le corps du prince de Schwartzenberg se vit placé de manière à se trouver immédiatement engagé avec les Russes qui débordaient sur la Pologne.

Ici s’ouvre une nouvelle série de négociations. La retraite de Russie avait été si malheureuse, qu’elle n’avait point laissé aux Français de forces suffisantes, non-seulement pour tenir la ligne de la Vistule, mais même celle de l’Oder. Si la Prusse et l’Autriche avaient maintenu religieusement leur alliance avec Napoléon, elles devaient entrer immédiatement en ligne, et opposer leurs forces aux Russes qui débordaient déjà de tous côtés. La situation des deux auxiliaires était difficile, car la nation allemande se déclarait avec une telle unanimité contre les Français, qu’il eût été impossible aux cabinets de Berlin et de Vienne de résister, sans se mettre en opposition complète avec les peuples qu’ils gouvernaient ; d’ailleurs, profondément humiliés par Napoléon, n’était-il pas naturel qu’ils cherchassent dans les circonstances à reconquérir leur influence ? La Prusse, la première engagée en ligne, n’hésita point à défectionner sur les clauses de l’alliance ; elle passa immédiatement sous les drapeaux de la Russie. Cet exemple était contagieux. M. de Metternich ne le suivit point ; seulement une trêve de fait s’établit entre les armées russes et autrichiennes. En même temps, M. de Metternich se présenta aux yeux de la France comme le médiateur pacifique qui devait préparer la paix sur des bases en rapport avec l’équilibre européen. Dans ses conférences avec le comte Otto, le chancelier d’Autriche exposa nettement que « la monarchie à laquelle il présidait ne s’écarterait point des principes de l’alliance avec la France ; mais la situation ayant changé de nature, et le territoire autrichien pouvant devenir le théâtre des hostilités, le cabinet de Vienne devait naturellement prendre une attitude plus dessinée, afin d’amener le terme d’une collision qui désormais allait le toucher si immédiatement. »

La mission du prince de Schwartzenberg, si admirateur de Napoléon, celle du comte de Bubna, furent dirigées dans le même sens. On n’abdiquait pas l’alliance, mais le cabinet autrichien prétendait qu’elle ne pouvait plus reposer sur les mêmes élémens ; en un mot, qu’il devait prendre une part plus décisive sur les évènemens qui allaient s’accomplir.

Le but de M. de Metternich dans cette nouvelle négociation était de préparer une paix générale. Ce but n’était pas tout-à-fait désintéressé, car par suite de la position que les évènemens lui avaient faite, le cabinet de Vienne devait trouver des avantages territoriaux dans la nouvelle circonscription qu’une pacification générale pouvait amener. Le parti anglais grandissait à Vienne ; lord Walpole était arrivé avec des propositions de subsides, et des cessions de territoire. À mesure que de nouveaux revers venaient affliger l’armée française, les populations allemandes se prononçaient avec plus de vivacité, et il faut bien le dire ici, parce que c’est de l’histoire : les peuples étaient plus avancés que les gouvernemens dans leur haine et leur répugnance contre le système français. M. de Metternich persista dans sa ligne de médiation, par la conviction qu’il en résulterait un avantage réel pour sa monarchie.

Ces négociations durèrent pendant tout l’hiver de 1812 à 1813. À M. Otto avait succédé le comte Louis de Narbonne. Napoléon envoyait à Vienne le représentant de l’alliance de famille ; il espérait que la présence de M. de Narbonne rappellerait qu’une archiduchesse régnait sur l’empire français. Cette archiduchesse venait même, par un acte du sénat et de l’empereur son mari, d’être officiellement établie régente pendant l’absence de Napoléon. Le gouvernement était ainsi dans ses mains. N’était-ce pas une nouvelle garantie donnée à l’Autriche des sentimens personnels du gendre de François ii ?

Pendant ce temps, des levées considérables se faisaient sur tout le territoire autrichien ; l’armée devait être portée au complet de 300,000 hommes. M. de Metternich justifiait ces armemens par la position naturelle dans laquelle se trouvait l’Autriche. Quand les belligérans étaient si rapprochés du territoire d’un neutre, il était simple que ce neutre prît des précautions pour préserver sa propre monarchie. Par cette tactique, l’Autriche, de puissance secondaire et auxiliaire qu’elle était, devenait puissance prépondérante ; quel que fût le côté vers lequel elle pencherait, elle avait droit d’exiger, comme indemnité, des avantages positifs. C’était un immense service rendu à la maison d’Autriche que ce changement de position ? Pour satisfaire le parti anglais, M. de Metternich envoyait à Londres un de ses conseillers intimes, le baron de Weissemberg, sous le prétexte officiel d’amener la pacification générale, mais avec le but secret de pressentir le cabinet de Londres sur les avantages qu’il pourrait faire à l’Autriche en subsides et en territoire, au cas où celle-ci se prononcerait formellement pour la coalition.

L’armée française, miraculeusement reconstituée, s’était portée sur l’Elbe. Les merveilles de Lutzen et de Bautzen avaient trouvé l’Autriche l’arme au bras, non point encore prête, mais attendant quelques mois pour prendre part aux évènemens qui se préparaient. C’était derrière les montagnes de la Bohême que se masquaient près de deux cent mille Autrichiens. M. de Metternich donnait donc à sa monarchie l’attitude d’une médiation armée, et ce fut en cette qualité qu’il prépara l’armistice de Plesswitz, définitivement réglé à Newmarck. L’Autriche déclarait toujours que « le conflit armé embrassant quatre cents lieues de ses frontières, il était impossible qu’elle restât plus long-temps sans se dessiner, sans entrer comme partie active dans le combat, si les belligérans ne se rapprochaient pas les uns des autres. »

L’Autriche, se posant ainsi comme médiatrice armée, serait-elle acceptée par les belligérans ? La Russie et la Prusse ne faisaient aucune objection, car elles avaient trop d’intérêts à ménager une puissance qui pouvait amener en ligne deux cent mille hommes de bonnes troupes. Après quelques observations aigres et peu mesurées, Napoléon accepta également cette médiation. D’abord une difficulté de formes se présenta ; et la forme cachait ici, il faut le croire, une difficulté de fond. Il s’agissait de savoir si dans les négociations qui allaient s’ouvrir, les plénipotentiaires s’aboucheraient directement les uns avec les autres, ou bien si l’on suivrait les formes écrites du congrès de Teschem, c’est-à-dire, si les belligérans remettraient chacun au médiateur des mémoires sur leurs prétentions réciproques, mémoires qui seraient communiqués par ce médiateur à chacune des puissances en litige. On voit par là le grand rôle que M. de Metternich avait créé à l’Autriche. En s’abouchant les uns avec les autres, les plénipotentiaires pouvaient traiter en dehors des intérêts autrichiens ; au contraire, en suivant les formes de la convention de Teschem, l’Autriche devenait l’intermédiaire indispensable, et pouvait ainsi stipuler pour elle-même tous les avantages résultant d’une position aussi élevée.

Ici se présente une question historique de la plus haute importance. Napoléon voulait-il la paix après l’armistice de Plesswitz ? Les alliés la voulaient-ils également ? L’Autriche offrait-elle sa médiation de bonne foi, dans un but sincère de la paix, ou comme un leurre seulement, pour mieux préparer le développement de ses forces militaires ? Ces trois questions doivent être examinées simultanément avec gravité.

Napoléon n’était point l’homme de la paix. Mais après les batailles de Lutzen et de Bautzen, après la perte de tant de ses compagnons de gloire d’Italie, une sorte de douleur maladive s’empara de sa tête ; il ne pouvait entrer du découragement dans cette ame puissante, mais partout, autour de lui, on murmurait le nom de paix, en France comme sous la tente, aux veillées militaires comme le matin des batailles ; on se battait, mais non plus avec cette gaieté, cet enthousiasme, qui marquaient les victoires d’Austerlitz et de Iéna. Napoléon désirait donc la paix ; mais son caractère de fer ne pouvait se plier aux circonstances. Jusques alors l’empereur avait imposé des traités plutôt qu’il n’avait négocié ; il avait dit aux puissances vaincues : « Voilà des conditions, acceptez-les ; et s’il y a un adoucissement, c’est à ma générosité que vous le devez. » Ici la position n’était plus la même. Les puissances se présentaient comme parties égales, avec des forces numériques aussi considérables que celles de la France, et moins démoralisées. Il s’agissait de négocier, et non plus d’imposer ou de recevoir des conditions. Je le répète, cette situation nouvelle n’était pas comprise par l’empereur Napoléon,

De leur côté, les alliés avaient signé l’armistice de Newmarck, surtout pour suivre les négociations secrètes avec Bernadotte, et décider l’Autriche à entrer dans la ligue ; elles désiraient moins la paix qu’elles n’appelaient le temps nécessaire de rassembler de nombreuses forces, afin de venir à bout de l’ennemi commun ; elles caressaient l’Autriche de toutes les manières ; elles acceptaient tout ce que M. de Metternich proposait, tandis que Napoléon ne subissait cette médiation que comme une dure nécessité.

Maintenant cette médiation de l’Autriche était-elle sincère ? Ne cachait-elle pas le dessein de se rapprocher de la coalition ? Ici nous nous expliquons ; si on veut dire qu’elle était désintéressée, nous répondons que non ; mais pour sincère, elle l’était. En effet, dans quelle position se trouvait l’Autriche ? Puissance alors prépondérante, elle avait droit de tirer des circonstances tous les avantages nouveaux qui en résultaient. Elle pouvait faire ses conditions. Il faut se rappeler toutes les pertes territoriales que Napoléon lui avait fait éprouver en Italie, sur le Rhin et dans le centre de l’Allemagne ; n’était-il pas naturel qu’elle profitât de sa médiation armée, position admirable dans laquelle M. de Metternich avait su la placer ? Il est évident que si la paix générale lui avait procuré les avantages qu’elle souhaitait, l’Autriche ne se serait pas jetée dans la coalition. Sous ce point de vue, elle était donc sincère. Mais Napoléon refusait de lui accorder ces avantages ; l’Autriche devait chercher à reconquérir dans la guerre ce que le sort des batailles lui avait enlevé. C’était son droit. Depuis ce moment, on voit M. de Metternich développer dans ses notes ses principes sur l’équilibre européen, qui tendait à amoindrir l’immense puissance de Napoléon, au profit des états coalisés.

Ce fut sur ces bases que s’engagea la fameuse conversation entre M. de Metternich et Napoléon, conversation qui, en laissant un profond et noble dépit dans le cœur du ministre autrichien, exerça une triste influence sur les déterminations ultérieures de l’Autriche. Après la signature de l’armistice, Napoléon avait porté son quartier-général à Dresde ; l’empereur d’Autriche et sa légation s’étaient rendus à Gitchin, afin d’exercer, de cette situation nouvelle, une action plus directe sur les puissances belligérantes. Des notes successives de Napoléon et du duc de Bassano demandaient sans cesse à l’empereur François ii et à son cabinet qu’ils eussent à prendre une détermination précise pour la signature des préliminaires d’un traité de paix. Ensuite de ces pressantes instances, M. de Metternich se rendit à Dresde auprès de Napoléon ; il était porteur d’une lettre autographe de son souverain en réponse aux ouvertures qui lui avaient été faites. Cette lettre était plutôt un échange de sentimens d’affection du beau-père au gendre, qu’une note de diplomatie. Dans le fait, M. de Metternich seul était chargé de la négociation de cabinet. Il trouva Napoléon au palais de Dresde ; quand on annonça M. de Metternich, il se hâta de le recevoir, car il sentait toute l’importance de maintenir l’alliance autrichienne, La conférence dura presque une demi-journée ; l’empereur Napoléon était dans son costume militaire, il se promenait à grands pas, ses yeux étaient animés ; malgré cela, ils avaient quelque chose de bienveillant et de doux. Cependant il ouvrit la conférence avec peu de mesure : « Metternich, votre cabinet veut profiter de mes embarras. La grande question pour vous est de savoir si vous pouvez me rançonner sans combattre, ou s’il faudra vous jeter décidément au rang de mes ennemis. Eh bien ! voyons ; traitons. J’y consens. Que voulez-vous ? » À cette brusque sortie, trop directe et presque maladroite, M. de Metternich se borna à répondre que « le seul avantage que l’empereur son maître était jaloux d’acquérir, c’était l’influence que communiqueraient aux cabinets de l’Europe l’esprit de modération, le respect pour les droits et les possessions des états indépendans. L’Autriche désirait établir un ordre de choses qui, par une sage répartition de forces, placerait la garantie de la paix sous l’égide d’une association d’états indépendans. » Cette explication diplomatique, quoique enveloppée de formes vagues, disait hautement les desseins du cabinet de Vienne ; son but avoué, c’était la destruction de la prépondérance unique de l’empereur Napoléon. Le système de M. de Metternich était de substituer à cette immense puissance une balance européenne qui fît entrer l’Autriche, la Prusse et la Russie dans un état complet d’indépendance à l’égard de l’empire français. En résumé, le cabinet de Vienne réclamait pour lui-même, non-seulement l’Illyrie, que le traité de 1812 lui promettait comme une éventualité, mais encore une frontière plus étendue vers l’Italie. Le pape devait reprendre ses états, la Pologne subissait un nouveau partage ; l’Espagne devait être évacuée ainsi que la Hollande ; enfin toute influence sur la confédération du Rhin et la médiation suisse devait être abandonnée par Napoléon. Ces conditions étaient dures, mais elles n’étaient pas au-delà de la situation. Le gigantesque empire français avait englouti d’immenses territoires, et brisé l’ancien équilibre européen ; l’Autriche voulait le rétablir en profitant des circonstances. Napoléon reprit : « Metternich, vous voulez m’imposer de telles conditions sans tirer l’épée ! cette prétention m’outrage. Et c’est mon beau-père qui accueille un tel projet ! dans quelle attitude veut-il donc me placer en présence du peuple français ? Ah ! Metternich, combien l’Angleterre vous a-t-elle donné pour jouer ce rôle contre moi ? » À ces outrageantes paroles, M. de Metternich changea de couleur ; il ne répondit pas un mot ; et comme Napoléon, dans la vivacité de ses gestes, avait laissé tomber son chapeau, le ministre d’Autriche ne se baissa pas pour le ramasser, comme il l’eût fait par étiquette en toute autre circonstance. Il y eut une demi-heure de silence. Puis la conversation reprit d’une manière plus froide et plus calme, et en congédiant M. de Metternich, l’empereur, lui prenant la main, lui dit : « Au reste, l’Illyrie n’est pas mon dernier mot, et nous pourrons faire de meilleures conditions. »

Un des grands défauts de Napoléon fut toujours de placer les hommes trop au-dessous de lui, de telle manière qu’il ne comprenait pas l’indépendance des paroles et des actions. Ses habitudes de commandement rendaient ses paroles vives, ses interpellations brusques, et quand elles s’adressaient à un homme d’une position élevée, elles le blessaient souvent. M. de Metternich en 1813 n’était plus l’ambassadeur de l’humble Autriche après le traité de Presbourg ; il était alors à la tête d’une puissante monarchie, et ses conseils pouvaient entraîner le cabinet de Vienne dans une alliance avec la France. C’était donc un négociateur diplomatique qu’il fallait traiter avec ménagement, et non point avec mépris ou colère.

M. de Metternich ne quitta point immédiatement le quartier-général de Dresde ; vivement sollicité pour la tenue d’un congrès, il consentit aux conférences de Prague, tandis qu’une nouvelle convention d’armistice prolongea la suspension d’armes jusqu’au 10 août. MM. de Caulaincourt, de Narbonne, et le duc de Bassano, durent représenter la France au congrès de Prague ; la Russie et la Prusse désignèrent MM. d’Anstett et de Humboldt. La présidence du congrès venait de droit au représentant de la puissance médiatrice, c’est-à-dire à M. de Metternich. Napoléon éleva d’abord une difficulté d’étiquette ; MM. de Humboldt et d’Anstett n’étaient que des diplomates de second ordre, tandis que MM. de Caulaincourt et de Bassano avaient le premier rang. Cette difficulté se prolongea. Quand tous ces plénipotentiaires sont sur les lieux, des objections de forme s’établissent sur tous les points ; on discute sur des préséances, sur de petites questions de détail ; on veut savoir si l’on traitera par écrit ou de vive voix ; on fait de l’érudition diplomatique sur les précédens congrès, sur les formes suivies à Aix-la-Chapelle ou à Riswick, mais on n’aborde aucune question générale, aucun de ces hauts points de prépondérance et de circonscription territoriale. Il semblait que chacune des parties voulait gagner du temps, et que toutes se mettaient en mesure de recommencer les batailles. L’Autriche elle-même prenait ses précautions, et dans l’impossibilité d’obtenir le traité qu’elle imposait à la France, elle s’associait au congrès militaire de Trachenberg, où le prince royal de Suède, Bernadotte, traçait le vaste plan de campagne des alliés. Là, la Russie et la Prusse accueillaient toutes les propositions de M. de Metternich sans difficultés ; on sentait l’importance d’obtenir la coopération de l’armée autrichienne ; aucun sacrifice n’était épargné. La Russie et la Prusse avaient montré plus d’habileté que les diplomates chargés de représenter la France à Prague, Napoléon n’ignorait point ce qui se passait sous les tentes des alliés. Afin de détourner les mauvais résultats du congrès de Prague, il s’était adressé directement à son beau-père François ii, en invoquant l’alliance de famille. Il manda l’impératrice Marie-Louise à Mayence, et profitant d’un ou deux jours que lui laissait l’armistice, il s’y rendit lui-même pour visiter la fille de l’empereur d’Autriche. Dans cette entrevue, il lui confirma tous les pouvoirs de la régence ; son dessein était de vivement frapper le cabinet de Vienne par les marques de confiance qu’il donnait à Marie-Louise. La France allait être gouvernée par une archiduchesse ; et comment l’Autriche pouvait-elle faire la guerre à un pays gouverné par la fille de son empereur ? Les évènemens étaient trop avancés pour que de tels actes pussent exercer encore de l’influence.

À Prague, les négociations expirantes prenaient ce caractère d’incertitude et de mauvaise humeur qui avait marqué leur origine. Au moindre propos, on se fâche ; à la moindre insinuation, on s’offense. Tout se prolonge ainsi jusqu’au 5 août, quelques jours à peine avant la fin de l’armistice. M. de Metternich seul paraissait bienveillant pour tous, et conservait ce titre de médiateur intéressé que les puissances lui avaient reconnu. Il repoussa toute idée de bouleversement en France ; et lorsque le général Moreau arriva sur le continent, les premières paroles que le ministre autrichien prononça à M. de Bassano, furent celles-ci : « L’Autriche n’est pour rien dans cette intrigue ; elle n’approuvera jamais les menées du général Moreau. » Le 7 août, c’est-à-dire trois jours avant la fin de l’armistice, M. de Metternich offrit son ultimatum ; il portait : « la dissolution du duché de Varsovie qui serait partagé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche (Dantzick à la Prusse) ; le rétablissement des villes de Hambourg, de Lubeck dans leur indépendance ; la reconstruction de la Prusse, avec une frontière sur l’Elbe ; la cession faite à l’Autriche de toutes les provinces illyriennes, y compris Trieste ; et la garantie réciproque que l’état des puissances, grandes et petites, tel qu’il se trouverait fixé par la paix, ne pourrait plus être changé que d’un commun accord. »

Cet ultimatum exprimait la dernière pensée de l’alliance ; dès ce moment M. de Metternich prit une nouvelle position ; il était désormais moins médiateur que représentant d’une puissance belligérante unie avec la Prusse et la Russie, mais plus portée cependant que ses alliés à un arrangement pacifique. Napoléon, en réponse à cet ultimatum, remit par l’intermédiaire de M. de Caulaincourt une lettre dans laquelle il abandonnait quelques points, en modifiait quelques autres. Au total l’ultimatum n’était pas pleinement satisfait. Ce message se fit attendre, il n’arriva que dans la nuit du 10 au 11. Le 10, l’Autriche avait déclaré qu’elle entrait dans l’alliance de la Russie et de la Prusse avec le désir pourtant d’arriver à la paix générale.

Il faut se faire une juste idée de la position où se plaçait alors l’Autriche : elle s’était faite médiatrice entre les alliés et Napoléon ; elle avait voulu la paix sur des bases avantageuses pour elle, et capables de lui faire reconquérir la puissance qu’elle avait perdue. Cette paix, elle la désirait encore, mais en échangeant son caractère de neutre contre celui de belligérant, parce qu’elle y trouvait son profit, et l’espérance d’un meilleur lot dans les chances du combat. C’est ce qu’exprime à peu près le manifeste de l’Autriche, ouvrage de M. de Metternich. C’est dans ce sens qu’il négocia depuis la rupture de Prague jusqu’au congrès de Châtillon, Après la rupture, M. de Caulaincourt demeure auprès de M. de Metternich, renouvelle ses propositions ; M. de Metternich répond « qu’il est prêt à traiter, si l’on veut admettre l’indépendance de la confédération germanique et de la Suisse, et reconstituer la Prusse sur une vaste échelle. » Napoléon résiste encore ; il s’adresse à M. de Bubna, persuadé qu’il pourra exercer une influence heureuse sur l’empereur, son beau-père. Le 14, il accepte les propositions du cabinet autrichien ; sa réponse est portée à Prague. Il était trop tard, et M. de Metternich déclara qu’il était impossible désormais de traiter séparément, et qu’il fallait en référer à l’empereur Alexandre ; la coalition était entière et consommée.

Le 15 août, les hostilités recommencent sur toute la ligne. Napoléon n’a pas perdu tout espoir d’entraîner l’Autriche dans les intérêts de la France ; il propose de négocier pendant la guerre ; M. de Metternich, répond qu’il va porter à la connaissance des alliés les propositions de la France ; mais pendant ce temps les armées autrichiennes s’ébranlent. C’était chose immense que l’adhésion de l’Autriche à la coalition ; deux cent mille Autrichiens débouchaient de la Bohême, et pouvaient tourner la ligne de l’armée française. Rappellerons-nous ici les prodiges de Dresde et la triste défaite de Leipsick ? À la fin de 1813, la ligne de l’Elbe était perdue, celle du Rhin même compromise ; toute l’Allemagne était debout soulevée et l’Europe entière menaçante. Napoléon seul avait à lutter contre cette formidable invasion.

Pour l’Autriche, la question allait changer de nature sur le Rhin. Tant que Napoléon avait été campé avec ses armées dans l’Allemagne, le plus pressant intérêt, à Vienne, était de secouer cette domination puissante. Mais alors il n’y avait plus ni confédération du Rhin, ni dangers imminens ; le sol était couvert des débris du grand empire, et la Germanie rendue à sa vieille indépendance ; les Français n’y avaient plus que quelques forteresses qu’un siége plus ou moins long allait rendre à leur ancienne souveraineté. Le péril pour la maison d’Autriche ne viendrait plus de la France, mais de la Russie : on avait appris aux Russes le chemin du midi de l’Europe, ils s’en souviendraient. La France, avec une certaine constitution de forces, une certaine étendue territoriale, était nécessaire à l’équilibre européen. L’Autriche débarrassée de ses dangers en Allemagne, en Italie, pouvait sans crainte prêter aide et secours à l’empire français menacé, et c’est sans doute cette considération qui favorisa l’ouverture des négociations avec M. de Saint-Aignan au commencement de 1814.

À cette époque un principe fatal pour Napoléon, avait été admis, c’est que les puissances alliées ne traiteraient pas les unes sans les autres. L’arrivée de lord Castelreagh sur le continent favorisa cette tendance vers un but commun. Cependant combien les faits étaient peu en harmonie avec ces touchans manifestes d’union et d’indivisibilité qui formaient le thème obligé de tous leurs actes et de toutes leurs proclamations ? Les premiers succès au-delà du Rhin firent naître entre les alliés deux sortes de questions : question territoriale qui se rattachait à la nouvelle circonscription de l’Europe ; question morale sur la forme de gouvernement qu’on devrait donner à la France au cas où les armées alliées occuperaient Paris. Il est évident que, sur ces deux points, l’Autriche et l’Angleterre n’avaient pas les mêmes intérêts que la Prusse et la Russie.

Sur le premier point, les conquêtes des armées alliées étaient immenses. La Russie occupait la Pologne, la Prusse la Saxe, l’Autriche une grande portion de l’Italie. L’empereur Alexandre prétendait ériger la Pologne en une sorte de souveraineté sous son protectorat. Ici il blessait les intérêts autrichiens. La Prusse attaquait également ces intérêts en voulant s’arrondir par la Saxe. Dès le début de la campagne, ces dissidences s’étaient produites, et ce que l’histoire ne sait pas assez, c’est que le lendemain même de la déclaration de l’Autriche à Prague, il y eut déjà bien des aigreurs et des récriminations à l’occasion du choix du généralissime ; après de vifs débats le prince de Schwartzenberg fut nommé à ce poste, qu’ambitionnait l’empereur Alexandre. Sur la question de gouvernement en France, les opinions semblaient aussi divisées. D’abord il était impossible de supposer que l’Autriche adhérât à un projet de changement dans la dynastie, lorsqu’une archiduchesse gouvernait l’empire français. L’empereur Alexandre avait des engagemens particuliers avec Bernadotte. L’Angleterre seule appelait la maison de Bourbon ; mais elle n’en faisait pas une condition tellement impérative, qu’elle subordonnât à cette question morale tout débat sur des intérêts plus personnels.

Ce fut dans ces circonstances et sous l’empire de ces préoccupations que s’ouvrit le congrès de Châtillon. Il y eut encore dans cette réunion désir évident de la part de l’Autriche de conclure un traité sur des bases d’équilibre européen. Mais M. de Metternich dut s’apercevoir que la position de l’Autriche n’était plus la même qu’à l’origine de la campagne. Dans cette phase nouvelle, en effet, tout le pouvoir moral était passé à l’empereur Alexandre ; il décidait de la paix et de la guerre ; il était devenu l’arbitre des destinées de la coalition. L’Autriche et la Prusse ne paraissaient plus être que des auxiliaires utiles ; l’ascendant et la popularité appartenaient tout entiers au czar. Le traité militaire de Chaumont qui fixa les contingens de troupes pour la coalition fut l’œuvre de l’Angleterre et de lord Castelreagh. On n’y décidait aucune question de dynastie, seulement les puissances déclaraient qu’elles ne mettraient pas l’épée dans le fourreau avant d’avoir réduit la France à ses limites de 1792.

À mesure que les évènemens de la guerre portaient les alliés vers Paris, les convenances ne permettaient plus à l’empereur d’Autriche et au cabinet que présidait M. de Metternich d’assister à des opérations militaires qui avaient pour but la prise de la capitale où régnait l’archiduchesse. L’empereur François ii et son ministre s’arrêtèrent donc à Dijon, tandis que la pointe hardie de la grande armée de Schwartzenberg livrait Paris à l’alliance. Il allait se passer là des évènemens d’une nature grave.

L’impulsion donnée par M. de Talleyrand à l’opinion publique emportait les corps politiques vers un changement. Il n’y a pas d’intrigues qui puissent détruire une dynastie. Quand les temps sont finis pour elle, elle s’en va. Or, il eût été bien difficile avec les fatigues de guerre, les engagemens pris à Chaumont, et le mouvement des esprits de maintenir Napoléon ou la régence de l’archiduchesse. Était-il possible de supposer que le chef couronné du grand empire se fût abaissé à une petite royauté circonscrite même en-deçà des limites du Rhin ? La régence était aussi impraticable ; c’était sans doute le triomphe complet du régime autrichien ; mais l’épée de Napoléon, que fût-elle devenue sous la régence ? se serait-elle tranquillement remise dans le fourreau ? Les évènemens de Paris furent indépendans de la volonté de M. de Metternich ; il n’y assista pas. L’empereur Alexandre conquit alors une si haute prépondérance, qu’aucun cabinet, quel qu’il fût, n’aurait pu lutter avec lui.

Quand le traité de Paris eut déterminé, avec le rétablissement de l’ordre, la paix générale, la restauration des Bourbons et la circonscription territoriale de la France, l’Autriche dut faire un retour sur elle-même, et envisager avec sang-froid la position qu’elle s’était faite. Et c’est ici que la pensée de M. de Metternich se montre forte et toute d’avenir.

La Prusse, dans la longue lutte qui venait de s’accomplir, avait prêté un appui trop puissant à la coalition pour qu’elle ne dût pas prétendre à une compensation territoriale qui la rendrait maîtresse d’une partie de l’Allemagne : l’influence au nord devait lui appartenir. L’empereur François pouvait-il reprendre la vieille couronne impériale abdiquée par le traité de Presbourg ? On l’y invitait, car il y avait un engouement pour toutes les antiques coutumes. M. de Metternich aperçut là un véritable jouet d’enfant, un titre sans influence réelle. La Prusse d’ailleurs avait pris un tel ascendant sur l’Allemagne qu’il eût été blessant pour elle de voir un empereur germanique à côté de son royaume qui comprenait un bon tiers des populations allemandes. Avec un grand instinct de la situation, M. de Metternich sentit que désormais l’Autriche, en se réservant une haute direction sur l’Allemagne, devait tendre à devenir une souveraineté toute méridionale, ayant sa tête en Gallicie, son extrémité en Dalmatie, puis embrassant ce royaume lombardo-vénitien, une de ses richesses et le plus beau de ses joyaux. Préoccupé de cette nouvelle destinée de la maison d’Autriche, M. de Metternich porta cette idée dans le congrès de Vienne, alors qu’il s’agit de fixer sur des bases générales le nouvel établissement de l’Europe.

À ce congrès où présida en quelque sorte M. de Metternich, des intérêts d’une nature diverse vinrent s’agiter et briser la coalition. L’empereur François avait fait des sacrifices de famille, en abandonnant la cause de Marie-Louise ; l’Autriche avait prêté un secours si actif à la coalition, que, pour rendre hommage à cette conduite, l’Europe fixa la tenue d’un congrès à Vienne. C’est là que durent se rendre les souverains, les ambassadeurs, qui allaient, au milieu des fêtes, des distractions et des galas, reconstruire l’Europe sur de nouvelles bases. On semait de plaisirs et de fleurs ces longues conférences où se décidait le sort des nations. Jamais le prince de Metternich ne fut plus brillant qu’à cette époque ; il avait atteint sa quarante-unième année, et il voyait s’accomplir l’œuvre de ses soucis et de ses pensées. Vienne offrait le plus riche spectacle. Les souverains y étaient réunis, et avec eux, vingt-deux chefs de maisons princières, avec leur famille, leur cour et leur suite nombreuse ; les intrigues d’amour le disputaient aux séances plus sérieuses du congrès. Tout ce que l’Europe possédait d’hommes distingués, diplomates, artistes, s’étaient rendus à Vienne ; le soir, on se rassemblait au théâtre, à ces cercles où le jeu se prolongeait bien avant dans la nuit, où Blücher achevait de se ruiner, où le grand-duc Constantin perdait quelques millions de roubles dans deux ou trois soirées. On cita bien des galanteries diplomatiques, et de ces conquêtes flatteuses qui déjà, en 1807, avaient bercé à Paris la toute jeune existence politique du prince de Metternich. Le duc de Wellington lui-même se laissait distraire de ses gloires récentes par de hautes amours. Quelles brillantes soirées que celles de lady Castlereagh, femme diplomate, aussi active que le chef du ministère anglais dans toutes les négociations qui se rattachaient au cabinet britannique !

La plus touchante union paraissait régner, à Vienne, dans les actes extérieurs ; les trois souverains de Russie, de Prusse et d’Autriche se montraient ensemble, se pressant la main, se donnant des témoignages d’une mutuelle confiance, et cependant les divisions les plus graves s’élevaient, dans le congrès, sur le remaniement de l’Europe. La quadruple alliance de l’Angleterre, de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie, telle que l’avait stipulée le traité de Chaumont, ne pouvait être considérée que comme un traité offensif et tout militaire, destiné à renverser le pouvoir de l’empereur Napoléon. Cette alliance était au fond hétérogène ; c’était plutôt un plan de bataille, un traité de subsides et de stipulations militaires, qu’une convention régulière pour l’avenir. Dès que le but commun fut atteint, c’est-à-dire le renversement de Napoléon, les puissances reprirent leurs intérêts naturels, leur situation hostile les unes envers les autres. La Prusse devait se rapprocher de la Russie, et s’éloigner de l’Autriche dans la question de la Saxe et de la suprématie allemande ; l’Angleterre s’opposer à la Russie en ce qui concernait la Pologne ; et la France, quoique si fortement secouée par une récente invasion et le changement de dynastie, devait chercher, dans un rapprochement avec l’Autriche et l’Angleterre, à reprendre quelque crédit sur le continent, soit en ce qui touchait la Saxe, soit pour la question polonaise. Il faut rendre cette justice à Louis xviii et à M. de Talleyrand, qu’ils comprirent parfaitement cette situation. Louis xviii s’intéressait aux malheurs du roi de Saxe, si fidèle à la cause de Napoléon. Dès l’origine du congrès, il y eut donc des conférences à part entre lord Castelreagh, M. de Metternich et M. de Talleyrand, pour aviser aux clauses d’un traité d’alliance qui pût donner un contrepoids à l’immense ascendant que la Russie avait pris par l’invasion en France et les évènemens de 1814. Ce traité fut tenu secret avec une si profonde attention, que la Russie n’en sut pas un mot ; il stipulait une convention de subsides, l’engagement d’un certain nombre d’hommes toujours prêts pour une éventualité de guerre, au cas où la Russie et la Prusse chercheraient à briser l’équilibre établi dans les intérêts européens.

C’est à cette intelligence parfaite de la France et de l’Autriche, dans la question de la Saxe, que l’on dut le rétablissement d’une vieille et fidèle dynastie que la Prusse voulait engloutir. L’Angleterre avait fait, sur ce point, des concessions au cabinet de Saint-Pétersbourg, car elle pensait que la constitution de la Prusse, dans des proportions territoriales très étendues, était nécessaire comme une barrière toujours opposée aux invasions de la Russie. Sous ce point de vue, elle se trompait peut-être, et depuis, l’intime alliance de la Russie et de la Prusse l’a prouvé. Mais alors c’était la pensée du cabinet anglais ; M. de Metternich dut la combattre, il le fit dans une série de notes opposées à celles de MM. de Hardenberg et de Humboldt. Restait la question polonaise, et sur celle-ci, l’Autriche se trouvait complètement d’accord avec l’Angleterre. Le cabinet de Vienne, en effet, voyait avec une extrême jalousie la constitution d’un royaume de Pologne ; au fond de la bienveillance d’Alexandre pour les Polonais, se trouvait une idée politique. En constituant un royaume de Pologne, en rappelant les souvenirs de la patrie dans ces nobles cœurs, l’empereur Alexandre savait bien que, tôt ou tard, il réunirait à cette nation, placée sous nos protectorats, la portion de la Pologne échue à l’Autriche et à la Prusse par le traité de partage. M. de Metternich vit le danger, et s’opposa de toutes ses forces à l’établissement d’une Pologne russe. L’Angleterre, de son côté, demandait que ce royaume fût constitué, non point comme un accessoire de la Russie, mais comme une barrière d’avenir contre ses envahissemens. C’était une illusion sans doute, car Alexandre occupant le territoire polonais, il était difficile de le lui arracher.

Ce fut au milieu de tous ces différends, tandis que les discussions se prolongeaient sur la rédaction de l’acte final, qu’on apprit le débarquement de Napoléon au golfe Juan. C’était pendant une soirée de fête chez la princesse de Taxis ; on jouait un tableau historique, je crois que c’était Marguerite de Flandres. Cette nouvelle d’abord ne bourdonna qu’aux oreilles ; on n’y ajouta aucune foi ; mais le lendemain elle fut officiellement confirmée par un courrier de l’ambassade anglaise. Il faut alors juger toute l’anxiété de M. de Metternich ; il avait trop connu le caractère de Napoléon pour ne pas savoir qu’il devait avoir des intelligences dans l’armée ; l’empereur des Français allait-il se jeter sur le royaume d’Italie, bouleverser les récentes conquêtes de l’Autriche, ou bien envahir la France, et recommencer cette lutte générale qui avait agité l’Europe pendant vingt ans ?

L’Italie surtout inquiétait M. de Metternich ; de graves évènemens avaient éclaté. Dès le commencement de 1813, après que le roi Joachim Murat eut abandonné le commandement de l’armée française dans la déplorable retraite de Moscou, ce prince s’était vu entouré, caressé par l’Angleterre ; on lui rappela l’exemple de Bernadotte, la possibilité pour lui de devenir roi de toute l’Italie. Lorsque Napoléon brutalisait son beau-frère, dans ses lettres à la reine Caroline, le cabinet anglais flattait, par les plus douces espérances, l’imagination de Murat, pauvre tête politique. Des subsides étaient promis, la solde d’une armée, tout enfin ce qui pouvait flatter la vanité du militaire le plus théâtral de l’époque impériale. Il y avait d’ailleurs, pour ces nobles parvenus de la gloire, un invincible prestige dans les bonnes manières des vieilles royautés à leur égard. À la fin de 1813, Murat était déjà dans la coalition ; il entra en ligne avec une armée napolitaine, occupa les états romains, insinuant partout ses desseins sur l’Italie, faisant un appel aux patriotes. Un traité secret, garanti par l’Autriche, lui assurait Naples. Quand Murat sut qu’un congrès se tenait à Vienne, il y députa le duc de Serra Capriola pour s’y faire représenter, invoquant ses traités de garantie et d’assurance de la part de l’Angleterre et de l’Autriche. L’envoyé ne fut point admis, car déjà se formait une intrigue toute anglaise et bourbonienne, pour rétablir la vieille dynastie de Sicile sur le trône de Naples. Cette intrigue était conduite par le prince de Talleyrand, qui trouvait ici un moyen de plaire à Louis xviii, le roi de France lui ayant recommandé surtout les intérêts de sa race au congrès de Vienne ; en outre, M. de Talleyrand, prince de Bénévent, espérait trouver auprès de la branche des Bourbons de Sicile un riche dédommagement à sa principauté qui lui paraissait fort compromise. L’Autriche, retenue par ses engagemens avec Murat, ne secondait que faiblement la négociation bourbonienne ; mais à la fin, la tendance vers le rétablissement de l’ancien ordre de choses fut tellement vive, qu’on chercha des crimes dans les rapports secrets de Murat et de son ancien empereur relégué à l’île d’Elbe, et l’on conclut qu’il y avait là infraction aux conventions stipulées par l’Angleterre et l’Autriche. Au moment où Napoléon se portait sur le golfe Juan, Murat, inquiet sur les résolutions du cabinet de Vienne, faisait de grands préparatifs militaires, et semblait appeler les hostilités. Les armées autrichiennes se rassemblaient en masse dans le royaume lombardo-vénitien, attendant l’arme au bras les évènemens qui se préparaient.

Ils étaient immenses, ces évènemens ! Napoléon avait bien jugé la situation des puissances les unes vis-à-vis des autres. On assure même qu’il fut instruit par un de ses agens secrets, employé aux Affaires-Étrangères, du traité confidentiel et de garantie entre M. de Metternich, lord Castelreagh et M. de Talleyrand contre la Russie. Il revenait en quelque sorte pour le mettre à exécution ; il prenait l’Europe divisée, et cherchait à profiter de cet état de choses pour assurer sa couronne. Mais la grandeur de ce nom inspirait tant de terreur, il jetait tant d’étonnement et d’effroi au milieu des vieilles souverainetés européennes, que l’on se réunit en toute hâte pour prendre des mesures communes. M. de Talleyrand, le duc de Dalberg, s’agitèrent avec une indicible activité ; ils sollicitèrent un rapprochement général contre celui qu’ils appelaient l’ennemi commun, le perturbateur de l’Europe. L’esprit mystique d’Alexandre se prêtait à des idées d’alliance chrétienne et de croisade européenne, et M. de Metternich, d’après le rôle qu’il avait adopté lors la rupture de 1813, ne pouvait pas se départir des stipulations militaires conclues à Chaumont. Ce traité fut renouvelé, et pour me servir de l’expression officielle des chancelleries, Napoléon fut mis au ban de l’Europe.

Sur sa route si rapidement parcourue du golfe Juan à Paris, Napoléon avait répandu la nouvelle qu’il était d’accord avec l’Autriche et l’Angleterre pour retourner en France. Il n’en était rien ; Napoléon était seulement bien informé de la situation diplomatique ; il savait que ces deux puissances se séparaient plus que jamais de la Russie. Une de ses premières démarches fut donc de chercher à se mettre en rapport avec M. de Metternich. En même temps qu’il écrivait directement à Marie-Louise, il envoyait, par l’intermédiaire de quelques agens secrets, des lettres confidentielles d’amis intimes du ministre, et même d’une princesse du sang impérial qui avait eu de tendres rapports avec M. de Metternich. Puis il communiqua à Alexandre copie du traité de la triple alliance contre la Russie. Ces démarches firent peu d’effet ; les agens furent arrêtés sur la frontière. L’Autriche était trop avancée dans la coalition ; déjà même ses armées s’étaient mises en mouvement du côté de l’Italie contre Murat et les Napolitains ; le général Bianchi obtenait des succès éclatans, moins contre le roi de Naples, que contre ses troupes hésitantes et débandées. La dernière des dynasties napoléoniennes avait cessé de régner.

À Vienne, et sous les yeux même de M. de Metternich, on tentait alors l’enlèvement de cet enfant-roi dont le berceau avait été placé dans la vieille capitale du monde. Napoléon avait promis le roi de Rome au champ de mai ; il ne put accomplir son engagement ; la police de M. de Metternich déjoua ses projets, et le ministre même, avec cette politesse qui le caractérise, reconduisit la fille de son empereur et le roi de Rome au palais de Schœnbrun, sous une escorte des plus fidèles serviteurs de la maison d’Autriche ; en même temps il entretenait quelques rapports intimes avec Fouché, qui avait envoyé des agens secrets à Vienne afin de pressentir M. de Metternich sur une régence et le roi de Rome.

Je n’ai point à parler de la campagne de 1815 et de Waterloo. L’Autriche parut à peine en ligne sur les bords du Rhin, où elle eut à combattre Rapp et Lecourbe ; ses armées se répandirent dans le midi de la France ; elles occupèrent la Provence, le Languedoc jusqu’à l’Auvergne ; leurs têtes de colonnes étaient à Lyon et à Dijon. Dans le fatal traité de Paris, l’Autriche et la Prusse se concertèrent pour représenter les intérêts allemands. Jamais ces intérêts ne s’étaient montrés plus hostiles à la nation française. Les efforts gigantesques que l’Europe avait faits contre Napoléon avaient profondément irrité les populations germaniques ; et alors la Prusse, l’Autriche et les états des rives du Rhin demandaient l’Alsace et une portion de la Lorraine. J’ai eu en ma possession une carte, dressée en 1815, où l’Alsace était placée sous le titre de Germania dans la configuration de l’Allemagne ; l’Angleterre voulait que la première ligne de forteresses du côté de la Belgique nous fût aussi enlevée, et que nous eussions comme unique rempart de nos frontières la ligne de Laon, de Mézières et d’Arras. C’était une terrible réaction contre la France, une triste punition infligée à cet esprit de gloire et de conquêtes qui nous avait saisis pendant trente années. Nous avons dit ailleurs[1] à quelle intervention on dut de voir modifier ces prétentions altières des nations germaniques.

Les intérêts allemands, en effet, paraissaient surtout préoccuper les deux cours de Berlin et de Vienne, qui se disputaient la prépondérance. On a vu que M. de Metternich avait détourné François ii de reprendre la vieille couronne des empereurs d’Allemagne. Cependant quelle organisation intérieure et extérieure allait-on établir pour formuler une constitution générale de la Germanie ? Comment restituer à l’empereur François l’influence allemande que Napoléon lui avait enlevée ? L’Allemagne s’était levée en poussant ce double cri : Unité et liberté ! L’unité, comment l’établir avec des souverainetés si diverses, si variées en forces et en hommes, conservant encore le principe féodal au milieu de l’Europe civilisée ? La liberté, c’était un mot vague ; comment l’appliquer à tant de systèmes de gouvernement différens, à tant de localités si distinctes dans leurs intérêts ? Le système de la confédération du Rhin avait été établi dans la pensée unique d’agrandir toutes les petites souverainetés allemandes, et de les faire entrer dans un système hostile à l’Autriche et à la Prusse. Alors, au contraire, c’étaient l’Autriche et la Prusse, grandes puissances prépondérantes, qui devaient absorber toute l’influence, et régner, par un protectorat plus ou moins direct, sur l’ensemble de la confédération, la Prusse au nord, et l’Autriche au midi. Il fallait, lorsque la patrie allemande serait menacée, que toutes les populations pussent être appelées sous les armes et servir communément avec la Prusse et l’Autriche. L’unité allemande était donc ici établie comme barrière contre la Russie et la France, et s’opposant également aux invasions de l’une et de l’autre. M. de Metternich avait renoncé au vieux manteau de pourpre pour son empereur ; il lui fit assurer l’autorité plus réelle de la présidence de la diète ; on donna à la Prusse et à l’Autriche un nombre de voix en rapport avec leur importance. Ces deux puissances restèrent maîtresses des délibérations de la diète et des mouvemens militaires. Sans doute il y eut bien quelques injustices commises, quelques bizarreries dans la répartition des états et des contingens ; on vit des souverainetés agrandies parce qu’elles étaient protégées par l’empereur Alexandre, et quelquefois même par M. de Metternich. Mais quelles sont les opérations humaines où l’égalité la plus parfaite préside ? Et si l’on demande maintenant quel doit être le résultat de cette confédération, nous répondrons qu’il est à craindre pour l’Autriche que la Prusse ne prenne successivement et de plus en plus une importance allemande. La Prusse est trop singulièrement construite pour qu’elle ne cherche pas à s’étendre et à s’agglomérer. Elle le fera, ou matériellement par la conquête, ou moralement ; et c’est avec grande raison que M. de Metternich porte toute sa sollicitude vers le midi de l’Europe : c’est là que l’Autriche doit trouver une indemnité pour la perte de son influence dans l’Allemagne centrale.

Les événemens de 1814 et de 1815 avaient considérablement agrandi les possessions autrichiennes en Italie. C’était pour elle un véritable pays de conquête ; elle devait naturellement établir dans le royaume lombardo-vénitien une surveillance armée, une constitution de police, capable de préserver les provinces réunies à l’empire autrichien. Toute l’habileté de M. de Metternich consista à adoucir successivement cette police, à mesure que le vainqueur fut plus complètement accepté. La conquête dut se maintenir, comme celles de Napoléon, par l’occupation militaire la moins pesante possible. Les Italiens, peuple chaud et enthousiaste, avaient chassé les Français dans les jours de malheur ; les Autrichiens devaient éviter une pareille catastrophe, et se tenir sur leur garde.

Cette double répression, base du système de M. de Metternich en Allemagne et en Italie, entraîna un mouvement de réaction, car la liberté, cette grande puissance de l’ame, ne se laisse point ainsi opprimer sans tenter quelque coup de désespoir. Les mystérieuses sociétés ne s’étaient point dissoutes en Allemagne ; elles s’organisaient dans les universités, parmi les étudians ; l’influence de la poésie, des écrits politiques, tout favorisait ce généreux mouvement des esprits qui appelait au secours de l’unité allemande les efforts et le courage de tout ce qui portait un cœur patriote. Cette unité allemande, si vivement saluée par la jeune génération, n’était, à vrai dire, qu’une sorte de république fédérative, où tous les états libres eux-mêmes entreraient par la pratique de la vertu, et tendraient au bonheur du genre humain. Les vieilles souverainetés allemandes durent réprimer ces associations, qui éclatèrent par l’assassinat de Kotzebuë.

M. de Metternich venait de parcourir l’Italie, lorsque les écoles se dessinèrent par ce sanglant attentat. Il était comblé des faveurs de son souverain, il portait le titre de prince, de riches dotations avaient triplé sa fortune, des décorations de presque tous les ordres brillaient sur sa poitrine. L’état de fermentation de l’Allemagne n’avait point échappé à sa pénétration, et c’est à son instigation que s’ouvrit ce congrès de Carlsbad, où furent prises des mesures soupçonneuses et violentes contre l’organisation des écoles en Allemagne. Le régime des universités, la répression des écrits, la police politique, rien ne fut négligé ; c’était une bataille régulière des gouvernemens contre le mouvement qui agitait les têtes ardentes.

Notons bien ce quantième de 1820. Au midi la révolution d’Espagne et les cortès, la proclamation d’un régime plus libéral que celui de l’Angleterre même ; à Naples, et par un retentissement presque magique, la constitution également proclamée. De Naples le cri de liberté se fait entendre dans le Piémont, et le roi est renversé de son trône ; à Paris, des émeutes tellement violentes, que le gouvernement était menacé chaque soir d’un revirement politique. On eût dit que cette année 1820 formait le premier anneau de cet immense mouvement de juillet qui éclata dix ans plus tard. L’Autriche était particulièrement entamée par ces efforts populaires ; Naples et le Piémont embrassaient par leur extrémité les possessions autrichiennes en Italie. Les peuples s’étaient montrés, les rois se réveillèrent ensuite. Il y eut des congrès à Troppau, à Leybach, et M. de Metternich, sans hésiter, provoqua des mesures répressives contre l’esprit révolutionnaire. La conviction de M. de Metternich fut tellement profonde, qu’il s’opposa à toute espèce de retard ; il ne demanda que l’appui moral de la Prusse et de la Russie, déclarant qu’une armée autrichienne allait marcher sur l’Italie, pour occuper Naples et le Piémont. L’empereur Alexandre, alors tout agité de la peur des sociétés secrètes et des complots européens, prêta la main à M. de Metternich. Il n’y eut qu’une opposition à l’égard du Piémont, et sait-on d’où elle vint, cette opposition, tant l’histoire a été défigurée ? Elle vint de Louis xviii, et des notes de M. de Richelieu et de M. Pasquier. L’esprit révolutionnaire menaçait la France ; il éclatait par des conspirations, et la France déclarait à M. de Metternich que si les armées allemandes entraient dans le Piémont, l’occupation ne saurait être d’une longue durée, car la France ne pourrait souffrir les Autrichiens sur les Alpes.

Dans cette lutte, pour nous servir de l’expression favorite de M. Bignon, les cabinets eurent le dessus sur les peuples. Naples fut conquise en quelques marches, et le Piémont occupé par l’armée autrichienne. Le mouvement de répression étant ainsi donné, partout se développa un système combiné dans la pensée d’une suspension de la liberté politique. La guerre fut ouvertement déclarée à ces constitutions, si solennellement promises et si parcimonieusement octroyées. M. de Metternich assista au congrès de Vérone, congrès qui nous paraît la dernière expression des terreurs absolutistes à l’égard de l’esprit révolutionnaire. La France fut chargée de réprimer les cortés espagnoles, comme M. de Metternich avait été l’exécuteur armé des volontés de l’alliance contre Naples et le Piémont. Ici les royautés réussirent encore, et la révolution fut matériellement comprimée.

Tous les actes de cabinet, toutes ces proclamations qui suivirent la tenue d’un congrès, étaient spécialement l’œuvre de M. de Metternich. Le chancelier d’Autriche possède une remarquable facilité d’expressions, un goût pur, une manière noble de dire sa pensée dans ses notes même de diplomatie, où le sens est presque toujours caché sous des phrases techniques, et pour ainsi dire matérielles. C’est à M. de Metternich que l’on doit surtout cette élévation d’idées qui en appelle toujours à la postérité des passions et des préjugés contemporains. Le défaut même de M. de Metternich est de trop se laisser dominer par cette broderie tout élégante dont il aime à orner les moindres actes de son cabinet ; il en est le faiseur le plus actif ; il a surpassé de beaucoup la rédaction de M. de Gentz, qui eut, dans son temps, une si grande renommée d’écrivain diplomatique. Ceux qui virent M. de Metternich en 1825, lorsque la triste maladie de sa femme l’appela à Paris, furent surpris de trouver en lui presque de la vanité littéraire. M. de Metternich connaissait tous nos bons auteurs, jugeait les contemporains avec une sagacité remarquable. On ne pouvait concevoir que l’homme politique eût pu conserver le loisir d’étudier les plus futiles productions de la littérature contemporaine.

Les affaires s’asseyaient en Europe. Dès 1827, M. de Metternich s’était inquiété des mouvemens de la Russie à l’égard de la Porte Ottomane. Là était un des dangers les plus pressans pour l’influence autrichienne. Si les projets des Russes se réalisaient, le cabinet de Vienne se voyait arracher sa prépondérance, presque aussi vieille que celle de la France sur la Porte Ottomane. À cette époque, M. de Metternich fit sonder le ministère français ; on l’écouta à peine, car les négociations les plus étranges s’étaient ouvertes entre les trois cabinets de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Paris sur la question des Grecs. Et ici il est bon d’expliquer ces refus que fit M. de Metternich d’intervenir dans les transactions qui amenèrent le traité du mois de juillet 1827.

La cause des Grecs avait pris, dès l’année 1824, une consistance et un caractère européen. Chaque époque a sa politique de sentiment, et on s’était pris d’un fanatisme classique pour les Grecs. Sans doute il y avait quelque chose de puissant dans cet héroïsme qui secouait le joug des barbares, mais, au fond, les déclamations chrétiennes de la Russie, ses notes vives et pressantes pour les Grecs, étaient encore moins l’expression d’une sympathie religieuse que les actes d’une politique habile qui abaissait la Porte Ottomane pour la réduire ensuite à la qualité de vassale. La Russie s’adressa donc à Charles x, lui parla de la croix ; elle fit agir en Angleterre le comité grec ; c’est sous l’influence de ces préoccupations philantropiques que le traité du mois de juillet 1827 et la bataille de Navarin vinrent sérieusement préoccuper M. de Metternich ; il devinait toute la portée de cette politique imprévoyante. Le combat de Navarin détruisait la prépondérance de la Porte, il la tuait politiquement au profit de la Russie, et cette bataille fut le prélude de la campagne de 1828 aux Balkans. La Russie était parvenue à pousser à la tête des affaires étrangères en France M. de La Ferronays, homme loyal, mais russe d’affection et d’habitudes. M. de Metternich ne put donc entraîner la France dans un système de confédération et de ligue armée contre le czar. Il fut plus heureux en Angleterre auprès du duc de Wellington, qui, reconnaissant les fautes de Canning, appela le combat de Navarin un évènement malheureux. L’Angleterre était ainsi revenue à la parfaite intelligence de ses intérêts positifs.

On se demande comment, à cette époque, M. de Metternich ne se décida pas pour la guerre, comment il ne prit point parti pour la Porte Ottomane. C’est ici une suite de la pensée fixe du chancelier autrichien. Il a tout gagné par la paix ; les conquêtes de l’Autriche sont dues aux opinions pacifiques, à cette espèce de médiation armée qui arrive toujours à point nommé pour conquérir quelques avantages. Une guerre eût compromis la situation générale de l’Europe. Rapproché de l’Angleterre, et de concert avec elle, le cabinet autrichien arrêta la victoire. C’était quelque chose dans le mouvement russe de 1829, mais ce n’était pas assez.

Pendant ce temps, les événemens marchaient en France vers une crise inévitable. Le ministère de M. de Polignac se forma. Sous le simple point de vue diplomatique, c’était un avantage pour l’Autriche, car l’on sortait du système russe pour entrer dans les idées anglaises, à l’égard de Saint-Pétersbourg et de Constantinople. Toutefois un esprit aussi pénétrant que M. de Metternich ne pouvait voir sans inquiétude la lutte engagée entre les pouvoirs politiques, dans un pays comme la France. On a dit que M. de Metternich avait conseillé les coups d’état. C’est mal connaître l’esprit de modération et la capacité du premier ministre autrichien ; un coup d’état n’est jamais entré dans la pensée de M. de Metternich ; c’est un parti trop dessiné, trop bruyant. Quand une situation difficile arrive, il ne la prend pas de face, il la tourne ; et quand on le voit décidé dans une résolution ferme et forte, c’est que les esprits y sont déterminés et qu’il n’y a plus rien à craindre pour son exécution. M. de Metternich connaissait trop la légèreté du prince de Polignac, le peu de fermeté de Charles x, pour ignorer qu’ils n’étaient pas capables de mener à fin une entreprise aussi périlleuse. Il existe aux Affaires-Étrangères une dépêche de M. de Rayneval, ambassadeur à Vienne, qui détaille une conversation qu’il a eue avec le prince de Metternich, précisément sur ces coups d’état ; on en parlait beaucoup à Vienne, et plus d’une instruction adressée à l’ambassadeur autrichien, M. Appony, combat énergiquement le système suivi par M. de Polignac.

Alors éclata la révolution de juillet. Cet évènement était immense ; jamais l’Europe ne s’était trouvée dans un pareil danger, car quelles idées faisaient irruption ? N’était-ce pas l’esprit des sociétés secrètes, le républicanisme triomphant avec plus d’énergie encore, non plus dans un pays de second ordre, mais dans cette France qui, depuis quarante ans, semait le trouble et donnait l’impulsion à l’Europe continentale ? L’esprit de propagande avait pour chef cette tête vieillie, opiniâtre, de M. de Lafayette ; on allait encore faire un appel à l’indépendance des peuples comme aux jours de 93 ; quelques Français, et ce drapeau tricolore promené partout, pouvaient être la cause d’une conflagration générale. Que faire ? Un ministre jeune, ardent, sans expérience, se serait précipité peut-être dans la guerre. Ce fut un grand bonheur pour les amis de la paix en Europe qu’il y eût en Prusse un roi sage et tempéré par l’âge, et en Autriche un ministre qui avait vu tant d’orages sans en être effrayé. Un des traits saillans du caractère de M. de Metternich, c’est de n’être prévenu d’avance ni contre un homme, ni contre un évènement, de sorte qu’il les juge tous avec une certaine supériorité. Il attendit donc la révolution l’arme au bras ; seulement l’Autriche se tint prête, et des mesures militaires, jointes au renouvellement des alliances politiques, préparèrent une barrière à toutes les invasions de l’esprit révolutionnaire. Cette modération fut poussée si loin, que dès qu’un gouvernement régulier fut établi en France, M. de Metternich se hâta de le reconnaître sans affection comme sans haine, et par ce seul motif, qu’un gouvernement régulier est toujours un fait protecteur de l’ordre et de la paix publique.

Depuis cette époque, M. de Metternich a paru suivre trois règles de conduite qui dominent toute sa position politique : 1o se rapprocher, pour la répression de tout trouble européen, de la Prusse et de la Russie ; renouveler en conséquence les conventions militaires posées à Chaumont en 1814, et à Vienne en 1815 ; ce sera sans doute le but du nouveau congrès de Tœplitz ; 2o combattre l’esprit de propagande sous quelque forme qu’il se présente ; et ici la tâche était laborieuse, car la révolution de juillet n’avait pas seulement semé des principes dangereux pour les monarchies en Europe ; elle avait fait plus encore, elle avait envoyé son argent, ses émissaires, son drapeau, ses espérances partout. Et c’est parce que M. Casimir Périer fut le premier qui osa arrêter ces éclats de la révolution de juillet, que M. de Metternich a conservé pour cet homme énergique une estime qu’il exprime à toute occasion, dans ses conversations comme dans ses lettres. 3o L’esprit de propagande s’étant partout répandu, M. de Metternich a senti la nécessité d’agrandir non-seulement l’état militaire de l’Autriche, mais encore ses vigoureux moyens de police. Partout l’administration est devenue plus sévère parce qu’elle était plus menacée. La Liberté a été confondue avec l’esprit révolutionnaire dans ce système absolu de répression.

L’administration de M. de Metternich paraît préoccupée de ce sentiment profondément éprouvé, que si la liberté civile est nécessaire à tous, la liberté politique n’est bonne qu’à quelques-uns, en tant qu’elle ne blesse point l’esprit et la durée des gouvernemens. Protection à l’intelligence, mais à l’intelligence sérieuse, qui ne s’évapore pas en pamphlets ; le progrès sans doute, mais le progrès sans turbulence. La maison d’Autriche a peur du bruit, elle craint qu’on parle d’elle, elle ne vise ni à l’éclat ni à la liberté bruyante ; elle ressemble beaucoup à ces professeurs allemands qui amoncellent de l’érudition et de la science dans quelques coins poudreux des universités, et ne publient leurs œuvres qu’à de rares exemplaires à l’usage de quelques savans.

La vie intime de M. de Metternich a été traversée par plus d’un malheur domestique ; le deuil a frappé sa maison ; les distractions d’un monde agité n’ont pu toujours consoler sa douleur. Affable dans la vie privée, il aime à se reposer des fatigues de son vaste ministère. Un homme d’esprit a remarqué qu’il passait une grande partie de sa vie en conversations. C’est le faible des hommes qui ont tant vu, de faire de l’histoire dans ces causeries de coin du feu, recueillies avec avidité. Et qui n’a entendu M. de Talleyrand ? M. de Metternich a des mémoires longs, curieux, tout remplis de pièces justificatives, car il se croit en face de la postérité. Son entreprise est grande, et comme je l’ai dit en commençant, il en portera la gloire et la responsabilité. Quand on songe à l’état de l’Autriche après la paix de Presbourg et qu’on la voit plus puissante qu’elle n’a jamais été, et que tout cela est l’œuvre d’un seul ministre qui a gouverné l’empire pendant vingt-cinq ans, on peut bien deviner quelques-uns des jugemens de la postérité. Nous sommes environnés, nous, de ruines d’hommes et de choses ; gouvernement, ministère, administration, tout tombe. Et lorsque du haut de ces ruines, nous contemplons quelques-unes de ces figures immobiles au milieu des ravages du temps, il nous semble que ces figures n’appartiennent point à notre époque ; nous nous reportons à Richelieu, à ces ministres qui eurent un système et qui l’accomplirent jusqu’au bout. Un système, bon ou mauvais, c’est quelque chose, et chez nous quel est l’homme d’état qui a un système ?

Parvenu aujourd’hui à sa soixante-deuxième année, le prince de Metternich a conservé la même conviction, la même foi en ses idées ; c’est l’homme politique qui s’est laissé le moins impressionner par les évènemens fugitifs et les caractères de circonstances ; cette impassibilité imprime à ses plans une supériorité froide et réfléchie qui le fait passer à travers les révolutions les plus violentes, le ministre n’étant préoccupé que de la manière de les réprimer le plus paisiblement possible. Le prince de Metternich possède un art particulier de fasciner ceux qui l’écoutent ; j’ai vu les hommes les plus prévenus contre lui être entraînés malgré eux à ses idées politiques et revenir d’une mission tout remplis des principes du chancelier autrichien ; demandez au maréchal Maison et à M. de Saint-Aulaire le prestige de conversation exercé sur eux par M. de Metternich. Dans ses intimités, ce n’est plus le même homme ; le chancelier aime la plaisanterie, le calembour, la mystification, le mauvais roman et la toute petite littérature.

Il ne dédaigne point au besoin de venir en aide à celle-ci, et les sujets fournis par M. de Metternich à la grande dame dont une fatale indiscrétion causa jadis la mésaventure, ne sont ni les moins intéressans, ni les moins spirituels. Nous proposons le suivant comme un modèle à tous les nouvellistes et romanciers. Une égale passion faisait battre le cœur de deux jeunes amoureux ; Roméo et Juliette ne sont point uniquement une fantaisie de l’artiste, un produit de l’imagination de Shakspeare ; cette liaison qui pouvait faire leur bonheur, causa tous leurs maux, l’opposition des amitiés sépara ceux qui devaient être éternellement unis, la raison du jeune homme n’y résista pas, il devint fou ; un même sort attendait son amante. Les deux infortunés furent transportés dans le même hospice ; là ils purent se voir tous les jours, et un nouvel attachement se forma entre ces deux amans, qui s’ignoraient l’un l’autre, et dont rien ne pouvait amener la reconnaissance. M. de Metternich, visitant un jour le lieu de leur retraite, s’informa auprès de la jeune fille, pourquoi elle ne se mariait pas avec ce compagnon d’infortune qu’elle semblait tant aimer ; elle lui répondit que son choix était arrêté avant de connaître ce dernier, et que celui qu’elle devait épouser était encore plus aimable.

M. de Metternich vient de perdre François ii, cet empereur qui était associé à toutes ses pensées sur la maison d’Autriche, prince modeste, et qui s’abandonnait de confiance au premier ministre de son cabinet. L’empereur Ferdinand, qui lui succède, a vécu dans un monde trop à part, pour qu’il puisse apprécier les services et comprendre la portée d’un système ; mais il est plus timide encore que son père. Sans avoir la vieille affection de François ii pour M. de Metternich, il s’est habitué à le voir à la tête des affaires, à le craindre même dans ses résolutions. D’ailleurs le prince de Metternich s’identifiant à la dette publique et à l’aristocratie, est tellement inhérent à l’œuvre de la monarchie autrichienne, qu’une révolution complète pourrait seule le renverser de son poste éminent. Cette révolution ne serait pas seulement dans les hommes, mais encore dans les choses, et l’esprit pacifique et conservateur du gouvernement autrichien s’y oppose. Ce n’est pas à Vienne que l’on aime à tenter les expériences et les épreuves.


M. P.
  1. Voyez la Revue des deux Mondes du 1er mars 1835, Diplomates européens, Pozzo di Borgo.