I. — Pozzo di Borgo
I. — Pozzo di Borgo


DIPLOMATES
EUROPÉENS.

i.

POZZO DI BORGO.


Si, par une belle nuit de septembre, vous prenez à Toulon le bateau à vapeur qui fait le voyage de Corse, après un trajet de dix-huit heures, durant lequel la Méditerranée vous a doucement bercé sur son flot d’azur, vous arrivez dans la baie d’Ajaccio. Là, au fond, sur la plage de sable, s’élève la capitale de l’île. On la reconnaît de loin à ses maisons blanches, qui réfléchissent joyeusement le beau soleil du midi. La grande nappe d’eau qui la baigne est pour elle un miroir toujours pur. Golfe favorisé ! la tempête peut gronder et la foudre frapper les âpres rochers du rivage, le bassin qu’ils protègent demeure paisible. À peine le vent enfle-t-il les légères vagues qui viennent baiser les pieds d’Ajaccio et y mourir.

Au-delà de la ville se déroulent des plaines étroites et bornées ; puis des collines verdoyantes montent en étages, et derrière elles se dressent les hautes montagnes qui ferment l’horizon et séparent la province d’Ajaccio de celle de la Rocca. À l’ouest, ce sont des coteaux labourables. Les vignes y percent partout les rocs, et tapissent le granit, mêlées aux câpriers sauvages.

Aux flancs de ce large amphithéâtre, qui entoure la ville et la domine, point de villages. Seulement, éparses çà et là, solitaires, de petites maisons crénelées, qui semblent les sentinelles avancées de la vieille armée des montagnards corses, frémissant encore sous le joug que la colonie génoise leur imposa vers la fin du xve siècle. Aux murs de ces maisons, si vous allez les visiter, vous verrez, comme dans la Calabre ou la Catalogne, des croix de bois noir posées en mémoire de quelque mort violente ou d’une vendetta léguée de génération en génération.

C’est à Ajaccio qu’est né Napoléon, et dans une de ces casinete, sortes de châteaux forts où le symbole de l’impérissable vengeance est écrit à la porte, Charles-André, comte de Pozzo di Borgo, l’un des inexorables diplomates qui, en 1814 et en 1815, présidèrent aux résolutions des cabinets contre la souveraineté et la personne de l’empereur.

À travers les nombreuses révolutions qu’elle a subies, la Corse a gardé deux populations bien distinctes : l’une, formée des habitans des villes et du littoral, façonnée à la domination étrangère, étrangère elle-même, d’origine italienne, catalane ou provençale ; l’autre, qui vit dans les montagnes, fille du sol, inculte comme lui, demi-sauvage, fière de sa solitude indépendante, fidèle à ses vieilles mœurs, à ses ressentimens héréditaires, avec ses chefs et ses antiques familles, qui n’a pas encore perdu le souvenir de ses longues hostilités contre la plaine et les villes, où elle ne voit qu’une usurpation qu’elle aspirerait peut-être encore à déposséder ! Noble race que celle de ces paysans couverts de peaux de chèvre, si éprise de la liberté, dont elle ne s’est point lassée depuis ses guerres civiles du xie siècle ! Rude noblesse que ces gentilshommes gardeurs de troupeaux, qui bataillaient avec les évêques et les clercs, et obtenaient, comme prix de leur vaillance, le droit d’entrer dans les places fortes de l’île avec cinq hommes d’armes !

La famille des Pozzo appartenait à cette noblesse indomptée de la montagne. Ils résidèrent, depuis le xiie siècle, en un petit fort de Montichi, construction sarrazine, comme il y en a tant en Espagne et quelques-unes encore en France, sur les hautes collines du Rhône. Ils habitèrent ensuite le village Pozzo di Borgo, dont on trouve les ruines à quelques lieues d’Ajaccio. Le voisinage de la cité adoucit bientôt leurs âpres habitudes d’indépendance. Peu à peu ils se rapprochèrent du gouvernement, et enfin, en 1775, après la réunion de la Corse à la France, tout-à-fait ralliés, ils furent reconnus nobles de vieille origine par arrêt du conseil supérieur de l’île, et admis à jouir des priviléges attribués alors aux gentilshommes[1].

Charles-André Pozzo di Borgo naquit le 8 mars 1768. Son éducation, selon l’usage des familles corses, fut confiée à un abbato, précepteur de moins de science que de piété. Il atteignait sa majorité lorsque la révolution française, qui venait d’éclater, versait sa lave la plus ardente. L’explosion du volcan avait ébranlé toute l’Europe. La Corse ressentit vivement la secousse ; mais le mouvement y fut complexe et d’une double violence à raison de la diversité des races. Les villes s’agitèrent autrement que la montagne et à d’autres fins. Les familles étrangères, faciles au joug du dehors et déterminées par leurs rapports tout établis avec la France, acceptèrent docilement et sans restriction les idées et les formes de notre révolution. Les familles indigènes, non moins enthousiastes de liberté, n’adhérèrent que sous la réserve secrète de leur propre nationalité. C’était, par exemple, d’une part les Bonaparte, les Arena, les Salicetti, de l’autre les Paoli, les Pozzo di Borgo. Ainsi ceux-là rêvaient une liberté philosophique et universelle, telle que l’avaient enseignée Mably et Rousseau ; ceux-ci invoquaient l’indépendance individuelle du sol natal. Ils voulaient au fond la restauration de la vieille Corse.

Charles-André Pozzo di Borgo prit néanmoins une part active et complaisante aux premiers actes de la révolution française. Louis xvi avait convoqué l’assemblée de la noblesse corse à Ajaccio, afin qu’elle rédigeât le cahier des doléances que l’île avait à présenter. Le jeune Pozzo di Borgo, alors âgé de vingt-deux ans, fut nommé secrétaire de cette assemblée, comme il le fut encore de celle des notables de la province d’Ajaccio. Enfin il fut envoyé comme député extraordinaire à l’Assemblée nationale, pour lui exprimer la reconnaissance des populations corses, appelées à faire partie intégrante de la France.

La Constituante venait de terminer ses travaux. Assemblée grande et aventureuse qui marcha trop aveuglément peut-être de théories en théories, qui ne recula devant aucune expérience. Jamais réunion de tant d’études spéculatives, d’imaginations ardentes, d’âmes noblement désintéressées ; jamais non plus réunion d’esprits moins positifs. La Constituante se prit à tout démolir de droite et de gauche. Elle amoncela les ruines, et quand il fallut reconstruire, elle laissa pour toute base du nouvel édifice je ne sais combien de systèmes contradictoires et d’une application difficile. Elle constitua législativement un grand désordre. L’assemblée qui lui succéda fut la Législative. Charles Pozzo di Borgo en fut nommé membre par le corps électoral d’Ajaccio.

Voici donc que nous allons suivre les premiers pas du jeune Corse sur le terrain des affaires générales. C’était à une étrange école que venait s’instruire le futur agent de la sainte-alliance. Un fait curieux, c’est que, arrivant à l’Assemblée législative, l’homme qui se devait dévouer tout entier à la science de la diplomatie, — science dont la principale base est le religieux ménagement des opinions, — se trouva d’abord classé dans le comité diplomatique sous la présidence de Brissot.

Si l’on se reporte aux séances de ce comité, si l’on considère quels principes de droit public furent posés, on peut imaginer quelle éducation reçut le député d’Ajaccio. La politique étrangère du comité était neuve vraiment. Les chancelleries n’y avaient pas été habituées. C’est que la liberté romaine était à l’ordre du jour. On traitait les rois du haut de la grandeur populaire.

Tout cela aurait eu sa dignité peut-être, si la victoire avait soutenu la pompe du langage. Mais l’Assemblée législative n’avait pas cette force salutaire dont la Convention s’arma plus tard dans le comité de salut public. Assemblée à la fois timide et audacieuse, inerte et violente, elle sapait la royauté, et elle n’avait pas le courage de la renverser ; elle adorait la république, et elle n’osait l’introniser.

M. Pozzo di Borgo ne parut que fort rarement à la tribune. Il y apporta cette phraséologie du temps, ce ton déclamatoire qui caractérisa les éloquences subalternes de la révolution. J’ai recueilli quelques fragmens de la harangue que prononça M. Pozzo di Borgo le 16 juillet 1792. Deux partis poussaient alors à la guerre contre l’Europe : la cour, qui comptait y trouver le moyen d’investir Louis xvi de la dictature militaire ; la Gironde, qui espérait qu’une grande commotion nationale enfanterait la république. Le député corse fut l’expression du comité diplomatique qui conseillait la guerre.

« La confédération germanique, dit-il, dont l’indépendance est naturellement garantie par la France, qui seule la peut préserver de l’immortelle ambition de l’Autriche, a vu avec joie une ligue formidable se former pour détruire votre constitution. Déjà les armées ennemies ont inondé l’Allemagne. La ligue du nord prescrit à l’Europe entière une servitude générale, et montre de toutes parts un front menaçant, forte qu’elle est de ses soldats mercenaires couverts de fer et avides d’or. Toutes les usurpations lui deviendront faciles. C’est aux Français de sauver le monde de ce terrible fléau et de réparer la honteuse insouciance ou la malignité perfide de ceux qui voient avec indifférence la destruction de tout germe de liberté sur la terre. Les Français seuls, en combattant les ennemis communs du genre humain, auront la gloire de rétablir l’harmonie politique qui préservera l’Europe d’une servitude générale. Nous avons tous contracté une dette immense envers le monde entier ; c’est l’établissement et la pratique des droits de l’homme sur la terre. La liberté, féconde en vertus et en talens, nous prodigue les moyens de l’acquitter tout entière. Ils espèrent sans doute, nos ennemis, dans les dissensions passagères qui nous agitent. Ils en augurent la désorganisation de notre gouvernement. Non, nous n’accomplirons pas leurs coupables espérances ; nous sentons bien que, dans l’état des choses, un changement dans les institutions politiques amènerait nécessairement l’interrègne des lois, la suspension de l’autorité, la licence, le déchirement dans toutes les parties du royaume, et la perte inévitable de la liberté. Notre vigilance conservera sans détruire et mettra les traités dans l’impuissance de faire le mal ; en assurant la stabilité du gouvernement, nous ôterons aux ambitieux toutes les chances qu’ils se préparent dans les changemens et les révolutions perpétuelles des empires. Ainsi, réunissant l’énergie à la sagacité, nous pourrons parvenir à des succès glorieux. »

C’était là une sortie bien vive contre les gouvernemens absolus, bien singulière aussi dans la bouche de celui qui devait un jour provoquer contre la France les coalitions les plus persévérantes et les plus fatales.

L’Assemblée législative avait fourni sa carrière. Le mandat de M. Pozzo di Borgo expiré, le lien qui l’avait attaché à la France fut rompu. Il la quitta pour ne plus traiter avec elle, pour n’y plus rentrer qu’en étranger. De retour en Corse, il se mit au service des idées d’indépendance nationale que nourrissait Paoli. Il s’associa à leur exécution, en s’associant à l’administration du pays. L’esprit des vieilles races s’était réveillé avec ses vieilles haines. Toute la montagne appelait l’émancipation du sol ; et Paoli, le vieux Paoli, son idole, ne lui promettait rien moins qu’une république corse.

Mais les Arena et les Bonaparte, les hommes de la plaine et des villes, chefs qu’ils étaient du parti français, et affiliés aux clubs de Paris, n’avaient pas vu sans inquiétude ces espérances et ces tentatives de révolte. Salicetti fut leur organe à la Convention nationale : il dénonça Paoli et Pozzo di Borgo comme les fauteurs d’un système qui tendait nettement à séparer la Corse de la mère-patrie. Sur ces accusations, Paoli et Pozzo di Borgo furent mandés à la barre de l’assemblée, pour y présenter la justification de leur conduite. Là fut le germe de la haine profonde que se vouèrent dès-lors Pozzo di Borgo et Bonaparte ; de là cette inimitié qui, enfouie en leurs poitrines corses, prit plus tard l’Europe pour théâtre de ses guerres, et dont l’action influa plus qu’on ne pense sur les évènemens de 1814.

Paoli et Pozzo di Borgo se trouvaient à Corte, la capitale de la montagne, lorsque le décret de la Convention leur fut notifié. Ils savaient les suites d’une désobéissance à une pareille souveraine. — Que feraient-ils ? — Avant qu’ils se fussent décidés eux-mêmes, peut-être le mouvement national les avait entraînés. La commission départementale s’était déclarée en permanence. Il y eut une assemblée populaire à Corte. Les troupes tumultueuses de montagnards qui la formaient décidèrent d’une voix unanime que Paoli et Pozzo di Borgo seraient invités à continuer leur administration, sans tenir compte des ordres de la France. Quant aux familles Arena et Bonaparte, il fut dit qu’il n’était pas de la dignité du peuple corse de s’occuper d’elles, et qu’on les abandonnait à leurs remords et à l’infamie publique[2] : c’étaient là les propres termes de la résolution.

Après avoir arboré un si audacieux drapeau de liberté, il ne s’agissait plus de reculer ; mais comment maintiendrait-on cette indépendance improvisée ? On entretenait bien quelques intelligences avec les Anglais ; mais Toulon, qu’ils occupaient, était vivement pressé par l’armée de la république dont on bravait la loi. C’était ce Bonaparte qu’on vouait à l’infamie qui dirigeait ce siége important, dont il garantissait le succès. Une fois le port en ses mains, en quelques heures une escadre française pouvait vomir ses légions contre Paoli et les siens.

En ces difficiles circonstances, la flotte anglaise parut devant Ajaccio. L’amiral offrit sa protection sous la suzeraineté du roi de la Grande-Bretagne. Paoli se rendit à son bord pour traiter au nom du peuple corse. En même temps une assemblée générale du peuple fut convoquée. Le 10 juin 1791, elle se réunit, et les bases d’une constitution lui furent soumises Cette constitution était fondée sur les principes de la grande charte d’Angleterre. Elle établissait deux chambres qui formaient un parlement, un conseil d’état, un vice-roi ayant des ministres responsables. Paoli proposa Pozzo di Borgo pour la présidence de ce conseil d’état. Mais lorsque ce Corse au teint basané, à l’œil vif, à la taille élancée, à l’air de partisan, lui fut présenté par Paoli, Elliot demanda à ce dernier si c’était là son président de conseil d’état. « Je réponds de lui, dit Paoli. C’est un homme aussi habile à conduire un gouvernement qu’à garder les chèvres des montagnes, et à débusquer l’ennemi à coups de carabine. »

Au conseil d’état avaient été attribuées les principales fonctions actives. Pozzo di Borgo eut à organiser toute l’administration du pays. Il en construisit lui-même la machine avec une grande habileté. C’était un code singulier, à la fois anglais et corse, mélange bizarre de lois étrangères et de lois nationales primitives, appliquées aux plus menus intérêts des populations de pasteurs. Cette curiosité historique est peu connue parmi nous ; elle ne serait comprise d’ailleurs que de ceux qui auraient visité la Corse et étudié long-temps ses mœurs.

Le gouvernement anglo-montagnard ne dura que deux ans. L’appui lointain de l’Angleterre lui fut insuffisant. Ce n’était pas assez de quelques régimens tirés de Gibraltar pour contenir la population des villes dévouées à la France, alors puissante et victorieuse, qui, par sa proximité, menaçait incessamment le frêle pouvoir de Paoli. Une crise était imminente. Les trois couleurs allaient être arborées à Ajaccio. Pozzo di Borgo n’attendit pas le jour où il les verrait flotter. Il s’embarqua avec les Anglais. Leur escadre quitta les parages de la Corse, emmenant avec elle tous les débris du gouvernement déchu. Elle toucha à l’île d’Elbe, vogua vers Naples, et de là vers l’île d’Elbe encore. M. Pozzo di Borgo eut le loisir d’examiner cette petite souveraineté de Porto-Ferraïo, où Napoléon devait être emprisonné, long-temps après, à la suggestion de son compatriote. Ce fut la frégate la Minerve qui transporta enfin à Londres le Corse aventureux. Il passa dix-huit mois en cette ville, assez bien traité par le ministère anglais, qui lui savait gré de l’esprit d’ordre et de la capacité dont il avait fait preuve durant son administration. Il se lia avec quelques émigrés français, et entra dès-lors dans cette carrière de diplomatie et de négociations secrètes, qui plus tard s’ouvrit pour lui bien autrement spacieuse. En 1798, il se trouvait à Vienne. La France subissait en ce moment de périlleuses épreuves : le sceptre de la Convention était brisé ; la terreur ne contraignait plus le pays au patriotisme ; il se faisait une sorte de réaction royaliste ; il était de bon ton de se parer des couleurs blanches. Ce n’est pas qu’on souhaitât une restauration, mais le pays boudait la révolution ; il s’était pris de dépit contre elle ; il lui en voulait de n’avoir pas encore produit de gouvernement régulier. L’ingrat ! comme si elle pouvait lui tout donner à la fois ! Ces mécontentemens avaient transpiré au dehors. L’Europe voyait Bonaparte s’engloutir sous les sables de l’Égypte avec la meilleure partie de cette brave armée qui avait dompté l’Italie et le Rhin. Toutes nos conquêtes nous échappaient. À peine gardions-nous sur les Alpes quelques positions vivement disputées. Souwarow apparaissait mené par la victoire, Souwarow, demi-sauvage, dont les mouchoirs des belles légitimistes saluaient déjà de loin la venue comme celle d’un nouveau Messie ; Souwarow, en effet, l’homme des étrangers d’alors autour duquel se ralliaient toutes les espérances de la coalition, tous les rêves des princes réfugiés et de leurs partisans. M. Pozzo di Borgo s’était jeté corps et âme dans l’actif mouvement diplomatique qui accompagnait l’action militaire. Il était dans la force de l’âge et de la vie : il avait trente ans ; infatigable, il courait l’Allemagne et l’Italie, secondant partout de ses intrigues le succès des armes du vieux Russe. Mais à Zurich le canon de Masséna dissipa comme des nuages toutes ces illusions de l’étranger qui comptait nous envahir. Les Austro-Russes furent rejetés hors de nos limites, et la coalition rompue. M. Pozzo di Borgo en fut pour ses courses. Il retourna à Vienne et y demeura en rapports intimes avec le cabinet.

Miraculeusement revenu d’Égypte, Bonaparte, celui là même qu’avait si dédaigneusement traité l’assemblée de Corte, posait les premières bases de son gouvernement de résistance. Sa main puissante avait relevé les débris épars de l’autorité publique, et en avait reconstruit une administration forte et centrale. L’ordre renaissait en France, sinon la liberté. Dans sa rapide fortune, Bonaparte n’avait pas oublié ses vieux amis d’Ajaccio ; mais il ne s’était souvenu d’eux que pour les proscrire. Les Arena avaient été exilés par lui, ou livrés aux commissions militaires ; on eût dit qu’il les frappait ainsi afin de mieux rompre tout lien avec son pays, afin d’être le seul Corse en France, ou d’y paraître moins Corse. Songeait-il aussi à cet autre compatriote, son ennemi déclaré, à ce Pozzo di Borgo, qui ameutait déjà contre lui les cabinets ? Je ne sais. Quant au diplomate errant, il avait dû sentir ses ressentimens s’accroître, en voyant le jeune consul victorieux imposer de si haut à l’Europe la paix d’Amiens. La guerre n’avait pas tardé à se rallumer. M. Pozzo di Borgo entra au service de la Russie, et se voua dès-lors ouvertement et complètement à la diplomatie. Il n’obéissait en cela qu’à sa vocation ; il était né diplomate ; il avait la souplesse du caractère et la pénétration de l’esprit ; l’étude des faits, l’expérience des hommes et des choses, avaient développé, chez lui, ces heureuses qualités natives ; l’habileté dont il avait fait preuve dans ses premières négociations avait montré ce qu’il valait : son avenir politique était assuré. Il obtint le titre de conseiller d’état, près du cabinet de Saint-Pétersbourg. Le prince qui le prenait à son service était ce mystique Alexandre qui fut si triste toute sa vie, qui ne mit peut-être tant de grandeur et de loyauté dans un des bassins de la balance de son règne, que pour rendre plus léger dans l’autre le poids de son avènement, — pour mieux conjurer un remords ! L’Angleterre avait dirigé la révolution de palais qui l’avait fait empereur de Russie. Cette révolution devait par conséquent fortifier la coalition nouvelle contre le hardi soldat qui venait de se couronner lui-même empereur des Français. — M. Pozzo di Borgo fut envoyé à Vienne où il eut à resserrer plus étroitement l’alliance entre son maître et les cours liguées ; il ne fut pas laissé long-temps en cette ville ; au bout de quelques mois, il dut la quitter pour aller représenter le czar, comme son commissaire, près de l’armée anglo-russe et napolitaine qui devait commencer ses opérations par le midi de l’Italie. Cette mission ne fut qu’un voyage. Les troupes alliées, à peine réunies à Naples, furent contraintes de se dissoudre. Le soleil d’Austerlitz avait chassé cet autre orage qui s’était levé menaçant au sud ; la victoire avait dicté la paix de Presbourg ; le traité séparait l’Autriche de la coalition. M. Pozzo di Borgo retourna à Vienne, mais il n’y séjourna pas ; il se rendit à Saint-Pétersbourg, où de nouveaux mouvemens militaires se préparaient.

Durant la campagne qu’Austerlitz avait couronnée, quand Napoléon s’était avancé si aventureusement au fond de la Moravie, la Prusse, inquiète de ses progrès, avait failli se joindre avec toutes ses forces à la coalition. Après Austerlitz, elle se détermina : ses troupes entrèrent en ligne unies aux troupes russes ; elle savait que sa mauvaise volonté n’était pas un secret pour le vainqueur, et qu’il ne la lui pardonnerait pas ; autant valait-il provoquer soi-même une guerre inévitable. Le comte Pozzo di Borgo accompagna son maître à l’armée, où le czar lui donna un rang, et le fit colonel à sa suite, poste qui rattachait à la personne même du souverain. C’était la coutume russe : il n’y avait d’avancement possible que dans la hiérarchie militaire. Envoyé une quatrième fois à Vienne, après la bataille d’Iéna, le colonel-diplomate essaya de réveiller l’Autriche de la torpeur où l’avait plongée la paix de Presbourg ; mais l’Autriche dormait profondément. Elle voulait la paix à tout prix. Elle ne bougea pas. L’empereur, voyant que son agent perdait là son temps et son habileté, l’envoya aux Dardanelles traiter avec les Turcs, assisté du ministre anglais. M. Pozzo arriva à Ténédos. L’amiral Sanyavin le reçut à son bord d’où il assista au combat du mont Athos entre la flotte russe et celle du sultan. Ce fut là qu’il obtint sa première décoration militaire.

Napoléon touchait au faîte de la grandeur. La lutte sanglante et acharnée où les armées russes et françaises s’étaient si bravement mesurées, avait abouti au traité de Tilsitt. Les conférences qui furent ouvertes avaient réuni les deux empereurs, qui se virent fréquemment ; ils échangèrent des projets de commune ambition, et bientôt Napoléon domina de toute la puissance de son génie l’esprit enthousiaste du czar. L’admiration involontaire qu’Alexandre éprouvait depuis long-temps pour son illustre ennemi, devint une amitié exaltée, et qui se manifestait par de tels témoignages publics, que les vieux Russes commençaient à en murmurer, comme si c’eût été une trahison envers le pays.

Le colonel Pozzo di Borgo comprit que cet intime rapprochement des deux souverains ne lui permettait plus de rester au service de la Russie. Il eut à Saint-Pétersbourg une longue audience de l’empereur, où il exprima, avec une grande franchise, ce qu’il pensait de l’alliance française, et comment elle le forçait de s’éloigner. Alexandre s’essaya de le retenir ; il affirma que la paix ne lui avait imposé le sacrifice d’aucun de ses serviteurs.

— Loin de vous être utile maintenant, je ne vous serais qu’un embarras, répondit le colonel. Bonaparte n’a point oublié ses haines de jeunesse. Quelque jour, il demanderait mon extradition. Votre Majesté, je le sais, serait trop généreuse pour l’accorder ; mais je deviendrais alors une difficulté, une cause de collision peut-être. C’est ce que je dois éviter. — Au reste, ajouta-t-il, je doute que l’harmonie soit durable entre Votre Majesté et Napoléon. Vous connaîtrez plus tard cette ambition affamée qu’aucune conquête n’est capable d’assouvir. Vous avez la Perse et la Turquie sur les bras, Buonaparte sur la poitrine : eh bien ! débarrassez-vous les bras d’abord, et une forte secousse après vous débarrassera de Buonaparte… Je ne cesse point, d’ailleurs, d’être aux ordres de Votre Majesté. Avant qu’il se soit passé beaucoup d’années, je le prévois, elle aura daigné me rappeler. »

Le colonel avait obtenu de son souverain l’autorisation de voyager. Il se retrouva à Vienne en 1808. L’Autriche venait de rompre encore avec la France ; elle avait armé de nouveau. Je ne sais si l’histoire offre l’exemple d’une lutte aussi longue, aussi persévérante que celle de la maison d’Autriche contre Napoléon. Elle se résigne à tous les sacrifices, et bientôt après elle rentre en ligne. Vaincue, elle traite encore, puis elle reforme ses régimens et supporte héroïquement de nouvelles défaites, jusqu’à ce qu’enfin la victoire ait achevé de l’écraser. Noble nation allemande, qui résista et se défendit tant que sa main put tenir l’épée, qui ne céda point, mais qu’on garrotta lorsqu’elle fut tombée, tout son généreux sang épuisé !

M. Pozzo di Borgo était donc à Vienne en 1808 ; il y demeura également durant toute la campagne de 1809, faisant de son côté une campagne diplomatique fort active. Napoléon ne l’ignorait pas, il savait quels bons offices lui avait rendus son compatriote. La paix signée, il réclama l’extradition du colonel ; l’empereur François la refusa péremptoirement. mais M. Pozzo di Borgo reconnut bien que l’Autriche ne lui serait pas désormais un séjour plus convenable et plus sûr que la Russie. Il prit le parti de se rendre à Constantinople, seul point qui offrît une issue par où il pût quitter l’Europe continentale.

Voici déjà que les deux Corses se sont serrés de plus près et ont failli s’étreindre. Mais cette guerre de leurs vieilles haines n’est pas près de finir. Le fugitif d’aujourd’hui doit errer long-temps et chercher à ses projets des points d’appui lointains avant de voir le triomphe de sa patiente vengeance.

Proscrit politique maintenant, M. Pozzo di Borgo s’est réfugié en Asie. Il parcourt la Syrie, il visite Smyrne et Malte ; de Malte, il passe à Londres, où il débarque en octobre 1810. Ses missions nombreuses avaient fait de lui un agent important. L’Angleterre n’avait plus avec le continent que de rares et difficiles rapports. Cet isolement lui rendit surtout précieuses les révélations qu’apportait un homme d’affaires et d’expérience arrivant des grandes capitales. Le marquis de Welesley et M. Pozzo di Borgo eurent de fréquentes conférences. Ce dernier l’entretint des espérances de l’Europe, d’une croisade nouvelle contre le gigantesque empire de Napoléon. Plus le colosse avait grandi, plus son armure lui était devenue insuffisante, plus il offrait de points vulnérables. Quel autre eût mieux indiqué où était le défaut de la cuirasse de l’empereur, quel autre mieux que son ennemi d’Ajaccio ? Il l’avait bien prédit à Alexandre en 1807. Ce n’était qu’une trêve que cette paix de Tilsitt. La guerre éclata plus terrible en 1812, les armées françaises passèrent le Niémen. La Russie était envahie. Les batailles de Mojaïsk et de la Moscowa avaient refoulé les troupes d’Alexandre jusque sur Moscow. La vieille capitale, Moscow la sainte, était réduite en cendres.

M. Pozzo di Borgo n’avait pas quitté Londres. Il s’était rattaché, par négociations, au service d’Alexandre ; il avait stipulé au nom de ce prince, il avait efficacement aidé son alliance avec l’Angleterre. Toutefois, il ne retourna pas immédiatement près du czar. Ce n’était pas le moment. À l’heure du danger, Alexandre avait senti le besoin d’appeler à son aide le vieil esprit russe. Mais, pour le réveiller, ce n’était pas assez d’évoquer les traditions nationales, ce n’était pas assez de relever au pied du Kremlin la bannière de saint Nicolas. On n’eût pas intéressé les seigneurs moscovites à la défense du pays, si l’on n’eût fait quelques concessions à leurs jalousies et à leurs animosités. Il avait fallu leur rendre une part de leur pouvoir d’autrefois ; il avait fallu leur sacrifier la plupart de ces étrangers, Français, Italiens ou Allemands, qui étaient en possession des premières dignités civiles et militaires, et obstruaient les marches du trône.

M. Pozzo di Borgo fut rappelé cependant par Alexandre à la fin de la campagne. C’est qu’alors le grand mouvement de résistance du nord, cessant d’être tout-à-fait russe, devenait plus excentrique, et se dirigeait vers la Pologne et la Prusse. Bernadotte lui-même commençait à y accéder. Déjà il prêtait l’oreille aux ouvertures que lui faisait le cabinet de Londres. Le colonel Pozzo di Borgo, se rendant à Saint-Pétersbourg, passa par Stockholm, afin de mûrir ces favorables dispositions du prince royal de Suède.

Ce fut à Kalisch que M. Pozzo di Borgo revit pour la première fois Alexandre, après une absence de cinq ans, durant laquelle tant d’immenses évènemens s’étaient accomplis selon ses prévisions. La grande armée de Napoléon venait d’être engloutie sous les glaces de la Bérésina. Le czar se montrait moins joyeux que touché de ce désastre inoui, qui accablait son ennemi. Ses impressions de Tilsitt le dominaient encore. Le soldat couronné à Notre-Dame était toujours pour lui le dieu du siècle. — Ce n’est pas moi qui l’ai vaincu, disait-il, ce sont les tempêtes du ciel ! C’est l’esprit saint de la Russie ! c’est le vieux génie de nos pères ! Contentons-nous de cette victoire. C’est assez. Qu’il aille en paix vers sa France. Ne tentons pas la fortune en le poursuivant. —

Mais peu ému du mysticisme de ces paroles, le diplomate corse ne songea qu’à ramener le czar aux idées d’une politique plus saine et plus intéressée. — « Il ne s’agissait pas de générosité. Une occasion s’offrait qui ne se présenterait plus. Les sociétés secrètes d’Allemagne s’ébranlaient aux cris de Teutonia et de Germania. Les mécontentemens surgissaient même en France. On ne retrouverait pas ainsi deux fois, peut-être, les peuples d’accord avec les cours. Il fallait profiter, et sans tarder, de cet élan universel : il fallait étouffer le géant renversé, sous peine d’être étouffé par lui, si on lui laissait le loisir de se relever. »

Le patriote de 89 avait compris la portée de la conspiration de Mallet. Il savait quelle est la force irrésistible de la liberté. Dût-elle se tourner contre les rois qui l’auraient employée, il n’hésitait pas à s’en servir pour eux.

Alexandre s’était laissé convaincre : une fois qu’il voulut la ruine de Napoléon, il en voulut les moyens. On avait besoin de Moreau, pour soulever en France le parti républicain ; du prince Eugène et de Murat, pour diviser l’armée ; de Bernadotte pour fortifier la coalition de ses talens et de ses vingt mille soldats. Une triple négociation s’ouvrit simultanément à l’effet de les gagner. On fit briller aux yeux de chacun l’appât le plus capable de le tenter. À Moreau, on promit la présidence d’une république française restaurée ; à Murat et au prince Eugène, la souveraineté de l’Italie, partagée entre eux ; on flatta Bernadotte de l’espoir de revêtir un jour la pourpre impériale dont on dépouillerait Bonaparte. C’était M. Pozzo di Borgo que le czar avait chargé lui-même de séduire le prince royal. Ce dernier hésita long-temps avant de céder. Tandis qu’il embarquait à Kalschrona, le canon victorieux de Lutzen et de Bautzen avait retenti jusqu’à lui. L’armée russe était en pleine retraite à travers la Haute-Silésie, et Bernadotte savait la fortune de Napoléon ! Il était entré en ligne, mais il n’osait pas se prononcer encore. Il attendait à Stralsund les évènemens. Le persévérant diplomate courut l’y rejoindre. Il triompha des irrésolutions du prince royal, et parvint à l’emmener avec lui au congrès militaire de Traquenbourg. Ils y trouvèrent Moreau. Ce fut là que ces trois mortels ennemis de Napoléon échangèrent leurs vieux ressentimens, Moreau contre le consul, Bernadotte contre l’empereur, Pozzo di Borgo contre le Corse, le consul et l’empereur. Ce fut là que sur leur commun avis, il fut décidé que la France envahie, la coalition marcherait droit à la capitale, afin de frapper Bonaparte au cœur même de sa puissance et de sa faiblesse. Funeste plan de campagne, dont la clairvoyance et la sagacité de ces trois haines assuraient trop bien le succès !

Le congrès de Prague n’avait été que le prétexte d’un armistice devenu nécessaire à toutes les parties belligérantes, jamais les propositions de paix des alliés n’y avaient été sincères. Ce n’est pas qu’ils ne la voulussent au fond, mais ils la voulaient, sur le Rhin, dictée sous leurs épées, et ils étaient sûrs de la conquérir à ces conditions. Toute l’ardente jeunesse allemande accourait fanatisée sous leurs drapeaux ; chaque jour, leurs légions se grossissaient de légions nouvelles ; chaque jour, au contraire, Napoléon s’affaiblissait davantage ; chaque jour, les désertions éclaircissaient les rangs de son armée. Son armée, sa glorieuse armée, allait elle-même lui manquer. Conscrits, officiers, généraux, tous étaient las et excédés. Le bâton pesait au maréchal, comme au soldat son fusil. Son armée lui allait manquer. Que lui resterait-il ? Il eût été sauvé peut-être par la médiation armée qu’offrait l’Autriche. Les alliés s’étaient vivement inquiétés de cet obstacle. C’était pour l’écarter surtout qu’ils avaient fait cette halte du congrès de Prague. L’imprudence de l’empereur les servit mieux que toute leur diplomatie. Dans une conférence intime où M. de Metternich lui insinuait au prix de quelles restitutions il mettait sa médiation, — Monsieur de Metternich, combien vous donne l’Angleterre pour jouer ce rôle-là ? — lui dit Napoléon. Le ministre offensé ne répondit rien ; seulement, afin de montrer qu’il avait senti l’injure, il ne se baissa pas, comme l’eût voulu l’étiquette, pour ramasser le petit chapeau que l’empereur avait laissé tomber dans un brusque mouvement de colère. Quelques jours après, l’Autriche s’était prononcée pour la coalition. Les souverains alliés attendaient avec impatience la résolution du cabinet de Vienne. Il était onze heures du soir ; tous étaient réunis dans une grange ; au rez-de-chaussée, MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo, Hardenberg ; au premier étage, Alexandre et le roi de Prusse. La pluie sifflait aux vitres ; tout à coup arrive un courrier porteur d’une lettre pour M. de Nesselrode ; deux mots seulement : — L’Autriche s’est prononcée et met son armée à la disposition de l’alliance. — Qu’on imagine les transports de la coalition à cette nouvelle ; cent cinquante mille hommes débouchant des montagnes de la Bohême !

L’orage s’amassait à chaque moment plus épais. Avec quelle joie le regardait s’élargir à l’horizon ce Pozzo di Borgo qui l’y avait vu poindre imperceptible. Il était général maintenant. Comme si la guerre incessante des négociations n’eût pas suffisamment secondé son impatience, il avait demandé à être employé activement dans la lutte des camps. Il fut envoyé par l’empereur en qualité de commissaire près du prince royal de Suède qui couvrait Berlin avec quatre-vingt dix-mille hommes, Prussiens, Russes et Suédois.

L’étoile de Napoléon jetait encore par intervalles de brillans rayons. La défense de Dresde fut un des prodiges du génie guerrier de l’empereur. La coalition avait été refoulée avec des pertes énormes ; Moreau était resté sur le champ de bataille. Mais cette admirable manœuvre de concentration sur Dresde fut suivie de grandes fautes. Nos corps d’armée avaient été témérairement éparpillés ; celui de Vandamme fut coupé et fait prisonnier, tandis que les avantages remportés à Grosbeeren et à Delwich, par Bernadotte et Pozzo di Borgo, contraignirent les autres à la retraite.

Napoléon prit position sur l’Elbe. Nous ne rappellerons pas les funestes Journées de Leipzig : on sait quel immense désastre en fut la suite. La coalition était victorieuse sur tous les points : déjà son avant-garde se mirait aux flots du Rhin ; mais elle n’approchait qu’avec une secrète terreur de cette terre de France où tant d’autres avant-gardes de l’Europe avaient trouvé leur tombeau. L’armée de Bernadotte s’était dirigée sur le Holstein ; elle devait occuper le Danemark et préparer de là un mouvement en Hollande. Le général Pozzo di Borgo fut détaché de ce corps et appelé à Francfort pour y régler, avec l’alliance, la marche des opérations décisives. Avant de se risquer en France, on voulait bien connaître sa situation intérieure. Ce fut donc de Francfort que la prudente diplomatie épia les mouvemens de l’ennemi qu’elle voulait enlacer.

La machine administrative impériale fonctionnait encore docilement, tant était puissant le mouvement que lui avait imprimé le génie organisateur de Napoléon ! Le sénat avait voté tout ce qu’on lui avait demandé d’hommes. Les préfets continuaient de fournir rigoureusement leurs contingens. Les rouages du pouvoir exécutif s’engrenaient obéissans. Mais voilà tout. C’était en vain que l’enthousiasme officiel des pamphlets, des chansons et des opéras avait tenté de réveiller l’esprit national. Ce ressort-là était devenu inerte. Trop d’intérêts froissés, trop de misères, trop de lassitude générale l’avaient détendu. Il avait fallu dissoudre le corps législatif qui avait protesté. Les membres de la régence étaient incertains, timides ; quelques-uns, comme M. de Talleyrand, tout prêts à trahir une cause chancelante.

Toutes les circonstances favorisaient donc l’invasion ; mais les alliés étaient-ils bien d’accord sur l’opportunité et sur le but de cette invasion ? Avaient-ils tous un intérêt identique ? À présent qu’elle avait reconquis ses territoires usurpés, l’Autriche voudrait-elle renverser le gendre de son empereur ? Laisserait-elle dépouiller la France au profit de la Prusse et affaiblir outre mesure une puissance si nécessaire à l’équilibre européen ? L’Angleterre elle-même, tout acharnée qu’elle fut contre Napoléon, ne voyait-elle pas avec jalousie le rapide accroissement de l’influence russe ? Au parlement, chaque jour, les ministres anglais étaient vivement interpellés sur l’objet de la guerre.

Les conférences de Francfort avaient fait sentir ces difficultés. Les plus graves pouvant surgir à Londres, le général Pozzo di Borgo y fut envoyé ; il y arriva au commencement du mois de janvier 1814. Sa mission était délicate. Il s’agissait de convaincre le régent et les communes de la modération du czar, et d’obtenir que lord Castlereagh, le chef du cabinet anglais, se rendît au quartier-général pour se concerter lui-même avec la coalition.

M. Pozzo di Borgo fut reçu, cette fois, à Londres, non plus en fugitif que l’on protège, en homme capable que l’on daigne consulter, mais en ambassadeur véritable, qui traite de puissance à puissance. Dans un de ses premiers entretiens avec lord Castlereagh, celui-ci lui avait communiqué la pensée qu’il avait déjà d’une restauration de la dynastie des Bourbons. — Vous savez, milord, lui répondit le général, qu’il ne faut jamais présenter aux souverains qu’une idée simple ; ils ne saisissent point les choses complexes ; songeons d’abord à renverser Buonaparte. Nous ferons comprendre cela facilement au roi de Prusse et à l’empereur Alexandre. Quand nous aurons table rase, nous verrons ce que nous y pourrons mettre. —

Il visita néanmoins les princes français ; mais lorsque le comte d’Artois lui parla du projet de se rendre au quartier-général des alliés : — Gardez-vous-en bien, monseigneur, s’écria M. Pozzo di Borgo ; ne venez pas brouiller nos cartes ; nous avons encore une rude partie à jouer ; nous avons à tourner le roi. Dès que nous aurons pris Buonaparte, il faudra bien qu’on songe à quelque chose. Alors votre nom suffira. —

Son voyage eut d’ailleurs plein succès quant à son but principal. Dans un dîner chez lady Castlereagh, au dernier toast porté à l’envoyé russe : — Eh bien ! mon cher Pozzo, s’écria le premier ministre, il est décidé que je vous accompagne ; j’ai une lettre autographe du prince régent pour l’empereur Alexandre. Nous agirons tous de concert. Les deux diplomates s’embrassèrent ; deux jours après ils s’embarquaient pour le continent. Au bout de trois semaines ils avaient rejoint les souverains au quartier-général de Baden.

L’alliance était une et complète maintenant ; elle pouvait arrêter sûrement le plan de campagne de l’invasion. L’Angleterre n’avait jamais reconnu l’empereur ; jamais elle ne l’avait désigné, dans les actes de cabinet ou de parlement, que comme l’ennemi commun ou le chef du gouvernement français. M. Pozzo di Borgo avait dans lord Castlereagh un puissant auxiliaire de ses plans contre Napoléon. Le premier ministre anglais était muni de pleins pouvoirs ; il posa pour base de toute transaction diplomatique, que la France, nécessaire comme puissance dans la balance de l’Europe, devait être réduite néanmoins à son ancien territoire. De là résultaient presque forcément le renversement de l’empereur et la restauration des Bourbons. Cette déduction ne fut pourtant encore exprimée dans aucune des notes publiques ou secrètes des négociations.

Selon l’habile tactique conseillée dès long-temps par Bernadotte et Pozzo di Borgo, la coalition s’appliqua dès cet instant à séparer Napoléon de la France ; c’était à ce but que tendaient toutes les proclamations de Schwartzemberg et de tous les corps d’armée qui passèrent le Rhin. Il n’en coûtait rien de promettre l’intégralité du territoire et une constitution indépendante de l’empereur ; on l’isolait ainsi de plus en plus ; on appelait au secours de l’alliance tous les mécontentemens sans s’engager avec aucun.

M. Pozzo di Borgo demeura près de la personne d’Alexandre pendant toute la campagne de 1814, campagne triste et glorieuse, où la fortune militaire de Napoléon, au moment de s’éteindre, jeta encore de si vives lueurs. Les négociations de Chatillon s’ouvrirent, mais les propositions de l’empereur y furent rejetées. « Point d’armistice ! ne cessait de répéter M. Pozzo di Borgo ; il faut marcher sur Paris en masse, en ligne droite, sans s’arrêter ! » Et quand il parlait ainsi, déjà des ouvertures directes lui avaient été faites de la capitale par M. de Talleyrand et le parti des mécontens.

Pourtant il est positif qu’à Chatillon on eût traité avec Napoléon, s’il eût accepté à temps les préliminaires de paix qu’imposaient les alliés. M. de Caulaincourt fut autorisé trop tard à s’y soumettre ; M. Pozzo di Borgo avait encore eu le temps d’empêcher l’effet des dispositions généreuses d’Alexandre. — Il faut renverser Bonaparte, disait-il. La paix que vous lui accorderiez ne serait qu’un moyen de recrutement pour lui ; avant un an, vous le verriez déborder de nouveau et menacer peut-être encore Moscou du torrent de ses armées.

Ce fut alors que les souverains signèrent le traité de Chaumont qui resserrait plus étroitement leur alliance. La guerre fut poussée avec une vigueur nouvelle. La pointe sur la capitale, recommandée si incessamment par le général Pozzo di Borgo, eut l’effet qu’on en devait attendre. Il ne tarda pas à entrer lui-même dans Paris à la suite de l’empereur Alexandre.

Ici les souvenirs sont poignans ; nous glissons sur les détails, d’ailleurs trop bien connus, de cette douloureuse occupation. La cause de Napoléon commençait à être désespérée ; sauf quelques généreux soldats groupés encore autour de lui, et résolus à mourir sous leurs aigles, tous l’avaient abandonné. Il avait contre lui les républicains et les royalistes, dont les doubles espérances s’étaient réveillées, et la masse de la population épuisée par la guerre. Cette universelle réprobation qui demandait son renversement était fort énergiquement exprimée par le gouvernement provisoire, auprès duquel M. Pozzo fut envoyé en qualité de commissaire par l’empereur Alexandre. Certes, ces dispositions du gouvernement trouvèrent alors une suffisante sympathie dans la haine du diplomate, qui les servit dignement. Plusieurs maréchaux avaient tenté d’amener le czar à traiter avec Ia régence. Alexandre, encore dominé par le souvenir de Napoléon, allait peut-être écouter son émotion personnelle. M. Pozzo di Borgo arriva, le gouvernement provisoire l’avait averti. Il arrêta, et cette fois sans retour, le noble mouvement de son souverain. — La régence, s’écria-t-il, c’était toujours Napoléon ! et la France n’en voulait plus. Lui dicter une paix si dure qu’elle fût, c’était s’exposer à une reprise d’armes. Si l’Europe tenait au repos, il fallait en finir avec le régime impérial ; il fallait abattre l’empereur. — Le général demeura deux heures près du czar, il ne le quitta pas qu’il n’eût obtenu de lui la promesse qu’on ne traiterait plus avec l’empereur ni avec sa famille. Maître de l’irrévocable proclamation, il court tout exalté de son triomphe auprès du gouvernement provisoire ; et là, avec un accent de joie inexprimable : « Mon cher prince, dit-il à M. de Talleyrand, ce n’est pas moi sans doute qui ai tué seul politiquement Buonaparte ; mais c’est moi qui lui ai jeté la dernière pelletée de terre sur la tête ! »

Ainsi le montagnard corse avait atteint le but de toute sa vie ; il assistait aux funérailles politiques de l’empereur. Singulières destinées de ces deux hommes ! Nés à une année de distance, ils étaient sortis de leur île tous deux pauvres et ignorés, nourrissant déjà un mutuel et profond ressentiment. L’un avait bientôt mis sur sa tête la première couronne de l’univers ; l’autre, proscrit par lui, n’avait couru le monde qu’afin de se hausser assez pour la lui arracher du front !

Le sénat avait proclamé la déchéance de l’empereur et rappelé l’ancienne dynastie. Le général Pozzo di Borgo fut chargé par les souverains alliés d’aller recevoir à Londres le roi Louis xviii. Ce n’était pas là seulement une mission d’honneur qu’on lui confiait. Il avait à exposer au prince l’état réel des esprits en France et la nécessité d’adopter des formes de gouvernement en harmonie avec les idées libérales. On n’ignorait pas que le parti royaliste exagéré n’épargnerait rien pour circonvenir le nouveau monarque et le jeter dans les folies contre-révolutionnaires. Il importait de prévenir ce danger. M. Pozzo di Borgo, qui avait tant fait pour la restauration, mais qui cependant n’avait pas complètement oublié les principes de 89, était éminemment propre à cette négociation. Arrivé à Calais, il avait à la hâte frété un navire de passage et se rendait à bord. Une rencontre inattendue lui offrit un imposant exemple de la fragilité des opinions politiques. Un étranger vint vers lui qui lui demanda de le recevoir sur son bâtiment pour aller au-devant de Louis xviii. — Qui êtes-vous ? dit M. Pozzo di Borgo. — Je suis le duc de Larochefoucauld-Liancourt. Je vais reprendre mes anciennes fonctions auprès du roi. — Qu’on juge de la surprise du général. Le duc de Liancourt n’avait pas blessé Monsieur seulement à l’Assemblée constituante ; il l’avait encore profondément offensé depuis, en lui renvoyant des États-Unis le cordon de ses ordres en signe de mépris pour tous les hochets de noblesse. Ces péchés-là, Louis xviii ne les pardonnait pas à un gentilhomme. Le diplomate admit toutefois fort courtoisement le noble révolutionnaire venu à résipiscence. Mais chose plus curieuse ! le premier soin du duc de Liancourt, en mettant le pied sur le yacht royal, fut de se parer de ce cordon qu’il avait si dédaigneusement traité pendant son accès de républicanisme américain. Louis xviii ne voulut pas même le recevoir. Il accueillit au contraire M. Pozzo di Borgo comme un ami, comme un bienfaiteur.

Le général revint à Paris avec le souverain. Le voyage, durant lequel ils ne se séparèrent point, fournit au diplomate le temps et l’occasion d’accomplir son honorable mission. C’est aux conversations de ce voyage qu’il faut rapporter la déclaration de Saint-Ouen, base de cette charte octroyée dont les événemens ont démontré postérieurement l’insuffisance, mais qui était une concession immense à la liberté à cette époque d’invasion et au sortir du despotisme de Napoléon.

M. Pozzo di Borgo demeura à Paris comme le représentant de la Russie auprès du nouveau gouvernement français ; il se rendit ensuite aux conférences de Vienne, où toutes les sommités diplomatiques avaient été appelées. Le diplomate russe tournait souvent alors, avec une vive préoccupation, ses regards vers l’île d’Elbe ; il épiait tous les mouvemens de l’illustre prisonnier ; il l’entendait limer ses fers ; sa prévoyance demandait à l’Europe une captivité plus lointaine pour Napoléon. La cour plénière des ambassadeurs s’occupait à discuter la proposition dont elle hésitait à reconnaître l’utilité, lorsqu’elle apprit le débarquement de l’empereur. M. Pozzo di Borgo ne fut point surpris de l’évènement, mais il en comprit la portée. — Je connais Bonaparte, s’écria-t-il ; puisqu’il a débarqué, il ira à Paris ; point de trêve alors pour lui : c’est à l’Europe de se remettre en marche ; il faut le renverser, et cette fois sans retour ! —

L’Europe entendit l’appel ; elle était prête. L’alliance s’avança compacte ; ce fut vainement que Napoléon essaya d’en détacher l’Autriche et la Russie. L’envoi qu’il fit à Alexandre du traité secret conclu au mois de mars 1815 entre l’Angleterre, l’Autriche et la France, contre la Russie, n’eut d’autre effet que de produire cette antipathie du czar pour M. de Talleyrand, qui empêcha plus d’une importante transaction. L’activité de M. Pozzo di Borgo s’était réveillée. Le général fut envoyé par son souverain en qualité de commissaire près de l’armée anglo-prussienne qui formait l’avant-garde de la coalition.

Napoléon était tombé comme la foudre sur la frontière belge. Ce fut, on le sait, au milieu d’un bal, à Bruxelles, sous les mille lustres du palais de Lacken, que le duc de Wellington entendit le coup de tonnerre. L’armée anglaise fut réunie en toute hâte, et un courrier expédié à Bulow pour qu’il eût à précipiter sa marche. Un premier échec avait frappé les Prussiens de Blücher. Le duc fut forcé à la retraite ; il prit position sous le mont Saint-Jean. M. Pozzo di Borgo vint l’y trouver assez inquiet. — Jusqu’à quelle heure croyez-vous pouvoir tenir ? dit-il. — Je ne compte pas trop sur les Belges, répondit Wellington ; mais j’ai avec moi une douzaine de régimens anglais et écossais. Adossé à la colline, je réponds de résister toute la journée ; mais il faut que Bulow m’aide avant cinq heures du soir. — Au milieu de la bataille, un billet de Bulow annonça son arrivée avant trois heures ; la nouvelle passa de rang en rang ; l’armée anglaise, bien que mal secondée par les Belges, résista avec cette puissante ténacité qui fit sa victoire.

Napoléon avait quitté son dernier champ de bataille. Pourtant M. Pozzo s’inquiétait encore, et non sans raison. L’armée d’Alexandre n’avait pris aucune part aux événemens militaires ; à peine avait-elle atteint l’Allemagne. Blücher et Wellington n’allaient-ils pas profiter de leurs succès pour décider seuls des destinées de la France ? M. Pozzo di Borgo appela un jeune officier russe employé dans l’armée prussienne : — Tuez des chevaux, lui dit le général, et que dans quarante-huit heures le czar soit instruit de la victoire ! Votre fortune est au bout de votre course. — Et le diplomate, quoique malade et blessé, se rendit à Paris sur les pas du duc de Wellington. Il avait repris ses fonctions d’ambassadeur près de Louis xviii, mais non plus avec les mêmes chances de crédit qu’en 1814. Comme il l’avait prévu, l’occupation de la capitale par les généraux anglais et prussien les y avait rendus tout puissans : le duc de Wellington avait à peu près fait lui-même le ministère Fouché-Talleyrand, et ces deux hommes politiques étaient tout dévoués de longue main à l’alliance anglaise. La Russie ne jouerait donc plus qu’un rôle secondaire ! L’arrivée de l’empereur Alexandre, à la tête de deux cent cinquante mille baïonnettes, changea bientôt cette situation des affaires.

M. de Talleyrand put s’en convaincre dès les préliminaires du traité de Paris. Le czar avait de profonds griefs contre l’ancien plénipotentiaire de Vienne, il ne voulut entendre parler d’aucune négociation conduite par ce premier ministre ; la médiation d’Alexandre était pourtant bien nécessaire à nos intérêts dans la discussion du traité de paix. L’Angleterre, la Prusse et l’Allemagne, montraient des exigences exorbitantes ; elles voulaient exploiter sans pitié leur victoire et nous dépouiller à l’envi. Les premières notes de lord Castlereagh réclamaient la cession d’une ligne de forteresses du côté de la Belgique, depuis Calais jusqu’à Maubeuge. Les Allemands et les Prussiens nous demandaient l’Alsace et une partie de la Lorraine. Qui pouvait nous défendre de ces avidités de vainqueurs armés, si ce n’était le czar ? M. de Talleyrand tenta de gagner son appui, en assurant à son ambassadeur une haute position politique en France. Il offrait à M. Pozzo di Borgo le ministère de l’intérieur, que la démission de Fouché avait laissé vacant, et il obtint pour lui de Louis xviii des lettres de pairie. Cette singulière combinaison échoua devant l’invincible aversion de l’empereur pour M. de Talleyrand. Alexandre persista à vouloir que les affaires étrangères fussent confiées à un homme de son choix, avec lequel il put traiter en toute confiance. Il indiqua le duc de Richelieu qu’il appelait le meilleur Français et le plus loyal des hommes. M. de Talleyrand dut céder. Il rendit le portefeuille à Louis xviii, qui chargea M. de Richelieu de composer un nouveau cabinet.

Dès ce moment, l’influence russe reprit sa prépondérance dans toutes les affaires publiques. Le czar se porta médiateur dans toutes les négociations ; son intervention, quant aux questions territoriales, n’était désintéressée qu’à notre bénéfice. Il importait aux Russes que la France se maintint, au midi de l’Europe, puissante et homogène. Elle pouvait être pour eux, au besoin, un utile point d’appui. M. Pozzo di Borgo vit son action grandir avec celle de son maître, et cette action nous fut favorable et salutaire. Le traité de Paris, auquel il contribua efficacement, fut bien toujours la loi du plus fort, mais encore valut-il mieux que si l’Angleterre et la Prusse l’eussent dicté seules[3]. La France perdait quelques lignes sur la frontière ; elle était mise sous la haute surveillance d’une occupation militaire ; on lui prenait sept cents millions, mais enfin on ne se la partageait pas. Elle gardait la Lorraine et l’Alsace ; elle restait grande nation.

L’empereur Alexandre, en quittant Paris, laissa plein pouvoir à M. Pozzo di Borgo de seconder le gouvernement français dans ses véritables intérêts.

L’opinion royaliste avait bientôt abusé de la victoire que l’étranger lui avait faite. Elle avait taché de sang sa bannière blanche. La chambre de 1815 s’était ouvertement prononcée pour les vengeances judiciaires. La violence de son opposition rendait impossible tout ordre constitutionnel régulier. La réaction s’avançait chaque jour plus menaçante ; il lui fallait une digue. De concert avec M. Decazes et le duc de Richelieu, M. Pozzo di Borgo prépara l’ordonnance du 5 septembre. Il l’appuya lui-même auprès de Louis xviii. La chambre ardente fut brisée, la restauration ramenée dans la voie sage et modérée.

L’influence de M. Pozzo di Borgo s’était fortifiée par le triomphe de ses conseils ; elle continua de s’exercer au profit de la France. Ce fut l’active intervention du diplomate russe qui obtint de l’empereur Alexandre et du duc de Wellington qu’un terme fût enfin fixé à l’occupation ; ce fut elle qui valut au pays obéré quelque allégement dans le poids monstrueux des contributions militaires, et une plus équitable liquidation des créances étrangères. Ces efforts, a-t-on dit, ne furent pas tous désintéressés. Ce serait à l’époque de ces négociations que l’on ferait remonter l’origine de la fortune colossale de l’ambassadeur. Là-dessus nous ne nions ni n’affirmons rien ; mais qui ne sait qu’en diplomatie les gratifications sont de droit public, et que, même dans les budgets constitutionnels, elles ont leur chapitre légal, délicatement intitulé : Présens diplomatiques, sans compter les fonds secrets ?

On sait que la libération de la France fut le résultat principal du congrès d’Aix-la-Chapelle. M. Pozzo di Borgo avait essayé vainement de rassurer Alexandre qui commençait à s’effrayer des tendances démocratiques de l’Europe. Après les conférences, le czar fit une courte visite à Paris ; il s’entretint avec Louis xviii des craintes que lui causait surtout la fermentation des universités allemandes, et avant de partir, il enjoignit à son ambassadeur d’arrêter désormais le mouvement libéral plutôt que de le favoriser. L’empereur quittait à peine la France, que le ministère Desolles remplaçait déjà celui du duc de Richelieu. M. Pozzo di Borgo ne heurta pas encore de front les principes qui avaient présidé à la composition du cabinet. Mais lorsque le nom de M. Grégoire sortit de l’urne électorale, lorsque le duc de Berry fut tombé sous le poignard de Louvel, le représentant du czar dut s’associer aux terreurs vraies ou feintes du corps diplomatique, et il ne fut pas étranger à la résolution qui forma le second ministère Richelieu.

Alexandre ne s’était pas trompé dans ses frayeurs prévoyantes ; l’esprit des révolutions s’était levé et courait l’Europe. En Allemagne, la jeunesse des universités s’agitait impatiente ; Kotzebue avait été assassiné. En Russie, c’étaient les sociétés secrètes de l’armée ; en Angleterre, les révoltes d’ouvriers de Manchester ; à Paris, les émeutes des écoles. Déjà Naples, le Piémont et l’Espagne avaient mis à leurs rois les menottes constitutionnelles. Partout les nations demandaient compte aux souverains de ces promesses de liberté qu’ils n’avaient pas tenues, et prétendaient se faire justice elles-mêmes. Tout annonçait un soulèvement universel des peuples. Jamais tant de trônes n’avaient été ébranlés à la fois et si profondément. Cette rude secousse, qui ne les put renverser, les raffermit en les avertissant. L’attaque démocratique provoqua une résistance monarchique plus vigoureuse et plus hostile. La sainte-alliance resserra ses nœuds relâchés. M. de Corbière et M. de Villèle avaient pris le ministère des mains de M. de Richelieu. M. Pozzo di Borgo vit sans doute personnellement avec peine l’avènement de ces hommes de 1815, qu’il avait frappés de l’ordonnance du 5 septembre ; mais, interprète de la volonté de son souverain, il les appuya. Il seconda également l’occupation du Piémont par l’Autriche, et il poussa la France à la guerre d’Espagne, selon la détermination des congrès de Troppau, de Laybach et de Vérone.

Ferdinand vii avait été rétabli sur le trône. Alexandre, qui se croyait bien quelque droit à la reconnaissance de ce prince, ne négligea pas d’en tirer tout le profit qu’il put pour sa politique. L’ambition de la Russie était toujours d’établir son influence sur le midi de l’Europe, aux dépens de l’influence anglaise. M. Pozzo di Borgo fut envoyé à Madrid, afin d’y frayer le chemin du ministère à M. Zéa, tout acquis aux intérêts du cabinet de Saint-Pétersbourg, où il avait été long-temps consul-général d’Espagne. La mission de l’ambassadeur eut un prompt succès. Le roi congédia son confesseur Saëz, et mit à sa place le protégé du czar. Dès-lors fut fondée cette étroite union entre les deux cours, que la mort de Ferdinand vii, et la réaction qui la suivit, purent à peine rompre après dix ans.

De retour à Paris, M. Pozzo di Borgo vit commencer les sérieuses folies de la restauration. La promenade du duc d’Angoulême au-delà des Pyrénées l’avait trop enivrée ; elle ne croyait plus au danger ; elle se plaisait à tourmenter le pays par ses lois impopulaires. Le crédit de l’ambassadeur russe était alors presque nul : il observait ; il n’approuvait guère, il improuvait un peu ; il faisait une petite opposition de salon. Un jour, à propos de la conversion des rentes, on l’entendit s’écrier : « Le roi de France veut devenir le souverain le plus riche de l’Europe, mais j’ai bien peur que tout cet argent qu’il amasse ne lui serve qu’à vivre dans l’exil ; j’ai bien peur qu’il ne nous mène à une catastrophe : on ne joue pas impunément avec les intérêts des classes bourgeoises. « 

Pendant son voyage en Crimée, Alexandre était mort de cette mystérieuse maladie héréditaire dans la dynastie russe. Nicolas succédait aux idées et aux sympathies de son frère comme à son trône. M. de Nesselrode restait à la tête du cabinet. Les pouvoirs de l’ambassadeur russe à Paris furent continués. Il remit à Charles x ses nouvelles lettres de créance, lorsque la presse battait déjà en brèche le ministre du trois pour cent et les trois cents députés de sa chambre. Après deux années encore d’une habile résistance, M. de Villèle fut enfin renversé. Charles x composa le ministère Martignac. M. Pozzo di Borgo s’employa très activement à y faire entrer le comte de la Ferronnays, alors notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. À cette époque, il importait beaucoup au cabinet russe que le ministre des affaires étrangères français lui fût bienveillant. En signant le traité du 6 juillet 1827, qui constituait l’indépendance de la Grèce, la Russie avait profondément ulcéré la Porte. L’occupation de la Moldavie et de la Valachie était devenue bientôt l’occasion d’une rupture. L’ambassadeur du czar avait quitté Constantinople. Une guerre éclatait entre les deux empires, qui pouvait être grave, si l’Angleterre prenait fait et cause pour le sultan.

D’après les instructions de M. de Nesselrode, M. Pozzo di Borgo fit de sérieuses ouvertures à notre cabinet. Il demandait à la France, non pas une coopération active en Orient, mais une neutralité armée, capable au besoin de tenir en respect l’Autriche et l’Angleterre. Pour prix de cette alliance, il montrait en perspective la restitution de notre frontière naturelle du Rhin, qu’on saurait bien obtenir de la Prusse et de la Hollande. Ces offres avaient paru peut-être peu sincères ; la négociation n’avait guère été poussée qu’en paroles ; l’alliance demeurait un projet. Toutefois, la marche des Russes dans les Balkans n’était ni rapide ni triomphante ; il y avait eu des siéges meurtriers, des batailles douteuses ; la situation de M. Pozzo di Borgo à Paris devenait difficile ; on ne parlait plus que des échecs des armées du czar ; mais son ambassadeur montrait partout une inaltérable assurance. « Attendez, disait-il, attendez ; vous verrez si nous ne savons pas le chemin de Constantinople. » Et en effet, l’année suivante, l’avant-garde de Nicolas menaçait la capitale de Mahmoud.

Alors venait de s’opérer la brusque révolution ministérielle qui avait porté le prince de Polignac au pouvoir. Certes, il ne s’agissait plus maintenant d’alliance russe : M. de Polignac était tout aux Anglais, corps et âme ; mais il s’agissait de la vie de la royauté. M. Pozzo di Borgo vit d’abord quel abîme elle avait creusé sous son trône ; il expédia courriers sur courriers à son gouvernement pour lui signaler une catastrophe imminente ; il montra le danger si évident, que le czar s’en ouvrit à M. de Mortemart, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. « On prépare des coups de folie à Paris, dit-il ; c’est bien. Le roi de France est maître de faire ce qu’il veut dans son royaume ; mais tant pis pour lui s’il lui en arrive malheur. Prévenez-le qu’on ne le secondera pas, et que l’Europe ne se compromettra pas pour lui. »

L’ambassadeur russe ne connut les ordonnances de juillet que le 23 au soir, et seulement par un bruit de salon ; le ministère ne l’avait averti ni officiellement ni confidentiellement. Lorsqu’elles parurent le 26 dans le Moniteur, et qu’il vit l’incurie du gouvernement au milieu de son immense témérité, l’absence des forces militaires, l’oubli de toutes les précautions, il exprima sa surprise et son effroi. « Quoi ! s’écria-t-il, ils se mêlent de coups d’état, et ils n’ont point de troupes ! Les ponts ne sont pas occupés ; aucune mesure défensive ! — Tout est tranquille, répondit-on. — Tout est tranquille ? répliqua-t-il. Aujourd’hui peut-être ; mais demain les coups de fusil ; après-demain, qui sait ? je serai forcé de demander mes passeports. »

Le corps diplomatique était plongé dans une grande perplexité. Le 28 juillet, M. de Polignac ne lui avait fait encore aucune communication officielle. Les ambassadeurs ne savaient à quoi s’arrêter ; ils se réunirent pourtant chez M. Pozzo di Borgo, afin de convenir d’une résolution commune. Le représentant de la Russie estima que les événemens n’avaient pas encore un caractère tellement décisif, qu’il y eût à prendre une mesure diplomatique ; il pensait qu’il fallait attendre la fin de la lutte, et qu’il n’y aurait lieu à intervenir qu’autant que le gouvernement serait sérieusement ébranlé dans ses principes légitimes. Cet avis fut adopté : on décida qu’on resterait à Paris, et qu’on ne se mêlerait en rien des affaires, à moins qu’on ne reçût de Charles x quelque notification officielle. Des courriers furent expédiés aux cours respectives pour les avertir et demander des instructions ; les dépêches, en général, blâmaient les derniers actes du gouvernement royal, et s’expliquaient impartialement sur la légalité de l’insurrection.

Le 29 juillet, une note de M. de Talleyrand annonça au corps diplomatique les raisons qui déterminaient le duc d’Orléans à se laisser investir de la lieutenance-générale du royaume. C’était de la part de ce prince un acte de dévouement nécessaire et purement provisoire. On maintenait par lui tous les droits ; on consacrait la légitimité ; on opposait une digue au peuple débordé. D’ailleurs, on se faisait fort d’obtenir l’abdication de Charles x et de son fils.

Le moyen était habile. On sentait l’importance de garder près de soi le corps diplomatique ; le nouveau pouvoir s’y prenait avec lui plus adroitement que la candide cour de Saint-Cloud.

M. Pozzo di Borgo approuva la mesure, qu’il croyait prudente. Les démarches de quelques amis du duc d’Orléans décidèrent en outre l’ambassadeur à ne point demander ses passeports et à rester, afin de fortifier de son appui la barrière élevée contre l’inondation populaire ; mais quand le lieutenant-général eut pris la couronne, quand les chambres l’eurent proclamé, la question de séjour devint plus délicate pour le représentant du czar. Toutefois, il n’est point douteux qu’il eût quitté Paris, s’il n’y eût été amusé et retenu par la représentation d’une comédie analogue à celle qu’on envoyait M. de Mortemart jouer à Saint-Pétersbourg, comédie d’autant plus piquante, que ce dernier était acteur de bonne foi. Louis-Philippe ne s’était pas borné à écrire à l’empereur Nicolas la lettre où il s’excusait humblement d’avoir accepté le trône après les déplorables événemens de juillet, mais il avait en outre chargé son ambassadeur extraordinaire d’affirmer confidentiellement que tout ce qui se passait à Paris n’était qu’une sorte d’intermède, en attendant le troisième acte de la restauration légitime. Le czar avait pu trouver le divertissement spirituel, mais il n’en avait pas été dupe. Sa réponse froide aux touchantes communications de Louis-Philippe témoignait suffisamment son mauvais vouloir.

Lorsque survint la révolution belge, qui rendait la nôtre plus inquiétante, une ligne d’opérations était déjà tracée de Saint-Pétersbourg aux frontières prussiennes. L’armée polonaise devait former l’avant-garde de la grande armée russe. M. Pozzo di Borgo avait reçu l’ordre de se tenir prêt à demander ses passeports. C’est à ce moment que la révolution de Varsovie fit à son tour son explosion. Une nouvelle dépêche de l’empereur Nicolas enjoignit à l’ambassadeur de temporiser, et surtout d’empêcher l’intervention de la France.

Ce fut un des momens les plus difficiles de la vie diplomatique de M. Pozzo di Borgo. La cause polonaise avait éveillé la sympathie de toutes les ames généreuses ; elle avait remué violemment le peuple de Paris, à peine rentré dans son lit depuis le grand débordement de juillet. L’émeute recommençait à gronder : un soir elle fut plus menaçante et plus indignée ; de nombreux rassemblemens se portèrent sous les fenêtres de l’ambassadeur russe avec les cris de : Vive la Pologne ! à bas les Russes ! Des pierres furent lancées aux carreaux de l’hôtel. Tous les agens de l’ambassade entourent leur chef, et le pressent de se mettre en sûreté, de faire demander ses passeports, « La situation de l’empereur est critique, dit M. Pozzo di Borgo ; ne l’aggravons pas par une rupture inopportune avec la France ; attendons les satisfactions qui nous seront faites ; la canaille n’est pas le gouvernement. Nous ne résidons pas auprès de la rue, mais auprès d’une autorité constituée. Tournons les faits populaires, mais ne les attaquons pas de front. » Le lendemain, le ministre des affaires étrangères vint lui offrir réparation de la part du gouvernement, et un poste de sûreté fut établi à son ambassade.

Il est certain que les notes du gouvernement français sur la question polonaise, déjà bien assez timides dans la haute pensée qui les avait conçues, s’exprimèrent sous la plume des commis des affaires étrangères avec un tel redoublement de mansuétude, que l’ambassadeur russe ne put s’en inquiéter beaucoup. Il eut réponse à tout. — Attendez, disait-il ; quand l’insurrection sera étouffée, nous engagerons une négociation régulière. Les gouvernemens ne procèdent pas comme les multitudes. Attendez, nous traiterons quand l’ordre sera rétabli. — L’ordre en effet régna à Varsovie, selon cette généreuse expression de M. Sébastiani, qu’on n’a point oubliée. Mais alors M. Pozzo di Borgo changea de langage ; il déclara que l’empereur de toutes les Russies ne reconnaissait à aucun gouvernement le droit de s’immiscer dans la constitution intérieure de ses états, et qu’il n’appartenait qu’à lui de décider du sort de ses sujets. Cette note passa sans contrôle et sans réponse. On sait quel sort fit à la Pologne la clémence du czar. La chambre en fut pour la sagacité des prévisions de son adresse qui avait annoncé que la nationalité polonaise ne périrait pas.

L’empereur Nicolas n’avait pas encore amnistié la royauté de juillet. Il fut enjoint à M. Pozzo di Borgo de le témoigner par sa froideur. Il dut s’abstenir de toute visite à la cour ; il lui fallait être malade ou se plaire à la campagne dans les occasions solennelles, quand le corps diplomatique portait au château ses félicitations. Toutefois, l’ambassadeur s’en tenait là ; il lui en eût trop coûté de quitter Paris. Loin de provoquer une rupture, il s’efforçait plutôt d’opérer un rapprochement. Ses rapports continuaient de présenter sous un jour favorable la sagesse du gouvernement quasi-légitime ; mais le vieux diplomate n’inspirait plus une entière confiance ; ses tempéramens et sa modération, dont on n’avait plus besoin, le rendaient presque suspect ; on ne s’en rapportait plus à lui seul ; des Russes de distinction étaient envoyés de Saint-Pétersbourg, diplomates au petit pied, chargés d’observer la marche des choses, d’observer l’ambassadeur lui-même peut-être.

De nouvelles difficultés avaient surgi ; la guerre allait se rallumer entre la Porte et la Russie ; l’alliance de la France et de l’Angleterre, resserrée par M. de Talleyrand, pouvait arrêter les desseins du czar sur l’Orient. M. Pozzo di Borgo vit enfin ses arrêts levés. Une nouvelle consigne lui fut donnée ; on lui permit de reparaître au château, et d’y annoncer au roi Louis-Philippe qu’on était satisfait de lui, et qu’il avait trop bien mérité des royautés légitimes pour être exclu plus long-temps de leur familiarité. L’ambassadeur fut même autorisé à proposer vaguement la main d’une princesse de la confédération du Rhin, proche parente de l’empereur Nicolas. Or, comme le mariage de l’héritier du trône avec une fille des grandes races princières de l’Europe est un des rêves des Tuileries, la branche cadette s’estima bien heureuse et bien honorée des avances flatteuses de M. Pozzo di Borgo. Toute la question de l’Orient fut là. Le czar porta ses drapeaux à Constantinople. On ferma les yeux ; on le laissa faire ; on le seconda par l’inertie ! Pourquoi non ? L’empereur Nicolas n’était-il pas bientôt de la famille ? Cependant, lorsqu’après avoir si bien secondé sa plus chère ambition, on reprit aux Tuileries avec M. Pozzo di Borgo le chapitre du mariage, l’ambassadeur fut d’avis qu’en l’état des esprits les gouvernemens se liaient surtout par des intérêts communs ; que les alliances de maison à maison n’étaient plus que secondaires dans le mouvement politique ; d’ailleurs il croyait que le czar serait toujours honoré des propositions qui lui seraient faites par un prince issu de l’antique race des Bourbons. Nonobstant cette cruelle déception, on ne se fâcha pas aux Tuileries ; M. Pozzo di Borgo continua d’être le bien venu. Le maréchal Maison fut envoyé à Saint-Pétersbourg sur ses instances, parce que le maréchal avait connu, en 1814, à Paris, le czar Nicolas, alors simple grand-duc.

Comme la guerre d’Orient finissait, l’ambassadeur reçut mission d’aller à Londres pour juger, par lui-même, de la véritable situation des affaires. Après avoir empêché la France de prendre parti contre la Russie, il s’agissait de sonder le parti tory, et de savoir quels seraient ses desseins, si le mouvement de l’opinion et la volonté royale le portaient encore au pouvoir. L’ambassadeur officiel de la Russie à Londres était alors le prince de Liéven, ou plutôt, sous son nom, la princesse de Liéven. M. Pozzo vit peu les hommes politiques du parti whig. Il n’eut de fréquens rapports qu’avec le duc de Wellington et le comte d’Aberdeen, qui tenaient alors le portefeuille des affaires étrangères pour le parti tory, car ce parti, en dehors du cabinet, avait ses ministres officiels. Les conversations de M. Pozzo avec le duc de Wellington furent un échange de souvenirs et d’espérances. Ils s’entretinrent des probabilités de l’avènement des tories ; on y songeait déjà, quoique l’esprit public fût alors vivement animé contre une première tentative que le duc de Wellington avait faite pour reprendre le ministère. Le voyage de M. Pozzo n’eut point de résultats effectifs ; car, peu de mois après, fut conclu le traité de la quadruple alliance, qui rapprochait si intimement la France du cabinet whig.

De retour à Paris, M. Pozzo se tint avec la cour des Tuileries sur un pied de politesse froide. Il ne prévoyait point le coup qui l’a frappé dans sa position d’ambassadeur ; et sans une lettre récente de M. de Nesselrode, il aurait eu peine à en pénétrer les motifs. Jusqu’ici, dans les missions qu’on avait données à M. Pozzo en dehors de ses fonctions officielles à Paris, il avait toujours conservé ce titre d’ambassadeur auprès de la cour de France, qu’il préférait à tout autre. Quand il était allé à Madrid en 1825, à Londres dix ans plus tard, son souverain ne lui avait point retiré ses lettres de créance. Pourquoi le faisait-on maintenant ambassadeur auprès du roi d’Angleterre ? C’est qu’il était urgent d’appuyer les tories menacés par les whigs et les radicaux. Un titre provisoire ne suffisait pas pour donner tout l’éclat et tout l’ascendant moral nécessaires à un ambassadeur ; il fallait donc lui attribuer l’ambassade officielle et définitive ; quand on aurait détourné le duc de Wellington de la velléité de se rapprocher de l’Autriche dans la question d’Orient, quand on aurait secondé les tories et assuré leur pouvoir, alors M. Pozzo serait rendu à ses habitudes de Paris. Cette dépêche a un peu consolé l’ambassadeur, tristement affecté de rompre à son âge les anciennes relations d’une société intime et choisie ; car c’est en France seulement, c’est dans les salons de Paris qu’il peut déployer à l’aise toutes ses rares facultés. L’écoutez-vous causer ? Son discours, froid et réservé d’abord, s’épanche bientôt plus confiant et coloré d’images. C’est bien une ardente imagination du midi qui déborde. Son accent corse donne à sa parole je ne sais quoi de mordant. Mais voulez-vous savoir tout ce que son ame a de chaleur, parlez-lui de son pays ; interrogez-le sur Corte ; ramenez l’ambassadeur de l’autocrate dans la montagne. Alors il vous dira l’histoire de Paoli, et les assemblées nationales de sa république de pasteurs. Son geste s’est animé ; sa voix est émue, son œil enflammé. Le diplomate s’est endormi ; vous avez réveillé le patriote et le montagnard. Si vous abusiez de votre avantage, peut-être, dans ces confidences de sa jeunesse politique, l’entraîneriez-vous à d’étranges aveux. Ce n’est pas l’esprit railleur et léger de M. de Talleyrand ; c’est un esprit plus digne, plus vrai. Il a la pensée sérieuse. Il ne joue pas avec les principes ; il les prend par le côté grave. D’ailleurs, plein d’adresse, il ne heurte pas les opinions, il sait les tourner. Il a l’art suprême des ménagemens. Sa mémoire est inépuisable ; mais ce n’est pas un trésor d’anecdotes comme celle de l’évêque d’Autun. C’est toute une collection d’annales. Il est si plein de souvenirs, que les faits lui sortent par tous les pores. C’est l’histoire vivante du siècle, un des hommes qu’on aime à consulter, parce qu’ils apprennent la grande lutte de l’Europe contre Napoléon autrement que les mauvais pamphlets et les tristes apologies de M. de Norvins.


M. P.
  1. Voyez Storia di Corsica da Filippum, revista e publicata da G. C. Gregori. App. 3, p. 83 ; famiglia Pozzo di Borgo.
  2. Che non era dilla dignità del popolo Corso di occuparse delle due famiglie Bonaparte et Arena, onde le abbandona ai loro e alla publica infamia. — Ce décret fut couvert de douze cents signatures.
  3. Il reste du duc de Richelieu une lettre bien honorable, où ce ministre déplore la nécessité qui le force à signer le traité de Paris.

    « Ce 21 novembre 1815

    « Tout est consommé ; j’ai apposé hier, plus mort que vif, mon nom à ce fatal traité. J’avais juré de ne pas le faire, et je l’avais dit au roi ; ce malheureux prince m’a conjuré, en fondant en larmes, de ne pas l’abandonner, et dès ce moment je n’ai pas hésité. J’ai la confiance de croire que sur ce point personne n’aurait mieux fait que moi, et la France, expirante sous le poids qui l’accable, réclamait impérieusement une prompte délivrance ; elle commencera dès demain, au moins à ce qu’on m’assure, et s’opérera successivement et promptement.

    RICHELIEU. »