Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agésilaüs 2


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AGÉSILAÜS, second du nom, roi des Lacédémoniens, était fils d’Archidamus. Il avait peut-être assez d’ambition pour souhaiter de régner à l’exclusion d’Agis, son frère aîné ; mais, quoi qu’il en soit, on ne s’aperçut qu’après la mort d’Agis qu’il eût envie que, pour l’amour de lui, on troublât l’ordre de la succession. Cette envie eut tout le succès qu’il pouvait attendre ; car on fit l’injustice à Léotychide (A), fils d’Agis, de l’exclure de la couronne en faveur d’Agésilaüs[a]. Celui-ci répara, par un grand nombre de belles actions, ce qu’il y eut d’irrégulier dans cette première démarche ; et tout petit qu’il était, de mauvaise mine, et boiteux (B), il acquit à juste titre la réputation d’un grand capitaine. Il était brave, vigilant, prompt : il ménageait bien ses avantages, il profitait bien des occurrences, il entendait toutes les ruses de la guerre, et il s’était mis sur un pied qu’il trompait ses ennemis lors même qu’il leur faisait savoir ses véritables intentions (C). Il n’était pas bien aise qu’ils ignorassent le métier des armes : car il ne savait alors comment les faire donner dans le piége[b]. Il savait aussi tromper ses propres soldats en substituant aux mauvaises nouvelles qu’il recevait une relation supposée d’un grand triomphe [c]. Cela vaut la peine d’être remarqué, afin de désabuser ceux qui croient que ce n’est que depuis l’invention de la gazette que l’on trompe le public. Dès qu’Agésilaüs fut sur le trône, il conseilla aux Lacédémoniens de prévenir le roi de Perse, qui faisait de grands préparatifs de guerre, et d’aller l’attaquer dans ses états [d]. Il fut choisi pour cette expédition, et il remporta tant d’avantages sur l’ennemi, que, si la ligue que les Athéniens et les Thébains avaient formée contre Lacédemone n’eût traversé ses entreprises, il aurait porté ses armes victorieuses jusqu’au centre de la monarchie des Perses. Il renonça de bonne grâce à tous ces triomphes pour venir au secours de la patrie, et il la tira d’affaire très-heureusement par la bataille qu’il gagna sur les alliés dans la Béotie (D). Il en gagna une autre auprès de Corinthe [e] ; mais il eut ensuite le déplaisir de voir les Thébains remporter des victoires signalées sur ceux de Lacédémone. Ces malheurs l’exposèrent aux murmures de bien des gens ; mais, après tout, ils n’obscurcirent point sa gloire. Il avait été malade pendant les premiers avantages que l’ennemi remporta[f] ; et lorsqu’il fut en état d’agir, il arrêta par sa valeur et par sa prudence les suites des dernières victoires des Thébains : de sorte qu’on crut que, s’il avait été en bonne santé au commencement, on n’aurait pas eu du pire, et que sans lui tout aurait été perdu à la fin[g]. On ne peut nier qu’il n’aimât la guerre plus que l’intérêt de ses sujets ne le demandait[h] ; car, s’il eût pu vivre en paix, il eût épargné à sa patrie beaucoup de pertes, et ne l’eût point engagée à des entreprises qui ne se terminèrent que par une extrême diminution de la puissance des Lacédémoniens. Cette avidité insatiable de guerres et de combats le poussa sur ses vieux jours à une chose qui fut généralement désapprouvée [i]. Il avait plus de quatre-vingts ans lorsqu’il entreprit de mener des troupes en Égypte pour soutenir Tachus qui s’était soulevé contre les Perses. N’étant pas content de ce Tachus, il l’abandonna pour se jeter dans le parti de Nectanabe, parent de Tachus. Il rendit de grands services à ce Nectanabe, après quoi il voulut s’en retourner à Lacédémone ; mais il mourut de maladie en chemin, l’an 3 de la 104e. olympiade (E). Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans, dont il en avait régné quarante-un[j]. M. Moréri a fait ici quelques fautes (F). Nous verrons dans l’article de Conon si Cornélius Népos et Justin ont fait leur devoir sur l’histoire d’Agésilaüs. Ce prince ne voulut jamais souffrir que l’on fit son effigie, soit en bosse, soit en plate peinture[k], et il le défendit même par son testament. Quelques-uns ont cru qu’il en avait usé de la sorte parce qu’il n’ignorait pas sa laideur, diffidens formæ suæ[l]. Jamais personne n’a vécu dans une plus grande simplicité que lui (G). Mais il savait très-bien loger l’esprit, le cœur et la religion d’un souverain (H) sous cet extérieur de réforme, et sous cette frugalité philosophique. Il avait une si grande tendresse pour ses enfans, qu’il s’amusait avec eux aux exercices les plus puériles (I), comme est celui d’aller à cheval sur un bâton.

Il ne sera pas inutile de remarquer le peu de cas qu’il faisait de ceux qui tiraient beaucoup de gloire de nourrir et de dresser des chevaux pour la dispute du prix aux jeux olympiques. Il voulut leur faire voir que ce n’était pas grand’chose, et que c’était une affaire de dépense, et non pas une preuve de mérite et de vertu ; et pour cet effet : il persuada à sa sœur d’aspirer à cette victoire[m]. Cette dame, ayant fait dresser des chevaux à cet exercice, se mit sur les rangs, et gagna le prix. Ce fut la première femme qui remporta cette gloire[n]. Elle s’appelait Cynisca. Je ne crois pas que Dicéarque l’ait ignoré, lui qui se plaignait de ne trouver pas quel était le nom de la fille d’Agésilaüs (K). Il aurait su s’il avait fait ce que fit Plutarque (L).

  1. Ceci arriva, selon Calvisius, l’an 3 de la 95e. Olympiade.
  2. Plut. in Agesilao, pag. 617, E.
  3. Id., pag. 605. Xenophon de Rebus Græc., lib. IV, pag. 224.
  4. Cornel. Nepos in Agesil. Vitâ, cap. II.
  5. Ex Cornelio Nepote, ibid.
  6. Plutarch. in Agesil., pag. 611, B.
  7. Talem se imperatorem præbuit, ut eo tempore omnibus apparuerit, nisi ille fuisset, Spartam futuram non fuisse. Cornel. Nep., in Agesil. Vitâ, cap. VI.
  8. Plut. in Agesil., pag. 611, B.
  9. Id, ibid., C.
  10. Plut. in Agesil., pag. 617, 618 ; Corn. Nep., in Agesil.
  11. Plut. in Agesil. circa init. Voyez aussi Ciceronis Epistol. ad Famil. XII, lib. V.
  12. Apuleius in Apologiâ, pag. 282.
  13. Plutarch. in Agesilao, pag. 606, D.
  14. Pausan., lib. III, pag. 88 et 96.

(A) On fit l’injustice à Léotychide, etc. ] On ne peut qualifier autrement la manière dont il fut traité, si l’on en examine bien les raisons. Agésilaüs ne niait point que, selon les lois du pays, la couronne n’appartint aux fils de son frère : mais il soutenait que Léotychide n’était pas fils d’Agis ; et, pour le prouver, il se servait de ces deux moyens. Il disait en premier lieu, que Timéa, mère de Léotychide, s’était tellement coiffée d’Alcibiade, qui s’était réfugié à Lacédémone, que son mari soupçonna que l’enfant qu’elle eut quelque temps après n’avait point d’autre père que ce galant. Cela regardait Léotychide : c’était lui que Timéa mit au monde vers ce temps-là ; c’était lui qu’Agis n’avait reconnu pour son fils qu’au lit de la mort. Agésilaüs alléguait, en second lieu, le témoignage de Neptune. Il disait qu’Agis avait été chassé du lit de sa femme par un tremblement de terre, et que Timéa était accouchée de Léotychide plus de dix mois après[1]. Ces deux raisons ne valaient rien : la maxime, Pater est quem nuptiæ demonstrant, les ruine de fond en comble. Si, toutes les fois qu’un mari prend quelque ombrage de voir son épouse sensible aux visites et aux tête-à-tête d’un étranger, il fallait exclure de la succession les enfans qui naissent vers ce temps-là, où en serait-on ? Ainsi, quand même ce qu’a dit un historien serait vrai, que Timéa ne faisait point de scrupule devant ses femmes de donner à son fils, entre les dents, le nom d’Alcibiade, plutôt que celui de Léotychide [2], il n’y aurait eu rien à conclure juridiquement de ce fait-là en faveur d’Agésilaüs, l’aurait fallu savoir de Timéa même ce qu’elle entendait par ce langage[3], et si c’était tout de bon, ou par bravade, ou par une folle plaisanterie, qu’elle l’avait employé. Bien moins aurait-on pu alléguer l’indiscrétion d’Alcibiade, s’il eût été vrai qu’il se vantât d’avoir eu affaire à Timéa, non par un principe de galanterie, mais par l’ambition de donner des rois à Lacédémone[4]. Cent raisons comme celles-là ne devaient point balancer l’acte par lequel Agis, au lit de la mort, et en présence de bons témoins, avait reconnu Léotychide pour son fils. La seconde raison d’Agésilaüs était une badinerie ; car que Neptune soit tant qu’on voudra la cause des tremble-terres, comment aurait-on prouvé qu’Agis n’osa plus coucher avec Timéa depuis le tremblement en question ? Un accouchement postérieur de dix mois[5] aux dernières caresses d’un mari ne fait point de preuve en justice ; la maxime, Pater est quem nuptiæ demonstrant, et les décisions même des médecins, dissipent tous ces ombrages. Ainsi l’on peut dire que ceux de Lacédémone, gens qui se piquaient d’une morale tout-à-fait sévère, ôtèrent une couronne pour des raisons qui seraient insuffisantes, dans un tribunal bien réglé, à exclure de la succession d’un arpent de terre. Mais le malheur de Léotychide fut que Lysander, le plus intrigant, le plus fourbe, et le plus factieux de tous les hommes, accrédité dans la ville à proportion de son savoir-faire, et des victoires qu’il avait gagnées sur les ennemis, se mit en tête de faire couronner Agésilaüs[6]. Il n’y a point de loi fondamentale qui puisse tenir contre de pareilles gens : alléguez-leur la loi divine, ils l’expliquent à leur mode. C’est ce que fit Lysander quand il eut appris qu’un prophète de Lacédémone voulait faire valoir en faveur de Léotychide un oracle qui défendait aux Lacédémoniens de laisser régner un boiteux. Cela, dit Lysander, ne regarde pas les défauts du pied, mais les défauts du sang, et ce serait Léotychide qui ferait clocher votre royaume, lui qui n’est pas de la race de vos rois.

(B) Tout petit qu’il était, de mauvaise mine, et boiteux. ] Il était tout le premier à faire des railleries de sa mauvaise jambe[7], et c’est le parti que prennent en pareil cas toutes les personnes d’esprit. On fait avorter par-là tous les complots des moqueurs. Materia petulantibus et per contumeliam urbanis detrahitur, si ultrò illam et prior occupes. Nemo aliis risum præbuit, qui ex se cepit. Vatinium hominem natum ad risum, et al odium, scurram fuisse venustum ac dicacem, memoriæ proditum est. In pedes suos ipse plurima dicebat et in fauces concisas : sic inimicorum, quos plures habebat quàm morbos, et in primis Ciceronis urbanitatem effugit[8]. La gaieté d’Agésilaüs, et la force avec laquelle il soutenait les plus rudes exercices, réparaient tous ses défauts corporels[9] ; car, sans cela, son extérieur méprisable lui eût fait grand tort. Λέγεται δὲ μικρός τε γένεσθαι καὶ τῆν ὄψιν εὐκαταϕρόνητος. Dicitur autem fuisse pusillus et specie aspernandâ [10]. Les éphores avaient mis à l’amende le roi Archidamus son père, parce qu’il avait épousé une petite femme [11] ; d’où ils conclurent qu’il ne leur voulait donner que des roitelets. Cornélius Népos parle plus expressément que Plutarque de la mauvaise mine d’Agésilaus : Atque hic tantus vir, dit-il[12], ut naturam fautricem habuerat in tribuendis animi virtutibus sic maleficam nactus est in corpore, exiguus et claudus altero pede, quæ res etiam nonnullam afferebat deformitatem, atque ignoti faciem ejus cum intuerentur contemnebant. Jamais le minuit præsentia famam ne fut plus vrai qu’à son égard. Sa renommée l’avait précédé en Égypte, et l’y avait représenté sous les idées les plus pompeuses. Dès qu’on sut son débarquement, on courut en foule pour le voir : jugez de la surprise où l’on fut en voyant un petit bout d’homme, couché sur l’herbe, mal habillé, malpropre. On ne se put empêcher de rire, et de lui appliquer la fable d’une montagne qui enfante une souris[13]. Le mépris ne diminua point lorsqu’on eût vu ce qu’il choisit parmi les rafraîchissemens que le roi lui envoya[14]. Voyez ci-dessous la remarque (G).

(C) Il trompait ses ennemis lors même qu’il leur faisait savoir ses véritables intentions. ] C’est parce qu’ils ne croyaient pas qu’un capitaine si fin donnât à connaître son dessein. Vidit si quò esset iter facturus palàm pronunciasset, hostes non credituros aliasque regiones occupaturos, nec dubitaturos aliud esse facturum ac pronunciasset. Itaque cùm ille Sardis se iturum dixisset, Tissaphernes eamdem Cariam defendendam putavit[15]. On ne pourrait pas faire ici une juste application de cette pensée de M. de Wicquefort. George Douning, ambassadeur d’Angleterre, n’avoit pas assez de probité ni de prudence pour se persuader qu’il n’y a point de ministre qui trompe plus seurement ni plus agreablement que celui qui ne trompe jamais, parce qu’en battant le grand chemin, ceux qui cherchent les détours et les faux-fuyans ne le rencontrent point en leurs routes[16]. La comparaison entre un tel ministre et notre Agésilaüs clocherait beaucoup ; car ce roi de Lacédémone, en publiant ce qu’il voulait faire, ne trompa ses ennemis que parce qu’en d’autres rencontres il avait caché ses desseins. Un général qui s’est établi sur ce pied-là, ne saurait guère se servir d’un stratagème plus sûr que de faire courir un bruit sincère de ses marches. La ruse est alors très-bonne, parce qu’elle est d’un tour nouveau, et que les ennemis n’y ont pas été encore attrapés. Lisez ce passage de Xénophon : c’est Cambyses qui parle à Cyrus son fils, et qui compare les nouvelles ruses de guerre avec les nouveaux airs de musique. Καὶ σϕόδρα μἐν καὶ ἐν τοῖς μουσικοίς τὰ νέα καὶ ἀνθηρὰ ἐυδοκιμεῖ, πολὺ δὲ καὶ ἐν τοῖς πολεμικοις μᾶλλον τὰ καινὰ μηχανήματα εὐδοκιμει. ταῦτα γὰρ μᾶλλον καὶ ἐξαπατᾶν δύνανται τοὺς πολεμίους[17]. At sicut in musicis quoque nova et florida habentur plurimùm in pretio, sic in rebus bellicis nova inventa existimantur longè illustriora ; quoniam hæc magis queunt hostes decipere. Nous dirons ailleurs[18], qu’il y a des gens qui, à force d’être sots, évitent qu’on ne les trompe.

(D) Qu’il gagna sur les alliés dans la Béotie. ] La bataille se donna à Coronée. Xénophon, qui y servit sous le roi Agésilaüs, le témoigne[19], et Plutarque le dit aussi[20]. Lambin, dans son Commentaire sur ces paroles de Cornélius Népos, apud Coroneam, quos omnes gravi prælio vicit, a voulu corriger sans nécessité le mot Χαιρωνείαν de Plutarque, par celui de Κορωνείαν. Plutarque a fait mention de ces deux lieux, sans prétendre que la bataille se soit donnée au premier. Mais, dit Lambin, Ægésilaüs put-il, en sortant de la Phocide, s’avancer dans la Béotie jusqu’à Chéronée, si Chéronée est dans la Phocide  ? Non sans doute ; mais ce si est faux, et Lambin témoigne par-là qu’il ne savait guère de géographie. Voyez le Commentaire de Kirckmaier sur Cornélius Népos, à la page 722. Charles Étienne a erré encore plus grossièrement lorsqu’il a mis Coronée dans le Péloponnèse. MM. Lloyd et Hoffnan l’ont suivi dans cette faute.

(E) Il mourut de maladie en chemin, l’an 3 de la 104e. olympiade. ] Une tempête l’ayant obligé de relâcher, on le porta dans un lieu désert nommé le port de Ménélas, et il y mourut[21]. Hic cùm ex Ægypto reverteretur…. venissetque in portum qui Menelai vocatur, jacens inter Cyrenas et Ægyptum, in morbum implicitus decessit[22]. Ce fut l’an 3 de la 104e. olympiade, selon Calvisius ; mais on voit par là que son calcul ne vaut rien ; car depuis la 3e. année de la 95e. olympiade, commencement selon lui du règne d’Agésilaüs, jusqu’à la troisième aunée de la 104e. olympiade, il n’y a que trente-six ans, et néanmoins il en donne quarante-un à ce règne. Mettons-en donc le commencement, avec Helvicus, à la 2e. année de la 93e. olympiade, et la fin à la 3e. année de la 104e.

(F) M. Moréri a fait ici quelques fautes. ] Il est faux, 1o. que Léotychide fût fils naturel du roi Agis ; 2o. que Lysander ait soutenu avec chaleur les prétentions de Léotychide[23] ; 3o. qu’Agésilaüs ait jamais campé auprès de la ville d’Héronce, dans la Béotie[24] ; 4o. qu’il ait eu l’air noble et plein de majesté[25] ; 5o. qu’il ait dit que l’oracle qui excluait de la couronne les boiteux se devait entendre des défauts de l’âme ou de celui de la naissance. Ces deux dernières fautes appartiennent au Supplément de Moréri. Je ne remarquerai pas qu’on nomme mal l’Égyptien à qui Agésilaüs rendit du service : il ne s’appelait point Nactenebon.

(G) N’a vécu dans une plus grande simplicité. ] Il n’y avait presque personne dans son armée plus mal habillé que lui[26]. Après son expédition d’Asie, où il avait acquis une si haute réputation, qui avait reçu de nouveau un si grand éclat à la bataille de Coronée, il vécut dans Sparte, tout comme aurait fait un bon Lacédémonien du vieux temps. Il ne changea rien dans ses habits, dans ses bains, dans ses repas ; et ce qui était peut-être plus difficile, il ne souffrit point que sa femme fût mieux vêtue qu’auparavant, ni qu’elle distinguât sa fille dans les processions par des ornemens qui surpassassent ceux des autres filles. Il ne fit aucune réparation aux portes de son logis, quoiqu’elles fussent si vieilles, et si délabrées, qu’il semblait que c’étaient les mêmes qu’Aristodème y avait mises[27]. Notez qu’Aristodème était celui des Héraclides qui eut pour sa part la ville de Sparte, et duquel descendirent les rois de Lacédémone divisés en deux familles, à cause des deux fils qu’il laissa. In hoc (Agesilao) illud in primis fuit admirabile, cùm maxima munera ei ab regibus et dynastis civitatibusque conferrentur, nihil unquàm in domum suam contulit, nihil de victu, nihil de vestitu Laconum mutavit. Domo eâdem fuit contentus quâ Eurysthenes [28] progenitor majorum suorum fuerat usus, quam qui intrârat nullum signum libidinis, nullum luxuriæ videre poterat : contrà plurima patientiæ atque abstinentiæ. Sic enim erat instructa, ut nullâ in re differret à cujusvis inopis atque privati[29]. Quand on eut su qu’Agésilaüs était arrivé en Égypte, on lui envoya de toutes sortes de provisions : il ne choisit que les plus communes, et laissa à ses valets les parfums, les confitures, et tout ce qui s’y trouvait de plus délicieux[30]. Les Égyptiens, au lieu d’admirer cela, se moquèrent de ce prince, et le prirent pour un niais qui ne savait pas encore ce qu’il y avait de bon au monde. Ille præter vitulina et hujusmodi genera obsonii, quæ præsens tempus desiderabat, nihil accepit, unguenta, coronas, secundamque mensam servis dispertiit, cætera referri jussit. Quo facto eum barbari magis etiam contemserunt, quòd eum ignorantiâ bonarum rerum illa potissimùm sumpsisse arbitrabantur[31]. Vous trouverez dans Plutarque, 1°. que ce prince se comporta de la même sorte quand les Thessaliens lui envoyèrent des présens ; 2°. qu’il se moqua d’eux quand ils lui offrirent les honneurs divins[32].

(H) Le cœur, l’esprit et la religion un souverain. ] Plutarque témoigne que ceux qui gouvernaient dans Lacédémone ne reconnaissaient point d’autre justice que ce qui servait au bien et à l’agrandissement de l’état [33]. C’était parmi eux la règle et la mesure du droit et de l’honnête : si une chose était utile au public, elle passait dès là pour légitime. Je crois que Plutarque dit la vérité ; mais il ne devait pas mettre en jeu la seule ville de Sparte. Celle d’Athènes[34], et celle de Thèbes, n’avaient point de meilleurs principes ; ce sont, généralement parlant, les maximes de tous les états : la différence des uns aux autres n’est que du plus au moins ; les uns sauvent mieux les apparences que les autres. Quoi qu’il en soi, Agésilaüs était tout pénétré de cette méchante morale. Se voyant soupçonné d’avoir induit Phebidas à surprendre la citadelle de Thèbes en pleine paix, et par une fraude qui faisait crier toute la Grèce, il représenta qu’il fallait, avant toutes choses, examiner si cette action était profitable à la patrie, et que chacun devait faire de son propre mouvement ce qui tendait à l’avantage de l’état[35]. Il obtint que Phebidas serait disculpé, et qu’on enverrait une garnison dans la citadelle. Dans son expédition d’Égypte, n’abandonna-t-il point Tachus, qui l’avait pris à sa solde, et n’embrassa-t-il pas les intérêts de Nectabane, par la seule raison qu’il était plus important aux Lacédémoniens de soutenir celui-ci que celui-là ? Action qui, sous le masque du bien public, était une trahison toute pure, comme Plutarque l’a remarqué. Ἀτόπου καὶ ἀλλοκότου πράγματος παρακαλύμματι τῷ συμϕέροντι τῆς πατρίδος χρησάμενος. Ἐπεὶ ταύτης γε τῆς προϕάσεως ἀϕαιρεθείσης τὸ δικαιότατον ὄνομα τῆς πράξεως ἦν προδοσία [36]. Absurdo et indigno facinori commodum prætexens patriæ : quando hoc quidem velamento detracto nomen istius facti verissimum erat proditio. En conversation, Agésilaüs ne parlait que de justice : c’étaient les plus beaux discours du monde que les siens[37]. Entendant dire qu’une certaine chose était agréable au grand roi[38]. Par où est-il plus grand roi que moi, s’il n’est plus juste ? demanda-t-il. Voilà une belle théorie ; mais la pratique n’y répondait pas, lorsqu’il s’agissait de son royaume. Je veux croire que, pour des intérêts particuliers, il n’aurait pas facilement contrevenu à ses lumières ; et c’est par-là que je prétends qu’il avait l’esprit et la religion d’un souverain. Combien y a-t-il de rois et de princes zélés pour leur religion, équitables et honnêtes de leur personne ? Mais[* 1] s’agit-il de nuire à leurs ennemis, ils suivent tous, ou presque tous, les maximes de Lacédémone. Ce serait, je crois, un livre de bon débit que celui de la Religion du Souverain : il ferait oublier celui de la Religion du Médecin.

J’ai ouï dire depuis deux jours à un homme de mérite, qu’un prince italien demandant des conditions trop avantageuses lorsqu’il négociait un traité de paix avec un puissant monarque qui lui avait enlevé la plupart de ses états, l’envoyé de ce monarque lui répondit : Mais quelle assurance voulez-vous que le roi mon maître puisse prendre, s’il vous rend tout ce que vous demandez ? Assurez-le, répliqua le prince, que je lui engage ma parole, non pas en qualité de souverain ; car, en tant que tel, il faut que je sacrifie toutes choses à mon agrandissement, à la gloire et à l’avantage de mes états, selon que les conjonctures s’en offriront : dites-lui donc que je lui engage ma parole, non pas sous cette qualité-là, ce ne serait rien promettre, mais comme cavalier, et honnête homme. Quoique ce langage ne réponde point aux idées de ceux qui ont introduit dans le style de la chancellerie la formule, nous promettons en foi et parole de roi, il est pourtant très-sincère et très-raisonnable.

Faisons encore deux remarques : Premièrement, je distingue entre ce que croyait Urbain VIII, et ce que croyait Maphée Barberin. La religion du souverain, en tant que tel, et la religion, personnellement parlant, sont deux choses.

Autre remarque. Agésilaüs avait un respect extrême pour ses dieux : il ne souffrait point qu’on pillât, ou qu’on profanât leurs temples, ni en Grèce, ni aux pays des Barbares ; et il mettait au nombre des sacriléges ceux qui maltraitaient un ennemi réfugié dans un temple[39]. Pendant la marche de ses troupes, il allait toujours loger dans les temples les plus sacrés, afin d’avoir les dieux pour témoins des actions les plus secrètes de son domestique. Ἐσκήνου μὲν γὰρ ἀποδημῶν καθ᾽ αὐτὸν ἐν τοῖς ἁγιωτάτοις ἱεροῖς. ἄ μὴ πολλοὶ καθορῶσιν πράττοντας ἡμᾶς, τούτων θεοὺς ποιούμενος ἐπόπτας καὶ μάρτυρας. Tendebat enim, cùm iter faceret, solus in sanctissimis delubris, ac quibus rebus paucos adhibemus arbitros, earum deos faciebat inspectores [40]. Voilà sa religion personnelle ; mais, dès qu’il se regardait comme roi, le bien et l’avantage de son royaume était sa Divinité principale, à laquelle il sacrifiait la vertu et la justice, les lois divines et les lois humaines. Je ne saisi tous ceux qui citent cette sentence d’Euripide,

Nam, si violandum est jus, regnandi gratiâ
Violandum est ; aliis rebus pietatem colas[41]


en comprennent toute l’énergie : on y voit l’esprit, et de ceux qui acquièrent des royaumes, et de ceux qui gouvernent les états ; ils vont quelquefois jusqu’à la superstition. Regardez la conduite particulière d’Agésilaüs : tout y est dans l’ordre, aliis rebus pietatem colas : il ne sort de l’équité, qu’en tant qu’il règne, regnandi gratiâ violandum est. En tant qu’homme, il vous dira sincèrement, comme un autre, amicus usque ad aras : mais, en tant que souverain, s’il parle selon sa pensée, il vous dira, j’observerai le traité de paix, pendant que le bien de mon royaume le demandera : je me moquerai de mon serment, dès que la maxime d’état le voudra. Que s’il aimait mieux que les Perses violassent la trêve, que de commencer lui-même à la violer, c’est qu’il espérait un grand profit de cette conduite des Perses. Multùm in eo consequi se dicebat, quod Tissaphernes perjurio suo et homines suis rebus abalienaret, et deos sibi iratos redderet[42].

Notre bon Agésilaüs, qui eût cru blesser la belle morale, s’il avait été bien vêtu, et s’il eût fait bonne chère, ne se faisait nul scrupule d’être l’usurpateur d’un royaume. C’est ainsi que certains casuistes damnent sans rémission les femmes qui s’ajustent trop mignonnement ; ils ne peuvent souffrir ni leurs rubans, ni leurs pierreries : mais non-seulement ils permettent aux hommes de se soulever et de s’engager à une guerre civile, ils les y exhortent aussi.

(I) Aux exercices les plus puériles. ] Un jour qu’on le surprit à cheval sur un bâton avec ses enfans, il se contenta de dire à celui qui l’avait vu en cette posture, attendez à en parler que vous soyez père[43]. On ne pourrait pas citer ici ces vers d’Horace :

Ædificare casas, plostello adjungere mures,
Ludere par impar, equitare in arundine longa,
Si quem delectet barbatum, amentia verset[44].


Car ce poëte n’entend point parler de ceux qui, par complaisance pour leurs propres enfans, s’amuseraient à de telles choses dans leur logis. La Mothe-le-Vayer n’est point exact lorsqu’il dit que le roi Agésilaüs, aussi-bien qu’Alcibiade, furent surpris folâtrant au milieu des petits garçons, et que le philosophe Socrate en faisait gloire[45]. On cite Sénèque au dernier chapitre du Ier. livre De Tranquillitate. Il y a plusieurs choses qui manquent d’exactitude. 1o. Il aurait fallu spécifier qu’Agésilaüs ne folâtrait qu’avec ses enfans. 2o. Le Traité De Tranquillitate ne contient qu’un livre. 3o. Il n’est rien dit, ni d’Alcibiade, ni d’Agésilaüs dans le chapitre cité. 4o. Il n’y est point dit que Socrate faisait gloire de folâtrer avec les enfans. On se contente de dire qu’il n’en avait point de honte. Cum pueris Socrates ludere non erubescebat. 5o. Valère Maxime et Elien, qui rapportent ce jeu de Socrate, disent qu’Alcibiade l’y surprit. Non erubuit tunc cum interpositâ arundine cruribus suis cum parvulis filiolis ludens ab Alcibiade risus est[46]. Σωκράτης δὲ κατελήϕθη ποτὲ ὑπὸ Ἁλκιϐιάδου παίζων μετὰ Λαμπροκλέους ἔτι νηπίου[47] Socrates etiam aliquando deprehensus est ab Alcibiade ludere cum Lamprocle adhuc infante. Mais je ne me souviens pas d’avoir lu que d’autres y aient surpris Alcibiade. 6o. Ces deux auteurs observent que c’était avec ses propres enfans que Socrate folâtrait.

(K) Je ne crois pas que Dicéarque ait ignoré… le nom de la fille d’Agésilaüs. ] Cynisca fut non-seulement la première femme qui gagna aux jeux olympiques le prix de la course de chevaux, mais aussi la plus illustre de toutes celles qui dans la suite remportèrent une semblable victoire[48]. Le poëte Simonide l’honora d’une épigramme[49]. Elle consacra, pour un monument de sa victoire, des chevaux d’airain qui furent placés à l’entrée du temple de Jupiter Olympien [50]. Sa figure, faite par Apelle et ornée de plusieurs inscriptions, se voyait au temple de Junon, à Élide [51]. Les Lacédémoniens lui érigèrent un monument de héros, Ηρῷον[52]. Il n’y a donc point d’apparence que le nom de la sœur d’Agésilaüs ait été inconnu à aucun historien grec.

(L) Il aurait su le nom de la fille d’Agésilaüs s’il avait fait ce que fit Plutarque. ] Ce dernier historien nous apprend que Dicéarque s’était mis fort en colère de ce qu’on ne savait pas le nom ni de la fille d’Agésilaüs, ni de la mère d’Épaminondas. Ὁ Δικαίαρχος ἐπηγανάκτησεν. Stomachatur Dicæarchus, etc.[53]. Pour moi, continue-t-il, j’ai trouvé dans les registres des Lacédemoniens que la femme d’Agésilaüs se nommait Cléore, et que l’une de ses deux filles s’appelait Apolia et l’autre Prolyta. On ne doit pas trouver mauvais que Dicéarque se soit fâché de sa négligence des historiens ; car nous aimons naturellement à connaître la famille des grands hommes, il était un peu étrange que le nom des filles et de la femme d’Agésilaüs ne se trouvât que dans les archives de Lacédémone.

  1. * Les éditions de 1697 et 1702 portent : Mais s’agit-il de leur grandeur ou de l’utilité publique, s’agit-il de nuire, etc.
  1. Ex Plut. in Agesilao, pag. 597 ; et Xenoph. de Reb. Græc., lib. III, pag. 214.
  2. Duris, apud Plutarch., in Agesilao, p. 597.
  3. Selon les maximes du droit, le témoignage qu’une personne porte contre elle-même n’est point reçu.
  4. Plut. in Agesilao, pag. 214.
  5. Notez que les anciens donnaient dix mois au terme de l’accouchement,

    Matri longa decera tulerunt fastidia menses.

    Voyez Virgile, Ecl. IV, vs. 61, et La Cerda sur cet endroit.

  6. Plut. in Agesilao, pag. 597 ; et Xenophon, de Rebus Græcis, lib. III. pag. 214.
  7. Plut. in Agesilao, pag. 506, E.
  8. Seneca, de Constantiâ Sapientis, cap. XVII, pag. 692.
  9. Plut. in Agesilao, pag. 596.
  10. Idem, ibid.
  11. Idem, ibid.
  12. Corn. Nepos in Vitâ Agesil., cap. VIII.
  13. Plut. in Agesilao, pag. 616. Voyez l’article de Tachus.
  14. Corn. Nepos, in Vitâ Agesilai, cap. VIII.
  15. Idem, ibid., cap. III. Vide etiam Plut. in Ages., pag. 600, F.
  16. Wicquef. Mémoires des Ambassad., p. 170.
  17. Xenophon, Cyropæd., lib. I, circa fin. pag. 21.
  18. Dans la remarque (L) de l’article Simonide
  19. Xenophon. de Reb. Græc., lib. IV, pag. 225.
  20. Plut. in Agesilao, pag. 605.
  21. Plut., pag. 618.
  22. Corn. Nepos, in Vitâ Agesil., sub fin.
  23. Sur ces deux premières fautes, voyez la remarque [[Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agésilaüs 2#ancrage_Agésilaüs2-(A)|(A)]].
  24. Je ne crois pas que ni dans la Béotie ni ailleurs il y ait eu une ville nommée Héronce.
  25. Voyez la remarque (B).
  26. Plut. in Agesilao, pag. 603, C.
  27. Idem, ibid., pag. 606.
  28. On eût mieux fait de dire, comme Plutarque, Aristodemus ; car Agesilaüs ne descendait pas d’Eurysthènes, mais de Proclès, le second fils d’Aristodème.
  29. Corn. Nepos, in Agesilao, cap. VII.
  30. Plut. in Agesilao, pag. 616.
  31. Cornel. Nepos, in Agesil., cap. VIII.
  32. Plut. in Apophth., pag. 210, Voyez aussi Athénée, liv. XIV., pag. 657.
  33. Plut. in Agesilao, pag. 617. Idem in Alcibiad.
  34. Voyez la remarque (C) de l’article Aristide.
  35. Plut. in Agesilao, pag. 608.
  36. Id. ibid., pag. 617.
  37. Id. ibid., pag. 608.
  38. Les Grecs parlaient ainsi du roi de Perse. Voyez la remarque (A) de l’article Artaban IV.
  39. Corn. Nepos, in Vitâ Agesil., cap. IV.
  40. Plut. in Agesilao, pag. 603.
  41. Cicer. Officior., lib. III, cap. XXI.
  42. Cornel. Nepos in Agesil., cap. II.
  43. Plut. in Agesilao, pag. 610 ; Ælianus Var. Hist., lib. XII, cap. XV.
  44. Horat. Sat. III, lib. II, vs. 247.
  45. La Mothe-le-Vayer, tom. I, pag. 217, édit. in-12.
  46. Valer. Maximus, lib. VIII, cap. VIII, sub fin.
  47. Ælian. Var. Hist., lib. XII, cap. XV.
  48. Paus., lib. III, pag. 88.
  49. Id. ibid.
  50. Idem, lib. V, pag. 159.
  51. Idem, lib. VI, pag. 178.
  52. Idem, lib. III, pag. 96.
  53. Plutarch. in Agesilao, pag. 606.
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