Dictionnaire des Arts et des Sciences/1re éd., 1694/Lamantin

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LAMANTIN. s. m. Poisson entierement inconnu en Europe, & dont il y a un grand nombre dans la riviere des Amazones, qui est à la partie meridionale de l’Amerique. Il vient avec l’âge à une telle grandeur, qu’on en a veu qui avoient jusqu’à dix-huit pieds de long, & sept de grosseur au milieu du corps. Il a la teste comme celle d’une taupe, & son museau ne differe en rien de celuy d’un bœuf. Ses yeux sont semblables a ceux d’un porc, & ses machoires à celles d’un cheval. Il n’a point de dents devant, mais seulement une callosité dure comme un os avec quoy il pince l’herbe. Il a trente deux dents molaires aux costez des deux machoires, & est sans oreilles, mais en leur place, il a deux petits pertuis où à peine pourroit-on fourrer le doigt. Il entend si clair par ces pertuis que la subtilité de son oüie supplée suffisamment au defaut de sa veuë qu’il a tres-foible, ses yeux ayant peu d’humeur & point d’iris, & ses nerfs optiques estant tres-petits. Cet animal est sans langue. Il a sa trachée artere, & son œsophage comme les a une vache, & le poumon, le cœur, le foye, la panse, les boyaux, la ratte, le diaphragme, le mediastin, & le mesentere comme la tortuë. Son sang n’est ny chaud ny froid, & ne se fige jamais. Au defaut de sa teste, il a sous le ventre deux petites pates en forme de mains, chacune ayant quatre doigts fort courts & onglez ; ce qui a fait que les Espagnols l’ont appellé Manati. Il appetisse tout d’un coup depuis le nombril, & ce qui reste de son corps, est ce qui forme sa queuë, laquelle est faite en pelle de four. Elle est large d’un pied & demy, épaisse de cinq à six pouces, toute composée de graisse & de nerfs, & revestuë de la mesme peau de son corps, qui est de couleur brune, ridée en quelques endroits, & parsemée fort clairement d’un poil de couleur d’ardoise, & fort semblable à celuy du loup marin. Cette peau qui est plus épaisse que celle d’un bœuf luy tient lieu d’écailles. Quand elle est seche, elle s’endurcit de telle sorte qu’elle peut servir de rondache impenetrable aux fleches des Indiens, ce qui fait que quelques Sauvages allant au combat s’en couvrent le corps pour parer les traits de leurs Ennemis. La chair du Lamantin a le goust de celle du veau, mais elle est beaucoup plus ferme, & couverte en plusieurs endroits d’un lard qui a trois ou quatre doigts d’épais, & qui est fort bon à larder, & à faire tout ce que l’on fait de celuy d’un porc. Sa teste renferme quatre pierres, deux grosses & deux petites, ausquelles on attribuë la vertu de faire dissoudre la pierre dans la vessie, & jetter dehors le gravier des reins ; mais comme ce remede fait de grandes violences à l’estomac par le vomissement excessif qu’il cause, l’usage en est dangereux. Ce poisson vit d’une petite herbe qui croist auprés des roches & sur les basses qui ne sont couvertes que d’une brasse d’eau de mer ou environ. Il paist cette herbe comme le bœuf fait celle des prez ; & aprés qu’il s’est saoulé de cette pasture, il va chercher une riviere d’eau douce, où il boit & s’abreuve deux fois le jour. Lors qu’il a bien beu & bien mangé, il s’endort le muffle à demi-hors de l’eau, ce qui le fait connoistre de loin par les Pescheurs, qui se mettent trois ou quatre au plus dans un petit canot, que celuy qui est sur l’arriere, fait avancer aussi viste que s’il estoit poussé d’un petit vent & à demi-voile, en remuant la pelle de son aviron dans l’eau à droit & à gauche. Celuy qui doit darder l’animal est tout droit au devant du canot sur une petite planche, tenant à la main une maniere de pique qu’ils appellent Vare, dont le bout est emboisté dans un javelot ou harpon de fer. Il y en a un autre dans le milieu du canot, dont le soin est de disposer la ligne qui est attachée au Harpon, & de la faire filer quand on a frappé le Lamantin. Lors que le canot en est à trois ou quatre pas, sans que personne ait parlé de crainte de l’éveiller, parce qu’il a l’oüie tres-subtile, le Vareur darde son coup de toute sa force, & luy enfonce le harpon le plus qu’il peut dans la chair. Le Lamantin qui se sent frappé, bondit, & fait écumer la mer par tout où il passe, jusqu’à ce qu’ayant perdu la plus grande partie de son sang, il est obligé de s’arrester. Alors le Vareur tirant sa ligne pour s’en rapprocher, luy darde un second coup de harpon qui le reduit à l’extremité, de sorte que les Pescheurs l’entrainent facilement où ils veulent, s’il est trop grand pour le pouvoir embarquer dans leur canot. Si c’est une femelle qui ait des petits, on est assuré de les avoir, parce qu’ils sentent leur mere, & ne font que tournoyer autour du canot jusqu’à ce qu’on les ait pris. Quelques - uns disent qu’elles en ont deux tout à la fois, & d’autres qu’elles n’en ont qu’un. Aprés qu’elles l’ont produit, elles le portent toûjours avec elles, le tenant entre les deux pattes qu’elles ont, & l’allaitent dans la mer, comme une vache allaite son veau sur terre. Elles ont deux mammelles, entierement semblables en situation, en grandeur, grosseur, figure & substance, à celles des femmes noires. La chair de cet animal, qui est courte, vermeille, appetissante, & entremeslée de graisse, fait une bonne partie de la nourriture des Habitans de la Guadeloupe, de saint Christophe, de la Martinique, & des autres Isles voisines, où l’on en apporte tous les ans de la Terre-ferme plusieurs Navires chargez. La livre s’y vend une livre & demie de petun.