Dictionnaire de l’économie politique/Débouchés

Texte établi par Charles Coquelin, Gilbert-Urbain GuillauminGuillaumin (Tome premierp. 545-547).

Un débouché est proprement une ouverture faite à la vente de certains produits. On dit qu’un négociant cherche des débouchés pour ses marchandises, quand il est en quête des lieux où il pourra les vendre ; qu’il trouve ses débouchés au dehors, quand c’est ordinairement au dehors que ses produits s’écoulent. Ouvrir des débouchés à un pays, c’est lui donner l’occasion d’entamer avec d’autres pays des relations commerciales, qui lui offriront de nouveaux moyens de vente.

Il semblerait que ce sujet ne pût donner lieu à aucun développement vraiment économique. Mais J.-B. Say l’a presque élevé à la hauteur d’une théorie par les considérations à la fois ingénieuses et solides qu’il a trouvé moyen d’y rattacher. Nous reproduisons ses réflexions avec d’autant plus de plaisir, qu’elles ont été goûtées et appréciées par tous les économistes.

« Dans l’impossibilité où la division des travaux met les producteurs de consommer au delà d’une petite partie de leurs produits, ils sont forcés de chercher des consommateurs à qui ces produits puissent convenir. D faut qu’ils trouvent ce qu’en termes de commerce on appelle des débouchés, des moyens d’effectuer l’échange des produits qu’ils ont créés contre ceux dont ils ont besoin. Il leur est important de connaître comment ces débouchés leur sont ouverts.

« Tout produit renferme en lui-même une utilité, une faculté de servir à la satisfaction d’un besoin. Il n’est un produit qu’en raison de la valeur qu’on lui a donnée ; et l’on n’a pu lui donner de la valeur qu’en lui donnant de l’utilité. Si un produit ne coûtait rien, la demande qu’on en ferait serait, par conséquent, infinie ; car personne ne négligerait une occasion de se procurer ce qui peut ou pourra servir à satisfaire ses désirs, lorsqu’il suffirait de le souhaiter pour le posséder. Si tous les produits quelconques étaient dans le même cas, et que l’on pût les avoir tous pour rien, il naîtrait des hommes pour les consommer ; car les hommes naissent partout où ils peuvent obtenir les choses capables de les faire subsister. Les débouchés qui s’offriraient pour eux seraient immenses. Ils ne sont réduits que par la nécessité où se trouvent les consommateurs de payer ce qu’ils veulent acquérir. Ce n’est jamais la volonté d’acquérir qui leur manque : c’est le moyen.

« Or, ce moyen, en quoi consiste-t-il ? C’est de l’argent, s’empressera-t-on de répondre. J’en conviens ; mais je demande, à mon tour, par quels moyens cet argent arrive dans les mains de ceux qui veulent acheter ; ne faut-il pas qu’il soit acquis lui-même par la vente d’un autre produit ? L’homme qui veut acheter doit commencer par vendre, et il ne peut vendre que ce qu’il a produit, ou ce qu’on a produit pour lui. Si le propriétaire foncier ne vend pas par ses propres mains la portion de récolte qui lui revient à titre de propriétaire, son fermier la vend pour lui. Si le capitaliste, qui a fait ses avances à une manufacture pour en toucher les intérêts, ne vend pas luimême une partie des produits de la fabrique, le manufacturier les vend pour lui. De toutes manières c’est avec des produits que nous achetons ce que d’autres ont produit. Un bénéficier, un pensionnaire de l’État eux-mêmes, qui ne produisent rien, n’achètent une chose que parce que des choses ont été produites, dont ils ont profité.

« Que devons-nous conclure de là ? Si c’est avec des produits que l’on achète des produits, chaque produit trouvera d’autant plus d’acheteurs, que tous les autres produits se multiplieront davantage. Comment voit-on maintenant acheter en France huit ou dix fois plus de choses qu’il ne s’en achetait sous le règne misérable de Charles VI ? Qu’on ne s’imagine pas que c’est parce qu’il y a plus d’argent ; car si les mines du nouveau monde n’avaient pas multiplié le numéraire, il aurait conservé son ancienne valeur ; elle se serait même augmentée ; l’argent vaudrait peutêtre ce que l’or vaut à présent ; et une plus faible quantité d’argent nous rendrait le même service que nous rend maintenant une quantité plus considérable, de même qu’une pièce d’or de 20 francs nous rend autant de services que quatre pièces de 5 francs. Qu’est-ce donc qui met les Français en état d’acheter dix fois plus de choses, puisque ce n’est pas la plus grande quantité d’argent qu’ils possèdent ? C’est qu’ils produisent dix fois plus. Toutes ces choses s’achètent les unes par les autres. On vend en France plus de blé, parce qu’on y fabrique du drap et beaucoup d’autres choses en quantité beaucoup plus grande. Des produits même inconnus à nos ancêtres y sont achetés par d’autres produits, dont ils n’avaient aucune idée. Celui qui produit des montres (qu’on ne connaissait pas sous Charles VI) achète avec ses montres des pommes de terre (qu’on ne connaissait pas davantage).

« C’est si bien avec des produits que l’on achète des produits, qu’une mauvaise récolte nuit à toutes les ventes. Certes, un mauvais temps qui a détruit les blés ou les vins de l’année n’a pas, à l’instant même, détruit le numéraire. Cependant la vente des étoffes en souffre à l’instant même. Les produits du maçon, du charpentier, du couvreur, du menuisier, etc., sont moins demandés. Il en est de même des récoltes faites par les arts et le commerce.

« Quand une branche d’industrie souffre, d’autres souffrent également. Une industrie qui fructifie, au contraire, en fait prospérer d’autres.

« La première conséquence que l’on peut tirer de cette importante vérité, c’est que, dans tout État, plus les producteurs sont nombreux et les productions multipliées, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes. Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange. Après que chacun a vendu ce qu’il a produit et acheté ce qu’il veut consommer, il se trouve qu’on a toujours payé des produits avec des produits.

« Vous voyez, messieurs, que chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que la prospérité d’un genre d’industrie est favorable à la prospérité de tous les autres. En effet, quels que soient l’industrie qu’on cultive, le talent qu’on exerce, on en trouve d’autant mieux l’emploi, et l’on en tire un profit d’autant meilleur, qu’on est plus entouré de gens qui gagnent eux-mêmes. Un homme à talent, que vous voyez tristement végéter dans un pays qui décline, trouverait mille emplois de ses facultés dans un pays productif, où l’on pourrait employer et payer sa capacité. Un marchand, placé dans une ville industrieuse, vend pour des sommes bien plus considérables que celui qui habite un canton où dominent l’insouciance et la paresse. Que ferait un actif manufacturier ou un habile négociant dans une ville mal peuplée et mal civilisée de certaines portions de l’Espagne ou de la Pologne ? Quoiqu’il n’y rencontrât aucun concurrent, il y vendrait peu, parce qu’on y produit peu ; tandis qu’à Paris, à Amsterdam, à Londres, malgré la concurrence de cent marchands comme lui, il pourra faire d’immenses affaires. La raison en est simple : il est entouré de gens qui produisent beaucoup dans une multitude de genres, et qui font des achats avec ce qu’ils ont produit ; c’est-à-dire avec l’argent provenant de la vente de ce qu’ils ont produit, ou avec ce que leurs terres ou leurs capitaux ont produit pour eux.

« Telle est la source des profits que les gens des villes font sur les gens des campagnes, et que ceux-ci font sur les premiers. Les uns et les autres ont d’autant plus de quoi acheter, qu’ils produisent davantage. Une ville entourée de campagnes productives y trouve de nombreux et riches acheteurs ; et dans le voisinage d’une ville manufacturière, les produits de la campagne se vendent bien mieux. C’est par une distinction futile qu’on classe les nations en nations agricoles, manufacturières et commerçantes. Si une nation réussit dans l’agriculture, c’est une raison pour que son commerce et ses manufactures prospèrent. Si ses manufactures et son commerce deviennent florissants, son agriculture s’en trouvera mieux.

« Une nation voisine est dans le même cas qu’une province par rapport aux campagnes : elle est intéressée à les voir prospérer ; elle est assurée de profiter de leur opulence ; car on ne gagne rien avec un peuple qui n’a pas de quoi payer. Aussi les pays bien avisés favorisent-ils de tout leur pouvoir les progrès de leurs voisins. Les républiques de l’Amérique septentrionale ont pour voisins des peuples sauvages qui vivent en général de leur chasse, et vendent des fourrures aux négociants des États-Unis ; mais ce commerce est peu important, car il faut à ces sauvages une vaste étendue de pays pour y trouver un nombre assez borné d’animaux sauvages ; et ces animaux diminuent tous les jours. Aussi les États-Unis préfèrent-ils de beaucoup que ces Indiens se civilisent, deviennent cultivateurs, manufacturiers, plus habiles producteurs enfin ; ce qui arrive malheureusement très difficilement, parce que des hommes élevés dans les habitudes du vagabondage et de l’oisiveté ont beaucoup de peine à se mettre au travail. Cependant on a des exemples d’Indiens devenus laborieux. Je lis dans la Description des États-Unis que M. Warden a publiée il y a quelques années, que des peuplades habitantes des bords du Mississipi, et qui n’offraient aucuns débouchés aux citoyens des États-Unis, sont parvenues à leur acheter, en 1810, pour plus de 80, 000 francs de marchandises ; et probablement elles en achètent maintenant pour des sommes bien plus fortes. D’où est venu ce changement ? De ce que ces Indiens se sont mis à cultiver des fèves et du mais, et à exploiter des mines de plomb qui se sont trouvées dans leur territoire.

« Les Anglais se flattent avec raison que les nouvelles républiques d’Amérique, après que leur émancipation aura favorisé leur développement, leur offriront des consommateurs plus nombreux et plus riches, et déjà ils recueillent le fruit d’une politique plus conforme aux lumières du siècle. Mais ce n’est encore rien auprès des avantages qu’ils en recueilleront plus tard. Les esprits bornés supposent des motifs cachés à cette politique éclairée. Eh ! quel plus grand objet pourrait-on se proposer que de rendre son pays riche et puissant ?

« Un peuple qui prospère doit donc être regardé plutôt comme un ami utile que comme un concurrent dangereux. Il faut sans doute savoir se garantir de la folle ambition ou de la colère d’un voisin qui peut entendre assez mal ses intérêts pour se brouiller avec vous ; mais après qu’on s’est mis en mesure de ne pas redouter une injuste agression, il ne convient d’affaiblir personne. On a vu des négociants de Londres ou de Marseille redouter l’affranchissement des Grecs et la concurrence de leur commerce. C’est avoir des idées bien étroites et bien fausses ! Quel commerce peuvent faire les Grecs indépendants qui ne soit favorable à notre industrie ? Peuvent-ils apporter des produits sans en acheter et sans en emporter pour une valeur équivalente ? Et si c’est de l’argent qu’ils veulent, comment pouvons-nous l’acquérir autrement que par des produits de notre industrie ? De toutes manières, un peuple qui prospère est favorable à notre prospérité. Les Grecs, en effet, pourraient-ils faire une affaire avec nos négociants contre le gré de ceux-ci ? Et nos négociants consentiraient-ils à des affaires qui ne seraient pas lucratives pour eux-mêmes, et, par conséquent, pour leur pays ?

« Si les Grecs s’affermissent dans leur indépendance et s’enrichissent par leur agriculture, leurs arts et leur commerce, ils deviendront, pour les autres peuples de l’Europe, des consommateurs précieux ; ils auront de nouveaux besoins et de quoi les payer. Il n’est pas nécessaire d’être philanthrope pour les aider ; il ne faut qu’être en état de comprendre ses vrais intérêts.

« Ces vérités si importantes, qui commencent à percer dans les classes éclairées de la société, y étaient absolument méconnues dans les temps qui nous ont précédés. Voltaire fait consister le patriotisme a souhaiter du mal à ses voisins. Son humanité, sa générosité naturelle en gémissent. Que nous sommes plus heureux, nous, qui par les simples progrès des lumières, avons acquis la certitude qu’il n’y a d’ennemis que l’ignorance et la perversité ; que toutes les nations sont, par nature et par leurs intérêts, amies les unes des autres ; et que souhaiter de la prospérité aux autres peuples, c’est à la fois chérir et servir notre pays. »

(J.-B. Say, Cours d’Écon. polit., 3e partie, ch. ii.)