Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Sociologie (Morale)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 729-741).

SOCIOLOGIOUE(MORALE). — Un peu comme les petits livres, l’Apologétique a ses destins. Il y a une trentaine d’années encore, c’est surtout contre le moralisme kantien et les autres formes d’autonomisme qu’il lui fallait revendiquer les titres de l’ancienne morale, de celle que l’auteur de la liaison pratique désigne volontiers sous le nom de « morale théologique », parce qu’elle reconnaît en Dieu le fondement du devoir. Malgré leur indépendance avouée et même déclarée à l’égard de toute métaphysique (on sait que la formule de « morale indépendante » a fait recette pendant assez longtemps), ces divers systèmes n’en continuaient pas moins de se réclamer d’une loi universelle et immuable, promulguée par la raison, — Kant se flattait même de reconstruire sur la base de cet absolu pratique tout l’édifice de nos certitudes relatives au tran-cendant — ; et dès lors on n’avait guère, pour les convaincre d’insullisance, qu’à les inviter à suivre la raison jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’affirmation même de Dieu, principe de l’ordre moral et de l’ordre physique tout ensemble.

A l’heure présente, il s’agit de bien autre chose. C’est la propre notion de loi morale, au sens « le loi absolue, précisément, qui se trouve battue en brèche, nommément sous le couvert de la Sociologie 1447

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cette reine du jour ; et un relativisme inédit s’introduit par là dans ce domaine, dont il deviendrait vite dangereux, semble-t-il, de sous-estimer la puissance dissolvante. Ceux qui ont lu La morale et la science des mœurs de M. Lévy-Brulil, v. g. en conviendront sans peine. On nous saura peut-être gré de consacrer un article spécial à cet ouvrage, représentatif entre tous des tendances en cause. Paru pour la première fo16 en igoS, il a d’ailleurs été, sur ce point particulier, comme le manifeste de la nouvelle école.

La division de cet article en deux parties, exposé et critique, n’a pas besoin d’être justifiée autrement.

1.

Exposé

i. Vue d’ensemble. — Morale et science des mœurs, il n’y a pas encore si longtemps que l’un se disait couramment pour l’autre, ou peu s’en faut ; auquel cas la seconde expression comportait une sorte de sousentendu : science des mœurs, oui, telles qu’elles doivent être, conformément aux règles édictées par la morale, ou bien encore science des mœurs idéales, pour ainsi parler, identiques, pour ainsi parler encore, à ces règles mêmes ; — comme on délinissail et définit encore la Logique la science idéale des lois de la pensée, ou la science des opérations intellectuelles, telles qu’on doit les accomplir pour arriver à la vérité. Depuis la publication du livre de M. Lévy-Brulil, il semble que c’en soit fait de pareille synonymie ; et, si nous comprenons bien, il faut désormais traduire : science des mœurs, sinon telles qu’elles sont, absolument parlant, du moins telles qu’en fait on croit qu’elles doivent être dans un milieu collectif donné ou dans chaque milieu collectif.

Bien plu*, non seulement la science des mœurs, ainsi entendue, s’avère profondément distincte de la morale traditionnelle ou théorie abstraile et rationnelle, et universelle surtout, du devoir et du bien, de leur fondement, de leurs conséquences, etc. ; mais, par une suite inévilable de notre évolution intellectuelle dans le sens d’une positivilé toujours plus rigoureuse, elle est appelée à en prendre un jour la place. Toutes les choses qui intéressent directement notre action ou conduite hurnaine finiront par ressortir d’un bout à l’autre à la science proprement dite (dans l’espèce elle s’appelle sociologie), qui les traitera par les mêmes procédés généraux qu’on fait aujourd’hui les choses de la nature, c’est-à-dire qui s’efforcera d’en dégager et systématiser les lois réelles, pour en modifier le jeu à notre profit. Car il y a une « nature morale », donnée en fait également, comme il y a une nature physique, et le mot de Bacon n’est pas moins vra : de l’une que de l’autre, qui veut qu’on ne s’en puisse rendre maître qu’à la condition de se soumettre au déterminisme qui la régit, aatura nonnisi paiendo vincitur.

Précisons davantage. La morale classique comporte deux parties principales : morale théorique, ou théorie du devoir, et morale pratique, ou théorie des devoirs. Eh bien, à proprement parler la nouvelle science des mœurs ne répond qu’à celle-là, ou ne se présente comme la légitime héritière que de celle-là, la morale théorique ; ou plutôt encore, ce n’est que celle-là qui jusqu’ici en a, très imparfaitement, usurpé le rôle. Et l’application méthodique des résultats obtenus par cette spéculation morale, devenue ainsi pour tout de bon scientifique, constituera un « art moral rationnel » (moral ou social), dont notre morale pratique ne représente, elle aussi, que le provisoire et très déficient succédané.

Telle est, fort succinctement résumée, mais assez exactement, croyons-nous, la thèse fondamentale de l’auteur. Nous allons en reprendre l’un après l’autre,

pour les détailler et les approfondir, quelques-uns des articles essentiels.

2. La morale liée à un anthropocentrisme désormais périmé. — La substitution de la science des mœurs à l’ancienne morale se produira, disait-on tout à l’heure, comme, par la force des choses, quelques vives résistances, vives et opiniâtres, qu’elle rencontre, aujourd’hui encore, dans la plupart des consciences. A cet égard, cette ancienne morale peut être considérée comme le suprême refuge de 1 esprit métaphysique, pour parler la langue d’Aug. Comte, avec son (inalisme invétéré, avec son « règne des fins », con>tituant un ordre supérieur ou transcendant, d’une valeur inconditionnelle, que ce serait une sorte d’impiété de mettre en question, un véritable absolu, enfin, le dernier absolu ou la dernière expression de l’absolu.

("est aussi — et ceci au surplus se rattache très étroitement à cela — la forme ultime de l’anthropocentrisme, anthropocentrisme moral, justement, et non plus physique, comme celui dont Copernic et Galilée ont fait justice, inoral ou spirituel, qui, au lieu de la terre, prend pour centre des choses la raison humaine. « De là même » — preuve qu’au fond l’on revient bien à l’autre, — « l’idée d’un ordre moral, dont la conscience de l’homme, seul doué de raison et de liberté, est à la fois le principe et la raison d’être. Cette conscience apparaît de plus en plus comme le centre auquel se rapporte et par lequel s’explique toute la riche diversité des phénomènes naturels, et, spécialement, des faits moraux C’est donc toujours, au fond, la même attitude mentale, c’est toujours la même conception anthropocentrique, finaliste, religieuse (ces termes sont tels que le passage de l’un à l’autre se fait insensiblement), qui se rend la réalité intelbg.ble en l’imaginant faite et organisée en vue de l’homme (p. 206). »

Or est-il, donc, que comme « il a fallu abandonner cette explication de la nature physique, sous la pression de la science positive, qui en a montré la fausseté » (ib.) t un temps viendra (et on ne pourra pas reprocher à M. L. B. de ne s’être pas employé de toutes ses forces à en hâter l’avènement) où l’anthropocentrisme moral y passera à son tour, la science des choses morales ou sociales rentrant dans le droit commun des sciences de la nature. Loin de ramener les faits correspondants (v. g. juridique ? , politiques, économiques, intellectuels ou autres), bref, loin de ramener l’ensemble de la réalité sociale à la conscience comme à so-’centre, c’est la conscience au contraire, la conscience morale qu’on expliquera par I ensemble de la réalité sociale, dont elle est à la fois une expression et une fonction (p. 207).

Autant dire que la conscience morale se manifestera par là même pour ce qu’elle, est au vrai, à savoir fonction, précisément, de tout cet en semble, ou relative à cet en emble des autres séries concomitantes de phénomènes sociaux. On se rendra compte de plus en plus que « les sentiments moraux, les pratiques morales d’une société donnée sont nécessairement liées aux croyances religieuses, à l’état économique et politique, aux acquisitions intellectuelles, aux conditions climatériques et géographiques, et par conséquent aussi au passé de cette société », et, que. « comme ils ont évolué jusqu’à présent en fonction de ces séries, ils sont destinés à évoluer de même dans l’avenir » (p. 198).

Autant dire encore que c’en est fait, dans l’espèce, des doctrines à visées absolues. Car notre morale traditionnelle ou classique est logée de ce chef à la même enseigne que toutes les autres ; elle aussi se trouve refléter l’état mental du milieu où elle a pris 14’.9

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naissance et qui en limite pareillement la valeur. Nous n’avons pas plus le droit, dans le fond, de la mettre au-dessus des autres et de l’ériger ainsi en type de la morale tout court, que les Papous ou les Fuégiens v. g. ne seraient fondés à le faire pour la leur.

3. Variété réelle des morales, prouvée au surplus par la convergence pratique des théories. — La morale tout court, soi-disant universelle ou nécessaire, est d’ailleurs une pure invention <ies philosophes, à l’instar de 1’  « homme en général », pour lequel elle légifère, législation aussi vide, dès lors, que le concept correspondant. La vaste enquête anthropologique menée par des générations de savants depuis le début du xixe siècle nous a singulièrement édifiés là-dessus. Et quand on substitue ainsi à la considération abstraite de l’homme en général l’analyse positive et précise des hommes tels qu’ils sont donnés dans la réalité vivante et concrète des sociétés qui les encadrent, on a tôt fait de s’apercevoir que, comme les croyances et les sentiments, les règles de la conduite trahissent une complexité extraordinaire.

Complexité ou diversité dans l’espace, d’abord. Quelles divergences entre les idées morales d’un Chinois et celles d’un Argentin ou d’un Australien aborigène, ou d’un Eskiino, ou d’un Anglo-saxon, ou d’un Bédouin, ou d’un Balkanique, etc. !

Puis diversité, complexité dans le temps, et complexité, diversité qu’une investigation attentive n’a pas de peine à démêler, parfois, sous des formules ou des notions en apparence identiques. Combien l’idée de justice v.g. n’a-t-elle pas varié au cours des siècles ! Au vrai, « elle prend à chaque période nouvelle de la vie sociale une forme que les périodes précédentes ne pouvaient prévoir et qui ne se serait jamais réalisée si l’évolution de la société eût été différente (p. 221) » En limitant même ses recherches à un seul milieu collectif, le sociologue est amené à voir dans la conscience « une sorte de conglomérat ou du moins une stratification irrégulière de pratiques, de prescriptions, d’observances dont l’âge et la provenance diffèrent extrêmement » (p. 86).

Qu’on se mette en tête, après cela, soit de déduire dialectiquement la morale du concept abstrait de l’humanité, soit de la construire en accord avec lui ! Au surplus, les conflits qui, jusque chez les peuples civilisés eux-mêmes, ont toujours mis aux prises les divers systèmes, hédonistes, utilitaires, sentimentaux, rationnels, etc., ne donnent-ils point à réfléchir ? Voyez ceux qui ont fleuri parmi les Grécoromains de l’époque postaristolélicienne : tous prétendent « suivre la nature » (naturam set/ui. Zsjv 3//i/ ; /î ; , uivw ; rv fùtn), mais que de manières de la suivre, entre lesquelles il n’y a pas, pour ainsi parler, de commune mesure !

Assurément, ces doctrines rivales ne laissent pas de se retrouver malgré tout d’accord, quant à l’ensemble, et à quelques rares exceptions près, sur le terrain de la pratique concrète II y a longtemps qu’on a remarqué qu’au cours de la même période gréco-romaine épicuriens et stoïciens, pour opposés qu’ils fussent dans la région des principes, imposaient, tout compte fait, à leur sage les mêmes obligations essentielles ; et c’est ce qui permettait à un Séuèque v. g. d’emprunter indifféremment ses maximes à Epicure ou à Zenon. Bref, et en d’autres termes, d’une école à l’autre la morale théorique, pour reprendre une distinction déjà proposée, peut différer presque du tout au tout, mais la morale pratique, elle, ne change pas, ou si peu que pas.

Rien de plus vrai, mais cette convergence même, qui n’est sans doute pas fortuite, cette convergence

ou cette rencontre finale des théories dans le domaine de l’action proprement dite, loin d’infirmer la thèse relativiste et sociologique, ne fait ail contraire que la corroborer de son côté et à sa manière. Car elle s’explique par la nécessité où sont les théories de s’accord’T avec les idées morales régnantes hic et nunc. Au vrai, chaque théorie représente tout simplement un effort à les justilier ou systématiser après coup, pour ainsi dire, un effort, si l’on préfère, à rationaliser une pratique préexistante, qui a cours force dans la collectivité intéressée. C’est sur elle, sur cette pratique, que les théories se règlent, au lieu que ce soit la pratique qui se règle sur elles.

« Je comparerais volontiers les morales théoriques, 

écrit à ce sujet M. L. B., à des courbes assujetties à passer par un certain nombre de points. Ces points représentent… les façons d’agir qui sont obligatoires pour la conscience morale commune d’un même temps. Ces façons sont d’ailleurs déterminées, dans une certaine mesure, les unes par les autres. V. g. une structure donnée de la famille entraîne nécessairement certaines conséquences dans la législation et dans les mœurs… Il est évident que plusieurs courbes pourront satisfaire aux conditions proposées, c’est-à-dire être sur le plan et passer par les points donnés. Pareillement, plusieurs systèmes de morale peuvent jouer le rôle de théorie à l’égard de la pratique préexistante. Pourvu qu’une déduction apparente s’établisse, ils seront tous des interprétations acceptables, sinon également satisfaisantes, de règles qui ne leur doivent point leur autorité (p. 40). »

Fait très considérable, redisons-le, à notre présent point de vue Car non seulement il résulte de là qu’il y a, à cet égard, un certain conformisme dont la société fait une loi aux individus ; mais on conçoit aussi que, d’une société à l’autre, le contenu ou l’objet en puisse varier avec les temps et avec les lieux, comme c’est juste le cas ; ou qu’en vertu de la relation fonctionnelle qui se remarque sur toute la ligne, nous l’avons déjà, noté à plusieurs reprises, entre les différentes catégories de phénomènes sociaux (ou, pour parler de la langue de Comte, entre les différentes « séries sociales »), la pratique préexistante puisse être telle ou telle selon la diversité des circonstances, comme nous avons pareillement consla’é tout à l’heure qu’elle l’est en effet.

En résumé, de même que l’homme (tout court) est un mythe et que l’expérience ne nous fait connaître que des hommes ou du moins des races d’hommes ; de même qu’on ne doit pas dire la société, mais les sociétés : ainsi, il n’existe que des morales, et la momie est un scbème artificiel qui n’établit entre elles toutes qu’une unité formelle et extérieure, chacune subsistant par devers soi dans son originalité, irréductible comme celle du groupement humain qui la professe et 1 impose à ses membres.

4. Objectivement ou scientifiquement, toute morale s’avère fonction du milieu collectif. — Assurément, nous éprouvons une vive répugnance à rabaissera un tel niveau cet ensemble d’impératifs auxquels il nous paraît que notre vie doive obéir sans condii ion et dont il y aurait quelque chose comme un sacrilège à suspecter le bien-fondé, bref la morale classique, précisément, ou la morale du devoir absolu, telle que liant entre autres en a fixé la formule générale avec tant de force. Mais c’est parce que nous ne la considérons alors que du dedans ou du point de vue de la conscience même.

A force de s’exercer, en effet, et d’une façon continue, cette pression du milieu collectif nous pénèlre de plus en plus, s’intériorise ou se subjective au 1451

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point de nous apparaître comme un élément de notre uature spirituelle et une façon d’instinct supérieur par où s’allirrue, éminemment même, notre rapport à l’absolu et au divin. Pour cesser toutefois de prendre le change sur la véritable origine et le vrai caractère du fait moral, il suflit de l’envisager à la manière de la science, c’est-à-dire objectivement et du dehors : on s’aperçoit alors, i° qu’en réalité la morale d’une société donnée, à une époque donnée, est déterminée par l’ensemble des conditions où se trouve à cette époque la société en cause ; 2° que notre époque, notre société et notre morale à nous ne font pas exception à la loi.

Et du même coup on s’abstient de la tenir, cette morale de notre société et notre époque, pour l’idéal de l’activité parfaite, excluant a priori toute possibilité de critique.

5. Fausseté de la notion classique de droit naturel.

— Nombre de philosophes parlent volontiers à ce propos d’une morale ou d’un droit naturel, qui revient à cela même, ou dont la notion générale repose sur une illusion du même genre. Ils entendent par là que « toute conscience humaine reçoit, par cela seul qu’elle est humaine, une lumière spéciale qui lui découvre la distinction du bien et du mal. Prêts à admettre (comme les faits d’ailleurs nous y contraignent) que cette lumière peut être obscurcie de mille manières, et presque entièrement, dans les sociétés sauvage », corrompues ou dégénérées », ils n’en sont pas moins u persuadés qu’il suffirait d’enlever ce qui l’offusque, pour qu’elle recommençât à briller. » En un mot, ils croient a que l’homme est naturellement moral, au même titre qu’il est naturellement raisonnable (p. 200-0- "

Mais au fond de cette croyance, il y a toujours le même postulat d’une nature humaine identique à elle-même en tout temps comme en tout lieu, et qui trouve précisément son expression la plus haute chez les « civilisés » que nous sommes ou prétendons être. Encore un coup, la science actuelle en a fait justice.

« L’homme est naturellement moral », cela signifie, 

tout uniment, que partout il vit en société et que dans toute société il y a des « mœurs », des usages, des commandements ou des interdictions qui ont force de loi ; — simple fait, dont il n’y a, si l’on peut dire, rien à tirer que lui-même. En tout cas, si l’on a le droit d’en conclure quelque chose, c’est que la conception d’une morale naturelle, entendue comme tout à l’heure, doit céder la place à l’idée que, naturelles, toutes les morales indistinctement le sont. Elles le sont au même titre, quel que soit le rang que chacune occupe dans une classification établie par nous. La morale des sociétés australiennes est aussi naturelle que celle de la Chine, la morale chinoise aussi naturelle que celle de l’Europe et de l’Amérique : chacune est précisément ce qu’elle pouvait être d’après l’ensemble des conditions données (p. 200). »

6. Objet de la science des mœurs : réalité et nature morale, explicables par les mêmes procédés essentiels que la réalité et la nature physique. — Et tel est, exactement, l’objet de la * science des mœurs », un vocable qui prend ainsi tout son sens : étudier objectivement, a l’aide de la méthode comparative en particulier, ces morales diverses dans leur diversité même, les étudier objectivement et aussi, ou plutôt du même coup, car l’un c’est l’autre en somme, avec une entière impartialité, les étudier eniin connue le savant ou le physicien étudie la nature proprement extérieure et matérielle, telle qu’elle se présente à lui et sans y rien mêler de soi, de ses manières de voir, de ses préférences, de ses tendances, de ses aspirations à soi, en se dégageant de toute réac tion personnelle. Si les progrès de l’acoustique n’ont rien enlevé à la puissance émotionnelle des sons, ce n’est pourtant qu’à la condition de s’en abstraire que les hommes du métier ont pu réaliser de tels progrès et un Helmholtz v. g. mettre sur pied la théorie scientifique du timbre.

« D’une façon générale, notre conception de la

nature s’agrandit et s’enrichit chaque fo s qu’une portion de la réalité qui nous est donnée dans l’expérience se « désubjective » pour s’objectiver (p. 20). » Il en va de même de la réalité ou de la nature « morale ». Car il y a une « réalité », une

« nature morale », comme il y a une nature physique

— après tout ce qui précède, rien de plus facile à saisir que ce qu’on doit entendre par là. Un dernier éclaircissement ne sera pourtant pas hors de propos.

Nous venons de dire réalité ou nature (soit morale, soit physique). A parler à la rigueur, les deux termes ne sont pas synonymes de tous points. Nature dit plus que réalité. Réalité, c’est ici tout ce qui peut, en fait, s’offrir à la perception. Nature, c’est cette réalité en tant qu’elle est soumise ou conçue comme soumise à des lois, constantes et invariables. Et comme cet élément de rapport invariable ou de loi est celui auquel la science s’intéresse exclusivement, on pourrait ajouter que nature équivaut à réalité en tant qu’objet proprement dit de science. Inutile d’insister sur le cas de la réalité ou de la nature physique, qui. de longue dale, ne fait plus question à cet égard. Il en va tout autrement de la nature ou réalité morale. En dépit de l’impulsion vigoureuse donnée en ce sens par Aug. Comte, 1 effort à constituer la science correspondante se heurte encore aujourd’hui, nous y voilà revenus, à des résistances obstinées — le lecteur sait lesquelles et qu’elles ont leur raison dans l’emprise profonde exercée sur les esprits par la conception multiséculaire de la « morale », non moins que par le moralisme kantien, où cette conception a trouvé, d’une manière, son expression la plus rigoureuse.

Mais on n’arrête pas le mouvement irrésistible de la pensée scientifique, qui finira bien par emporter tous ces obstacles. En se « désubjectivant », elle aussi, de plus en plus, la réalité morale tombera de plus en plus sous ses prises, pour faire figure de i nature morale », analogue sur toute la ligne à la nature physique, c’est-à-dire scientifiquement explicable comme celle-ci, c’est-à-dire encore explicable avant toute chose, sinon même uniquement, par les relations fonctionnelles qu’on y peut mettre au jour entre les diverses catégories de phénomènes dont elle se compose au total (ou même entre ceux-ci et les phénomènes physiques par delà). Ne retenons pour le moment que leurs relations fonctionnelles à eux, existant d’emblée entre les phénomènes moraux et les phénomènes, (les autres)phénomènes sociaux. Il s’agit toujours du rapport des règles de conduite en vigueur dans chaque groupement humain avec son degré de développement intellectuel, avec sa condition économique, avec sa législation, avec son passé, avec son mode de structure aussi, son volume et sa densité, sa situation géographique et climatérique, bref avec tous les facteurs physiologiques (au sens de « représentations collectives », bien entendu) ou morphologiques, qu’un sociologue averti et rompu aux bonnes méthodes peut, dans l’espèce, ou même doit mettre en avant.

Car, et à peine y a-t-il lieu de le relever, nous venons de toucher le point précis par où la théorie de M. L. 1$. s’apparente au mouvement d’idées désormais personnifié, ou peu s en faut, dans le nom de Durkheira. Sans être un de ses disciples ni même, 1453

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rigoureusement parlant, appartenir à son école, l’auteur de La morale et la.science des mœurs s’Inspire manifestement de la même pensée maîtresse qui préside aux travaux des continuateurs actuels d’Aug. Comte et en fait la profonde. unité.

-. L’ait moral (ou social) rationnel. — Est-ce à dire que le sociologue (puisque, encore un coup, c’est de sociologie qu’il s’agit, et même de sociologie au sens très déterminé de la nouvelle école française) s’en tien. Ira d’un bout à l’autre à cette attitude d’absolue neutralité ?

En I au t que sociologue, oui, puisque, encore un coup aussi, il n’y a de science qu’à ce prix. La réalité sociale sera « étudiée objectivement », redisons-le, et « méthodiquement, par une armée de savants animés du même esprit » (du même esprit de détachement à l’égard de toute idée préconçue, de quelque ordre que ce soil) « que ceux qui, depuis longtemps, se sont attaqués à la nature inorganique et à la nature vivante « (p. 289), ou il n’y aura pas de science de la réalité sociale, de science des mœurs. L’alternative est inexorable, et il faut en prendre son parti.

On objectera peut être que la sociologie n’est pourtant pas, en dernière analyse, sa Un à elle-même ; que la science des mœurs, en particulier, se doit tourner malgré tout, l’heure venue, à des résultats pratiques, c’est-à-dire ici au redressement de la conduite humaine selon un idéal de socialité supérieure. Et c’est un nouveau trait par où les mêmes continuateurs de Comte s’avèrent les héritiers authentiques de sa pensée ; par où, autrement dit, ils restent dans la tradition de son positivisme humanitaire, ou de son effort à régénérer l’humanité par la science. — Rien de plus exact, mais par la science, précisément. Encore faut-il que celle-ci soit constituée, ne pouvant ju-te l’être, on y est ramené sans cesse, que dans une totale indépendance vis-à-vis des idées reçues, abstraction faite de tout jugement de valeur, en s’ab « tenant, si l’on préfère, de toute appréciation des phénomènes dont elle s’attache, exclusivement, à dégager et à systématiser les lois. La considération prématurée île ce but final auquel elle s’ordonne en définitive risquerait de la « resubjectiver » et pro tanto de le lui faire manquer, du moins de reculer à proportion le moment où elle aura chance de l’atteindre.

Autrement dit, elle donnera bien lieu, un jour, à un art rationnel du même ordre, ou à un « art rationnel moral », qui nous permettra de modilier dans le sens du mieux la réalité correspondante ou de la plier à la satisfaction de nos besoins les plus élevés. Assimilable, de ce chef, comme l’avait bien vu Descartes (cf. Préface des Principes), à la mécanique et à la médecine, qui sont, elles aussi, des ensembles de procédés méthodiques utilisés par l’homme pour appliquer la connaissance qu’il a des lois de la nature, le dit art moral rationnel emploiera celle des lois psychologiques et sociologiques à l’amélioration des mœurs et des institutions existantes (cf. p. 102 et p. a56). Seulement, redisons-le aussi, la maxime baconienne se vérifie ici comme partout ailleurs : natura non nisi parendo vincitur, on ne triomphe de la nature qu’en obéissant à ses lois ; ce qui suppose qu’on les connaît, surtout qu’on s’est mis, avec la probité inteljectuelle la plus scrupuleuse, dans les conditions rigoureusement requises pour les connaître tout de bon.

8. Suppléance provisoire de l’art moral rationnel par la morale commune. — Demandera-t-on enûn, cette science de la nature morale et l’art rationnel qui en doit sortir n’étant pas près, tant s’en faut, de ▼oir le jour, sur quoi nous réglerons, en attendant,

notre action individuelle ou collective ? En attendant ? On s’en tiendra, c’est bien simple, à la morale donnée dans le milieu où l’on se trouve vivre, c’est-à-dire, pour nous autres Européens, la morale classique.

Et cela même est, d’une certaine manière, contenu dans la propre idée de la science des nururs et de l’art moral rationnel. Car, 1° l’une, la science des mœurs, suppose précisément des règles préexistantes, à titre de réalité « donnée », qu’elle s’efforce non pas de justitier, mais d’analyser et de rendre intelligible en la rapportant à ses conditions d’existence ; 2 l’autre, l’art moral rationnel, ne se propose guère rien de plus que de perfectionner cette pratique commune dans son propre sens. Il est donc tout indiqué de s’en tenir provisoirement à elle.

Que si, une fois ou l’autre, le progrès de la réllexion critique ou l’accélération inattendue du progrès social lui enlève quelque chose de sa sûreté primitive et que dès lors des cas de conscience se posent à nous qu’elle ne nous fournisse plus le moyen de résoudre, on se décidera pour le parti qui, dans l’état actuel de nos connaissances, paraîtra le plus raisonnable. Après tout, ce n’est pas seulement en morale qu’il nous arrive de nous devoir contenter, le cas échéant, de réponses provisoires et approximatives.

II. — Critiqub.

1. Précarité de la suppléance en question. — Examinons d’abord les idées de l’auteur sur l’art moral rationnel et sa suppléance provisoire par la morale courante.

N’y a-t-il pas quelque illusion à s’imaginer que les choses s’arrangeront si bien ? Supposant achevée la science des mœurs, qui est encore dans les langes et exigera d’immenses recherches’, le dit art moral rationnel ne pourra lui-même prendre naissance que dans un avenir très éloigné. Qu’il y a sujet de craindre qued’ici là, et très vite même, beaucoup plus vite qu’on ne pense, le prestige dont jouit encore l’ancienne Morale ne soit ruiné à fond, précisément parce qu’on y aura dénoncé une prétention injustifiée à régler universellement la conduite humaine ! Etrange manière d’escompter ses bons offices provisoires, que de la discréditer du tout au tout 1 Et comme il s’agit d’un provisoire qui a mille chances de durer (combien longtemps même I), par quoi ia remplacera-t-on elle-même, au cours de ce long intervalle ou interrègne, quand elle aura perdu son empire sur les âmes ?

La découverte des conditions matérielles des sons, remarque quelque part M. L. B., n’a rien ôté à leur puissance émotionnelle (p. 31. — Cf. sup., Exp., n. 6). Sans doute, parce qu’il s’agit d’impressions sensibles, indépendantes en elles-mêmes de la connaissance spéculative correspondante : il est trop clair que, de m’assimiler la théorie physique du timbre, cela n’empêche pas les richesses d’orchestration d’un Beethoven ou d’un Wagner de faire les délices de mes oreilles (ib.). Mais ce n’est plus du tout la même chose, quand il est question de l’autorité des idées ou règles morales : loin de rester indifférente, l’explication qu’on en donne l’atteint d’emblée en elle-même, nous voulons dire, bien entendu, leur au

!. Cf. In/’/ a : « Que <le temps ne fandra-t-il pus pour que

les sciences.ociologiques nous permettent de posséder des arts sociaux aussi développés que la médecine on la chirurgie (p. 258) ! » — Cf. p. 289 : Cela « suppose évidemment la constitution tant des sciences sociologiques particulières que de la sociologie générale. Plus tard, dans un avenir qu’il nous est à peine permis d’entrevoir, ces sciences seront ;.ssei avancées pour rendre possibles dfs application) 1, etc. ». 1455

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torité effective et comme leur emprise concrète sur les ànies Un philosophe contemporain a dit de la théorie de Mill et de Spencer sur les principes premiers : << Si l’association pouvait rendre compte de la formation de telles croyances, l’associationisme, en dévoilant le vice de leur origine, aurait tôt fait de les dissoudre. » (Cf. Rabibr, Psychologie, p. 380). Eh bien, montrez-moi semblablement dans l’ « impératif catégorique » le produit complexe de circonstances multiples et diverses, qui ne dépassent pas l’ordre des simples faits et le rendent en lui-même relatif au milieu où elles se produisent, croyez-vous que je continuerai de m’y soumettre avec la même simplicité ?

« Quand la science des faits moraux nous en aura

donné une représentation objective, écrit-on encore, quand elle les aura incorporés à la « nature », la vie intérieure delà con>cieitce morale n’aura rien perdu de son intensité ni de son irréductible originalité (p. 32). » Nous avouons ne point partager cet optimisme, si du moins, comme il paraît bien que ce soit le cas, on l’entend toujours de la même manière ou dans le sens d’une assimilation complète de la morale aux sciences de la nature. Quand la science aura incorporé à celle-ci les faits en cause, quand elle nous y aura fait voir des phénomènes du même ordre que les autres, fonction des mêmes facteurs généraux, n’en sera-ce pas fait de leur originalité irréductible ? Comme si cette originalité irréductible n’emportait pas qu’ils dépendent d’autres facteurs ou qu’ils sont <t d’un autre ordre ! »

Mais cette considération reviendra plus loin. Passons à une autre difliculté que soulève l’art moral rationnel.

2. Equivoque enfermée dans l’idée d’un art moral rationnel. — De fait, et d’un autre côté, comment s’y prendra-t-il — r quand il sera constitué — pour améliorer notre condition humaine, en utilisant les lois du devenir social, etc., ou plutôt qu’entend-on au juste par là ?

Prenons garde à l’équivoque qui se cache sous l’assimilation établie à cet égard entre le dit art moral rationnel et la mécanique ou la médecine (Cf. sup., Exp., n. 7). Dans ces deux derniers cas, on n’a pas à se demander, parce qu’on le sait pour ainsi dire d’avance, à quelles fins précises il y a lieu de faire servir les résultats acquis par la science : il va de soi que c’est la santé ou le confort de l’existence. Mais dans le domaine des mœurs ? On ne peut pourtant pas se contenter d’y prendre acte de de la diversité des tins désirées en fa’t, comme le sont juste le confort et la santé, pour y adapter les moyens convenables, car c’est là même que réside la dilliculté. La difficulté, disons-nous, la difliculté précise est desavoir quelles sont, parmi ces lins désirées en fait, celles qu’il y a lieu de retenir comme décidément préférables. Alors ?

On nous parle de « tirer du fait le meilleur parti possible. » Nous comprenons très bien ce langage, lorsqu’il s’agit de composer la réalité avec un idéal donné, qu’on s’efforce d’y introduire dans la mesure où le permettent les « fatalités inéluctables » dont il faudra bien une foison l’autre prendre son parti. Mais quand un tel idéal fait défaut, cela risque terriblement de ne plus rimer à rien. Car enfin, que signifie ici « meilleur », sinon plus conforme à un type d’organisation de la vie individuelle ou collective, qu’on estime supérieur à la réalité existante, auquel on attribue une valeur plus haute, etc. ? Vous voilà donc amenés à commencer, malgré tout, par porter des jugements de cet ordre, des jugements de valeur, au moins pour appliquer les conclusions de la science des mœurs et au moment de les appliquer I

Vous voilà contraints de substituer, vous aussi,

« le droit au fait » 1 Vous voilà renvoyés, irrémissiblement

renvoyés à la « morale » !

Et même à la morale rationnelle la plus authentique. Il ne serait pas tellement malaisé, au vrai, d’.établir qu’en délinitive pareille comparaison ne conserve un sens qu à la condition de supposer un ordre absolu des choses, que la raison a le privilège de découvrir, bref d’en revenir à l’idée essentielle de la morale, dont il apprit une fois de plus que la science des mœurs ne saurait la remplacer.

Nous allons d’ailleurs nous en rendre un compte plus précis, par la critique de la scienee des mœurs en elle- même.

3. Ce qu’il y a de fondé et d’utile dans lit conception d’une science des mœurs. — Non pas, pour commencer par là, que cette conception soit de tous points irrecevable. Tant s’en faut. Ce serait le cas de rappeler le mot de Leibniz, pour banal qu’il soit devenu : « la plupart des sectes ont raison en ce qu’elles affirment, mais non pas tant en ce qu’elles nient » ; car il ne laisse pas de s’appliquer à la thèse générale de M.L.B., au moins jusqu’à un certain point.

Rien de plus légitime, en effet, que l’idée d’une science des mœurs prise en elle-même, comme étude comparative des multiples manières dont les hommes, suivant la diversité des époques et des latitudes, aménagent leur vie individuelle ou collective, — ou même conçoivent qu’on la doit aménager. La science des mœurs devient alors, au pied de la lettre, la science des morales, et par morale on entend, à ce compte, « l’ensemble des conceptions ». juste, « sentiments, usages, relatifs aux droits et aux devoirs respectifs des hommes entre eux’, reconnus et généralement respectés, à une période et dans une civilisation donnée (p. toi). »

L’intérêt, spéculatif qui s’attache à cette élude n’est pas le seul qu’elle offre. Pratiquement, elle tire à conséquence, et même dans la plus large mesure.

« Ce qui doit être étant conçu dans un rapport

constant avec ce qui est, la science de ce qui doit être (c’est-à dire la morale) en suppose une autre, où entrent, en proportion variéeselon les doctrines, la connaissance de la nature, la science de certaines lois du monde physique et la science sociale en général (p. 16). » Bref, la morale peut tirer un très grand pro fit de la science des mœurs. On ne conçoit même guère qu’elle en fasse abstraction (sur toute la ligne, s’entend), si du moins elle ne veut pas courir le risque de se perdre, le cas échéant, dans l’idéologie pure.

Quelqu’un a dit de la nécessité qu’elle est la chaîne sur laquelle trame la liberté. Le même image illustrerait avec avantage ce rapport de la réalité à l’idéal. S’il est vrai qu’on ne saurait améliorer celle-là qu’au nom de celui-ci, il ne va pas moins de soi que celui-ci, en un autre sens, ne serait pas impunément coupé de ses attaches avec celle-là. La réalité, on sait de quelle énergique façon Pascal a caractérisé la prétention de l’ignorer systématiquement en pareille matière s.

1. Pourquoi d’uilleurs « entre eux » ? N’y en a-t-il pas d’autres ? Le sociolo^isme passe déjà, ici, le bout de 1 oreille. — Ni>us appelons sociologisme la tendance b tout expliquer de In vie humaine (tout, spéculntivement aussi bien que pratiquement) par la société, ou par l’influence de la société ; en termes techniques, par des repris rotations collectives et dès lors, au moins en dernière analyse, par le mode de structure des groupements. Bref, c’e-t la tendance à tout ramener dans cet ordre à la physiologie et à la morphologie sociales.

2. Se rappeler à ce sujet ce que les manuels enseignent couranvnent du rapport de la morale à la psychologie. L457

SOCIOLOGIQUE (Mf RALE)

1458

4. Vrai sens de la variabilité des notions morales. — Réalité essentiellement changeante, au surplus. Car il est également hors île doute que, au moins pour une part (nous allons essayer « le déterminer laquelle', tout cela varie avec les temps ou les lieux, e : varie en fonction îles autres n séries sociales », organisation économique comprise, on peut le reconnaître sans aucun matérialisme. Ri la science correspondante en iloil tenir compte, c’est même une de ses lâches principales, sinon sa tâche principale, de mettr" au jour, en s’appuyant sur une documentation aussi abondante que multiforme, aussi éprouvée que précise, cet aspect de la réalité. Ou plutôt, la science ne commence ici, à vrai dire, qu’avec la préoccupation expresse de dégager et de systématiser ces relations fonctionnelles.

Aussi longtemps donc qu’on borne là son effort, tout va bien, puisque c’est juste un aspect de la réalité auquel on l’applique. La difficulté commence lorsque, passant à la limite, on en conclut à l’universelle relativité des morales « données » (car c’est cela même, dans le fond, n’y ayant guère ici de nouveau que le caractère sociologique, pour ainsi dire, de cette relativité) et lorsqu’on nous refuse en conséquence le droit d'ériger notre morale classique et rationnelle en type de la morale tout court. N est-ce pas perdre de vue que ce qui change au vrai, dans l’espèce, sous l’influi nce des facteurs morphologiques ou « physiologiques » (institutions diverses, degré de culture, volume, densité, etc.), ou ce qui se trouve être à chaque fois relatif à un état défini du milieu collectif, c’est beaucoup moins la conscience elle-même, comme faculté de distinguer le bien d’avec le mal, que les particularités de son contenu ? On peut même soutenir que c’est celui-ci seul, ainsi considéré en détail, celle-là restant au contraire foncièrement identique à elle-même. Car enfin, s’agit-il invariablement, oui ou non, de ce qu’il est permis ou défendu, louable ou répréhensible de faire (quoi que ce soit à chaque fois, peu importe en ce sens)? Gomme si la définition précitée des morales n’impliquait pas qu’invariablement aussi il est question de droits et de devoirs (Cf. siip., n. 3)

De même, parlant des variations de l’idée de justice, M. L. B. observe que sans doute « les règles essentielles en ont été aussi bien connues de l’antiquité la plus reculée que de nos jours, nerniiiem la dere, suum cuique tribuere », mais que < tout ce qu’on en peut conclure légitimement, c’est que, depuis cette antiquité très reculée, le langage a permis une expression abstraite des rapports moraii r essentiels* » et que « la ressemblance s’arrête là » ; qu' « ellen’esl que dans la généralité et l’abstraction de la formule » ; que « pour qu’elle fut aussi dans la signification, il faudrait que le sens des termes fût à peu de chose près le même dans toutes les civilisations », or qu' « il s’en faut, et de beaucoup » ( « comment entendre neminem ? dans les sociétés à demi civilisées, l'étranger ou le naufragé n’y est pas compris ;… comment <e définit suum ? dans une société où le* castes existent, la justice consiste à traiter chacun selon sa caste, etc. », p. 216). — Tout cela pourtant n’intéresse que l’interprétation particulière de la justice, dont le sens substantiel transcende ces divergences de détail.

Somme toute, il y a là derechef une équivoque.

« La ressemblance, d’aujourd’hui à autrefois, se

limite d-ms l’espèce à la généralité et à l’abstraction delà formule, elle ne va pas jusqu'à la signification », transeat, mais la signification totale et

1. C’est nous qui soulignons, bien entendu.

concrète ou la signilication générale ? A quoi rimerait même, dans le second cas (c’est-à-dire si la ressemblance n’allait pas jusqu'à la signilication générale), la formule abstraite ? En réalité, c’est pour la ressemblance dans (application que pareille identité de sens serait requise, et non pas pour la ressemblance dans la signilication. On a même grand peur qu'à cet égard le texte en jeu ne se ramène à un pur truism ; ne serait-il pas un peu trop clair qu’il y aurait ressemblance de signification, sans pus, s’il y avait identité de sens ?

< Ces formules abstraites, lisons-nous encore p. 217-8, disent également à l’Egyptien contemporain des premières dynasties, à l’Assyrien du temps de Sargon, au Grec du temps de Thueydide, au baron du xi c siècle : « Il faut être juste, il faut rendre à chacun le sien (sic) n Mais il n’y a de commun dans ces cas, et dans tous les autres qu’on pourrait citer, que la formule ordonnant de se conformer en fait à des règles définies d’action, etc. » Encore une fois, la variété ne porte ici que sur la manière de concevoir à chaque fois et en particulier^ justice : n’empêche qu’on en conçoive toujours une, bien mieux, qu’on la conçoive comme consistant à rendre à chacun ce qui lui est dû.

Il faut raisonner de même pour a tous les autres cas qu’on pourrait citer », v. g. celui-ci, fort opportunément signalé par A. Fouillée 'Eléments sociologiques de la morale, p. 265) : chez les Egyptiens, le meurtre d’un chat était réputé le plus grand des crimes. — Eh oui ! parce que le chat était aussi tenu pour un animal sacré, dont la conservation importait souverainement au bien commun et qu’on ne pouvait tuer sans attirer sur la collectivité la colère des dieux ; aujourd’hui qu’il n’a plus pour nous ce caractère, nous le faisons passer de vie à trépas sans le moindre scrupule. Mais il y a d’autres attentats contre le bien commun que nous continuons de réprouver et de punir sévèrement. Le principe fondamental, à savoir qu’on ne doit rien faire qui, à quelque titre, soit une menace pour l’existence de la société, n’a donc par changé, lui. Pour peu qu’on se donne la peine de pousser l’analyse, la variabilité elle-même ne laisse pas de se résoudre, tout compte fait, en invariabilité La variabilité est à la surface, mais l’invariabilité reste au fond.

5. Vrai sens de la convergence des théories. — Une troisième (ou quatrième) équivoque, du même genre, fait le fond de l’argument que l’auteur emprunte à l’opposition spéculative des systèmes de morale, jointe à leur convergence dans le domaine de l’action proprement dite. Pour faire figure de doctrines défendables, ils n’ontbesoin, nous dit-on, que de rationaliser de manière ou d’autre la pratique préexistante, c’est-à-dire des règles de conduite en honneur à l'époque et dans le milieu intéressés. Ce n’est donc pas d’eux que ces règles tiennent leur autorité, mais du conformisme social (ou de la société qui les impose).

Comme si, en premier lieu, l’autorité des impératifs moraux ne s’avérait pas, de toute manière (que le lecteur veuille bien prendre garde à ce point, qui est capital), indépendante en elle-même des dits systèmes I Car entin, en toute rigueur et exactitude, ceux ci tirent simplement au clair, ils s’attachent simplement à tirer au clair le fondement sur lequel cette autorité repose, il ne lafonde.nl pas eux-mêmes et en tant que tels. Ils ne la fondent r « a-i plus par eux-mêmes et en tant que tels que la physique v. g. n’est par elle-même le principe réel des phénomènes dont elle analyse les conditioi.s ou le mode de production. La physique déI’159

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14(30

couvre, constate, identifie, pour ainsi dire, et authentique la nécessité du déterminisme naturel, qu’elle prend tel qu’il fonctionne, la nécessité de ce déterminisme n’est pas son œuvre à elle, il y aurait même une sorte de naïveté à insister làdessus (cela n’est vrai, pour ainsi parler encore, que de la physique ou connaissance divine, dont on a pu dire que les choses sont parce qu’elle les voit, mais notre physique ou notre connaissance à nous ne les voit que parce qu’elles sont). De même, ce qui fonde l’autorité des impératifs moraux, c’est la conscience, ou plutôt l’ordre absolu des valeurs (en donnant à cette formule son sens le plus compréhensif ) dont la conscience est en nous l’expression et qui seul peut donner une signification vraiment satisfaisante aux mots de devoir et de droit.

Quant au conformisme imposé par la société, sans contester le moins du monde son influence en pareil cas, on peut se demander s’il ne tient pas lui-même à une autre cause par delà. Un fait remarquable à cet égard, c’est que les systèmes de morale mentionnés par M. L. B. ont tous fleuri dans nos sociétés « occidentales », disciplinées de longue date et gouvernées, dans l’ensemble, par la morale

« naturelle » ou « rationnelle ». Dès lors, n’est-ce

pas celle-ci encore qu’on retrouverait là-derrière, à titre de vraie et première cause, précisément ? N’est-ce pas la présence, au fond des consciences individuelles ou, si l’on veut, de la conscience collective, des idées communes de devoir, d’obligation, de droit, avec leurs tenants et aboutissants divers, qui explique ici le conformisme même et, par lui, la rencontre finale des différents systèmes dans la formulation effective des préceptes déterminés qui règlent concrètement la conduite ?

6. Distinction capitale entre << nature morale » et nature physique. Le concept de devoir. — Quoi qu’il en soit de ce point spécial, il y a singulièrement de chancespourque, avec cetélémentuniversel de droit, de devoir, etc., universel et invariable aussi, en dépit de la diversité des applications particulières qui en peuvent être faites selon la différence des temps et des lieux, nous tenions le trait distinctif par excellence de l’objet de la science des mœurs. Ou l’on se trompe fort, ou c’est par là que la réalité et la nature morales sont précisément ce qu’elles sont, à savoir morales. Tandis que la nature physique est assujettie à des lois nécessaires, dont nous pouvons bien utiliser le jeu, mais sans qu’il cesse d’échapper en lui-même à notre initiative (c’est juste pourquoi nous ne pouvons l’utiliser qu’en nous y soumettant nous-mêmes), l’ordre que définit la nature morale ne saurait être établi en définitive et in concrelo que par l’intervention de notre libie vouloir.

Par on l’on n’entend pas nécessairement, tant s’en faut, que la liberté, selon une prestigieuse formule qui n’a que trop réussi à fausser les idées sur ce point, se donne à elle-même le commandement auquel elle obéit, au moins dans toute la force et toute l’étendue du terme. Autrement dit, il ne s’agit pas pro tanto d’autonomie, à la façon kantienne ou réputée telle. Ce ne serait, en tout cas, qu’autonomie d’acceptation, et non pas de législation. Traduisez que, si l’impératif qui oblige notre conscience procède et ne peut que procéder d’un principe supérieur qui le lui impose (quel qu’il soit en lui-même, c’est ce dont nous n’avons pas à nous préoccuper pour le moment), encore faut-il qu’elle s’y soumette de plein gré, par un consentement qui n’émane, lui, que d’elle, corde m a g no et anima volenti ; encore faut-il qu’à ce titre elle se l’impose, secondairement pour ainsi dire à elle-même, et qu’ainsi elle le

fasse sien par la vertu de ce libre consentement. Elle le reçoit du dehors (ou d’au-dessus d’elle), à coup sûr, mais en se l’intériorisant de la manière que nous venonsde dire, comme aussi — ceci suit de cela — en reconnaissant à quel point il s’accorde ou s’harmoniseavecsa véritable nature. Ce n’estqu’alors qu’il est vraiment obéi. Voilà pourquoi nous aflirmions tout à l’heure que seule notre intervention personnelle peut établir en définitive et dans le concret l’ordre qu’il signifie, au double sens du mot, au sens d’intimer comme à celui d’exprimer. Le bien moral, a-t-on dit, excellemment dit, est l’ordre, idéal des actions raisonnables (cf. M. d’HuLST, Conférences de N. D., 189a, 4° confér.) : ajoutons sans hésiter, à la lumière des explications qui précède nt cette addition va comme de soi, qu’entant que réalisé, à la lettre, il devient, positivement, l’ordre dans nos actions. Plus simplement, c’est le bien dans nos actions, et par nos actions, tout court et sans plus.

Et voilà pareillement à quoi revient « obligation », un vocable autrement inexplicable. Qu’estce à dire, en effet, obligation, sinon nécessité (à nous imposée par un principe supérieur ou transcendant ) de faire ce que d’autre part nous restons libres de ne pas faire ? Quelque chose comme une synthèse originale, tout à fait hors de pair même, de liberté et de nécessité, la seule espèce de nécessité, pour ainsi parler, que comporte notre liberté même, bref nécessité « morale », comme on dit juste d’habitude Synthèse tout à fait hors de pair ou originale, car enfin où trouve-t-on rien de pareil ou même de simplement analogue dans le monde, ou, pour employer le langage de M. L. B., dans la nature physique ?

Au surplus, c’est à quoi il ne serait pas impossible, semble-t-il, d’amener son propre texte à lui, lorsqu’il qualifie v. g. la Morale rationnelle de

« Métamorale », où se projette sous le nom d’idéal

le respect de la pratique universellement acceptée (p. 121). — Soit, mais pourquoi acceptée de cette manière ? Parce qu’elle s’impose à ce titre même, à titre d idéal, digne, indéfectiblement digne de respect : il s’agit toujours de droit supérieur au fait, lequel ne se trouve en désacord avec lui qu’au prix d’une méconnaissance pratique de ce caractère en quelque sorte sacré ; lequel, en le méconnaissant ainsi, n’ôte rien à l’absolue rectitude qui le définit en soi. On a beau s’ingénier et se retourner et s’efforcer, toujours on se retrouve en présence du même trait différentiel qui constitue cet ensemble de notions dans une situation privilégiée, si nous osons dire, tel enfin qu’elles ne puissent de ce chef se comparer à quoi que ce soit d’autre.

7. La morale n’en est d’ailleurs pas condamnée à demeurer chose exclusivement pratique et subiectie.

— Prise de ce biais, l’affirmation n’est pas dépourvue de tout fondement, selon laquelle « les faits moraux ont leur origine dans la volonté libre de l’homme » (p. 8). Seulement, il ne s’ensuit pas que la morale rationnelle ne puisse revêtir, ou conserver, un caractère théorique ou scientifique (//>. et p. sa. "). Autre malentendu, qu’il importe au premier chef d’éclaircir, car il y a des chances pour que nous touchions plus que jamais au vrai point vif du débat.

Suivant M. L. B., ce qui empêche et empêchera toujours la morale d’être une science, c’est son rapport essentiel et comme intrinsèque à la pratique, ou, ce qui revient au même, son caractère normatif par excellence. Normatives, toutes les sciences le peuvent assurément devenir, oui, en tant qu’elles donnent lieu à des applications — 1461

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quand elles y donnent lieu —, mais non pas en tant que théoriquesou en tant précisément que sciences : on ne les considérerait comme normatives à ce second titre que sous peine de < confondre l’effort pour connaître aec l’etfort pour régler l’action » (p. 1 2) et ainsi de supprimer la science même. C’est pourtant cette « prétention irréalisable » (il/.) qu’aflicue la morale traditionnelle, c’est ce mélange bâtard de deux tendances r< ellement opposées ou ce compromis boiteux entre l’une et l’autre sur lequel elle repose tout entière. Au vrai, les systèmes qu’elle engendre ne sont jamais spéculatifs (au sens propre ou Tort) ; jamais ils ne « recherchent d’une façon désintéressée les lois d’une réalité (empirique ou intelligible) prise pour objet de connaissance », parce que « jamais ils ne perdent de vue L’intérêt pratique » (ib.). Il n’y a de science possible dans l’espèce qu’autant qu’on lui assigne pour matière la pratique même, mais considérée objectivement ou du dehors, sous forme de coutumes, d’habitudes communes, de règles de conduite ayant force de loi dans un milieu collectif donné ; bref, qu’autant qu’on lui assigne pour matière la réalité morale (au sens délini précédemment), en dehors de toute appréciation subjective, dans le même esprit d’impartialité absolue dont ne se relâchent nulle part, au cours de leurs enquêtes, les professionnels du savoir ; autrement dit encore, qu’autant qu’on « pose en principe que les faits meraux sont des faits sociaux tt que la même méthode convient aux uns et aux autres » (p. 8). Science des mœurs, encore un coup, et non pas, ce qui a même toutes les peines du monde à n'être point un non-sens, morale scientitique (ou comme disait Renouvier, science de la morale).

— Les sociologues nous reprochent de « confondre l’effort pour connaître avec l’effort pour régler l’action » : et si, par hasard, cette confusion se trouvait être leur fait à eux, ou une confusion similaire ? C’est, apparemment, ce prestigieux mot de « pratique » qui la dissimule. La pratique pourtant est une chose, et les idées qui la dirigent en sont une autre. Il n’y a de pratique, au pied de la lettre, ou dans toute la propriété du terme, que lorsqu’on agit eten tant qu’on agit (tw 7r^àrT£iv) ; voilà, en toute rigueur, ce qui c a son origine dans notre volonté libre », à savoir notre action même, et non pas la loi que la gouverne. Si l’une échappe par délinition même, c est-à-dire parce que procédant ju^te de notre liberté, à toute exposition systématique, il n’en va pas de même de l’autre, et surtout de l’ordre absolu de relations dont elle emprunte sa valeur.

Assurément, et comme il a été expliqué ci-dessus, le « fait moral » ne se réalise tout de bon et in concrelo que si nous acceptons cette loi et en ce sens nous l’imposons volontairement à nousmêmes, en y obéissant hic et nu ne. N’empêche qu’elle s’impose à nous avant toute chose par son autorité propre et transcendante, qu’aucune violation effective, cela aussi a été expliqué, ne saurait compromettre d’aucune manière ; n’empêche que l’ordre de relations correspondant offre toute la consistance de la « réalité » la plus positive et puisse devenir l’ol jet d’un savoir proprement dit, aussi complet et aussi indépendant en lui-même que n’importe quel autre. Quand le moraliste s’attache à le délinir et à le déduire ainsi en luimême, tel qu’il se révèle à la raison, c’est tout autant « effort pour connaître « que lorsque le géomètre v. g. s’applique à déterminer les propriétés et les relations de l'étendue (igurée, ou même le physicien à mettre sur pied la théorie des ondes sono res. M. L. B. serait-il, dans le fond, à ce point éloigné d’en convenir, lui qui astreint la science en général à rechercher les lois d’une réalité empirique ou intelligible 1 prise pour objet de connaissance » (p. ia ; cf. stip.)f Et précisément nous dirons, pour parler la même langue, qu’en morale c’est réalité intelligible, mais qu’on ne voit toujours pas pourquoi elle ne pourrait, en tant que telle, être atteinte théoriquement ou scientifiquement.

Quant à 1' « effort pour régler l’action », entendu lui aussi en toute exactitude, il ne vient qu’ensuite, ici comme ailleurs. Qu’il y vienne plus tôt et plus inévitablement ; que les deux, si l’on préfère, effort pour connaître et effort pour régler l’action, se trouvent ici dans un rapport plus étroit et plus intime que partout ailleurs, est-ce une raison de « confondre « cet « effort pour régler l’action » avec 1' « effort pour connaître » les lois qui la règlent en effet ? Car c’est cela même qu’on appelle Morale (comme s’opposantv. g. à la science des mœurs ou en tout cas comme différente de celle-ci), 110Il pas l’action même, l’action réglée, l’action morale eniin, mais la connaissance systématisée, au moins à quelque degré, des lois dont l’observation la rend telle.

Autrement dit, * effort pour régler l’action » peut s’entendre de deux manières : soit pratiquement (à la lettre), auquel cas il désigne l’activité vertueuse elle-même, se mettant tout de bon à l'œuvre ; soit spéculativement, c’est-à-dire comme étude abstraite des conditions diverses et multiples, objectives (loi morale et son principe) ou subjectives (connaissance, volonté, liberté), dont cette activité vertueuse dépend. Et, la chose est presque trop claire, il ne s’oppose à « effort pour connaître » (si bien qu’on doive éviter de les « confondre »), que dans le premier sens, se rejoignant même avec lui dans le second.

8. Pétition de principe enveloppée dans la thèse sociologique. — Il s’en faut donc, et de combien ! que « dès qu’il s’agit de morale, la subordination de la pratique à une théorie distincte d’elle semble s’effacer tout à coup » (p. 9). « La pratique n’y est [dus comprise comme la modilication, par l’intervention rationnelle de l’homme, d’une réalité objective donnée » (ib.), soit (encore qu’il y eût plus d’une réserve à stipuler sur ce point précis) 2 ; mais comme réalisation ou approximation d’un idéal donné, et d’un idéal tout aussi connaissable en soi, redisons-le, que la réalité expérimentée ? Car eniin, ce dont il n’y a pas moyen de construire la science, c’est cette approximation ou cette réalisation comme telle, « subjectivement » considérée, ce n’est pas l’ordre de relations intelligibles à quoi cet idéal revient.

Cet ordre transcendant peut bien ne nous être accessible qu'à la condition de nous replier sur nousmêmes, parce qu’il ne se révèle qu'à la lumière de

1. Même remarque que ii, 1 de la col. 14J7.

9. Au fait, comment apprendre à l’homme ce qu il doit être sans tenir compte de co qu’il est en réalité ? Ne serail-ce pas s’exposer à légiférer plus d’une fois dans, e ^i !e ? Le travail de la vertu peut se définir (dus d’une foi- aussi « la modification (dans le sens du bien ou du mieuil, par l’intervention rationnelle de l’homme (cf.

« Art de vivre »), d’une réalité donnée r>. a.-avoir nousmcine pris précisément tels que nous sommes. Que 111rniiier.deiil. hors de là, les mots de reforme, de progrès, 

de perfectionnement ? Nous avons déjà note, $up., cp.e In .( science de. mœurs » est à même d’y contribuer très elficacement pour sa part, comme aus.M à la détermination de l’idéal moral (par la mi »e en lumière deB éléments accidentels et caducs), etc. 14(3

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1464

la raison, laquelle brille dans ce for intime d’un particulier éclat ; mais cela ne prouve pas qu’il soit, lui, chose exclusivement subjective, étrangère par nature ou réfractaire à toute élaboration théorique. La mathématique, elle aussi, porte sur un objet idéal du même genre : en contestera t-on pro tanto l’objectivité supérieure ? Ce qui résulte de là, c’est que la morale ne rentre pas dans le groupe des sciences du réel, rien de plus — et encore, des sciences du réel empirique, ou du réel gratuitement assimilé au simple empirique. A moins de biffer d’un trait de plume toutes les sciences de l’idéal I A moins d’ériger d’un seul coup les sciences du réel empirique en type unique et universel de la science tout court !

Telle est bien, au vrai, la pétition de principe plus ou moins subconscienle qui sous-tend d’un bout à l’autre l’argumentation du subtil auteur. De là procède son sociologisme radical. Il n’y a de science possible que des faits donnés en expérience ; et et, comme dans sa partie proprement théorique ou plutôt formelle 1 la morale rationnelle les transcende, elle ne peut prétendre au rang de discipline scientilique : voilà pourquoi la nouvelle école « pose en principe que les faits moraux sont des faits sociaux… explicables, uniquement explicables de la même manière qu’eux ». Comme disait Durklieim, i c’est le seul biais par où ils deviennent tributaires des catégories scientifiques. Le même point de vue général que M. L. B. fait valoir de son côté, lorsqu’il écrit que « la réalité à étudier par une méthode scientifique en même temps que le reste des faits sociaux », et en fonction de ceux-ci, est ici « notre pratique même (c’est-à-dire ce qui nous apparaît subjectivement dans la conscience comme loi obligatoire, etc.) », mais « considérée objectivement », c’est-à-dire encore « sous forme de mœurs, de coutumes, de lois » (p. y).

N’est-ce pas s’avancer beaucoup ? On voudra bien y prendre garde, ce qu’il y a de social en tout cela, ce sont moins les faits moraux eux-mêmes et en eux-mêmes, que leur expression extérieure, leur diffusion dans les groupements humains, avec des degrés divers et des modalités variées, leur influence sur ces mêmes groupements, comme aussi à l’inverse, nous n’avons nulle envie d’en disconvenir, l’action ou la réaction de ceux ci sur eux et sur les consciences personnelles, notamment dans l’application des idées morales communes. Qu’on se donne pour tâche de rechercher suivant quels rapports réguliers ou quelles relations fonctionnelles ces phénomènes se produisent, à la bonne heure ; que notre pratique, ainsi envisagée dans ses différentes manifestations objectives et collectives, puisse, par l’emploi de procédés appropriés, donner lieu à une science originale ou à une « physique des mœurs », rien de mieux. Mais physique ou science des mœurs, justement : d’où prend-on que les lois idéales delà conduite, par quoi les faits moraux sont proprement qualiliés dans leur nature intrinsèque, s’en trouveraient condamnés à ne pouvoir de leur côté se déduire d’un principe (quel qu’il soit, peu importe pour le moment) ou constituer d’autre part un système de connaissances certaines, raisonnées et générales, d’un mot scientifiques 2, qui rende compte des dits faits, comme la science des mœurs systéma 1. La distinction de morale théorique et de monde pratique n’o l’re pas, nn effet, une très grande consistance : la m >rale « théorique » est pratique pur son but, et la morale « pratique » est théorique par sa forme.

2. Telle est effectivement la notion ex tete et vraiment Cfiinprélien « ive de la science : un système de connaissance certaines, raisonnées et générales, rendant compte d’un objet déterminé, de quelque ordre que ce soit.

tise et explique les phénomènes sociaux correspondants ?


Bien plus et bien mieux, qu’on veuille bien remarquer encore que les phénomènes sociaux ne reçoivent ici leur signilication, en dernière analyse, que par les faits moraux qu’ils extériorisent. Ce ne sont pas les faits moraux qu’il faut réduire aux phénomènes sociaux, mais bien plutôt les phénomènes sociaux aux faits moraux. Il y a quelque quarante ans, nombre de psychologues ne juraient [dus, comme on dit, que par la méthode objective (cette rencontre de formules n’est-elle pas suggestive ?), qui détenait selon eux le secret des états ou des opérationsintérieures ; on en est singulièrement revenu aujourd’hui, parce qu’il a fallu reconnaître que, sans la lumière projetée du dedans sur les manifestations de la vie psychique, celles-ci demeureraient pour nous lettre close (cf. v. g. D. Parodi. La philosophie contemporaine en France, p. 85). Il n’eu va guère autrement, à notre présent point de vue, du rapport delà sociologie à la morale ; et cela ne laisse pas de ressortir du propre langage des sociologues, quand v. g., après avoir déclaré qu’il n’y a pas la morale, mais seulement des morales, exprimant en fait la vie des groupes où elles prennent naissance, ils les déunissent des ensembles de conceptions et de sentiments relatifs aux droits et aux devoirs des hommes entre eux : ne faut-il pas savoir au préalable ce que c’est que devoir ou droit ? et qui nous l’apprend, sinon la morale elle’-mème, ou la conscience, dont elle organise les idées essentielles ?

Plus on va, et plus on se convainc de ce qu’il y a de forcé, d’arbitraire, d’exclusif et, tranchons le mot, d’étroit dans la théorie nouvelle. Par parenthèse, il nous sera peut-être permis de relever la supériorité en ce point de notre théorie à nous, qui ne dispute pas le moins du monde, elle, à la « science des mœurs » sa place au soleil — elle lui demande seulement d’y rester — ; bien mieux, qui reconnaît volontiers leséminents services que, sous la même condition, cette nouvelle discipline peut rendre à la morale. On voudra bien aussi se reporter à ce que, par deux fois même, nous avons eu occasion d’en dire plus haut.

y. Retour sur l’irréductibilité du « donné moral ».

— Il convient d’insister sur cette « intransigeance » des sociologues, ou sur la faiblesse dont leur doctrine en est affectée. En voici une autre preuve, prise des explications qui précèdent.

Ce n’est, en effet, qu’à la faveur d’une équivoque de plus qu’ils parlent d’une réalité morale, d’une nature morale donnée, qu’il y aurait lieu d’étudier de la même manière extérieure et objective que la nature physique. Elle n’est donnée, cette nature morale, qu’autant que les sociétés intéressées (puisqu’on veut que sociétés ce soit avant toute chose) distinguent, il y faut revenir sans cesse, entre ce qui est et ce qui doit être, par notre effort humain et personnel. Comme nous parlions tantôt, il s’agrt moins de la science des mœurs telles qu’elles sont que des mœurs telles qu’on croit qu’elles doivent être, en tel ou tel milieu. _

Voilà, disons-nous, ce qui est vraiment « donné ». Et ce « donné » -là nous apparaît du premier coup comme se dépassant contmuellementlui-même.pour ainsi lire, par l’idéed’un « à donner », si nous osons pareillement risquer cette formule, ou d’un « devant être donné », vers lequel il tend sans cesse sous la loi « l’une approximation indéfinie. Supprimez cette distinction capitale, il n’y aura plus, dans ce domaine, rien de « donné » du tout.

A prendre ainsi les choses — et c’est ainsi qu’il faut les prendre —, la science des mœurs est si peu 1465

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14tiG

capable de remplacer ou de supprimer la morale (de la supprimer en la remplaçant), qu’elle la suppose, au contraire, sur toute la ligne, étant quelque chose comme la science des variations que la dile morale se trouve subir historiquement.

lO..Autre paralogisme de ta théorie sociologique. Moralité personnelle et influence sociale. — Autant dire qu’on doit renoncer dès lors à » désubjectiver de cette manière OU à ce point Les faits dont l’expression objective ressortit à la science des mœurs, ou les faits moraux, puisque ce serait les dépouiller de leur caractère distinctif, bien plus, constitutif. Le sociologisme, il est vrai, a sa réponse toute prête. Celte idée d’obligation ou de devoir, sur laquelle porte présentement tout le poids de l, i discussion, ne serait qu’un symbole de la pression exercée par le milieu collectif sur les in lividus. A force de les influencer de la sorte, elle les pénètre, leur devient intérieure et prend ain -i figure, à la longue, d'élément essentiel ou intégrant de leur nature personnelle. Voilà comment elle Unit par, leur apparaître comme une donnée à priori de leur conscience, révélation en eux d’un ordre transcendant et même divin. « Insensé, qui croyais que je ne suis pas toi ! », il faudrait ici retourner la célèbre apostrophe : » Insensé, qui croyais que je nesuis pas autre chose que toi ! », à savoir précisément l’action de la société '.

Mais à peine y a-t-il lieu de spécilier que ce n’est là qu’une hypothèse, qui reste justiciable de la critique, loin que son intervention sulliseà dirimer le débat. Ainsi sommes-nous amené à nous demander ce qu’elle vaut réellement.

Non pas que, d’une manière, elle ne s’appuie sur des faits incontestables ; une hypothèse s’appuie toujours sur des faits, dont elle entend offrir l’interprétation rigoureuse. Il ne faut qu’examiner si c’est à bon droit qu’elle se donne pour telle, ne pouvant prétendre à être regardée comme incontestable elle-même que sous cette condition ; car s’il y a loin de la coupe aux lèvres, il n’y a pas moins loin, le cas échéant, de l’hypothèse aux faits.

Or, à quoi se réduisent dans l’espèce les faits, nous disons les faits, bruts, authentiques et comme matériels, considérés en dehors de toute idée préconçue et de toute « vue de l’esprit » qui s’y surajoute ou s’y superpose, au risque plus d’une fois d’en altérer la véritable teneur ? A ceci, ni plus ni moins (ni plus, surtout), que L’influence du milieu collectif est pour quelque chose, disons même sans hésiter pour beaucoup dans l'éveil, la formation, le développement de notre conscience à chacun. L'éducation nous en apporte chaque jour la preuve sans cesse renouvelée : de combien de catégories d’actions diverses ne venons-nous pas ainsi à savoir qu’elles sont permises ou défendues, louables ou répréhensibles, bonnes ou mauvaises enfin ? Seulement, notons le avec soin, car c’est encore là un point capital, comme c’estaussi, il faut le redire, à quoi revient, exclusivement, ce qui est ici fait proprement dit, le rôle de la société est de nous apprendre à appliquer — cf. fup., n. ! , col. 1407-8 — les notions correspondantes ; par où l’on conçoit précisément que, sans préjudice de leur identité foncière, l’application en puisse varier avec les sociétés elles-mêmes. Tout cela se suit, semble-t-il, on ne peut mieux.

Voilà donc ce que nous montrent les faits, ramenés à leur signification précise, et non pas que no 1. Schopenhauer y eût sans doute dénoncé une ruse de l’espèce (ou de la Volonté universelle) en vue de faire concourir les individu », tans qu’ils s’en doutent, à ses fins propres.

tre conscience à chacun soit, en elle-même et au pied de la lettre, un produit de la société, dont elle résulterait tout entière. Simple hypothèse, redisonsle également, qu’on ne substitue aux faits eux-mêmes que par une sorte de passage à la limite dont l’audace ne réussit à masquer qu’aux yeux d’esprits prévenus ou non avertis l’absence totale de bien fondé.

Pour ne pas aller plus loin, pour ne pas dire qu’elle s’avère même irrecevable en soi. Au vrai, cela ne va pas tout seul, il s’en faut, de faire procéder la conscience avec ses idées fondamentales, en premier lieu celle d’obligation, de la pression du milieu collectif sur Les individus. A quel litre s’imposet-elle à eux ? Au nom d’une supériorité de fait, ou au nom d’une supériorité de droit ? Si c’est simplement supériorité de fait, comment peut-elle revêtir I apparence du droit ? Nous ne sortons pas du fait lui-même. Et si c est supériorité de droit, comme il s’agit précisément d’enéclaircir l’origine, cela revient à prendre pour accordé ce qui fait juste question. Ignorance du sujet ou pétition de principe (une fois de plus), de toute manière la théorie boite et, pour Unir, n’explique rien du tout.

Encore un coup, le rôle de la société dans l’affaire est tout uniment celui du terrain favorable, sans lequel une plante ne peut pousser, à coup sûr, mais qui ne dispense pas celle-ci de se développer d’une graine ou d’une bouture : fussent-elles sine quibus non, les conditions du sol ne donnent naissance par ellesmêmes ni à la bouture ni à la graine. Si les idées morales sont fonction de la société — nous ne le contestons pas le moins du monde, et on nous l’a d’ailleurs as-ez dit et reditpour que nous ne soyons pas tentés de le contester —, elles le sont aussi de la conscience personnelle qui les conçoit. non moins que de l’ordre de relations transcendantes auquel elle les rapporte ; elles le sont même surtout de la conscience personnelle, ainsi entendue, qui, d’une manière, ne les tire que d’elle-même, et avec elles de quoi donner un sens précisément moral à tout ee qui sous ce rapport peut lui venir du milieu (et encore une fois, nous reconnaissons volontiers qu’il lui en vient beaucoup).

Autre point vif delà question, sur lequel, pour peu qu’on y réfléchisse, il paraît bien difficile d’hésiter longtemps. Comme s’il n'était pas encore plus vrai, [dus « profondément » vrai, que sans individus il n’y aurait pas de société, qu’il ne peut l'être que sans société il n’y aurait pas d’individus ! Celte sorte de parti pris de les dépouiller au profit d’une collectivité qui n’existe pourtant que par eux, en dépouillant l’homme de ce qu’il a de proprement humain, est décidément comme le péché originel du sociologisme, le paralogisme sociologique fondamental.

n. Universalité de la Morale. Morale et Logique. — Par où l’on Voit déjà ce qu’il faut penser du reproche que le même sociologisme adresse aux moralistes traditionnels, de postuler une nature humaine identique à elle-même dans tous les temps et dans tous les lieux. On serait tout aussi fondé à lui faire un grief du postulat opposé. Postulat pour postulat, celui des moralistes traditionnels n’est-il pas encore le moins onéreux ? Car enUn il reste que l'élément de variabilité que comporte la cons cience, ou plutôt le contenu de la conscience, n’en affecte que la partie secondaire, dont on conçoit dès lors qu’elle en soit également la partie instable ; tandis que l'élément capital et proprement rationnel, y demeure identique en son fond.

Elément capital et propreiuent rationnel, traduisez toujours : l’idée d’un ordre régulier tenant à la na1467

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ture même des choses el auquel tous soient pareillement assujettis, par le respect obligatoire de certaines prescriptionsou interdictions, que d’une façon il dépend sans doute d’eux d’enfreindre, mais sans qu’elles cessent pour autant de s’imposer à leurs préférences volontaires — nous voilà ramenés une fois de plus à la « nécessité morale ».

Il reste pareillementque moral, l’homme l’est par nature aussi, au même titre qu’il est raisonnable et parce qu’il est raisonnable ; ou, pour employer les propres expressions de M. L. 13., désignant la théorie classique, « il y a donc dans sa conscience une révélation plus ou moins nette d’un ordre moral, par une sorte de privilège attaché à sa qualité d’être raisonnable (p. 201). » Et les obnubilations accidendentelles qu’elle subit en tels ou tels groupements inférieurs n’y font rien quant à la substance. La preuve en est dans la facilité et la rapidité avec laquelle on l’y voit reprendre son éclat sous des influences appropriées, comme la prédication des missionnaires. Qu’on lise v. g. les actes des Martyrs de l’Ouganda, et l’on constatera quel redressement de la conscience morale l’Evangile peut opérer au bout de quelque temps parmi ces races dégradées. (Cf. H. Streichbr, Les bienheureux martyrs de l’Ouganda, Maison-Carrée, Alger, [Pères blanc » ], 1923). Si la gràee, selon un adage célèbre, ne supprime pas la nature mais la surélève, il arrive aussi, en ce sens, qu’elle la rende pour ainsi dire à elle-même et lui fasse retrouver ses titres. Par-dessus tout, la morale théorique et classique, qui approfondit et systématise les notions essentielles de la conscience, ne reçoit aucune atteinte des éclipses momentanées de celle-ci. Précisément parce que cette morale est

« rationnelle », elle conserve le droit de se considérer

comme la morale éminemment humaine, bref comme la morale sans plus.

A raisonner d’ailleurs comme les sociologues, on se demande avec quelque inquiétude ce qu’il en adviendrait delà Logique. Faudra-t-il donc dire qu’après tout celle des Européens du xxe siècle ne peut pas plus prétendre, elle non plus, à être l’organe de la vérité, que la « mentalité prélogique » ou la « confusion mentale et sentimentale » des Aruntas et des Tasmaniens ? Faudra-t-il conclure que comme la Morale, la Logique est un mythe ? qu’il n’y a que des logiques comme il n’y a que des morales ? et qvie les unes ne sont pas moins totalement irréductibles et « incomparables » que les autres, étant les unes comme les autres fonction des milieux où elles se forment respectivement ? Selon toute vraisemblance, on ne se mettra pas en tête de jeter ainsi la suspicion sur la nôtre : ce serait, pour le coup, trop de désintéressement.

Ne pourrions-nous même pas relever à ce propos que la thèse sociologique risque singulièrement de se retourner ici contre elle-même ? Nous voulons bien que notre morale a européenne » soit relative à notre degré, de développement intellectuel ; mais si notre degré de développement intellectuel se trouve représenter l’état normal de l’esprit humain, ne serions-nous pas déjà fondés de ce seul chef à tenir la morale qui lui correspond, c’estentendu, pour la vraie norme de notre action ? Il va de soi que, si la conscience n’est pas autre chose que la raison appliquée au gouvernement de l’action même, elle a toutes chances d’être, dans l’ensemble, d’autant plus éclairée que la raison elle-même est davantage en possession de ses moyens.

12. Légitimité dans ce domaine de l’anthropocentrisme spirituel ou « ratiocentrisme », — Dès lors aussi, et enfin, l’objection tombe à plat, qui était prise de l’anthropocentrisme. Au regard de la na ture physique et de la science positive comme telle, qui s’attache à en dégager et systématiser les lois d’un point de vue rigoureusement empirique et comme tout matériel, nous concevons qu’on regarde cette conception comme.périmée. Mais c’est tout autre chose au regard de la morale. Oui ou non, la morale s’adresse-t-elle à des hommes, justement ! Oui ou non, a-t-elle pour objet de régler les mœurs humaines — de quelques manières différentes qu’elle les règle, en fait, au sein des divers groupements humains ? Et une « science des mœurs » peut-elle se placer elle-même à un airtre point de vue ?

Anthropocentrisme spirituel, au surplus, c’était bien dit. Que l’homme soit mal venu à s’estimer le centre du monde en tant qu’il participe simplej ment à la nature physique ou même animale, d’accord. Mais en tant qu’il participe à la nature rai-I sonnable, précisément, en tant qu’être ou animal | raisonnable ? A moins de soutenir que la pensée, que la raison, que l’activité qu’elle éclaire et guide, à moins de soutenir que tout cela n’est pas, natuturellement parlant, ce qui offre le plus de prix ou quelque chose comme la valeur suprême…

Cet anthropocentrisme-là s’appellerait avec plus d’exactitude, si le mot était français, ratiocentrisme ». Et comment donc la science en ferait-elle justice (comme de l’anthropocentrisme physique), elle qui ne doit précisément aussi qu’à la raison et à la pensée son existence, elle qui pourrait se définir l’effort méthodique de notre raison à retrouver partout la raison des choses, la raison objectivée dans les choses, ou l’élément rationnel que celles-ci tiennent de leur rapport à la suprême liaison ?

13. Conclusion générale. — Rapport de toutes choses comme aussi de la raison humaine à la Raison absolue, tel est finalement, pour emprunter une expression de Leibniz, le « nœud de toute L’affaire » ; et c’est de se placer à ce point de vue éminemment compréhensif qui vaut à la morale traditionnelle (au sens fort) son incontestable supe’riorité Qu’on nous permette, pour conclure, de nous en expliquer brièvement.

Au fait, le paradoxe ne serait sans doute qu’apparent, qui, en dépit de leur opposition radicale, rattacherait malgré tout la science des mœurs à l’autonomisme kantien. Assurément, il y a un abîme, redisons-le, de l’un à l’autre, de l’empirisme décidé dont s’inspire l’une au rationalisme non moins rigoureux que professe l’autre. Mais par sa propre exagération, e est-à-dire par sa façon de rapporter la loi du devoir à la conscience du sujet, l’autonomisme de la liaison pratique ne pouvait aller, semble-t-il, sans provoquer une réaction énergique ; et, en vertu de la solidarité fâcheuse qui s’était établie de plus en plus entre le rationalisme moral de Kant et la vraie morale rationnelle, on conçoit que cette réaction ait plutôt tourné, chez les purs philosophes, au profit de l’empirisme même, en tout cas que ce soit l’empirisme qui paraisse de prime abord en recueillir le bénéfice.

Il vaut la peine, selon nous, d’appuyer un instant sur ce point — nous avons toujours en vue cette sorte de préjugé consistant à estimer que la morale rationnelle trouve dans la théorie kantienne son expression la plus parfaite.

On a pu le constater ci-dessus, telle est, invariablement, sinon la raison principale, du moins l’une des raisons majeures pourquoi M. L. B. dénie à la morale la possibilité de revêtir jamais un caractère scientifique, à savoir son tub/ectiviStnB essentiel. Il n’y a qu’un moyen de faire tomber la réalité correspondante sous les prises de la science : c’est de la « désubjectiver », en étudiant du dehors 146’.)

SOURCIERS (BAGUETTE DES)

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la pratique existante, en cessant une bonne fois de considérerce qui nous apparaît subjectivement dans la conscience sous forme île loi obligatoire, absolument respectable en elle-même, pour ne plus s’occuper que des coutumes, des mœurs, des règles de conduite telles qu’elles nous sont données objectivement dans chaque milieu, à titre de faits enfin, analogues à ceux auxquels s’attachent les sciences positives. La même critique de fond se retrouve comme en perspective dans des formules d.u genre de celles-ci : « les faits moraux ont leur origine dans la volonté libre de l’homme » (p 8), ou encore (p. aoG) : c’est de rapporter toutes choses à la raison humaine comme à leur centre que vient « l’idée d’an ordre moral dont la conscience de l’homme, seul doué de raison et de liberté, est à la fois le principe et la raison d’être, etc’. »

Il faut savoir gré aux nouveaux sociologues d’avoir mis au jour pour leur compte l’insuffisance de pareille interprétation du devoir. Quand ils s’appliquent à montrer qu’on ne saurait expliquer eongrument l’obligation qu’en sortant de l’individu pour s’adresser à un principe qui le dépasse (cf. v. g. PaVconnbt, op. cit., p. 3Ô2 sq.), la saine philosophie ne peut qu’applaudir à leurs efforts. Où elle est contrainte de se reprendre, c’est lorsque, sous prétexte qu’en dehors de l’individu, il ne reste dans le monde de l’expérience que la société, ils le mettent, ce principe de l’obligation, dans la société même (cf. Dukkheim, op. cit., p. 7 i sq ; sup., n. io). Comme si, prise en elle-même, à titre de réalité expérimentale, la société nous affranchissait davantage des faits, comme si elle nous élevait davantage de ceux-ci au droit, que l’individu envisagé de la même manière ! Comme si dès lors elle assurait à l’impératif moral un fondement plus solide ! Ainsi les sociologues portent-ils la peine de leur empirisme, car c’est ici, faut-il l’ajouter, que nous le retrouvons avec toutes ses insuffisances à lui aussi.

Combien donc l’ancienne morale, métaphysique et théologique, n’y avait-elle pas mieux vii, qui faisait tout reposer dans l’espèce sur une Volonté souveraine, identique — nous y voilà revenus — à la suprême Raison ! Ce n’est pas ici le lieu de déduire tout au long ni même d’indiquer les diverses conséquences de cette grande et haute vérité ; ne retenons que celle qui intéresse directement le présent problème. Elle revient à montrer que le rationalisme ainsi entendu échappe à tout danger de subjectivisine Car on rend compte alors que notre raison humaine t>u notre conscience (à ce point de vue pratique, c’est tout un) ne représente, elle, que la

« règle prochaine » de nos actes, étant, selon l’expression

familière à S. Thomas, la ressemblance participée de cette Lumière incréée qui éclaire tout homme venant en ce inonde (f/uuedam participata timilitudn Lnminis increot/), ou, si l’on veut, étant l’organe en nous de cette Raison et de cette Volonté absolue d’où procède en dernière analyse tout bien comme tout ordre, toute moralité comme toute loi

Bini.ioGHAPiiiB. — En dehors des ouvrages cités dans le cours de l’article, cf. J -A. Chollet, La morale est-elle une science. 3 Lille, Morel, igo5, et

1. Plus récemment, M. Rançonnât disait de même, exposant pour la c i tiquer la conception morale de la reip’oitnlidité : « la loi mura ! » - est « (ans termes « le cette Conception) (notre ouvre propie. et c’est la volonté qui fèie l’autorité dent elle est investie n (La Responsabilité, étude de Sociologie, p. 363) ; « c’est de quelque qui est en moi que provient l’autorité de la loi » p 368). — Voir aussi, Dlkkheim, Sociologie et pftilotop/iie, p. 97,

S. Dbploiob, Le conflit de la Morale et de la Sociologie, Louvain, 191a.

H. Dbhovr.