Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Socialisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 704-729).

SOCIALISME.— I. Définition et principales espèces de socialisme, — II. L’origine doctrinale du socialisme. — III. L’histoire du socialisme en France depuis cent ans. — IV. Philosophie et Morale du socialisme. — V. Critique. — VI. Socialisme et Catholicisme. — VII. Socialisme et Capitalisme.

I. — Définition et principales espèces du socialisme.

Comme tous les mots qui désignent de vastes mouvements d’idées, qui veulent caractériser des passions complexes et multiples, le socialisme est assez diflicile à définir dans une formule brève. Son objet est trop vaste, trop mobile aussi, pour ne pas décourager les classements et déborder les étiquettes.

Il est même arrive que le sens de ce mot, à force d’être comprébensif, est devenu tout à fait vague. Certains lui enlèvent toute signification précise pour lui faire désigner seulement une tendance philanthropique, une aspiration générale vers une société meilleure. Quiconque ne prendrait pas légèrement son parti des abus actuels, quiconque se préoccupe de savoir quelles réformes amèneraient des jours moins troubles, se rangerait sous les couleurs assez peu netles du socialisme.

Celte signification trop indécise a été celle du début, lorsque la théorie ne s’était guère mise en peine de jalonner le chemin du sentiment. Mais, à notre époque encore, le terme est souvent employé avec ce manque de rigueur. Et l’on trouverait actuellement des gens pour souscrire à ces définitions qui remontent déjà à quelques lustres.

« Etre socialiste, c’est souffrir de toutes les injustices, 

c’est protester contre toutes les iniquités sociales … c’est être philanthrope. Ce n’est pas un socialisme scientifique, mais un socialisme de sentiment. »

Ou encore à cette phrase plus brève de M. Charles Gide, écrivant, il y a quarante ans :

« Etre socialiste, c’est placer l’intérêt social au-dessus

de l’intérêt individuel. »

Nous pensons que ces traits ne suffisent pas pour dessiner lavraie physionomie du socialisme. Et, sans pouvoir relever encore ceux qui caractérisentehaque espèce, nous essaierons, au moins, de définir le genre en disant :

Le socialisme est l’ensemble des systèmes qui poursuivent comme but la plus grande égalité possible entre les hommes, même ou d’abord sur le terrain économique. Ii supprime, en tout ou en partie, la propriété privée, dénoncée comme lacause immédiate d’inégalités qui sont elles-mêmes regardées comme des injustices.

Cette définition paraît convenir à toutes les doctrines qui se réclament, à bon droit, du socialisme, mais avec des degrés. Car ces théories sont nombreuses. Elles varient suivant les pays qui les accueillent, se transforment avec le milieu. Elles subissent 1’inlluence des chefs d’école qui les lancent et des foules quilesrecoivent. Nous aurons à détailler plus loin, au moins pour la France, quelques-unes de ces métamorphoses. Actuellement nous nous bornons à signaler les principaux des types connus.

a) Socialisme d’Etat, — C’est le régime où la société s’attribue un souverain domaine sur les propriétés particulières.

A vrai dire, elle n’en tirera pas toujours une conclusion spoliatrice. Il y a bien des degrés dans les mesures pratiques qui traduisent cette persuasion. Mais la doctrine est que l’Etat peutdisposer des biens acquis par les citoyens. Souvent il manifestera cette prétention parle système des impôts, qui viseront moins à fournir les ressources nécessaires au bien 1397

SOCIALISME 1398

commun qu’à niveler les fortunes. Souvent encore la société affirmera ses intentions en multipliant ou en élargissant les monopoles d’État dans l’industrie, les transports…

Nous le redisons, sur cette route il y a bien des étapes. À la limite et au terme, ce serait la confiscation totale de tous les moyens de production. Il semble alors que ce socialisme, au moins dans ses dernières conséquences pratiques, rejoint le collectivisme, dont nous aurons à parler plus loin, et se confond avec lui. Mais une distinction les sépare encore. Car le socialisme d’État peut se réaliser total sous la férule d’un gouvernement bourgeois, au besoin monarchique. Nous dirons que le collectivisme conçoit la société future sous des perspectives différentes. Insistons un peu sur ce point.

Le socialisme d’État pourrait croire ses ambitions ultimes satisfaites si l’État actuel centralisait tous les services du pays, se faisait le grand ou peut-être l’unique entrepreneur de l’industrie et du commerce.

Mais le collectivisme ne saurait oublier que cet Etal est, pour lui, le représentant et L’instrument de la classe privilégiée. Impossible donc de rien réaliser de définitif avant d’avoir brisé ce pouvoir. Engels, l’un des principaux disciples de Karl Marx, l’a dit explicitement :

« La société qui organisera de nouveau la production

sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs, transportera toute la machine de l’fctat là où elle sera dès lors à sa place, dans le musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »

Mais, en attendant cette heure décisive, convient-il d’user decet instrument, les monopoles centralisateurs sont-ils un progrès vers ;e but ? C’est là une question de détail, sur laquelle les avis socialistes se partagent. Plusieurs se félicitent de l’extension de ces monopoles, estimant que, malgré les influences bourgeoises, ils ont eux-mêmes assez de prise sur le pouvoir actuel pour intervenir utilement dans ses administrations centralisées, voyant là un moyen de limiter et d’énerver la propriété privée. D’autres seraient plutôt tentés d’estimer que c’est une déviation, ils veillent, en tout cas, à éviter toute confusion entre ce régime de centralisation actuelle et celui qu’ils espèrent.

C’est ainsi que le socialiste belge, M. Vandervelde, a voulu prévenir ce malentendu. Pendant les hostilités récentes, les divers gouvernements belligérants ont été conduits, pour faire face rapidement aux exigences de la lutte, à disposer de toutes les ressources naturelles, à contrôler industrie et commerce. M. Vandervelde constate ces faits, mais il n’en marque que plus nettement l’opposition entre ces pratiques et son idéal.

« La guerre aura eu pour conséquence fatale d’accroitre

démesurémentle domaine de 1 Etatisme. Mais ce développement même rendra plus facile, à la fois, et plus nécessaire, le développement de son contraire : le socialisme. » (VandbRVELDB, Le Socialisme contre l’Etat. Paris, Uerger-Levrault. Avant-Propos).

b) Socialisme agraire. — Il se borne à condamner la propriété privée en ce qui concerne la terre. Le sol lui paraît le patrimoine commun à tous les hommes, sans que nul d’entre eux puisse faire valoir des titres spéciaux à sa possession. Tou efois les partisans île ce système admettraient assez facilement que le cultivateur gardât un certain droit de stabilité sur les champs qu’il laboure et ensemence. Mais il devrait remettre à l’Etat la rente foncière.

Quelle est cette rente ? A la prendre au sens absolu, elle serait constituée parle produit de la terre, i

ce serait la part de bénéfice résultant de la fécondité naturelle du sol. Si, dans une exploitation, on défalque, en Un d’année, du gain brut, les frais généraux, l’intérêt du capital engagé, les salaires versés, on obtient une somme qui exprime la rente foncière absolue.

Ce n’est pas exactement d’elle qu’il s’agit dans le socialisme agraire, mais plutôt d’une rente foncière relative. Celle-ci s’évalue parconiparaison. Certaines terres, ont, de par leur fertilité plus grande, de par leur situation plus commode, une valeur plus considérable, un rapport augmenté. La différence entre le revenu de ces champs elle bénéfice des terres les moins bonnes parmi toutes celles qui sont encore cultivées, figure larente foncière relative, acquise de droit à l’État. Car ces avantages naturels, d’après la théorie, ne sauraient, en aucune façon, être concédés au propriétaire qui n’a point contribué à leur existence. Les socialistes agraires soutiennent, comme tous leurs congénères, que seul le travail peut fonder des droits et des titres sur les choses. D’où leurcon clusion pour le versement à l’Etat d’une rente qui n’a point le travail à son origine.

Ce système a surtout été en faveur chez les Anglo-Saxons. C’est l’économiste américain Henry George qui lui a donné sa forme définitive. En France, la théorie n’a guère cours avec cet appareil d’arguments. Le socialisme agraire, à l’état isolé, est inconnu. Seulement la terre se trouve comprise parmi tous les biens qu’il s’agit de rendre à la collectivité.

Encore la situation économique française imposet-elle aux socialistes, quandil s’agit du sol, nombre de réserves et d’atermoiements. La petite propriété se trouve, chez nous, extrêmement répandue. Par ailleurs, les meneurs savent qu’ils ne pourront réussir sans l’appui des paysans. « Aucune révolution décisive, dit Engels, n’est possible contre les propriétaires ruraux. Avec eux, on peut tout, sans eux rien. »

Celte situation amène des fluctuations dans les déclarations, sinon dans les pensées, socialistes. Le souci de ménager les paysans oblige parfois à des réserves et à des compromissions pour atténuer, en ce qui concerne les applications rurales, la pure doctrine collectiviste, dont il nous reste à parler. (V. sur ces tiraillements, Maurice Lxir, Le socialisme et l’Agriculture Française, Paris, Pion ; Louis Barde, L’Agitation agraire, dans les Etudes, 20 novembre 1919 et 5 janvier 1920).

c) Collectivisme. — C’est la forme la plus absolue du socialisme. On pourrait dire qu’elle a aujourd’hui absorbé toutes les autres en les dépassant. Mais c’est ici que se rencontrent surtout les variétés multiples déjà signalées. Il nous faudra les distinguer.

Dans son ensemble, le collectivisme remet à la société tous les moyens de production et de transport (sol, matières premières, mines, outillage industriel, chemins de fer…) et ne permet pas que désormais aucun titre particulier autorise une reprise quelconque. Les individus ne sauraient plus disposer que de certains biens de consommation, sans qu’un capital financier puisse se reconstituer et se transmettre par héritage.

Le travail seul procurera le moyen de vivre. Pour le rémunérer, l’on tiendra compte encore des capacités et des efforts divers.La formule serait alors : à chacun suivant ses mérites ». A moins que, poussant jusqu’à ses dernières conclusions le principe égalitaire, l’on refuse même cette hiérarchie des services, pour ne plus reconnaître que la prise au tas commun suivant les exigences vitales ; « à chacun suivant s » -s besoins ». Le collectivisme serait alors devenu le communisme. 1399

SOCIALISME

14(0

d) Anarchisme. — Et nous nous serions aussi rapprochés de la forme anarchique du socialisme. Celle-ci fait montre d’une grande animosité contre la société actuelle, ses cadres, ses modes de propriété, son autorité, bref » toutes les entraves ». Mais, dans l’avenir, elle ne veut envisager aucune organisation d’aucun genre.

« Etant les partisans les plus absolus de la liberté

la plus complète, notre force ne peut nous servir qu'à détruire ce qui nous entrave, la constitution du nouvel ordre social ne peut sortir que de la libre initiative individuelle. » (Jean Grave, La Société future, Paris, Stock, p 9).

Quanta l’avenir, la liberté encore suffira à toutes ses exigences.

« Que les individus soient libres de se grouper

entre eux. Si ces groupements ont besoin de se fédérer entre eux, qu’ils soient laissés libres de le faire, dans la mesure qu’il leur semblera utile de l’accomplir. Que ceux qui voudront rester en dehors soient libres d’agir à leur guise. » (loid., p. 13).

e) Socialisme coDpératif. — Peut-être faut-il dire un mot d’une autre espèce de socialisme moins radical que ceux qui viennent d'être nommés, un peu en marge de la théorie générale, mais all.nit pourtant dans le même sens et destiné à contenir la propriété privée dans des limites si étroites qu’elle Unirait par y étouffer.

Ce système suppose que le commerce, l’industrie, l’agriculture, sont gérés par d’immenses coopératives de consommation, dont les sociétaires ne peuvent toucher, pour leur apport, qu’un intérêt flxe et minime, sans aucun droit sur les bénéfices. Ces gains sont destinés soit à constituer des réserves, soit à être rendus sous forme de « ristournes » aux clients, proportionnellement à leurs achats.

Que si les coopératives fédérées arrivaient à monopoliser, en effet, la production et la circulation de tous les objets utiles, on ne voit plus comment pourraient subsister les entreprises privées. Toute source de bénéfices serait, par suite, tarie, en dehors de la faible rente laissée aux sociétaires et dont nous avons parlé. Ainsi serait instauré le régime, sans .loute fort chimérique, mais aux tendances assurément socialistes, de la République coopérative. (E. Poisson, La République coopérative. Paris, Grasset).

Tels sont les principaux aspects du socialisme.

Nous ne les avons énumérés ici que pour montrer, dès l’abord, la complexité de sa figure. Et nous nous en sommes tenus aux traits les plus généraux. Plus loin, il nous faudra en considérer d’autres, ceux dont telle ou telle personnalité vigoureuse a marqué le système, il nous faudra descendre aux détails qui forment les nuances parfois très accusées. Ce sera le spectacle que fera apparaître l’ordre chronologique, lorsque nous en serons venus à suivre l’histoire du mouvement étudié.

II. — L’origine doctrinale du souialisme

Pour le moment, recherchons plutôt la genèse logique du socialisme, afin de le rattacher à ses devanciers authentiques. Examinons quel principe est à son origine.

Il marque — son nom lui-même l’indique — une prépondérance du groupe, de la société sur les individus. Beaucoup, dès lors, ont voulu voir, en lui, une réaction, excessive peut-être mais explicable, contre les théories libérales qui exagéraient, par contre, les droits individuels. Libéralisme et socialisme seraient ainsi comme les deux pôles opposés délimitant le champ des théories sociales.

Le premier proclame que l’harmonie résulte du

libre jeu des activités individuelles ; l'équilib.e serait établi — autant que faire se peut — dans une société où les associations seraient prohibées pour laisser aux citoyens, dûment avertis des lois et des vérités économiques, toute faculté de déployer leur action. Seuls les criminels seraient mis hors d'état de nuire. Pour les autres, laissez faire et laissez passer, telle serait la formule de la santé sociale ou, du moins, des guérisons raisonnablement attendues.

Le socialisme, au contraire, se déliant des initiatives particulières, des libertés et des forces individuelles, confierait au groupe, à la société, le soin de tout diriger, de tout administrer. Le contraste semble donc absolu entre les deux systèmes, si distants l’un de l’autre, qu’ils ne sauraient avoir aucun élément commun.

Telle est la manière dont on écrit souvent l’histoire de ces idées. « Au sens où nous le prenons, et qui est, du reste, son vrai sens, socialisme s’oppose à individualisme et n’implique pas autre chose que l’affirmation d’un droit éminent de la société sur ce qui n’est possible qu’en elle et par elle, ce droit pouvant être d’ailleurs, suivant les cas, un droit de propriété, d’administration, de contrôle ou de simple regard. » (René Gillouin, Questions politiques et religieuses. Paris, Grasset, p. 5).

Il nous paraît que cette vue reste superficielle. Il est bien vrai, et nous aurons à l’indiquer, que certaines formes du socialisme marquent, en plusieurs de leurs aspects, une réaction contre l’individualisme et sa conséquence politique, la loi du nombre. Par exemple, le socialisme de Saint-Simon donne une place importante aux élites intellectuelles et compte même sur ces élites pour la refonte de la société. Par exemple, encore, le syndicalisme révolutionnaire et le communisme se mettent peu en peine des majorités et proclament les droits souverains de l’idée prolétarienne, fût-elle représentée par une minorité

« consciente ». Mais il reste vrai que le socialisme, 

dans son ensemble, apparait comme la conséquence logique du régime individualiste, il reste exact que nombre de socialistes (disciples de Jaurès…) n’ont pas rompu avec les idées de Rousseau en politique. Il reste enfin que le plan sur lequel le socialisme, quelle que soit sa nuance, conçoit et rabat l’avenir définitif, se ramène à un nivellement où tous les individus seraient juxtaposés sous une consigne et dans une situation uniformes. Libéralisme et socialisme peuvent s’affronter sur le terrain pratique, se combattre parce qu’ils représentent des intérêts opposés. Mais ils n’en procèdent pas moins, tout au fond, d’une mémo idée. Ce sont deux branches, poussées sur une seule souche, bien qu’elles divergent dans deux directions opposées.

L’idée commune, la souche unique, c’est l’individualisme, ou la proclamation des droits souverains de l’individu, sans la contre-partie des devoirs. Forts de cette proclamation, les uns ont î exalté, comme la prérogative suprême, la liberté sans contrôlr, les autres ont préféré mettre au premier rang l'égalité sans réserve. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » disait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1791. C'était la charte de l’individualisme révolutionnaire. Dans cette formule, on pouvait choisir. Dès l’abord, et pour longtemps, les libéraux ont insisté sur le premier des titres ainsi reconnus, assurait-on, par la nature. Au nom delà liberté tous les liens familiaux, professionnels et régionaux ont été rompus. Seuls sont restés en présence des individus théoriquement libres, souvent en conflit pour leurs intérêts personnels. Les plus forts ont 1401

SOCIALISME

1402

été tentés d’exploiter les plus faibles et beaucoup ont cédé à la tentation. Le vieil idéal catholique, avec sa hiérarchie des valeurs, a été méconnu, oublié. L’argent n’a plus accepté d’être le serviteur du travail, il a réclamé sa liberté d’allures, ambitionné la’première place, commandé seul les gestes et les démarches. D’où les abus connus du capitalisme, tils du libéralisme économique.

Mais alors, et déplus en plus, d’autres hommes, reprenant la fameuse Déclaration des droits de f Homme, ont estimé préférable d’insister sur la seconde prérogative qui s’y trouvait mentionnée. L’égalité totale, et surtout sous le rapport des ressources, leur a paru présenter des avantages plus substantiels qu’une théorique liberté.

En marquant ainsi leurs préférences, en prenant souvent figures d’adversaires, libéraux et socialistes n’ont point prétendu êire infidèles à l’individualisme dont ensemble ils procèdent. Frères ennemis, ils n’en ont pas moins laïuême origine, bien que leurs conclusions se fassent violemment contradictoires. L’individu est souverain, sur ce point ils s’accordent. Les uns seulement affirment que le principal joyau de la couronne est la liberté, les autres tiennent que l’égalité est de plus haute valeur. Divergences que les situations respectives expliquent et qui laissent subsister le même point de départ lointain.

« De même qu’il y a un siècle, le libéralisme a

soufflé en tempête sur la France, y renversant des institutions antiques, plutôt que de les pénétrer et transformer sans trop de violences, comme il le fit du reste du monde civilisé, de môme aujourd’hui ce monde commence à frissonner sous un vent révolutionnaire nouveau, celui du socialisme.

« Sortis de la même outre d’Eole, des mêmes
« principes de 1789 », ces deux souilles, qui se succèdent

à si court intervalle dans l’histoire, courent néanmoins en sens contraire, le dernier paraissant devoir emporter toutes les voiles mises selon le premier. » (db la Tour du Pin, Fera un ordre social chrétien. Paris, Nouvelle Librairie Nationale, p. 163.)

D’ailleurs libéralisme et socialisme, tout en faisant leur choix dans les prérogatives que l’individu émancipé réclame, n’oublient pas de saluer celles qu’en pratique ils sont contraints de délaisser. C’est ainsi que le libéralisme ne pourra instaurer son règne qu’aux dépens de l’égalité, il voudra cependant, d’ordinaire, lui payer un hommage verbal. Et le socialisme, à son tour, au milieu des consignes draconiennes qu’il est amené à formuler, à imposer, ne négligera jamais d’adresser son compliment à la liberté qu’il immole.

Au surplus, l’histoire elle-même de ces deux mouvements montre leur solidarité dans l’ordre des idées. Les théoriciens socialistes n’ont pas eu souvent d’autre peine que d’emprunter certains principes aux docteurs du libéralisme économique, pour en tirer des conclusions logiques bien que reniées par ces devanciers.

C’est ainsi que le collectivisme a pu prendre chez Adam Smith sa théorie de la valeur, chez Turgot celle du salaire. Et quand il ne veut reconnaître à la propriété d’autres titres qu » ceux du travail ou même d’autres bases que celles de la loi positive, il peut abriter plusieurs de ces thèses sous le patronage de certains penseurs libéraux de jadis ou même sous celui de toute la doctrine officielle moderne. (AîiToms, Cours d’Economie sociale. Paris, A’can, pp. 229 et a30). « Comment cette conception monstrueuse, qu’il faut appeler par son nom, le libéralisme, a séduit les hautes classes, mais a été com battue par l’Eglise ; comment ses applications économiques, le travail sans droits et la propriété sans charges, ont pourtant trouvé des défenseurs jusque dans ses rangs ; comment elle a engendré le socialisme et lui a frayé les voies par ses excès : tels sont les grands problèmes historiques de notre siècle. » (La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, p. 208).

III. — Histoire du Socialisme en France depuis cent ans

Avant de fixer les diverses nuances sous lesquelles se présente le socialisme de nos jours, il convient de remonter jusqu’à la lointaine et commune origine de ces courants aujourd’hui divisés.

S’il fallait d’ailleurs retrouver la source du socialisme, sous sa forme instinctive, rudimentaire, nous serions contraints de retourner jusqu’aux dates les plus reculées de l’histoire. La protestation ou la révolte de ceux qui se croyaient ou qui étaient lésés se marque à travers les siècles : il serait difficile d’en relever tous les traits.

Nous parlerons donc uniquement du socialisme, qui a pris conscience de lui-même, qui s’est défini, formulé, qui a ses principes et ses objectifs. Encore n’essaierons-nous de le retrouver, avec ses caractères généraux el ses variétés, que sur la terre française. Pour faire le tour du monde à sa suite, il faudrait peut-être quatre-vingts jours et plus ; il y a autant de socialismes que de peuples sur le globe, Même en restant chez nous il sera impossible de présenter ici autre chose qu’un résumé, exact, nous l’espérons, mais fatalement incomplet, et qui s’en tiendra aux types les plus caractérisés.

L’on peut apercevoir la théorie en germe dans certains principes de la Révolution française. A cette époque, le socialisme instinctif, la révolte, trouvait son expression et ses hérauts dans certains hommes et certaines feuilles : Babeuf, par exemple, et le Père Duchesne. Mais nous avons dit que nous voulions parler seulement du socialisme doctrinaire, réduit en formules ou en systèmes. Celui-là n’était pas encore officiellement proclamé, mais il existait déjà implicitement dans certains principes dont il suffirait de développer plus tard les conséquences logiques. Il existait, en particulier, nous l’avons déjà noté, dans cet article de la Déclaration de 1791 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. »

Pour les auteurs de cette proclamation, cette égalité se bornait à la reconnaissance de droits civiques égaux pour tous, à la suppression de certains privilèges. Par ailleurs, ils avaient soin de maintenir l’institution de la propriété privée, source évidente et immédiate d’inégalités tangibles.

Il suffira que leurs successeurs, pour arriver au socialisme, déclarent que l’égalité, dans ces conditions, reste toute verbale et qu’ils prétendent l’établir sous le rapport des ressources pareilles pour tous.

Cette idée égalitaire affectera, au cours du siècle dernier, diverses formes, présentera des exigences plus ou moins absolues, préconisera des méthodes variables. Nous allons la suivre, à grandes étapes, pour arriver jusqu’aux aspects qu’elle a revêtus de nos jours.

a) Le socialisme « utopique ». Il a paru au premier quart du siècle dernier. Les principaux représentants sont Saint-Simon et Fourier.

Saint-Simon énonce ses vues sociales sous cette forme sentimentale et imprécise que nous signalions au début. Le but des hommes, dans leur vie 1403

SOCIALISME

1404

collective, doit être « l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre ». Sur quoi, la question de la propriété privée devient dépendante de l’opportunité. Il n’y a plus là un principe établi, un droit véritable. On la gardera ou bien ou la supprimera, suivant les indications de l’intérêt social. (M. Leroy, La vie du Comte de Saint-Simon. Paris, Grasset, p. 157).

La grande réforme ou la révolution essentielle consiste à remplacer le pouvoir politique par la puissance économique, dans la hiérarchie des valeurs. Il s’agit d’administrer des choses beaucoup plus que de gouverner des hommes. La seule politique bienfaisante est « la science de la production ». Le travail doit avoir la première place dans la société. Alors les citoyens, assagis par ces méthodes positives, par cette tâche commune, prendront conscience et soin du bien général, jusqu’à y conformer presque spontanément leurs intérêts propres.

Ils y seront aidés par la religion nouvelle, le

« nouveau christianisme », réduit à la solidarité dans

le travail d’ici-bas.

Toutefois l’œuvre de libération de « la classe la plus pauvre » n’est pas entièrement ni principalement remise à cette classe elle-même. Saint-Simon professe que les chefs politiques sont inutiles et disparaîtraient sans inconvénient (c’est le sens de la fameuse Parabole). Il accorde, au contraire, une grande importance à une élite compétente, formée de savants, d’industriels et d’artistes, chargée d’organiser et de conduire la production. Ces chefs puiseront, d’ailleurs, dans leurs qualités techniques, la vertu d’être des conseillers impartiaux et intègres.

Ces idées forment, on le voit, une sorte de « socialisme des producteurs » ; elles se retrouveront plus tard, modifiées mais reconnaissables, dans les tendances du syndicalisme révolutionnaire moderne telles que nous aurons à les exposer.

Fourier demande au calcul et prétend avoir trouvé la formule de « l’harmonie universelle », qui remplacera la civilisation actuelle avec ses tares et ses défauts. Sur les «. seize ordres sociaux » possibles, il y en a sept « qui établissent la paix perpétuelle, l’unité universelle, la liberté des femmes ». Malheureusement le monde s’est jusqu ici trompé dans ses formules. La véritable, que Fourier lui annonce, est celle de l’association « naturelle ou attrayante ». Alors les membres de la société future seront entraînés au travail par l’émulation ; l’amourpropre et les passions elles-mêmes, prises dans ce mécanisme bienfaisant, deviennent des éléments de concorde et d’unité sociales. En pratique, la doctrine de Fourier donna naissance à quelques essais de réalisation connus sous le nom de phalanstères.

Pendant nombre d’années, les tenants du socialisme utopique continuèrent leur propagande. Les disciples de Saint-Simon donnent à leur doctrine une forme religieuse où les déviations sentimentales et sensuelles ne sont pas rares. Us évoluent vers une doctrine formellement égalitaire, plus nettement socialiste, par la suppression explicite de l’héritage. Par ailleurs, ils conservent la note positive, économique, donnée par le maître, et le journal, qu’ils fondent, se nomme le Producteur.

Les fouriéristes, de leur côté, publient des feuilles successives qui s’appellent Le Phalanstère, La Phalange et la Démocratie pacifique. Le premier numéro de ce journal (du i’r août 1 8^8) contient un manifeste de Victor Considérant.

« La société, y est-il dit, tend à se diviser de plus

en plus distinctement en deux classes : un petit nombre possédant tout ou presque tout, mallre ab solu de tout dans le domaine de la propriété, du commerce et de l’industrie, et le grand nombre ne possédant rien, vivant dans une dépendance absolue des détenteurs du capital et des instruments de travail. »

Pour éviter les révolutions nouvelles qu’un pareil élat de choses provoquerait.

« Il n’existe qu’un seul moyen, c’est la reconnaissance

sérieuse du droit au travail, et l’organisation de l’industrie sur la base de la triple association du capital, du travail et du talent. » (Gborobs et Hubert Bourgin, Le Socialisme français de 1789 à I818. Paris, Hachette, p. 49).

Les idées étaient ainsi en travail et en fermentation. Il importe de ne pas oublier d’ailleurs que les cii’constances extérieures se modifiaient aussi pour poser des problèmes nouveaux.

C’était l’heure où les perfectionnements de la machine à vapeur transformaient l’industrie. En raison de leur puissance, les nouveaux engins réclameraient une main-d’œuvre appropriée. L’atelier de jadis, avec son type familial, céderait, de plus en plus, la place à l’usine moderne, concentrant sur un même point des masses ouvrières. El, trop souvent, les marchés du travail présenteraient de pénibles abus. Le libéralisme économique, aveeses invocations à la liberté individuelle théorique, laisserait pratiquement en présence, dans un tête-à-tête inégal, le patron armé de sa puissance et l’ouvrier dans sa faiblesse d’isolé besogneux. Il en résulterait, trop souvent encore, des clauses et des traitementsdontla mémoire assombrit la périodeà laquelle ils se rapportent. Et ces abus se traduiraient par des rancœurs qui activeraient le mouvement socialiste, aisément propagé d’ailleurs dans les foules rassemblées.

En face de ces transformations industrielles, un événement avait eu lieu sur la scène politique. La loi de 1848 avait reconnu à tous un droit desuffrage égal. Il était probable que cette arme serait utilisée par la masse des électeurs ouvriers pour faire aboutir ses revendications.

Et c’est le conseil que lui donne, en effet, quelques années plus tard, Proudhon, le révolutionnaire franc-comtois, le chef d’école d’un socialisme qui porte son nom.

Socialisme de Proudhon. — Proudhon (18091 865) refuse de faire confiance aux intellectuels, à une élite vraie ou prétendue. C’est à la classe ouvrière elle-même de prendre en main sa cause pour la faire triompher. D’ailleurs, Proudhon refuse de prêcher la lutte des classes, il ne croit pas aux bienfaits du collectivisme tel que nous le verrons se formuler tout à l’heure.

Certes, il demeure, en bon socialiste, partisan farouche de l’égalité. C’est au nom de cette égalité, synonyme absolu, pour lui, de la justice, qu’il condamnait tout apanage, tout patrimoine et prononçait d’abord le mot fameux : « La propriété, c’est le vol)>. C’est encore en vertu du même principe qu’il dresse, dans un parallèle souvent blasphématoire, la Révolution, champion de droits pareils pour tous, contre l’Eglise et sa doctrine des différences sociales inévitables ou nécessaires.

Seulement, la liberté ne lui semblait pas moins précieuse. Dès lors, on assiste, dans son œuvre chaotique, à un curieux essai d’harmonie entre ces deux éléments — égalité et liberté —, qui ne peuvent subsister en paix qu’au prix de concessions réciproques. Et voilà Proudhon qui révise sa notion d’égalité, alin de ménager une pince à la liberté. II ne veut pas que l’on prenne « l’uniformité pour la loi » ni le « nivellement pour l’égalité ». A grand 1405

SOCIALISME

1406

renfort de sopuismes, il affirme même que la liberté, c’est l’égalité. Seulement il ne croit pas que cette union puisse se faire, que cette équation puisse se vérilier, sauf dans le système qu’il se propose d’instaurer.

Ce système serait celui de la société « mutuelliste », où les relations seraient établies suivant les règles de la plus stricte équité, de la complète réciprocité,

« service pour service, crédit pour crédit, gage pour

gage, sûreté pour sûreté, valeur pour valeur, information pour information, bonne foi pour bonne foi, vérité pour vérité, liberté pour liberté, propriété pour propriété ». Dans les transactions financières et commerciales, la règle imposerait un juste prix, calculé sur les frais de production augmentés de l’équitable paiement du travail.

Ce principe « mutuelliste » serait mis en vigueur par la classe ouvrière, usant du suffrage universel. Une fois consacré par les institutions, les banques, les entreprises publiques et privées, il passerait dans les mœurs, au point de ne pouvoir plus en être chassé.

L’argent, dans ce régime social, n’aurait plus de droit à un revenu quelconque, ni fermage, ni rente d’aucune sorte, la monnaie se trouve réduite à son unique puissance d’acbat. Ainsi contenu dans des lisières étroites, l’argent ne trouble plus, d’après Proudhon, l’égalité essentielle d’ailleurs sauvegardée par toutes les pratiques du « muluellisuie ».

Reste à garantir maintenant la liberté. Proudbon va s’y employer. Il veut que l’initiative, même la concurrence, maintienne son stimulant, il veut que l’individu reste actif, responsable. Donc pas d’absorption dans des groupements qui étouffent les personnalités. Nombre de métiers paraissent à Proudhon mieux exercés dans des entreprises individuelles. Si les exigences de la production, la complexité de la tâche requièrent l’association, alors il préconise les

« compagnies ouvrières », sortes de coopératives de

production, agissant sous leur responsabilité et à leurs frais, d’après les principes mutuellistes qui régissent les groupes comme les individus isolés. (Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières ; et Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, passim).

En ce qui concerne l’agriculture, Proudhon se souvient spécialement de ses propres origines terriennes. Le cultivateur, bien que fermier de la nation ou delà commune, sera plus qu’un simple usufruitier. Il aura un véritable droit d’occupation, de <t possession », qu’il pourra vendre ou léguer à sa guise. Sans cette garantie, l’exploitant a plus perdu que gagné au nouvel ordre de choses, « il semble que la motte de terre se dresse contre lui et lui dise : Tu n’es qu’un esclave du lise, je ne te connais pas. » (Proudhon, Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, p. î3y). La dignité du laboureur ne peut être compatible avec le domaine sur la terre de « cet être liclif. sans génie, sans passions, sans moralité, qu’on appelle l’Etat ».

« La possession est dans le droit, la propriété est

contre le droit. » Proudhon parlait ainsi dans un premier ouvrage. Qu’est-ce que la propriété ? Plus tard dans son Deuxième mémoire sur la Propriété, il en est venu à rétablir, moyennant certaines garanties, le principe même de la propriété. Ces quelques traits suffisent sans doute pour indiquer l’idée profonde du révolutionnaire Proudhon. Il répudie l’embrigadement de tous les citoyens dans un service social uniforme, comme le voudra plus tard le collectivisme, et réclame, an contraire, une marge où la liberté individuelle pourrait se déployer à l’aise. Il réprouve les luttes violentes entre les classes.

Par ailleurs, son système restreint le pouvoir de l’argent, supprime les titres de la propriété ou du moins en limite l’exercice. Il tend à instaurer une sorte de niveau moyen qui ne laisserait pas subsister entre les hommes de différences notables, mais permettrait cependant, en dessus ou en dessous de la ligne médiane, certains écarts correspondant au jeu des libertés individuelles. Ici encore, comme déjà chez Saint-Simon, le point de vue de la production est envisagé d’abord, le travail est misa l’honneur, l’économique l’emporte sur la politique, au point de l’absorber presque complètement.

Tout n’est pas faux dans ces idées ; et plus d’une pourrait êlrereprise pour être adaptée. Lesocialisme qui y demeure inclus, malgré les corrections apportées progressivement par l’auteur lui-même, devrait provoquer les réflexions que nous réservonspour la fin de cette étude.

Nous dirons seulement ici que refuser à l’argent le pouvoir de produire une rente même légitime et modérée, c’est supprimer le capital nécessaire pour l’exploitation des ressources naturelles, pour les grandes entreprises modernes. L’industrie s’arrêterait, puisque le risque, que nul bénélice ne compenserait, fermerait toutes les bourses. Et le remède condamnerait la société malade, sous couleur de la guérir.

Par ailleurs, croire que le système mutuelliste pourrait se maintenir, avec les sacrifices qu’il exige, dans la liberté chantée par Proudhon, c’est donner dans une illusion voisine de celles qui marquent tous les socialismes et que nous aurons aussi à relever plus loin.

Enfin les outrances, les contradictions, les violences irréligieuses du révolutionnaire franc-comtois ont noyé ce que ses études peuvent contenir d’exact, et mérité que l’Eglise, en mettant son œuvre à l’Index, la marquât d’un signe spécial de réprobation.

Nous ne ferons que signaler ici, d’un mot, le mouvement blanquiste, révolutionnaire et socialiste, mais où les vues politiques dominent. Avant tout, il s’agissait d’assurer le pouvoir au peuple. Le reste semblait suivre, sans qu’on se fût beaucoup mis en peine des conditions où se ferait cette révolution ni des programmes pratiques qui devraient assurer son avenir.

Et nous notons seulement aussi, en passant, le socialisme d’Etat de Louis Blanc, et la tentative malheureuse des « ateliers nationaux ».

c) Le marxisme ou socialisme « scientifique ». — Jusqu’ici nous avons rencontré, sur notre route, les socialismes d’origine française. Ils parlent surtout au nom d’un principe, d’une idée, présentent leurs revendications sous le patronage de la justice. Ils restent dans le cadre national.

Ce n’est pas le point de vue auquel se place Karl Marx (1818-1883), en ses analyses. De race juive, né à Trêves, ayant vécu surtout en Angleterre, ce socialiste n’en a pas moins marqué profondément de son empreinte les doctrines qui auront désormais cours en France.

Il parle, lui, le langage de la science et non du sentiment. Il s’est mis, assure-t-il, à l’école des faits ; et c’est le < matérialisme historique » qui lui a dicté les conclusions qu’il apporte.

Le matérialisme historique. — D’après cette théorie, les organisations politiques et juridiques, les institutions, les civilisations et les mœurs sont strictement déterminées parles conditions économiques, par l’état de l’industrie et du commerce, de la pro duction et des échanges.

Il en résulte que, pour Marx, la révolution qu’il 1407

SOCIALISME

1408

annonce et le collectivisme ne sont nullement des faits amenés par l’intervention humaine, par les aspirations d’une classe sociale. Ce sont plutôt les conséquences d’une évolution matérielle, et les hommes se trouveraient pris dans un engrenage auquel il ne leur serait pas loisible de se soustraire.

La concentration des capitaux et les crises. — Voici comment se dessinerait la série des événements précurseurs de la révolution inévitable.

Le capital irait toujours se concentrant dans un nombre plus petit de mains. Par suite et par contrecoup, les classes moyennes seraient condamnées à disparaître, à augmenter l’armée du prolétariat. Cette armée compterait donc une grosse réserve, encore accrue du fait que le machinisme, en se développant, ne réclamerait pas un surcroit proportionné de main-il’œuvre. Les salaires fléchiraient donc et la « paupérisation » des masses irait toujours s’aggravant.

Par ailleurs, l’industrie, prise à son propre piège, obligée d’utiliser l’énorme capital et le matériel investis, serait contrainte de produire plus que ses débouchés normaux ne l’y autoriseraient. D’où les crises commerciales éliminant les concurrents moi is solides et produisant une concentration nouvelle du capital parmi les vainqueurs.

La lutte des classes. — Le contraste violent entre larichesse de quelques-unset le dénuementdu grand nombre amènerait et envenimerait toujours plus la lutte enire des classes aussi disproportionnées.

Finalement, après des épisodes variés et des fluctuations, le nombre triompherait de l’or. L’industrie, tout entière aux mains de quelques individus, offrirait une proie facile à la masse qui s’en emparerait. Et ainsi se trouverait instaurée la société prolétarienne au lieu de la société capitaliste. Toutes les ressources, toutes les forces productrices seraient mises en commun et le collectivisme serait un fait accompli.

Ainsi parlait Karl Marx. L’on voit que la volonté humaine, bonne ou mauvaise, sans être annihilée, tient ici peu de place et se trouve dominée par une sorte de destin, de génie économique qui joue le rôle du Fatum des anciens.

A vrai dire, les positions scientifiques du marxisme sont aujourd’hui très fort battues en brèche. Si l’on reprend la chaîne de ses déductions, l’on s’aperçoit aisément que les mailles en sont fragiles et cèdent dès qu’on les éprouve.

S’il est exact que les entreprises se concentrent et s’unissent, il est faux que le capital suive le même mouvement, car, au contraire, la foule des actionnaires, des porteurs de titres, augmente constamment. Il n’est pas vrai que les salaires diminuent, que la « paupérisation » de la masse s’accentue. Et, tout au contraire, en dépit de lacunes subsistantes, la situation moyenne des travailleurs va s’améliorant.

L’expérience a donc démenti le marxisme sur les points essentiels de ses déductions et c’est là, pour une théorie qui prétend s’appuyer uniquement sur l’observation et sur la science, la pire des disgrâces (G. Simkiiovitcii, Marxisme contre socialisme. Paris, Payot, passim).

Mais ce qui est écrit demeure, sinon dans ses détails, que l’on ne consulte guère, au moins dans sa thèse générale qui continue à impressionner. Et les socialistes de France persistent à se réclamer du marxisme. Sur cette base supposée solide, les revendications peuvent s’établir et ne pas craindre de monter. Elles se formuleront au nom de la justice, mais avec cette conviction rassurante qu’elles sont, de plus, appuyées par la science.

D’autant que, par un autre point encore de sa doctrine, Marx fournissait une base nouvelle aux prétentions collectivistes. Nous voulons parler de sa fameuse théorie de la valeur.

Théorie de la valeur. — Elle affirme que toute la valeur d’échange des choses leur vient uniquement du temps de travail qui y a été incorporé, qui s’est, pour ainsi dire, cristallisé en elles. De cette donnée

— elle-même toute arbitraire, — Marx va déduire que le bénéfice du capital ne peut être formé que d’une part du salaire non payée à l’ouvrier. Pareille affirmation a fait évidemment son chemin, elle est encore accueillie aujourd’hui par beaucoup de ceux qui seraient fort en peine d’en esquisser même une démonstration. ,

Celle que Marx fournit estassezpénible. Essayons de la suivre.

Le capitaliste, qui dirige une industrie et qui embauche de la main-d’œuvre, paie ainsi une certaine force-travail. Quelle est la valeur de cette énergie ? Pour la connaître, il faut avoir recours à la théorie générale que nous venons d’exposer. La valeur de cette force-travail se déterminera, comme dans tous les autres cas, par le temps de travail qui fut nécessaire pour la produire. Mais ici il s’agit de forces humaines. Tout se réduit donc à connaître le temps de travail requis pour donner les moyens de subsistance qui ont eux-mêmes fourni la vigueur physique à rétribuer.

Admettons qu’il ait fallu six heures. Le capitaliste aura versé un salaire adéquat, dès lors qu’il paie un prix correspondant à ce laps de temps.

Voici maintenant l’ouvrier appliqué à sa besogne. Pour rendre exactement l’équivalent de ce qu’il a reçu, il n’aura qu’à fournir six heures de travail. Alors les valeurs se compenseront. Capitaliste et ouvrier seront quittes. Mais alors aussi nul béuéGce n’est possible pour le premier. Car l’on aperçoit qu’il a juste retrouvé ce qu’il a dépensé.

Théorie de la plus-value. — Pour réaliser un gain réel, une plus-value, il faudra que, continuant à payer pour six heures, il fasse travailler l’ouvrier huit, dix ou douze heures. Alors ce temps supplémentaire, incorporé aux produits manufacturés, leur donnera une plus-value dont le capital pourra tirer son bénéfice. Pour comprendre l’idée de Marx, il faut bien voir que, d’après lui, « le capitaliste achète la force de travail à sa valeur ; ce qui est fâcheux, c’est que cette force de travail, qui peut créer plus de valeur qu’elle n’en a par elle-même, soit à vendre, puisse être achetée et dégager la plus-value aux mains d’un autre que le travailleur, victime ainsi d’un vol objectif. » (11. Gonnard, Histoire des Doctrines économiques. Nouvelle Librairie Nationale, 3e vol., p. 1 1 i).

Telle est la théorie qui, elleaussi, se donne comme scientifique. Si elle était exacte, il faudrait en déduire que plus une entreprise emploie de main-d’u-uvre par rapport à ses installations matérielles et mécaniques, plus aussi elle réalise de gains, puisque c’est uniquement sur les salaires que se prélèverait ce bénéfice. Il n’en est rien pourtant, et Marx l’avouait lui-même. C’était une énigme qu’il promettait de résoudre. Il est mort sans l’avoir fait (Simkhovitcii. op. cit., pp. 299, 300, 301, 30a, 303).

Mais, en dehors même de cette démonstration expérimentale, la fausseté de la théorie apparaît dès ses premières assertions. La valeur d’échange d’une chose ne vient pas uniquement du temps de travail qui s’y trouve incorporé, mais d’autres éléments indépendants du labeur humain, tels que l’utilité, la rareté.

Même si l’on ne considère que le travail, il est abusif de ne vouloir apprécier que sa quantité. La I’t09

SOCIALISME

1410

qualité entre aussi en ligne de compte et souvent importe davantage pour le rendement iinal. Il en résulte que l’effort d’organisation, de direction, mérite une rétribution proportionnée à son ellicacité.

La Classe prolétarienne et I Internationale. — Si arbitraires que soient les idées, dont nous venons d’esquisser l’analyse, elles ont eu et possèdent encore une énorme influence. Tous les soeialismes actuels, avec leurs notes distiuctives, n’ont fait qu'évoluer dans le rayonnement du marxisme, dont ils restent très largement tributaires.

C’est au marxisme, en particulier, que l’on doit l’idée, tout à fait élucidée, de la classe ou de la collectivité réunie par le sentiment explicite des intérêts semblables. C’est encore lui qui a fait prévaloir cette vue simplifiée et déformante d’une société divisée en deux classes, demeurées seules en présence pour un antagonisme irréductible et fatal. Ainsi se trouvent négligés, tandis que s’accusent davantage cette opposition et ce conllit, tous les groupements intermédiaires que leur situation et leurs ressources disposent le long de l'échelle sociale.

Le nombre des propriétaires petits ou moyens reste considérable et s’augmente, la voie est ouverte aux ascensions, mais la théorie marxiste ne veut eonoallre que l’armée prolétarienne opposée au bataillon capitaliste.

Cette classe ouvrière a pris conscience de son unité pardessus les frontières nationales. « Les prolétaires n’ont pas de patrie. » Et c’est encore un trait que le marxisme aura plus ou moins gravé sur tous les mouvements socialistes de l’heure présente. Les peuples idéalistes ou rêveurs sont spécialement exposés à pousser jusque là leurs aspirations égalitaires. Les autres, sous ce rapport, se défendent mieux contre la chimère. Bien que Karl Marx ait surtout vécu à Londres, son influence reste contestée, réduite sur le monde anglo-saxon. L’esprit anglais strictement insulaire, ennemi des théories abstraites, goûte peu ces importations d’une philosophieconfuse. Mais les races latines ou slaves se laissent plus facilement séduire. Nous le savons, pour notre malheur, en France.

C’est ainsi que le socialisme, fidèle à la pensée marxiste, substitue, de plus en plus, à l’idée de patrie, à l’idée nationale, celle d’une classe ouvrière dont les intérêts seraient identiques sur toute la surface du globe et dont l’unité doit se réaliser pour combattre l’ennemi cosmopolite qui se nomme le capitalisme.

Marx, dans cette perspective, avait fondé, en 1864, la première Internationale. Elle n’eut qu’une brève existence. Mais, très vite, elle fut remplacée. Et si la guerre mondiale amena dans ces associations le trouble et le désarroi que l’on peut imaginer, elles se reformèrent ou se multiplièrent, sitôt la fin des hostilités, dans des conditions que nous aurons à dire.

Marx et Proudhon. — Les idées marxistes et proudhoniennes entrèrent en conflit vers 1860. Proudhon, nous l’avons noté, attendait beaucoup de l’effort, du travail, mettait au premier rang l’organisation économique : banques d'échange, groupements corporatifs. La politique l’intéressait peu, l’atelier, à l’entendre, devait remplacer l’Etat, ses plans visaient moins le gouvernement des personnes que l’administration des choses. Le but final était un socialisme mitigé, un « matuellisme » national.

Marx, peu soucieux de principes et d’idées, prétendait s’en tenir aux faits. L’engrenage du a matérialisme historique », rendant fatale la lutte desclasses, amènerait enfin la réalisation du collectivisme international.

Ce 3 quelques traits suffisent à marquer le parallèle et à établir les principales oppositions des deux chefs

Tome IV.

d'écoles. Ce fut le marxisme qui prévalut, après bien des épisodes et des vicissitudes. Même aujourd’hui, lorsque certains syndicalistes révolutionnaires retrouvent et revendiquent Proudhon comme l’un de leurs devanciers et de leurs chefs, ils restent néanmoins lidèles au collectivisme international et à la lutte des classes. Par là, ils montrent qu’en dépit île certains rapprochements avec le socialiste franccomtois, ils restent, pour l’essentiel, des marxistes impénitents.

d) L'évolution du socialisme à la fin du siècle dernier. — A la (in du siècle dernier, on trouvait, en France, plusieurs partis socialistes, tous imbus des idées marxistes, mais séparés par des questions de méthodes, de personnes. Les diverses tendances devaient d’ailleurs se réunir, par la suite, pour donner, en kjoô, le Parti socialiste unifié, qui subsista quelques années, avant de se scinder, à nouveau, dans les discussions récentes qu’a suscitées le bolchevisme.

A l'époque dont nous parlons, l’un des groupes socialistes les plus inarquants était le Parti ouvrierfrançais, dont le chef était Jules Guesde.

Cependant, à côté de ces divers mouvements politiques, d’autres formations se dessinaient. C'étaient des associations ouvrières encore illégales, puisque la Révolution, le 14 juin 1791 (loi Le Chapelier) interdit les réunions que pourraient former les travailleurs au nom « de leurs prétendus intérêts communs ». En dépit et en marge de la législation, des groupements existaient. Ils purent se développer davantage après la loi de 1 884 sur les syndicats. Cette liberté rendue fut d’abord accueillie avec quelque méfiance par le monde ouvrier. Puis, les éléments révolutionnaires se prirent à utiliser, comme une arme à leur taille, cette faculté dont d’autres sauraient faire un instrument de paix sociale. Ils ne la laissèrent pas sur le terrain strictement professionnel, et les syndicats nouveaux se mirent souvent à la remorque des partis socialistes politiques dont ils se faisaient les satellites. Le Parti ouvrier français de Guesde gardait une spéciale influence sur l’organisation et les démarches de ces associations, qui n’avaient pas conquis leur autonomie et ne vivaient encore que d’une existence dépendante.

Mais, parallèlement à cette incomplète Fédération des Syndicats, se fondaient les premières Bourses du Travail, qui devaient connaître, très vite, grâce à leurs vues pratiques, grâce à certains dévouements, une prospérité peut-être inespérée. En 1892, quatorze Bourses fonctionnaient déjà. Leur promoieur, Fernand Pelloutier, qui devait mourir prématurément en 1001, expliquait ainsi le secret de leur fortune : « Outre le service fondamental du placement ouvrier, toutes ces Bourses du Travail possédaient bibliothèque, cours professionnels, conférences écomiques, scientifiques ettechniques, services d’hospitalisation des compagnons de passage ; elles avaient, dès leur ouverture, permis la suppression, dans chaque syndicat, de services qui, nécessaires tant que les syndicats avaient vécu isolés, devenaient inulilesdès qu’une idministration commune est en mesure d’y pourvoir ; elles avaient déjà coordonné les revendications le plus souvent incohérentes, parfois même contradictoires, établies par les groupes corporatifs sur des données économiques insuffisantes ; en un mot, elles avaient, en moins de six années, accompli chacune dans sa sphère une tâche dont laFédération des syndicats n’avait même pas soupçonne l’importance et l’utilité. » (Cité par L. Jouiiaux, Le Syndicalisme et la C.G.T. Paris.Editions de la Sirène, 1920, pp. ^4e t 7~>)

Ces derniers mots laissent voir que l’entente alors

45 1411

SOCIALISME

1412

n’était point parfaite entre les Bourses et la Fédération des Syndicats. Les premières avaient une base régionale, réunissaient autour d’un centre provincial, et par les services signalés plus haut, tous les groupements ouvriers d’alentour. La seconde avait adopté un lieu professionnel et prétendait grouper, dans ses syndicats respectifs, les travailleurs de même métier, à travers le pays..Mais nous avons noté combien elle était demeurée strictement encore sous la dépendance des Partis socialistes politiques, tenda t pourtant à s’émanciper. Et, après nombre d’incidents, de discussions plus ou moins acerbes, trop longues à répéter ici, au Congrès de Limoges, en 1890, les Bourses du travail ei les Syndicats conclurent un premier accord qui s’intitula déjà La Confédération générale du Travail. En réalité, l’a livre ne fut vraiment affermie que sept ans plus tard, aux Congrès d’Alger, puis de Montpellier en

IÇ)02.

Ce groupement a toujours garde le trait, qu’il tient de ses origines, de représenter deux sections dont chacune conserve son autonomi : celle des Fédérations d’industries et celle des Bourses du Travail.

Comme ces dernières pourtant avaient primitivement quelques attaches ollicielles, étaient même subventionnées par les municipalités, elles ont été peu à peu remplacées, dans leur rôle et dans des fonctions identiques, par des Unions départementales tout à fait indépendantes de l’Administration.

Et la Confédération générale du Travail comprend donc, en premier lieu, une organisation centralisatrice — celle des Fédérations, — avec des syndicats qui relèvent d’une même corporation et possèdent, à travers le pays, des intérêts professionnels communs ; en second lieu, une organisation décentralisatrice — celle des Unions départementales — qui groupe localement les associations ouvrières, à quelque corporation qu’elles appartiennent. (Jouhaux, op. cit.,

P. " »)

i. s, à travers toutes les vicissitudes qui avaient ainsi amené l’unité du syndicalisme révolutionnaire, une question n’était pas encore pleinement tranchée. C’était « elle de l’attitude de ce syndicalisme vis-à-vis de son aîné, le socialisme politique, lui venu, vers la même époque, à la cohésion d’un pa’ti unique (réalisée au Congrès de Pi ris. en avril La Confédération générale du travail marquait, par sa fondation même, la tendance des tra1 l’autonomie si longtemps précaire. Mais la situation n’était pas encore absolument nette. Elle le devint, en 1906, par un acte auquel très sonvent l’on s’est reporté depuis, et que l’on invoque coiiiuie le document décisif, sous le nom de la charte d’. miens.

Le syndicalisme révolutionnaire y affirmait sa volonté de rester fidèle au marxisme.

« Le Congrès considère que cette déclaration est

une reconnaissance delà lutte do classes qui oppose, sur le’errain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises 111 œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. »

T lis l’on précisait les buts immédiats « -t lointains, les méthodes opportunes, et l’on terminait par cette revendication de l’autonomie totale vis-à-vis « lu soc. al isuw politique :

« … Le Congrès décide qu’alla que le syndicalisme

a ; teigne son maximum d’effet, l’action economi ; ue doit s’exercer directement contre le patronal, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des

partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale. »

La séparation était faite. Restaient donc en présence deux groupements : le Parti socialiste unifié dans le domaine politique, la Confédération générale du travail sur le terrain économique. L’un fonde ses comités, poursuit ses campagnes électorales…, l’autre multiplie les syndicats et mène son action spéciale.

Les choses en restèrent là, avec des alternatives de rapprochement, d’éloignement, de bons rapports, d’aigres propos, pendant les années d’avanl-guerre et la durée des hostilités.

Il faut dire qu’au moment où, aux environs de 1906, la Confédération générale du travail signifiait assez brutalement son congé au Parti socialiste, et veillait à maintenir les distances, elle était sous l’inlluence immédiate de ses premiers meneurs, presque tous d’origine anarchiste. Alors, la tactique adoptée voulait qu’on isolât le « prolétariat », pour eu faire une force d opposition capable de briser tous les vieux cadres, le patronat, l’Etat. D’où la tendance à se séparer même de compagnons qui n’avaient peut-être pas des impatiences aussi vives ni des procédés aussi péremptoires. L’on reno çaii au principe majoritaire du socialisme démocratique politique, pour exalter la valeur des minorités

« conscientes » et décidées.
« Si i’on est conscient avait dit Pouget, l’un des

chefs d’alors, on s’aperçoit que, dans la société, n’ont de valeur que les êtres de volonté, ceux qui ne subissent p » s l’ambiance majoritaire, les révoltés. »

Plus tard, il y eut certains accommodements facilités ou réclamés par la période critique de la guerre. La charte d’Amiens n’a pourtant jamais été rejeté* ni démentie, sauf par ceux qui ont opéré le schisme exigé par le bolcltevisme.

Mais avant d’en venir aux heures qui ont vu de grandes modilications dans les destinées du socialisme politique et du syndicalisme révolutionnaire, il semble utile de confronter les deux mouvements, de noter leurs caractères respectifs et leurs différences ou leurs oppositions.

e) Socialisme politique et Syndicalisme révolutionnaire.

[.es tendances. — Il y a d’abord entre eux une différence foncière, qui vient des aspirations pins ou moins conscientes qui les meuvent. Mais, pour apercevoir nettement ces aspirations et les analyser en détail, une philosophie est nécessaire que ne possède évidemment pas L’immense majorité des adhérents. C’est le fait des meneurs ou de ceux qui suivent, du dehors, les marches respectives. En comparant les deux allures, ils relèvent cequi les distingue et parfois les oppose.

Il faut le noter pourtant. Plusieurs des traits de ce parais ïli -n’ont toute leur netteté que dans la théorie, la pratique les a estompés ou partiellement défoi niés, si bien que les ileu x mouvements n’offrent point, dans leurs physionomies mobiles et vivantes, le même contraste que dans leurs portraits. Il n’en e-l 1 as moins vrai qu’on est en dr.it de rechercher les tens naturelles et profondes, en dessous des coup ranls de surface et des remous.

Le socialisme politique, disent donc les observateurs, part d’une con. eplmii nettement intellectuelle. Il se présente comme une conception systématique, agencée, avec ses principes absolus et ses déductions logiques. Il parle au nom de la science, en laquelle il garde une foi aveugle on naïve, une foi intolérante aussi. L’un de ses dogmes était la 1413

SOCIALISME

1414

croyance au progrés amené presque automatiquement, par le jeu des forces soi ntiliques. Il ne craint pas d’enfermer la sic dans ses lois. L’avenir se ib-ssine à ses yeux sur une toile où il pense discerner la réalité future dans un ensemble d’ailleurs assez vague, où, en fait, il n’aperçoit que le panorama d’an pays d’utopie. Et ses tendances morales se ressentent naturellement de son credo. Son rêve et son désir vont à une >orte de farniente général, où l’homme futur pourrait partiellement se lihérer du travail considéré comme un esclavage, où la loi du moindre ellorl se : ait celle du bonheur.

Tout autre se campe le syndicalisme révolutionnaire. Lui prise peu les théories toutes faites et les systèmes a priori. Lui n’a. pour la science abstraite qu’une consi lération restreinte. Il se met moins en peine de donner aux intelligences des programmes hypothétiques, que de fournir aux volontés des sli mutants d’action. Produire, tel est lemol d’ordre, et, s’il sst observé, la vie se chargera du reste et amènera des évolutions commandées par les circonstances et les conditions du moment. De dire d’ailleurs quels seront au juste cesévolution ; etees résultats, le syndicalisme révolutionnaire n’a cure, il avoue même spjntanement sou ignorance en la matière. Mais il sait que toujours l’effort demeurera nécessaire, qu’il est inutile, immoral aussi, de lever un âge d’or d’universelle quiétude, que l’homme, loin d’être diminué par son labeur, n’acquiert sa physionomie véritable qu’encadré dans son métier. La civilisation ascendante ne comporte pas l’élargissement indélini des loisirs, la multiplication d’un type d’intellectuel dédaigneux du travail physique. E le est marquée seulement par une meilleure adaptation du producteur à sa tâche, la transformation progressive du manœuvre en artiste. Et, de même, la iberté vraie ne consiste pas à briser la férule patronale pour retomber sous celle de l’Etat socialiste. Elle réside dans la discipline consentie, volontaire, de l’atelier sans maître. L’égalité véritable n’est pas le nivellement qui maintiendrait les valeurs au rang des incapacités, elle laisse libre le jeu des compétences et respecte leur hiérarchie.

On peut s’apercevoir que le portrait, ainsi tracé, est tl Uteur pour le syndicalisme révolutionnaire et vient de peintres complaisants. Il met en relief les qualités de compétence, de travail, et laisse de côté a peu près complètement les ombres. Il en est une pourtant qui se prolile et suffit à gâter les autres traits, l’ombre du marxisme avec ses outrances, ses déformations, ses prétentions collectivistes, son obstination à pousser la lutle des classes. En sorte que nous aurions, dans le dessin ci-dessus, plutôt la physionomie du syndicalisme de bon aloi et authentique. la>s il s’agit du syndicalisme révolutionnaire, et celui-là porte des signes distinctifs qui ne ressortant pas suflisamment ici. Nous les retrouverons tout à l’heure.

Les métho tes. — Les moyens propres au socialismeet au syndicalisme, pour renouveler la société, apparaissent divers ou parfois s’opposent. Quelle était, quelle est encore la tactique du socialisme politique ? Elle n’est pas unique, et l’accord n’est pas fait, dans le parti, sur la manœuvre eflicace. Les uns pensent que, pour s’emparer de l’Etat bourgeois et le transformer en « Etat prolétarien », il sullira de persévérer et d’avancer assez loin dans la voie du socialisme parlementaire. Un jour viendra où la majorité sera définitivement acquise et le bulletin de vote amènera, sans secousse, le bulletin de victoire. Jusque là, en concentrant les moyens de production et de transport dans les mains du pouvoir, on ne fait pas encore du socialisme, puisque ce pou j voir appartient à la classe bourgeoise, mais on prépare l’héritage du collectivisme. D’autres adhérents au parti trouvent que la méthode électorale est trop

ne, qu’elle reste inégale à la tâche, si elle pré-’tend s’i n charger seule. Ils estiment qu’une heure j sonnera où L’insurrection violente devra achever la victoire du scrutin.

Quelle que soit l’arme employée pour le prendre, lorsque le pouvoir est, par hypothèse, passé à la classe ouvrière, que convient-il d’en faire ? Presque tous les socialistes prévoient une période d’organisation par contrainte, où l’on achèverait la conquête de tous les moyens de production. Ce serait, suivant le terme consacré, « la dictature impersonnelle du prolétariat ».

Cette période n’aura, dans leur pensée, qu’une durée toute transitoire. Une fois l’étape franchie, voici venir l’entrée du séjour où, à l’inverse de l’enfer du Dante, vous accueillent tou’es les espéran-- pontanément, la dictature abdiquera, le pouvoir de l’Etat perdia tout caractère d’autorité vexatoire et, dans l’union des peuples, une administration bienveillante distribuera à tous des tâches f iciles et brèves, des charges légères, équivalentes entre elles, et largement rétribuées !

Le. syndicalisme révolutionnaire ne goûte pas beaucoup cette stratégie et raillerait volontiers ces espoirs idylliques.

L’instrument des rénovations, qu’il escompte, n’est pas le l’arlï politique réunissant, dans une même idée, des citoyens de tout rang : c’est la classe ouvrière où le lien est formé par des intérêts identiques . La vraie méthode est dans « l’action directe » qui cesse de faire appel aux intermédiaires, aux in ellectuels, mais charge immédiatement les intéressés de leurs propres affaires. Et vraiment il ne conviendrait guère d’emporter la citadelle de l’Etat bourgeois, s’il fallait ensuite gouverner à sa place, mais avec ses méthodes ou même une autorité renforcée jusqu’à la dictature. Non, mieux valait économiser cette période de transition pénible. Il s’agissait, dès lors, de démanteler pièce à pièce l’Etat, de se charger progressivement de toutes ses fonctions utiles. Les syndicats joueraient ce double rôle, tout à la fois bataillons d’attaque et cadres d’instruction. Et, quand la préparation serait suffisante, il conviendrait d’instaurer tout de suite le régime nouveau, celui de la discipline consentie dans l’atelier sans maîtres. Les armes offensives pour cette campagne, c’étaient les grèvesoù.de plus en plus, les prolétaires prenaient conscience de leur force et de leur solidarité. C étaient les grèves, partielles d’abord et localisées, puis générale quand il s’agirait de porter au vieux monde le coup suprême.

Ces deux thèses, à propos de la méthode à suivre, ont été exposées jadis au Congrès de Nancy (1907), dans un débat contradictoire. M. Jules Guesde soutenait le point de vue socialiste politique, M. Hubert Lagardelle se faisait l’avocat du syndicalisme révolutionnaire et de ses procédés. Il peut y avoir intérêt à écouter, un moment, cette argumentation, elle nous aidera à mieux saisir les positions respectives.

A l’avis de M. Lagardelle, le parti, le groupement d’hommes de toutes conditions, réunis seulement par une idée commune, était destiné — son histoire le prouvait d’ailleurs — à s’enliser dans des combinaisons parlementaires, à se prendre dans les filets gouvernementaux, bref à s’embourgeoiser : n’était-il point d’avance partiellement composé de bourgeois ? Il avait pu avoir son heure et sa nécessité, il pouvait conserver une utilité s’il comprenait son rôle. Mais le premier plan devrait revenir aux syndicats assez organisés maintenant pour ne plus 1415

SOCIALISME

1416

réclamer de tutelle, ou même pour en être gênés. La classe des prolétaires, unis par le lien des intérêts identiques, ferait elle-même sa besogne et s’affranchirait par ses propres forces.

M. Guesde protestait que les syndicats, par essence, gardaient des vues utilitaires, immédiates, qui détournaient partiellement leur regard des grandes et lointaines perspectives. Ce n’est pas qu’il voulût jeter sur eux le discrédit ; il y voyait, comme tout socialiste, le cliamp d’expériences nécessaire, le cadre où la classe ouvrière faisait l’apprentissage de ses fonctions économiques et sociales, s’initiait à son rôle dans la société future. Pourtant, seul le socialisme politique, plus dégagé des soucis pratiques, possédait tout l’élan requis pour atteindre l’idéal de demain. D’ailleurs, le syndicat, même quand il partait en guerre, n’était pas suffisamment équipé pour remporterun succès décisif. Les grèves, qui constituaient sa seule arme actuelle, n’avaient qu’une portée locale, ne touchaient ni le patronat dans son ensemble, ni l’Etat bourgeois.

Et, quant à la grève générale, la réserve suprême, elle apparaissait dans un avenir bien lointain, sinon chimérique, puisqu’elle demanderait le concours de tous les ouvriers. Sans cet accord unanime, les travailleurs, sortisdes usines, trouveraient devant eux, avec les groupes restés à leur tâche, « les paysans exaspérés de ne pouvoir écouler ou vendre leurs produits, joignant leurs fourches et leurs fusils de chasse aux lebels de l’armée dite nationale ». Donc le syndicat devait reconnaître la suzeraineté du comité politique. V. la brochure. Le parti socialiste et la Confédération du Travail. Paris. Rivière, 1908.

Chaque avocat réclamait ainsi, pour son client, l’intégrité de l’esprit révolutionnaire, guerrier, et attribuait discrètement, à la partie ad verse, quelques traits de Sancho Pança. M. Edouard Vaillant finit par mettre tout le monde d’accord, ou, du moins, à rallier la majorité, en proposant de maintenir l’indépendance entre deux mouvements, dont il vanta l’ardeur et le mérite pareils au point de vue révolutionnaire.

Les objectifs. — Le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme politique n’ont donc pas les mêmes méthodes de combat. Du moins, s’entendent-ils sur l’organisation de la victoire présumée, ont-ils des plans identiques pour la société future ? Il ne paraît pas toujours non plus.

Nous allons dire d’abord comment le socialisme politique dessine son idéal. Les traits en sont vagues, peut-être volontairement estompés. C’est une esquisse sujette aux retouches et qui ne fournira que certaines grandes lignes un peu schématiques. Supposons donc l’œuvre de destruction accomplie. La place est nette, il s’agit maintenant de reconstruire. Que va-t-on édiûer, au lieu de l’édilice ancien ?


Dans le Manifeste communiste signé, en 18^7, par Marx et Engels, il est dit :

« A l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes

et ses antagonismes de classes, se substituera une association où le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous. » Mais c’est là une formule un peu vague ; ne saurait-on la rendre plus explicite ? Voyons comment l’ont tenté parfois ceux qui se réclament plutôt, dans la tradition marxiste, du socialisme politique. Même s’il ne faut pas prendre au sérieux tous les points de ce programme romantique, même s’il faut admettre que plusieurs datent déjà un peu, il ne sera pas sans intérêt pourtant d’insérer ici le plan fourni, voici trente ans, par un socialiste qua litié, M. Georges Renard (Geougcs Renard, le régime socialiste. Paris, Alcan).

Donc, dans la société future, des statistiques soignées commenceraient par établir la somme et les catégories des besoins généraux. Sur cette base, on répartirait les tâches entre tous les citoyens devenus travailleurs, en sorte que les produits de ce labeur commun répondraient largement à toutes les demandes, sufliraient même, par surcroît, à l’entretien des malades et infirmes. Comme tous collaboreraient, comme le machinisme assurerait une production intense, comme il n’y aurait plus de capitalisme qui, suivant la théorie chère à Marx, prélève indûment un bénéfice sur le travail non payé, la charge imposée à chacun serait légère et le loisir abondant. Rien n’empêcherait, d’ailleurs, que les heures des citoyens astreints à des besognes plus pénibles fussent mieux rétribuées, afin de procurer, par cet avantage, des volontaires à tous les métiers. Mais la propriété personnelle ne serait plus admise et la monnaie n’aurait plus cours. Chacun recevrait, pour la tâche accomplie, des bons de travail, avec lesquels il s’adresserait, en vue des achats courants, aux magasins nationaux. Ceux-ci entreposeraient les objets fabriqués par la main-d’œuvre collective et les présenteraient tarifés en heures de travail. Dès lors, l’échange se ferait entre les bons des clients et les marchandises correspondant à leur valeur.

Tel était le système général que le collectivisme esquissait pour l’avenir. Nous remarquerons seulement que l’idée maîtresse du système est celle de la répartition. Une armée de statisticiens dresserait le bilan des besoins, distribuerait les tâches, veillerait à la vente des produits. La main de l’administration se ferait partout sentir.

Etle ne laisserait pas d’être lourde. Et l’Etat prolétarien ressemblerait, dès lors, au plus autoritaire des gouvernements bourgeois. Car il aurait beau n’être plus organe politique, mais simple organe de gestion administrative, pour faire face à ce rôle immense, à ces fonctions de pourvoyeur général, force lui serait de reprendre ou de multiplier, en pratique, tous les pouvoirs qu’il aurait dû théoriquement abdiquer, sitôt close la période de sa dictature provisoire.

Et, sous cette forme, le socialisme mériterait, à coup sûr, la critique que lui font ses adversaires, notamment celle qui s’énonçait ainsi :

« Le socialisme peut être conçu comme une bureaucratie

omnipotente, dirigée par un petit nombre d’hommes capables, du type de Napoléon ou de Pierpont Morgan ; et de tels hommes ont l’habitude de faire payer leurs services. Un gouvernement socialiste pourrait être puissant et prospère : mais il i devrait gouverner avec une verge de fer. >

M. Vandervclde, qui cite cette objection, avoue qu’elle est sans réplique, quand elle s’adresse aux partisans d’un collectivisme centralisateur. Mais il croit y échapper, pour son compte, avec ceux qui, en remettant tous les biens à la collectivité, ne veulent pas qu’une administration unique cherche à en assurer la gestion. Alors l’Etat prolétarien, au point de vue politique, se trouverait réduit au minimum et. même au point de vue économique, il se garderait de s’immiscer dans le détail. Le mécanisme fonctionnerait suivant une formule donnée par Kautsky, un autre disciple allemand de Marx :

« La démocratie veut que les classes laborieuses

conquièrent le pouvoir politique, pour, avec son aide, transformer l’Etat en une grande coopérative économique. »

Les socialistes politiques, qv : i pensent ainsi.se 1417

SOCIALISME

1418

sont évidemment beaucoup rapprochés des syndicalistes révolutionnaires Ils peuvent différer sur les méthodes, comme plus haut nous l’avons signalé, ne pas adopter les mêmes itinéraires. Mais les buts sont à peu près identiques et tiennent en deux mots qu’il nous reste à expliquer : la « nationalisation industrialisée ».

C’est la devise propre aux syndicalistes révolutionnaires et c’est l’enseigne qu’ils prétendent poser an frontispice de la société future. Ils ont perdu confiance dans les entreprises directement gérées par l’Etat. Lenteurs et complications bureaucratiques, absence de direction responsable, ressources incertaines, comptabilité peu précise, ingérence de la politique, telles sont les principales tares inhérentes aux monopoles d’Etat et capables de les disqualitier. Il ne faut donc plus de « socialisation étatiste », on la remplacera par la « nationalisation industrialisée ».

C’est-à-dire que les syndicats, représentants de la compétence technique, seront chargés, au sein du régime idéal, d’assurer la production dans leur spécialité. La société, d’ailleurs, serait seule propriétaire et, par ce trait essentiel, ces révolutionnaires restent ti lèles au collectivisme. Mais, du moins, les diverses industries seraient dotées d’une autonomie financière, administrative, qui leur permettrait de suivre les règles et les pratiques des entreprises bien conduites. Propriété collective d’une part, supprimant le capitalisme des actionnaires actuels, et, d’autre part, méthodes vraiment industrielles parant aux inconvénients des administrations bureaucratiques, on voit comment ces deux éléments réunis forment un système qui se nomme

« la nationalisation industrialisée ».

Toutes les entreprises seraient dirigées, contrôlées par des conseils économiques comprenant les délégués des producteurs et des consommateurs. C ; s conseils s’échelonneraient suivant une hiérarchie locale, régionale, pour être couronnés, au sommet, par le Conseil national économique, dont les attributions seraient multiples et les prérogatives étendues. Au vrai, il semble bien que ce Conseil supérieur serait devenu le véritable Etat, même si l’on laissait subsister encore un fantôme de Pouvoir politique pour quelques fonctions de police. Et cette prédominance du point de vue économique permet aux syndicalistes, en haut de cet échafaudage marxiste, d’arborer une étiquette proudhonienneun peu étonnée de couvrir pareil assemblage, et de déclarer : « L’atelier fera disparaître le gouvernement ».

Tel se présente, dans une pénombre qui renferme encore beaucoup d’inconnu, le type de la société future suivant la mode du collectivisme mêlé de syndicalisme.

O Le communisme bolcheviste

Mais à peine avons-nous indiqué les situations respectives du socialisme politique et du syndicalisme révolutionuaire, qu’il faut noter des changements dans ces positions.

La faute en est à un nouveau venu qui, pour être originaire de Russie, n’en a pas moins pénétré dans d’autres milieux et exerce, en France, une action de présence effective. Les mouvements révolutionnaires antérieurs en ont été fort affecté-, nous aurons à dire dans quel sens. Mais d’abord il importe de caractériser exactement ce communisme slave.

Comme tous les socialismes contemporains, il se réclame du marxisme et professe n’avoir pas d’autre évangile. Même il n’a pas ménagé les injures à tous ceux qui lui contestent cette orthodoxie. L’on peut

dire qu’il y est resté fidèle, en effet, pour certains traits primordiaux. G’est ainsi qu’il veut remettre, en théorie, tous les biens à la collectivité et même pousse ses plans d’avenir jusqu’au communisme (dont il a pris prématurément le nom), où chacun puise, suivant ses besoins, aux ressources fournies par le travail de tous.

Il n’est pas douteux pourtant que Lénine, le promoteur du bolchevisme, s’est émancipé de la théorie marxiste sur plus d’un point important. Montrons ces initiatives qui constituent des libertés graves vis à-vis de la pensée du maître.

Marx avait enseigné d’abord que la société nouvelle serait amenée par une évolution économique qui espacerait ses étapes. L’intervention humaine pourrait jouer son rôle, elle ne saurait être efficace que si elle tenait compte de cette préparation, pour ainsi dire, automatique. Les circonstances, l’état des affaires, la situation du capitalisme et du prolétariat, marqueraient, au cadran de la Révolution, les minutes décisives. A vouloir devancer l’heure, les tentatives seraient vouées à l’échec. Telle était la conclusion, au moins implicite de ce « matérialisme historique » développé par Marx.

u Aux yeux de Marx, l’économie rendait la politique indispensable au lieu de la faire considérer comme inutile. C’est elle qui déterminait le caractère et le résultat des luttes politiques et en même temps la répercussion de ces dernières sur l’économie. Mais il considérait les rapports économiques comme un processus de développement constant, qui rendait possibles aujourd’hui et inévitables demain les résultats politiques qui, hier encore, étaient impossibles. » (KAirrskY, Terrorisme et Communisme. Paris, Povolozky, p. 91).

Or, il est clair que Lénine, pour déchaîner le bolchevisme, ne s’est pas arrêté à ces considérations de maturité économique et d’opportunité historique. S’il était un pays où la préparation fût insullisante ou à peine commencée, c’était sans doute la Russie. La Révolution y a donc brûlé toutes les étapes et fait violence aux événements.

Lorsque Lénine rentra de Suisse à Pétrograd, le soir même de son arrivée, il étonna et presque scandalisa ses fidèles, fervents du marxisme classique, par la brusquerie qui ne tenait plus compte du délai nécessaire et prétendait, par la volonté, fixer et avancer l’heure fatidique. (Isaac noN Lbvine, Lénine. Paris, Pion).

Cette première infraction devait en amener d’autres. Une fois la révolution faite, la théorie prévoit, ainsi que nous l’avons indiqué, une période plus ou moins transitoire, où le prolétariat exercerait sa

« dictature ».

En Russie, la dictature existe, certes, et peut se nommer « terrorisme ». Mais elle est celle d’un tout petit groupe. Le parti communiste, qui est le maître réel, ne comptait, en 1920, d’après Lénine lui-même, que 600.000 membres sur 130 millions d’habitants. Encore peut-on dire que, du vivant de Lénine, la dictature lui était absolument personnelle. Elle régnait, elle règne encore, ’par des procédés militaires, belliqueux, et l’armée rouge est son indispensable instrument. Les « bourgeois » sont mis hors la loi, et les socialistes dissidents eux-mêmes sont traités comme des ilotes. Peut-être Lénine n’a-t-il fait, en menant de façon aussi brusque, le socialisme au bolchevisme, qu’en dégager l’inspiration profonde. Car, s’il est bien vrai que la thèse reste, chez nous, nous l’avons dit, plus ou moins soumise aux principes démocratiques, s’il est exact que le but définitif est le nivellement égalitaire, l’on a pu dire toutefois que le véritable socialisme, par nombre de ses aspects, était I’il9

SOCIALISME

L420

pourtant anti<lémocraliqae. Non seulement il confie son espoir et ses destinées à la seule cLisse du prolétariat qui se substitue au peuple ainsi dépouillé de sa souveraineté, mais la suprématie, la direction appartiennent pratiquement, moins à ce prolétariat en chair et en os, qu’à « l’idée » représentée par une minorité consciente. Déjà, nous avons trouvé cette caractéristique dans le syndicalisme révolutionnaire. Elle apparaît plus nettement encore dans le communisme bolcheviste. « Au nom de cette « idée », au nom de la vraie volonté prolétarienne, dont le dépôt ne peut être confié qu’à un petit nombre, au nom des intérêts du prolétariat, dont peu d’hommes sont conscients, et qui sont également les intérêts de l’humanité, on peut exercer n’importe quelles sortes de violences sur le prolétariat empirique effectivement existant. » (Nicolas Bbkdiabfp, au chapitre la Démocratie, le Socialisme et la Théocratie dansun Nouveau Moyen âge. Paris, Pion (Collection du Roseau d’Or),

p. 25(, ).

Dans le régime socialiste, il existe une véritable foi et ceux qui la représen’ent ne se piquent pas de tolérance à l’endroit des dissidents.

Nombre de marxistes refusent pourtant de voir, dans le bolchevisme, une application de leur doctrine, lis ajoutent que, pour avoir voulu suppléer, par la brusquerie de sa démarche, aux énormes lacunes de la préparation, le communisme slave n’a pas seulement rendu la dictature de quelques-uns abusivement tyrannique, indéfiniment nécessaire, il l’a encore réduite à être inefficace. Toutes les condamnations, toutes les persécutions ne peuvent tenir lieu d’une organisation absente. La production s’est trouvée paralysée, la famine est survenue, le désordre s’est introduit dans tous les services. Et la Révolution a dû revenir sur ses pas, réquisitionner les compétences en les plaçant dans l’alternative de gros honoraires ou de la prison, ouvrir le pays au capitalisme étranger, instaurer une « nouvelle politique économique » qui reprenait, vis-à-vis des paysans surtout, certaines pratiques des gouvernements bourgeois. Malgré tout, le rendement économique du pays est nettement déficitaire. Et l’échec d’un pareil système, inauguré sous les couleurs du marxisme, bien qu’il n’en soit que la « caricature », est de nature à déconsidérer pour longtemps la doctrine que l’on prétendait appliquer. (Kautsky, op. cit., passim).

Les critiques, que nous venons de reproduire, viennent donc de certains points du camp marxiste, les bolchevistes répliquent que ces censeurs sont des traîtres. Ils s’efforcent, au contraire, de présenter leur système comme la pure expression de la théorie et leur expérience comme une réussite. Ils y sont assez, parvenus pour impressionner, en France, les mouvements révolutionnaires existants et pour y provoquer les remaniements que nous allons signaler.

C’est un des principes du bolchevisme que son succès définitif dépend de la répercussion produite à l’étranger. La Révolution ne pourra triompher que si elle est internationale. D’où 1 effort de propagande et parfois les campagnes à main armée, comme on l’a vu lors de l’invasion de la Pologne par l’armée rouge.

En France, le parti socialiste politique a été le premier atteint, jusqu’à la scission, par l’action du communisme slave. Au congrès de Tours, en décembre 1920. le parti s’est brisé.

Les uns, tout en restant fidèles à l’objectif marxiste, tout en rêvant, par suite, à la révolution collectiviste qu’ils préparent, n’ont pas voulu accepter les consignes de Moscou et se mettre sous la férule ou sous le knout russe. Ils s’intitulent : Section Française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O.) et se rattachent,

mais peut-êlre assez vaguement, à une Internationale, peut-être assez somnolente, qui a son siège à Londres. Ils ont, d’ailleurs, formé, aux élections de mai 1 <ja/|, avec les radicaux et radicaux-socialistes (qui sont pratiquement des anticléricaux et des socialistes d’Etat), le fameux et triomphant Cartel des gauches. Et, sans vouloir prendre une part officielle au gouvernement, ils ont pu acquérir ainsi une influence, officieuse, mais prépondérante.

Les socialistes, qui ont été séduits par le mirage de la révolution russe, se sont, au contraire, rangés sous le titre de Section Française de l’Internationale communiste (S. F. I.C.). Ils ont clairement rejeté tout respect pour la loi démocratique du nombre, à laquelle leurs anciens compagnons et amis, les socialistes du Carte), paient encore un hommage plus ou moins provisoire et précaire. Ils font figure ouverte de révoltés qui n’ont foi qu’aux minorités décidées. La Révolution russe leur semble le modèle à suivre, ils ont partie liée avec elle, acceptent toutes les consignes qu’ils en reçoivent et sont inscrits dans l’Internationale communiste de Moscou.

Le syndicalisme révolutionnaire, représenté par la Confédération générale du Travail, a été, lui aussi, sollicité de se joindre à ce mouvement. Si l’on se rappelle ses origines, l’histoire de ses luttes pour acquérir l’autonomie, l’on doit s’imaginer qu’il était mieux gardé contre de telles avances. Car il ne s’agissait pas seulement, pour lui, de se placer sous une direction étrangère. Il lui fallait encore renoncer pratiquement aux principes formulés dans la Charte d’Amiens et qui proclamaient l’indépendance vis-àvis des « partis » ou des « sectes » politiques. Or, le bolchevisme est, avant tout, un mouvement « politique » et ensuite, comme nous l’avons vu, militaire. C’est un « parti » qui commande, le parti communiste, avec bon nombre d’intellectuels dévoyés, dont Lénine, ancien étudiant, avocat, écrivain, était le type et le chef.

Cependant l’attraction de la violence et du mystère l’a emporté. Pour avoir résisté, un an de plus, que le Parti politique socialiste, la Confédération général du Travail n’en a pas moins subi le même sort ; elle aussi s’est divisée.

A vrai dire, depuis plusieurs années déjà, sinon depuis sa naissance, elle était agitée par deux tendances contraires. Certains éléments plus pressés, plus turbulents, s’impatientaient du délai imposé à leur fougue et déclaraient que l’heure de la révolte avait sonné. D’autres, qui se piquaient d’avoir réfléchi davantage sur l’histoire, demandaient une préparation plus complète. Certes, ils se défendaient, comme d’une injure, d’être des « réformistes «.C’était bien la révolution qu’ils voulaient, celle qui apporterait la suppression définitive du patronal et du salariat. Mais supprimer trop brusquement les rouages de la production actuelle, arrêter la vieille machine capitaliste sans être sûr que la nouvelle est au point, prête à fonctionner, leur paraissait imprudence suprême, qui conduirait à l’inévitable famine.

Ces conseils d’une sagesse — très relative — n’ont pas été entendus. Sous l’influence de Moscou, les violents ont mené une action plus ou moins sournoise, constitué, à l’intérieur des syndicats, des

« noyaux » formés d’agitateurs dévoués à leurs

vues. Finalement, la scission s’est produite en 1921. Il y a deux Confédérations générales du Travail. L’une est restée fidèle à ses anciens principes, à ses méthodes, et prétend opérer la révolution par l’action de la classe ouvrière dûment préparée. Elle adhère à l’Internationale syndicale qui, depuis la guerre, s’est reconstituée à Amsterdam. L autre, après avoir suscité le schisme, s’est pourtant inlitu1421

SOCIALISME

1422

lée « unitaire » (C.G.T.U.) ; elle est passée sons l’obédience du communisme. Elle est donc Inscrite désormais à l’Internationale syndicale de Moscou, fantôme domestiqué, : autant qu’il a d’existence réelle, par l’Internationale communiste et politique de la même ville. (Martin St-Lkon, Les Deux C. G. T. Syndicalisme et Communisme. Paris, Pion).

Cependant, et parmi ces dissidents eux-mêmes, l’eutente n’est pas restée longtemps absolue, loin de là. Des discussions ont provoqué de nouvelles séparations C’est que, dans la C.G.T.U., certains adhérents, qui d’abord avaient suivi un mouvement flatteur pour leur violence, supportent mal de voir le point de vue syndicaliste relégué dans l’ombre et les formations ouvrières soumises aux consignes politiques. D’autres, qui sont surtout des anarchistes, regimbent contre les mots d’ordre péremptoires que Moscou multiplie à l’adresse de ses adeptes.

Quoi qu’il en soit, les transfuges du socialisme politique ou du syndicalisme révolutionnaire sont embrigadés ensemble sur le front unique du communisme. Les Comités politiques d’ancienne forme ont vécu et les syndicats subsistants n’ont plus, dans ces formations, aucune influence. Toute la manœuvre est dirigée par les « cellules » locales qui, dans une entreprise ou dans un quartier, exploitent ou suscitent les mécontentements, prêchent la révolte par l’action continuelle de quelques initiés, inconnus des profanes mais étroitement unis entre eux. Et les cellules, à leur tour, sont groupées, dans un même secteur, en s rayons » où la ruche communiste poursuit son œuvre amère. (Cf. Danset, fin fourriers de la guerre civile. Etudes, 20 décembre 1924 ; ou L. Bardb, La Menace du Communisme. Paris, Editions Spes).

IV. — Philosophie et morale nu socialisme

Nous avons essayé jusqu’ici de résumer l’histoire, encore brève mais déjà touffue, de retracer In physionomie complexe du socialisme. Ces traits se modifieront encore ; et nous ne pouvons avoir la prétention de les iixer à l’époque où nous sommes. Mais, à travers les variations passées et futures, il est possible de relever une orientation constante, plus importante que les itinéraires occasionnels. Ces idées permanentes, qui se trouvent sous les divers principes plus superficiels et sous les passions, forment la philosophie du socialisme. Elles tiennent en quelques propositions, dont nous allons donner la suite assez logique.

Le Principe égalitaire. — La plus fondamentale prétention des socialistes, celle qui nous a servi pour établir la définition même du système, c’est que la justice se confond avec l’égalité. Tous les doctrinaires n’entendent pas, il est vrai, l’égalité absolument dans un sens et avec une r gueur identique-. . Pour Prondhon, par exemple, elle se réduit à une parité de « conditions ou de « moyens » qui, donnant à tous les mêmes chances de réussite, laisse cependant aux initiatives, au savoir-faire, à la liberté personnelle, une certaine marge où se logeront certaines dilférences finales de « bien-être ». Pour d’autres, collectivistes de la stricte obédience, l’uniformité sera plus totale encore, et enfin le communisme théorique n’admet plus, dans la distribution des ressources, d’autre hiérarchie que celle des besoins.

Mais, avec ces degrés ou ces nuances, le principe reste sauf. La justice, c’est l’égalité. Et cette justice est, à vrai dire, la seule vertu qui ait cours otliciel dans la doctrine du socialisme, elle tient lieu du complet Décaloguc dûment laïcisé. Parfois seu lement, pour varier, on la présentera sous son aspect plus sentimental et l’on parlera solidarité.

Cette solidarité, à l’heure actuelle, s’exerce à l’égard des membres de la classe ouvrière, dont les exigences dominent toutes celles qui pourraient se présenter encore au nom de la famille ou de la patrie. Plus tard, lorsque cette classe aura absorbé toutes les autres dans le nivellement égalitaire la solidarité s’étendra à l’humanité entière.

La loi du Progrès. — Or il arrive, toujours d’après la théorie plus ou moins explicite, que cette humanité est déjà en marche vers la justice meilleure et poursuit sa marche victorieuse d’après la loi infail| libie du progrès. Elle évolue, depuis les basses ori| gines de l’animalité, dont elle s’est dégagée, vers les 1 cimes où elle sera, un jour, en quelque sorte déifiée. C’est « la théologie du devenir » (G. Valois, dans la Préface d’Histoire et Philosophie sociales, Paris, Nouvelle Librairie Nationale). L’homme monte ainsi, par ses propres forces, sous la seule lumière de la science, vers l’idéal qui l’attend.

Sur sa roule pourtant se dresse plus d’un obstacle. Des forces le tirent en arrière, traditions du passé, entraves autoritaires, avec lesquelles il faut rompre, qu’il est nécessaire de couper pour laisser pleine liberté aux démarches ascendantes.

Suppression de la Propriété. — Mais le premier de tous ces obstacles est le prétendu droit de propriété privée. Là, se trouve la source empoisonnée de tous les conflits, de toutes les jalousies C’est l’ivraie dont les racines gênent ou étouffent les bons instincts de l’Humanité. Impossible d’établir la justice sur la terre, tant que l’on n’a point arraché cette plante mauvaise. Et, s’il y faut employer le fer et le feu de la révolution brutale, cette période de violence transitoire est comme l’étroit couloir qui permettra de déboucher dans les plaines aux horizons ouverts.

Une fois ce défilé franchi, l’on verra donc clair et respirera à l’aise. Une fois la plante mauvaise arrachée, l’on pourra compter, dans le champ de l’Humanité, sur les fleurs odorantes et les fruits savoureux.

Nous avons vu, en effet, que dans les plans, d’ailleurs assez vagues, que le socialisme trace de l’avenir, il semble que, si l’on écarte l’obstacle de la propriété privée, l’harmonie se fera presque spontanée.

« Par la faute de notre régime absurde, l’humanité

se débat dans un véritable enfer social. Les hommes, au lieu de coopérer à l’édification d’une maison commune habitable, sont, au contraire, occupés à s’entre-devorer, et à s’empoisonner mutuellement la vie. Il en résulte un gaspillage de forces sociales et individuelles effrayant. Le communisme, en supprimant la cause même des luttes et des rivalités — la propriété-monopole, — fondera une nouvelle société basée sur les principes de solidarité, de réciprocité et d’économie raisonnable. Il supprimera tout gaspillage, tout travail improductif, abolira les conflits d’intérêt et réduira l’autorité au minimum en la faisant fonctionner non au profit d’une classe, mais au profit de la société tout entière. » (Rappoport, Précis du Communisme, p. 10)

Proudhon avait déjà dit, avec sa note particulière,

« Supprimez la propriété en conservant la possession, 

et, par cette seule modification dans le principe, vous changez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions, vous chassez le mal de la terre.* (Proldiion, Qu’est ce que la Propriété ?} Et Jean Grave, l’anarchiste, proclamait :

« Nous affirmons que l’être n’est que le produit du

milieu et que l’on doit changer ce milieu, si l’on veut changer l’être. C’est l’organisation antagonique de 1423

SOCIALISME

1424

la société bourgeoise qui rend les individus âpres à la curée et les fait se déchirer pour vivre. » (La Société future, p. 132).

Depuis lors, si les collectivistes admettent comme inévitable, nécessaire, la lutte des classes actuelles, s’ils annoncent une « dictature du prolétariat », dont on peut croire qu’elle sera rude, c’est en proclamant aussi qu’au delà de ces transitions, l’Etat autoritaire aura disparu pour laisser le monde futur aux charmes inédits de l’égalité dans la liberté.

Et les syndicalistes révolutionnaires eux-mêmes, qui se piquent de vues positives, réalistes, qui professent ne guère connaître d’autre école que celle des faits, n’en voient pas moins la société de leurs rêves comme un immense atelier « sans maîtres », où ne serait reconnue que « l’autorité spontanément consentie ».

L’optimisme socialiste. — C’est donc l’optimisme qui finalement triomphe sur toute la ligne du socialisme. Un optimisme robuste certes, et qui se donne I du champ dans les carrières largement ouvertes d’un ! avenir complaisant. La même illusion est ainsi à la base de tous les socialismes, des plus édulcorés comme des plus amers. En revoyant les théories de cette révolution, qu’elle se fasse pacifique ou violente, on retrouve cette erreur, stable comme le courant des eaux profondes sous la mer calme, moutonnante, ou soulevée en tempête.

Si nous voulions chercher les principes responsables de cette philosophie et de cette morale, ils seraient assez divers.

Les socialismes, qui datent d’environ un siècle, ceux qui relèvent d’un idéalisme « utopique », sont dans la dépendance de J.-J. Rousseau. C’est à lui qu’ils ont emprunté cette idée d’une humanité que la civilisation gêne dans ses tendances naturellement bonnes. Au premier rang des institutions paralysantes ou déformantes, ils ont seulement placé la propriété.

N’est-ce pas l’inspiration visible dans les disciples de Saint-Simon, fondant leur « nouveau christianisme » tout laïque, décrétant la fraternité universelle, et rendant hommage « à la perfectibilité humaine » mise en œuvre par la vertu du travail ?

N’est-ce pas la conclusion du système et des prétendus calculs de Fourier, affirmant que jusqu’à lui l’on avait connu des âges « d’enfance et d’imbécillité », mais qu’il était loisible d’instaurer un régime qui comporterait « la paix perpétuelle, l’unité universelle, la liberté des femmes », un régime où les passions seraient devenues bienfaisantes et n’auraient plus à être contrôlées ? Ses partisans, à cette idée, se livraient à des accès de lyrisme enthousiaste, comme l’atteste la conclusion de ce toast, à la fin d’un banquet en l’honneur du grand homme :

« Et l’enfance, enfin débarrassée de la contrainte

et de l’ennui, que l’éducation civilisée fait peser sur elle, sera sollicitée, par l’attrait, au développement, à l’éclosion des facultés dont la nature l’a si magnifiquement et si diversement dotée. » (Cité par H. et G. Bourqin, Le Socialisme français, de 1789 à 18’18, p. 51).

Nous avons vu comment Proudhon lui-même, le rude polémiste, l’homme qui accusait les contrastes sinon les contradictions de la société vivante, estimait pourtant que le « mutuellisme » pourrait subsister dans la liberté et disait sérieusement que la suppression de la propriété ferait disparaître

« le mal de la terre ».

Il semble bien vraiment que l’idée dominante reste la même. Elle ne se réclame pas certes de l’ascétisme chrétien, tout au contraire. A l’en croire, nos tendances mauvaises sont beaucoup moins des

instincts profonds et intimes, à combattre par un effort personnel aidé de la grâce divine, que des poisons inoculés par les artifices de la civilisation. Et les valeurs morales se classent moins par la fidélité et la persévérance dans la lutte contre les adversaires du dedans et du dehors, que par la préservation des ambiances funestes. C’est le milieu, en un mot, qui fait la vertu, et celle-ci se développe à mesure que se dissipent les ténèbres de l’ignorance.

Il est vrai que le juif allemand K. Marx est venu quelque peu troubler ce courant du socialisme français. Jusqu’à lui, toutes les revendications ou toutes les plaintes, exprimées sur le ton calme ou violent, se réclamaient toujours de la justice outragée. Les révolutionnaires de toutes nuances se donnaient pour les champions du droit méconnu.

Marx, nous l’avons dit, prétend parler au nom de la science et développe ses prophéties comme les rigoureuses et sèches déductions d’un théorème. Rien ici de sentimental. Au lieu d’une évolution progressive de l’humanité, nous voyons la marche mécanique du matérialisme historique menant à la lutte des classes. Pourtant, il reste l’affirmation que le changement économique bouleversera la civilisation, les mœurs, les idées. Dans ces perspectives d’un avenir imprécis, l’optimisme peut retrouver son compte et ses rêves. Il sera heureux seulement de savoir, sans se mettre en peine de beaucoup contrôler, que la science vient appuyer ses anticipations.

L’on a fait justement remarquer toutefois — et nous l’avons déjà noté — que cet optimisme du socialisme moderne ne va plus chercher auprès de Rousseau son inspiration. H a fait sienne la théorie de l’évolution. L’homme n’est donc plus, pour lui, l’être bon par nature, auquel la liberté égalitaire rendra toute sa vertu. Mais c’est un être aux basses origines, qui, à travers de multiples étapes, est promis aux destinées les plus hautes. A l’heure actuelle, le parcours a déjà été assez long, l’ascension a connu d’assez nombreux degrés pour que l’on songe à renverser les obstacles qui gêneraient ultérieurement la marche. Le grand obstacle est la propriété.

Si les principes ont changé, la conclusion est donc pareille, de même que la confiance illimitée faite aux ressources de la nature humaine, qu’on laisse à son développement spontané.

Il nous faut maintenant dire un mot d’une interprétation spéciale de l’avenir socialiste ou, plus exactement, syndicaliste révolutionnaire. Elle a eu son heure de vogue et garde une influence sur certains esprits. Or, elle semble apporter un démenti à ce que nous venons de dire sur l’illusion optimiste qui marquerait les socialismes, quel que fût leur genre ou leur ton. Il paraît ici, au contraire, que les vues se font réalistes, même pessimistes ; et les déclarations ne sont pas flatteuses à l’endroit de la nature humaine. Les philosophes, qui professent cette doctrine, ont cru voir toute une morale se dégager du mouvement révolutionnaire ouvrier. Mais d’abord ils avaient marqué vigoureusement les tares de la « démocratie » moderne, y compris le socialisme politique.

Le plus notable de ces philosophes, l’ingénieur Georges Sorel, pensait que le monde livré aux partis, aux systèmes, aux ambitions individuelles, était condamné à la déchéance. Une ressource subsistait qui permettrait un redressement, prélude des ascensions durables. Et cette ressource se trouvait dans

« la Morale des producteurs ».

Celle-ci n’aurait pas la prétention de découvrir des principes, moins encore d’édicter des règles de 1425

SOCIALISME

1/.26

conduite. Mais elle fournirait un élan, un enthousiasme qui soulèverait au-dessus des passions mesquines et des intérêts égoïstes.

Pareil résultat ne peut provenir que t d’un état de guerre auquel les hommes acceptent de participer », dans lequel ils se persuadent jouer un rôle actif et personnel. Alors l’idée de la lutte les hausse jusqu’au

« sublime ».

Pour relever les âmes prolétaires, il faut donc leur donner un emploi belliqueux qui les mette sous cette influence exaltante.

« Il n’y a qu’une force qui puisse aujourd’hui produire

cet enthousiasme sans le concours duquel il n’y a point de morale possible, c’est la force qui résulte de la propagande en faveur de la grève générale. » (G. Sorel, Réflexions sur la violence. Paris, Rivière, p. 388).

Peu importe que cette grève générale soit, ou non réalisable. Elle constitue surtout ici un « mythe », cVst-à-dire une idée évocatrice, un appel.

Alors la violence serait, paraît-il, canalisée ; elle aurait tout son effet utile et serait gardée des abus. Car les gestes cruels sont inspirés par la jalousie qu’exploitent les démagogues ambitieux et que ressentent tous les êtres « passifs » et « commandés ». Les révolutions politiques s’inspirent de ce sentiment, elles sont l’effort qui veut triompher de concurrents heureux et détestés, qui écrase les vaincus. Mais la révolution syndicaliste, ouvrière, ne connaîtrait pas les rivalités des partis ; ceux qui la réaliseraient ne seraient pas poussés par de mauvais bergers ni des passions basses. Ils agiraient de façon consciente, mettant leur action personnelle et spontanée au service d’une grande idée qui ennoblit et soulève : l’établissement d’une société meilleure.

Tel était le ressort que M. Sorel croyait voir agir, et sur lequel il avait fondé l’espoir de « la morale des producteurs ». C’était toute une mystique de la révolution et de la violence. Elle ne pouvait donc, à son avis, entraîner que la classe ouvrière dressée dans la conscience de son idéal collectif, elle s’avilissait et retombait à terre dans les combinaisons politiques et les pauvres habiletés des intellectuels. A la lin de sa vie, pourtant, le théoricien de la violence, malgré le caractère nettement politique de la révolution russe, avait cru trouver, dans le bolchevisme, cet enthousiasme capable de fonder la morale de l’avenir et de hausser, en effet, jusqu’au sublime !

Peut-être n’est-il pas besoin d’autre preuve pour montrer que, malgré ses débuts pessimistes et ses critiques amères, cette interprétation de la révolution participe, elle aussi, finalement, à l’illusion de tous les socialismes quand ils envisagent les temps futurs.

V. — Chitiquk do Socialisme

Nous venons de voir que la philosophie du socialisme comprend un certain nombre de principes qu’il peut être commode de résumer dans les trois propositions suivantes : a) l’égalité est à promouvoir puisqu’elle s’identiGe avec la justice ; b) l’homme est en marche vers cet idéal, dans une ascension guidée par la science, soutenue par le sentiment de la solidarité c) les obstacles à écarter de sa route se groupent principalement autour de la propriété privée. 1 : nous reste à reprendre chacune de ces propositions pour la discuter.

a) La justice est-elle l’égalité ?— Il est bien vrai qu’en un certain sens les hommes sont égaux, par le fait qu’ils possèdent une même nature. Leur caractéristique commune est d’être doués d’une raison et l’une volonté. Intelligents et libres, ils ont, dès icibas, une lin à atteindre : le développement de leur

être physique, intellectuel, moral. Pour arriver à ce but, ils disposent de leurs ressources personnelles, aidées de celles que la société leur offre. Cette société, dont toute la raison d’être est d’apporter ce supplément et ce secours, a donc le devoir de procurer à tous le même minimum des biens qui correspondent aux exigences de la nature humaine.

Ces biens ne se présentent pas sous la forme de cadeaux faits individuellement à tous les citoyens. Ils constituent un ensemble de conditions favorables, un milieu dont chacun peut tirer profit pour son action personnelle.

Tous les hommes ont ainsi certains droits essentiels qui doivent leur être également garantis. Ces droits viennent de leur liberté qui peut se déployer dans le domaine assigné par Dieu, dès lors que son exercice ne lèse pas la liberté légitime d’autrui ni ne porte atteinte à l’intérêt général.

Enumérons quelques-unes de ces prérogatives, vis-à-vis desquelles tous sont sur le même plan, dans la cité.

Ce sont les droits personnels : liberté de conscience, des allées et venues, du travail ;

vis-à-vis des choses : inviolabilité du domicile, droit de propriété privée ;

vis-à-vis des semblables : liberté de réunion, d’association ;

vis-à-vis de l’Etat : égalité devant la loi civile, pénale, et— proportionnellement aux ressources — devant les charges fiscales.

A s’en tenir à ce patrimoine commun, apanage d’une nature humaine identique en ses éléments essentiels, l’on peut adopter la formule inscrite dans la déclaration des Droits de l’homme et dire : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. »

Même au point de vue économique, l’identité de la nature apporte certaines exigences d’assimilation pratique. Il est certain que l’ensemble des biens terrestres a pour destination providentielle la subsistance de tous les habitants du globe. Il faut donc que tous aient un moyen facile de prélever sur cette richesse de quoi vivre une vie humaine. Une société est mal faite et doit être corrigée, où cette condition n’est pas normalement remplie, où plusieurs ont vraiment trop, tandis que beaucoup n’ont pas assez, où le travail n’a pas cette efficacité d’assurer largement l’existence de qui le fournit, assez largement même pour soustraire aisément aux menaces du lendemain.

L’erreur du socialisme n’est donc pas de réclamer ces garanties légitimes, qui doivent être le but de tous les hommes sincères. Elle est de croire et de prétendre que l’égalité de nature absorbe et supprime les différences personnelles.

Or, dans la réalité, dans la vie, les hommes ne sont pas égaux, en dépit de leur similitude essentielle. Dès leur naissance, ils apportent des dispositions variables héritées de leurs ascendants ; plus tard ils se montreront divers par la vigueur physique, l’intelligence, le caractère.

Les socialistes ne peuvent nier ces évidences. Mais, quand ils vont au boutdeleur système, ils refusent d’en tenir compte pratiquement. Ils en font abstraction, pour ne considérer que la nature humaine pareille chez tous. Ils ne veulent donc pas admettre que ces différences personnelles puissent créer des titres à des droits spéciaux, comme l’identité de nature assure des droits pareils à tous. Incapables d’assimiler les hommes par ce qu’ils sont, ils prétendent, du moins, les rendre pareils parce qu’ils ont.

Mais alors ils s’insurgent contre la réalité, ils s’installent dans l’artificiel qui réclame, pour être maintenu 1427

SOCIALISME

1428

en dépit desréclpmntions et des reprises delà vie, une perpétuelle contrainte. Et c’est pourquoi une liberté quelcci.que est incompatible avec l'égalité totale, malgré les conciliations dont ! cs socialistes chargent volontiers un avenir d’autant plus complaisant qu’il reste aussi plus vague. Bon gré, mal gré, le socialisme, au nom de son dogme c’gaiilaire, malgré ses déclarai. uns d’amour à la liberté, doit se faire oppresseur, puisqu’il lui faut sans cesse surveiller et replonger dans la masse nivelée les têtes que leurs qualités natives pousseraient aussi sans cesse à émerger, [uisqu’il lui faudrait serrer le couvercle sous lequel il aurait enfermé la société bouillonnante, jusqu'à ce que la pression montante provoquât l’explosion et permît de revenir à des atmosphères plus normales.

L'égalité, maintenue coûte que coûte, entre les individus, constitue un tel défi à toutes les forces vitales que bon nombre de socialistes, plus ou moins explicitement, miligent leurs prétentions. Ils admettent que certains avantages récompensent le talent ou l’effort. Mais ils retrouvent vite leur intransigeance et surtout réservent ces concessions aux mérites strictement individuels. C’est dire que les personnes mora.es, telles que les familles, seront foutes soumises à un traitement identique. Si la théorie les tolérait encore, elle les rangerait sur une seule ligne, dans l’uniformité totale. Mais, en réalité, elle trouve plus expédient et plus sûr de les totalement abolir. Le principe c’gaiilaire sechargera de l’exécution à l’intérieur des foyers. Plus de hiérarchie familiale correspondant à la diversité des lâches et des rôles ; les revendications d’un féminisme absolu auront vite fait de la batlre en brèche. Mais d’abord, plus de mariage indissoluble. « La femme, a dit Bebel, le socialiste allemand, est maîtresse de son cœur. Elle le partage avec qui elle veut. Une relation cesse de lui plaire, libre à elle de la rompre et de porter son affection ailleurs. » Et l’enfant lui-même, considéré, dès l’origine, comme doté d’une nature humaine identique chez tous, sera tenu pour l'égal de ses parents. On sait comment l’Etat socialiste se chargerait, d’ailleurs, de la tutelle et comment, sous couleur de garantir « les droits de l’enfant », il monopoliserait l'éducation de la jeunesse sur un type unique- « L’important, écrit Benoit Malon, est d’abolir radicalement l’autorité du père et sa puissance quasi-royale dans la famille… Les enfants ne sont-ils pas autant que les parents ?… » (Précis du Socialisme, 1. V, cxxi). Plus d’héritage d’aucune sorte, ni matériel, ni moral, constituant un patrimoine et, par là même, un privilège. L’idéal serait d’aligner tous les enfants au poteau du départ pour la course de l’existence et de vérifier qu’aucune tête ne dépasse avant de donner le signal.

On reconnaît le principe individualiste, briseur, de cadres, que nous signalions au début comme inclus dans le socialisme Qui ne. voudra pas admettre les conclusions précédentes, logiques dans leur enchaînement rigoureux, devra remonter jusqu'à la formule première et se demander s’il n’y a point lieu de réviser l’axiome : lu justice est l'égalité.

Et quiconque instituerait cet examen, trouverait encore « les motifs de mettre en doute l’absolue vérité de l’adage en considérant, cette fois, la société dans son ensemble.

Car l'égalité, qui ne connaît que l’homme abstrait, empêche les compétences et les valeurs spéciales d’occuper leur vraie place, même pour le service public. Naguère, GeorgesSorel. parlant des jours futurs et du rôle que les syndicats devraient y jouer, se confiait à leur sagesse pour ne donner le pouvoir

qu'à des groupes de vétérans » (G. Sorei, , l’avenir socialiste des Syndicats, p. 77). « Il ne s’agit pas, disait-il, d’aller noyer l’intelligence dans la masse des indifférents et des badauds. » Fort bien ! Mais où trouver, dans le monde égalilaire, la digue qui préserve de telles inondations ?

Puisque cette digue est absente ou enlevée, la société subira le dommage — et la cruelle injustice — d'être privée des forces les plus efficaces. L’expérience a pu récemment apporter, sur ce point, ses leçons, dans une de ces périodes où la brusquerie des événements bouscule les théories artificielles. La guerre a mis au point certaines chimères. La mobilisation s'était faite en France, suivant un principe, non pas totalement encore, mais relativement égalitaire. Un homme en valait un autre et toutes les différences disparaissaient sous l’uniforme du troupier. Cependant, à la longue, il a fallu revenir silices vues, trop courtes pour ne pas être désastreuses. L’utilisation des compétences est apparue comme une nécessité de l’heure grave. Certes l’inégalité des sorts en fut l’immédiate conséquence. Mais, mises à part certaines applications qui ont pu être contestables, le principe, qui avait présidé à cette distribution des emplois, fut l’expression d’une sagesse toujours véridique, même en de moins pressants oracles. (Eymieu, L’Egalitarisme, dans Etudes, 5 juillet

'9' :) l>) Le progrès par la science et la solidarité. — Les socialistes se réclament de la science, nous l’avons vu, et lui confient le soin des destinées humaines. Toutefois ils ont, ici encore, leur manière, et leur dévotion n’est point satisfaite par le culte de la science, tel que l’ont établi les rationalistes contemporains.

Ct ux-ci sont d’abord des intellectuels. Us sont heureux et fiers des modernes découvertes et des progrès matériels qui en sont la conséquence. Mais, en ce qui concerne directement les relations humaines, l’harmonie sociale, beaucoup restent modestes dans les résultats escomptés. L’esprit scientifique leur paraît être surtout celui de la critique, du doute toujours en éveil. Tanlde discussions on : d’ailleurs occupé le passé, tant de problèmes affectent l’avenir qu’en dehors des acquisitions expérimentales, ils restent sur la réserve. Alors la leçon, qu’ils disent avoir retenue pour les besoins de la vie sociale, se résume en un conseil plutôt négatif, celui de la tolérance fille du scepticisme.

« Aucune idée, si belle et si profonde soit-elle, ne

vaut la mort d’un homme, toute idée n’est elle pas qu’un à peu près ? Ce n’est que le jour où l’humanité le saura qu’elle aura fait un bond décisif vers la paix, à l’appel qui se répète d'âge en âge, de sa vieille misère à la miséricorde, noblesse du sincère agnosticisme. » (M. Leroy, Henri de Saint-Simon, Paris, Rivière, Préface).

Les socialistes ne s’en tiennent pas à ces vues plutôt ternes, et leurs prévisions dépassent ces régions d’une indifférence apaisée. L’avenir leur apparaît meilleur et plus chaud ; c’est qu’ils l’ont garni des anticipations de leur foi. te progrès, pour eux, n’est pas tout rationnel. La science a d’abord pour but de libérer l’instinct de solidarité qui se révéler. ! , vigoureux et aetit, sitôt qu’il sera dégagé des liens où l’enserre la société moderne. C’est l’espoir qui met souvent une note généreuse dans les accents des prophètes socialistes, quand ils sont sincères. C’est une religion qu’ils prêchent, et si l'âge d’or, qu’ils annoncent, ne peut venir qu’au travers des crises, même sanglantes, ils atlirment intrépidement que le prix n’en est pas trop cher. Le mysticisme dévoyé reste commun icatif. A l’entrée du paradis terrestre pro1429

SOCIALISME

1430

mis aux temps futurs, et dont Dieu se trouve exclu, on nous assure que se tient, pour en ouvrir la porte, sinon l’Archange, au moins le génie de la Fraternité. C’est lui qui accueillera l’Humanité même si, jusqu’à lui, les colères et les révoltes doivent accompagner et hâter le cortège en son rude chemin.

L hypothèse est claire, et l’on mesure exactement son degré d’optimisme. I.a science ne créera pas la solidarité, elle n’aura qu’à l’affranchir. Et c’est sur cette solidarité que repose, en dernière analyse, le progrès moral, confondu avec la justice, qui s’identilie elle-même, nous l’avons dit, avec l’égalité.

Spontanément donc, dès lorsqu’elle sera éclairée, déliée, la solidarité fera prévaloir les tendances altruistes sur L’égoïsme présent.

L’on aperçoit ici la diirérence avec la philosophie et la croyance du christianisme. Forte d’une expérience qui ne s’est jamais démentie dans le passé, avertie par le dogme du péché originel, 1 Eglise catholique enseigne que eontenirel mater l’égoïsme, c’est toute la raison d’être ouïe but de son ascétisme. Mais il y faut la discipline d’une règle supérieure, promulguée et sanctionnée par un commandement précis. Il y faudra un soutien qui empêchera le désintéressnnent de s’effondrer sitôt que les désillusions sur les hommes lui auront retiré ses fragiles étais. L autorite et l’amourd’un Dieu ne seront point garanties trop hautes pour une œuvre toujours compromise par nos faiblesses ou nos reprises. Faute de ces secours, les perfectionnements matériels, en développant l’amour des aises et l’égoïsme, se feront plutôt les complices de la déchéance morale. Voici pourtant que le socialisme promet de réaliser l’œuvre difficile, et. sans point d’appui d’aucune sorte, se vante de soulever le monde des âmes. En attendant, ces âmes semblent plus inertes et plus pesantes. Et l’on n’aperçoit pas les forces capables d’arrêter la descente qui. suivant la Loi de la pesanteur morale, menace plutôt d’aller en s’a célérant.

c) La propriété privée — Puisque le socialisme a désigné la propriété privée comme le grand obstacle à l’épanouissement de la solidarité égalitaire, il nous reste à le suivre sur ce dernier point.

Est-il vrai que la suppression de tout avoir personnel rendrait l’homme à sa vraie nature et à sa benté native ?

L’on n’a pas eu tort de faire plutôt remarquer que ce droit de propriété se fondait sur les aspirations les plus profondes de l’homme, indices des conditions qu’exige son activité normale. Car c’est un être prévoyant. Et, pour prévoir eflicacement, il faut aussi disposer de ressources stables, qui soient comme autant de précautions contre les risques de l’avenir. Si l’effort actuel ne peut s’étendre aux jours futurs pour les partiellement garantir par la propriété, c’est donc que l’action humaine ne peut suivre, en aucune façon, les avertissements de la prudence. Et cela, non par incapacité physique, du moins à l’ordinaire, mais de par un édilde la société qui empêche ses membres de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins, qui les dépouille même du fruit de leur travail, quit.e à leur attribuer, pour prix de cette restriction, une hypothétique et uniforme pitance.

L’homme n’est pas seulement prévoyant pour lui-même, il est aussi, et naturellement toujours, pour les êtres destinés à le prolonger, pour les membres delà famille dont il est le chef. C’est heurter à nouveau cette prévoyance à long terme, devenue le sens de la continuité, que d’interdire de reverser sur les descendants le prix d’un effort souvent fourni à leur intention et pour leur bénéfice.

Pense-t-on, d’ailleurs, que tous ces dépouillements des individus enrichiront la société entière ? La

suppression de tout gain personnel, de la propriété stable, doit aboutir à l’inertie dommageable pour tous. Et le socialisme pourrait bien conduire au règne de la famine dans la tyrannie.

Car les hommes, à les prendre tels qu’ils sont dans la réalité vivante, ont besoin d’un ressort qui soutienne leur tâche souvent pénible. C’est une prétention vaine de demander à un travail, que nul intérêt ne stimule, un rendement durable et sérieux. De bons observateurs ont fait remarquer que, sur ce point, l’expérience n’était plus à faire, et que, pour être partielle, elle n’en était pas moins concluante. Il suflit de comparer les tâches accomp’ies par les corvées militaires, par exemple, en dépit de la surveillance qui les contrôle encore, avec celles que fournissent, dans le même temps, les ouvriers rémunérés suivant leur peine et surtout les propriétaires travaillant à leur compte.

Mais les ressources, dont dispose la société, sont faites du total de celles que les individus lui apportent. Voici pourtant ces volontés découragées. L’homme n’a plus droit pour lui-même à l’épargne, moins encore peut-il songer à transmettre aux siens le fruit de son travail. Chaque être est ainsi strictement ramené à un horizon tout personnel, à une ligne qui s’étend de son berceau à sa tombe, à une ornière où les gardiens d’une égalité sans grandeur enferment son activité, disons plutôt son inertie, qu’il n’a pas la faculté d’élargir.

Ce que peut donner pareil système, au simple point de vue de la production, la Russie l’a expérimenté. Lénine, au début delà révolution, avait bien l’intention de faire des paysans, qui s’étaient emparés des terres, les simples tenanciers de la société communiste. Toute la récolle, une fois prélevé le grain nécessaire à l’entretien du laboureur, appartenait à la collectivité. Mais le paysan s’est arrange pour rester un peu au-dessous de ce qui lui était alloué pour son usage et celui de sa famille. Devant les angoisses de la famine provoquée par cette pratique et d’autres similaires, il a fallu en venir à une

« nouvelle politique économique », qui, sur le point

des redevances agricoles, ressemblait aux vieux systèmes des impôts prélevés en tout pays.

Il n’est d’ailleurs peut-être pas nécessaire de démontrer longuement le bien-fondé de la propriété privée, tant l’instinct reste fort qui plaide sa cause. L’on peut dire, sans crainte d’erreur et sans paradoxe, que la plupart des socialistes ne le sont que par l’espoir, plus ou moins latent, plus ou moins conscient, de devenir propriétaires. Et, tandis que les théoriciens font le réquisitoire de la propriété, les foules, qui écoutent et applaudissent, comprennent qu’il s’agit de la faire changer de mains et venir dans les leurs. Elles ne s’embarrassent guère de savoir comment la collectivité organisera la production et la répartition. Ce qui les intéresse, c’est de connaître quelle part leur reviendra sur les dépouilles.

Au surplus, et quelle que soit la forme sous laquelle elles s’expriment, les objections contre la propriété se ramènent à un argument unique. Les thèses du socialisme scientifique ou les aspirations du socialisme sentimental s’accordent ici, sous la variété des traductions qu’elles en donnent. Le mieux est peut-être de le présenter par des comparaisons familières qui mettent en relief sa force impressionnante.

L’on dira donc : Si un gâteau est cuit pour beaucoup de convives, est- il normal et légitime que les premiers arrivés se servent si copieusement que les retardataires n’en aient aucune miette’.' Si une salle est bâtie pour une foule de spectateurs, que penser 1431

SOCIALISME

1432

de ceux qui voudraient occuper plusieurs places, sauf à laisser dehors les derniers venus ? Voici pourtant que les biens de ce inonde peuvent se comparera ce gâteau ou à cette salle. Lespropriétaires, qui prétendent à un monopole, à une exclusion de toute compétition, font-ils autre chose que priver leur semblables de leur part légitime ? Mais toute comparaison a ses déficits. Et, puisque beaucoup de ces valeurs ne souffriraient pas la division indéiinie que leur ferait subir le partage, le seul moyen de ne léser personne est de remettre à la collectivité l’ensemble des ressources, avec la mission et la charge de les exploiter pour le compte de tous et de faire l’égale distribution des produits.

L’on ne peut nier que cette objection a les apparences du bon droit. On y répondra en accordant d’abord que les biens de cette terre ont, en effet, pour destination naturelle et providentielle la subsistance de tous les habitants du globe. Il faudra donc que tous aussi aient à leur portée un moyen normal, et fa « i !e de prendre, sur cette masse, au moins la quantité voulue pour l’entretien d’une existence humaine. Cette considération nous ouvre, en passant, des perspectives sur la valeur naturelle du travail et sa rémunération.

Ceci posé, il faudra remarquer que les comparaisons précédentes cachent, sous leur bonhomie, une grosse équivoque. Il n’est pas vrai que l’on puisse assimiler les biens de ce monde à un g&teau déjà cuit, à une salle garnie de ses fauteuils. Il n’est pas vrai qu’il faille d’abord songer à une distribution. Les ressources terrestres se présentent, dans leur ensemble, comme des instruments dont il faudra tirer parti ; le problème esteelui delà production. Et si ce problème n’est pas exactement résolu, le patrimoine commun subira des pertes qui auront vite fait de le réduire, au détriment de tous.

Comment, alors, dans les conditions de la vie concrète, assurer un rendement satisfaisant ?

Sera-ce par les méthodes socialistes, dont nous avons vu que, comptant sur une solidarité spontanée, elle » brisaient le ressort de l’intérêt personnel, refusaient à l’effort sa récompense proportionnée, à l’indépendance légitime ses plus élémentaires garanties ?


Ou sera-ce, au contraire, dans un régime social qui n’essaiera pas de ruser avec les exigences essentielles de la nature humaine mais qui s’y adaptera en toute loyauté ? Prenant les hommes, tels qu’ils sont, non pas dans une abstraction chimérique, mais dans la réalité de leur équilibre toujours instable, de leur race affaiblie par la faute originelle, cette doctrine maintiendra, comme un ressort nécessaire, la propriété personnelle. Elle saura, d’ailleurs, que l’abus en est proche, souvent rencontré dans les systèmes d’absolue liberté. Et c’est pourquoi, en dehors et en dessous de la règle morale, sanctionnée par l’autorité divine, elle préconisera une surveillance qui discipline l’exercice du droit reconnu.

Sous ces traits et dans ce contraste, se présentent les doctrines socialiste et catholique ; il nous reste a voir, de façon un peu plus précise, où en sont leurs mutuelles relations.

VI. — SnciALISMR ET CATHOLICISME

« ) Les rapports pratiques. — Peu de questions

ont été plus embrouillées. Il ne faut pas s’en étonner si l’on se rappelle combien la théorie socialiste comporte de nuances et d’interprétations.

Commençons par le groupe de ceux qui croient et proclament les accords possibles entre le socialisme cl la religion.

A l’extrême gauche, ou même en marge de toutes

les catégories officielles, nous pourrions d’abord rencontrer quelques isolés, qui, se réclamant d’un vague anarchisme, pensent trouver, dans l’Evangile, une autorité en faveur de leurs thèses. Ceux-là comprennent ou feignent de comprendre le Sermon sur la Montagne, à la manière de Tolstoï et ne mettent pas de bornes à l’audace ou à la fantaisie de leur exégèse.

« Vous vagabonds, vous êtes heureux, vous êtes

dans le pouvoir de Dieu… vous, le sel du monde, vous êtes les maîtres du monde, si vous savez que le vrai bonheur est d’être vagabond… » (Tolstoï, Les h Evangiles. Œuvres, t. XXI. p. aa/j).

Passons sur ces excentricités, qui ne sont point cependant tout à fait des raretés. Nous n’avons pas à nous arrêter non plus longtemps sur les fantaisies de ceux qui ont voulu parfois trouver, dans la communauté des biens, en vigueur au début de l’Eglise, un précédent qui autoriserait la thèse du communisme. Au chapitre quatrième des Actes des Apôtres, ilnous est dit en effet : « La multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme : nul n’appelait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux. »

Cette mise en commun n’apparaît pourtant point comme imposée. Et Pierre, ei. reprochant à Ananie d’avoir menti dans la déclaration partielle du prix qu’il a tiré de la vente de son bien, le spécifie expressément :

« Ne pouvais-tu pas, sans le vendre, en

rester possesseur ? Et, après l’avoir vendu, n’étais-lu pas maître de l’argent ? « (Actes, c. v, v. li).

Si tout était commun, en pratique, c’est qre, dans un groupe peu nombreux, rassemblé, soumis à la discipline que tous acceptaient et plus encore aux inspirations généreuses d’une foi identique et ardente, ce régime pouvait, en effet, durer sans inconvénients pour une période plus ou moins prolongée. Ces conditions se retrouvent, pour une application analogue, dansnos monastères modernes. Elles sont assez rares et exceptionnelles pour ne pas prévaloir contre la règle générale.

Venons, maintenant, à l’autre aile des conciliateurs, à ceux qui croient les rapprochements possibles, sans violente déformation de l’Evangile.

Seulement ils ont remarqué, dans cet Evangile, ce qui s’y trouve, effectivement, en maint passage : des sévérités à l’égard de la richesse, des mots de pilie sympathique pour les déshérités de ce monde. Ils ont encore entendu les anathèmes souvent vigoureux des Pères de l’Eglise à l’adresse de certains riches et les condamnations qui, séparées du contexte, des circonstances où elles étaient promulguées, étonnent par leur rigueur. Par ailleurs, prenant le socialisme dans le sens large et mal défini, que nous signalions au début, n’y voyant qu’une aspiration à (les réformes sociales, ils ont admis que l’alliance était facile et plus qu’à demi réalisée entre des tendances si convergentes dans leur lutte contre la misère.

Sur la foi de ces similitudes, Brunetière, par exemple, s’était fait fort jadis de prouver que christianisme et socialisme pouvaient coexister en bon accord et que le second empruntait beaucoup de ses éléments au premier. Le socialiste Georges Renard releva la gageure, une polémique s’ensuivit dans les colonnes de la Petite République en 190^, elle ne tourna pas à l’avantage de l’académicien.

Jusque dans les rangs des socialistes authentiques, cette prétention reparaît de temps à autre. AlaChambre française, le 3 février 1926, M. Lkon Blum disait :

« Nous déclarons — et j’ai l’assentiment unanime

de mes amis, j’en suis sur, — qu’on peut entrer dans 1433

SOCIALISME

1434

nosorganisalions socialistes, tout en étant catholique pratiquant. Et nul d’entre nous ne trouve à redire quand nous non* efforçons, de plus en plus d’attirer à nous tous les travailleurs, qu’ils soient ou non croyants. »

Il est vrai qu’il a joutait immédiatement après « En revanche, cette incompatibilité que nous nous refusons à admettra, c’est l’Eglise elle-même qui l’institue. » (Cité par la Documentation catholique, 9-16 mai iiji." « , p. isao).

Le 10 mars 192Ï, la Déclaration des Cardinaux et Archevêques français rappelait, en effet, une fois de plus, cette incompatibilité ; et ce fut un scandale, réel ou pharisaïque, chez plusieurs socialistes, La déclaration contenait ce passage :

> » La religion laisse à chacun la liberté d’être républicain, royaliste, impérialiste, parce que ces diverses formes de gouvernement sont coneiliable3 avec elle ; elle ne lui donne pas la liberté d’être socialiste, communiste ou anarchiste, parce que ces trois sectes sont condamnées par la raison et par l’Eglise.

Ces mots, nous le répétons, eurent pour effet de susciter, chez certains socialistes, une indignation, feinte ou sincère. Ils se plaignirent de voir leurs intentions méconnues. Et récemment encore, en Belgique, à propos de la campagne électorale, le parti socialiste, dans une tactique qui ne se dissimulait pas d’ailleurs, tendait aux catholiques, sinon à l’Eglise, le rameau d’olivier.

Mais enfin cette attitude, quel que soit le degré de franchise, reste plutôt exceptionnelle. D’ordinaire, les socialistes regardent le catholicisme comme l’ennemi à combattre. En dehors même des oppositions de doctrines, sur lesquelles nous allons revenir, ils y voient un obstacle à leur propagande. Ils prêchent la révolte, tandis qu’en indiquant les remèdes, la religion rappelle que la résignation gardera toujours sou emploi. Et, parce qu’elle soutient encore que la propriété privée reste, sous certains contrôles, légitime et nécessaire, les meneurs socialistes affectent souvent de montrer l’Eglise comme la gardienne intéressée des riches coffres-forts.

Aussi se placent-ils fréquemment à l’avant-garde de l’anticléricalisme. En 18g3, Jaurès parlait, avec un dédain condescendant, delà religion comme de la

« vieille chanson » bonne encore à consoler les endoloris

de l’existence. Aujourd’hui, le ton se fait plus amer et plus âpre. On déclare, dans les cercles socialistes, la volonté de lutter contre « la théocratie associée aux ennemis de toute justice sociale et de tout progrès », contre les « forces d’obscurantisme et de domination ».

Les communistes se font, sur ce point comme sur d’autres, spécialement catégoriques et violents. Récemment on pouvait relever dans VA. B.C. du Communisme, saisi à Londres par la police, des textes explicites à l’usage des novices du parti.

On y expliquait : « La religion a toujours été dans le passé et elle est encore aujourd’hui l’un des plus puissants moyens à la disposition des oppresseurs, pour le maintien de l’inégalité, de l’exploitation et d’une servile obéissance chez ceux qui peinent. »

Même on prévoyait, pour la réfuter, l’objection de ceux qui croiraient pouvoir accorder la croyance en Dieu avec la foi communiste.

Cette façon de penser, disait le manuel, est radicalement fausse. La religion et le communisme sont incompatibles aussi bien en théorie qu’en pratique. » Le régime soviétique fait suilisamment voir que ce ne sont point là paroles vaines.

Mais, après ce coup d’œil sur les situations resp°c- j tives, nous avons à dire quelles condamnations doc-’trinales ont été portées par l’Eglise contre le socialisme et comment elle les motive.

I>) Les condamnations doctrinales du soci Llisme — Peut-être il sera utile de rappeler d’abord, dans leur ensemble, ces décisions du magistère ecclésiastique.

Dans le Syllabus, qui fait suite à l’Encyclique Quanta Cura, PielXénumérait lescondamnations antérieurement portées par lui contre le socialisme. Elles se trouvent dans l’Encyclique Qui pluribus (9 décembre 18’|G), dans l’allocution Quibus quantisque (20 avril 18’|Q), dans l’Encyclique Ao.- citis et nobiscum (8 décembre 184<)). dans l’allocution Singiilari quadam(y décembre 1864) et dans l’Encyclique Quanto conficiamur mærore (10 août 1 863).

De son côté, Léon XIII est revenu souvent sur cette question, notamment dans les Encycliques Quod Apostolici (28 décembre 1878), Diuturnum (28 décembre 1881), et surtout Iierum Novaium (16 mai 1891). Ses successeurs Pie X, Benoit XV, Pie XI ont, plusieurs fois, dans leurs allocutions ou leurs lettres, mis en garde contre les erreurs socialistes. Enfin, les évêques de divers pays, soit par groupes, soit isolément, se sont nettement prononcés contre ces doctrines.

Mais dresser le tableau de ces condamnations ne suffit pas. Par le fait même qu’elles visent un mouvement très complexe, elles en atteignent tantôt un aspect et tantôt un autre, les censures sont variées. Force nous est donc d’analyser cet ensemble, afin de rapprocher les différentes erreurs des réprobations positives qu’elles ont encourues.

Tout d’abord, il est à peine besoin de faire remarquer que l’athéisme et le matérialisme, souvent professés de façon explicite, presque toujours supposés par les thèses socialistes, se trouvent évidemment condamnés. L’Eglise réprouve, comme le mal essentiel des esprits, ces doctrines qui voilent l’existence de Dieu, en accumulant les négations, et qui, sous la voûte ainsi interposée entre le ciel et la terre, prétendent que la seule destinée de l’homme est de s’aménager un confortable séjour ici-bas.

Mais cette émancipation totale vis-à-vis de l’autorité divine a tout aussitôt sa répercussion sur l’attitude même humaine du citoyen ainsi affranchi. C’est dire qu’il ne supportera plus aucune hiérarchie, ni les responsabilités qui se présentent comme des devoirs, ni les liens sociaux qui lui sembleront des entraves. L’individualisme égalitaire s’attaquera donc, nous l’avons dit déjà, aux disciplines nécessaires et d’abord au cadre familial, le plus astreignant dans la vie quotidienne. Le socialisme ébranle ou détruit les foyers et proclame linalement l’union libre.

C’est une hérésie, au regard de l’Eglise, hérésie que son opposition avec l’enseignement catholique suffirait à signaler. Mais ceux qui ont charge de la vérité ont voulu encore parler plus explicitement. Pib IX, dans l’Encyclique Quanta Cura (8 décembre 1868) dénonçait déjà a ceux qui, enseignant et professant l’erreur détestable du communisme et du socialisme, affirment que la société domestique ou famille tire toute sa raison d’être uniquement de la loi civile et que, par conséquent, de cette seule loi civile, découlent et dépendent tous les droits des parents sur les fils… » L’erreur a progressé depuis lors dans la voie de l’absolue licence, qui s’inquiète peu même des dispositions de la loi humaine.

Et Léon XIII disait, à son tour, dans l’Encyclique Quod Apostolici (28 décembre 1878) :

« Refusant d’obéir aux puissances supérieures

auxquelles, dit l’Apôtre, il faut que toute âme soit soumise et qui empruntent de Dieu le droit de 1435

SOCIALISME

1436

commander, ils [les socialistes] prêchent l’égalité absolue de tous les hommes dans les droits et les devoirs. Ils déshoiiorentl’union naturelle de l’homme et de la femme, sacrée chez les nations même barbares, et les nœuds du mariage, qui sont le principal lien de la société domestique, ils les relâchent et les abandonnent à la passion. »

Par cette subversion des sociétés civile et domestique, le désaccord entre le catholicisme et le socialisme apparaît déjà profond. Ce sont deux conceptions de la vie qui s’opposent, au point de vue de l’existence d’ici-bas comme de la destinée future. L’Eglise catholique allirme que la seule société normale est hiérarchisée sous une autorité, qui est d’ailleurs une charge des titulaires, voués ainsi au service spécial du bien commun. Elle professe que les individus trouvent dans les cadres naturels, et, en premier lieu, dans la famille, un appui nécessaire, que les liens sociaux, sous la forme des responsabilités, soutiennent, fût-ce au prix d’une gêne. Autant d’assertions violemment rejetées par icialistes, qui ne reconnaissent que la solidarité de classe.

Par contre, ceux-ci admettent comme des axiomes, à la suite de Karl Marx, toutes les données du « matérialisme historique » et ses fatalités. Les conditions économiques, à les en croire, s’imposent si fort à la liberté humaine qu’en pratique elles la suppriment et règlent mécaniquement les institutions et les mœurs. Ei le résultat île ce processus serait la lutte des classes, présentée comme inévitable, parfois exaltée comme moralisante. L’Eglise, qui veut la paix entre les hommes, ne saurait accepter ces prétendues nécessités de la haine. Contre ces conflits sociaux, elle maintient sa protestation.

  • L’erreur capitale dans la question présente,

c’est de croire que les deux elasses sont ennemiesnées l’une de l’autre, comme si la natureavait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une allirmation à ce point déraisonnable et fausse, que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée. » (Léon XIII, Encyc. Rerum Novarum, 16 mai 1891).

Ce côté fatal et pessimiste du collectivisme ne saurait donc se concilier avec l’Evangile. Mais il faut ajouter que l’aspect plus lointain ou pus foncier du socialisme, ses vues faussement optimistes, ne peuvent davantage concorder avec l’enseignement catholique.

Nous avons vu que cet optimisme compte sur le progrès, dans une évolution spontanée, où la science, d’une part, l’instinct de solidarité, de 1 autre, suffisent à garantir la marche vers la justice égali taire. L’Eglise sait.au contraire, que l’orgueil est un mauvais guide, qu’au surplus les principaux obstacles ne se trouvent pas toujours à l’extérieur. Elle sait qu’à l’intime des âmes se logent les cgi.ïsmes, fruits de la faute originelle, et que, pour les combattre, le socialisme a rejeté toutes les armes eliicaces, tandis que son matérialisme leur apporte d’activés complicités.

Soit ! dirn-t-on. Mais la doctrine qui, dans ce tableau, fait figure pleinement hétérodoxe, comporte des traits définis qui la caractérisent. Au vrai, c’est Surtout le marxisme avec son dogme du matéria lisme historique. Mais toutes Les théories, étiquetées socialistes, n’ont point cete physionomie f irouche. Toutes ne font point profession ouverte d’athéisme, toutes n’apportent pas des exigences tellement égalitaires qu’elles ne puissent se plier à une autorité et laisser debout les foyers. Toutes non plus n’ont Bas, au moins consciemment, l’illusion d’un pro grès indéfini, spontané, tout humain. Avec des thèses socialistes, peut-être illogiques, peut-être oublieuses de’leur véritable origine, mais eutin moins radicales dans leurs conclusions, la doctrine catholique ne peut-elle voisiner en paix ?

Il faut répondre qu’en France tout au moins le marxisme ou collectivisme a si bien pénétré les esprits qu’il a pratiquement une sorte de monopole. Il n’en fut pas toujours ainsi. Au milieu du siècle dernier, plusieurs socialistes, en 1 848, allii-maient encore leur croyance en Dieu. Aujourd’hui, les divers tenants du socialisme discutent, et parfois àpremeiit, sur des questions de méthodes, de personnes. Sur les principes, ils sont d’accord. Et sauf à l’état isolé, sauf dans le cas d’ignorances préservatrices de la bonne foi, l’on ne saurait guère rencontrer un socialisme édulcoré. Mais enfin, s’il existait, dans la mesure où il existe, ce socialisme mitigé, faudrait-il le déclarer encore incompatible avec la doctrine catholique, encore condamné par les documents pontificaux dont nous avons parlé ?

Pour le savoir, il importe aussi de connaître son attitude vis-à-vis du droit de propriété. Or, s’il s’agit d’un socialisme authentique, il ne peut faire moins que nier pareil droit. Cette négation est comme le mol de passe qui donne l’entrée dans la demeure socialiste, aux appartements multiples et divers. Jusqu. là l’on a pu errer dans les parages, venir jusqu’à la porte, mais on n’est pas de la maison .

L’Eglise se déclare, au contraire, pour la défense de ce droit. Non qu’elle se fasse, comme le veulent les calomnies, la servante du capitalisme, qu’elle flétrit, n’y voyant qu’un abus du capital, mais elle est la gardienne d’une prérogative légitime ou même nécessaire de la nature humaine. Elle ne saurait donc admettre la théorie qui déclare ce droit illusoire ou néfaste. Il faut aller plus loin. L’Eglise catholique ne peut accepter non plus les systèmes qui, tout en maintenant la propriété privée, comme un fait, prétendent que son titre unique lui vient de la loi positive, n’est qu’une concession, plus < u moins provisoire, de la société civile. S’il n’y a point là socialisme explicite, il est pourtant en germe, puisqu’alors l’Etat serait autorisé à reprendre, des qu’il le juge opportun, ce qu’il aurait donné lui-même.

Ecoulons quelques déclarations qui s’opposent à toutes ces erreurs. « Séduits enfin par la cupidité des biens présents, qui est la racine de tous les maux et dont l’attrait a fait dévier quelques-uns de la foi, ils [les socialistes] attaquent le droit de propriété, fondé sur la loi naturelle ; et, par un forfait énorme, sous prétexte de pourvoir aux besoins et de satisfaire aux désirs de tous les hommes, ils travaillent à ravir et à mettre encommuu tous les biens acquis ou à titre le légitime hérédité, ou par le travail intellectuel et manuel, ou par l’épargne. » (L) on XIII, Encyc. Qtiud Apostoici.)

Et encore :

« Par tout ce que nous venons dire, on comprend

que la théorie socialiste de la propriété collective soit absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l’Etat et troublant la tranquillité publique. Qu’il reste donc bien établi que le premier fondement à poser par tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c’est l’inviolabilité de la propriété privée. » (Lkon XII ! , Encyc. Rerum A’ovaru m.)

Cette propriété privée n’est pas seulement un droit strictement personnel. Les titres prennent une nouSOCIALISME

1438

velle force quand l’homme, qui les possède, apparaît comme chef de famille. L’Eglise poursuit ainsi Jusque dans les retranchements, où il s’est replié, un socialisme i(ui, laissant encore à l’individu l’usage de certains biens, se contenterait de menacer 1 héritage.

La nature humaine, dit Lhox X.1II, impose au père de famille le devoir de nourrir et d’entreteuir ses enfants. De plus, comme les enfants reflètent la physionomie de leur père et sont une sorte de prolongement de sa personne, la nature lui inspire de Bepréoeeupei île leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre, dans la périlleuse traversée de la vie, contre toutes les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans l’acquisb ion et la possession de bi ns permanents et productifs, qu’il pourra leur smettre par voie d’héritage. » (Encyc. Rerum Nitvarum.)

Ces déclarations sont assez formelles pour indiquer la pensée chrétienne sur ce point de la propriété. Constatant dans les Livres Saints que ce droit est admis, sanctionné par i autorité divine, [’Eglise affirme qu’on ne peut, sans errerdans la foi. s uscrin en faux eontre ces témoignages éminem-D -ut qualiiiéa, et nier la légitimité d’un droit aussi b.eu établi.

Reste à savoir ce qui l’onde cette légitimité, ainsi a firmée et garantie. Nous venons d’entendre, à plusieurs reprises, dans les citations précédentes, le Souverain Pontife déelarer que la propriété privée Bgure parmi les « droits naturels ». Comment faut-il entendre et tte exprestiou, el quelle portée convientil de lui attribuer ? Jusqu’à quel point la propriété légitime est-elle aussi nécessaire ?

La nature, dont il est ici question, n’est pas celle qu’une vue théorique, une abstraction, pourrait reconnabre à l’homme, à ne considérer que ses facultés essentielles. C’est la nature réelle, historique, qui doit tenir compte, dans l’exercice de son activité, des is résultant de la chute originelle.

« Depuis que par suite du péché, la terre ne donne

ses fru Is qu’au prix d une lutte énergique avec elle, que le travail est devenu une punition, un sacrifice, une abnégation de soi-même, depuis ce temps, c’est

! < plus petit nombre des hommes, qui prendraient

a sur eux la peine de travailler, si l’espoir d’acquérir et d’augmenter leurs possessions personnelles et la perspective d’employer à leur propre avantage les fruits de leur activité n’étaient pas une impulsion pour eux.

« Comment, avec ce penchant à la paresse, avec

ce ma ique de sentiment de justice, qui rend la plu part des hommes entièrement incapables d’équilibrer Uur^ services réciproques, comment avec cette Jalousie et cette insécurité, avec ce désir ardent de vivre aux dépens d’autrui et de limiter les sacrifices que le devoir leur impose envers la totalité, un seul jour pourrait-il se passer sans discussion, sans guerre, sans rapine, sans tromperie, si tous avaient lit de prétendre à t’uit ? » (W kiss, institutions de . cité par Albert Valrnsin-, Traité df u-ri Editions Spes, t. II, p. /|6).

C’est donc la nature historique, dans l’état où l’a laissée la faute, qui fonde la légitimité de la propriété, par le fait même qu’elle la rend pratiquement ire.

Mas cette injonction de la nature, comment la connaissons-nous ? Il n’y a pas là une exigence si claire et si immédiate qu’elle s’impose par son évidence première. Nous sommes obligés de passer par un examen el par un raisonnement. Nous constatons le fait de l’incapacité humaine à travailler avec

une énergie paisible sais le ressort de la propriété privée. La raison, frappée de ce désordre, en trouve l’explication dernière, grâce à la foi qui la renseigne par le d igme de La chute. Il y a donc là tout un travail de l’esprit, ce n’est pas une donnée immédiate.

« Nous ne prouvons pas, eu d’autres termes, que le

droit depropriété privée soit naturel au sens strict. » (VALli.NSl.V, ioc. cit.).

Encore semble-t-il bien y avoir « les degrés dans cette démonstration. L’exigence de la nature parait plus directe, plus facilement découverte, quand il s’agit de biens mobilers, de ces ressources personnelles et stables dont l’homme a besoin pour mener une existence indépendante, qui sont le fruit de son travail.

Quant aux biens immobiliers, la terre en particulier, la propriété en est naturelle encore. Mais, pour mieux discerner la nécessité de cette appropriation, leraisoiincinenl s’appuie volontierssur bi sagi-sse des siècles, sur tout cet ensemble d’expériences que la philosophie chrétienne appelle le jus gentium, le droit des gens. Peut-être Léon XIII a- t-il indiqué, au inoins implicitement, cette gradation par la façon dont il s exprime. Quand il traite de la répartition du sol, il écril :

« C’est donc avec raison que l’universalité du

genre humain, sans s’émouvoir des opinionscontraires d’un petit groupe, reconnaît, en considérant attentivement la nature, que. dans ses lois réside le premier fondement de la répartition des biens et des propriétés privées. C’est avec raison que la coutume de tous les siècles a sanctionné une situation conforme à la nature de l’homme et à la vie calme et paisible des sociétés. » (Léo* XIII, Encyc. Rerum novarum). Le même Souverain Pontife avait dit, de façon plus absolue, quand il ne s’agissait pas de la terre, « posséder les choses comme siennes, et en propre est un droit donné à l’homme par la nature. » (Encyc. Quad Apostolicî).

(V. sur ce point Vbhmbbhsch, Quæstiones de Justifia Paris, Lethielleux, pp. a^o et s65.)

En ce qui concerne l’héritage, la nature apporte, sur ce point encore, des exigenees qu’il faut reconnaître Et les titres en sont établis, avec la même gradation que pour la propriété personnelle, suivant qu’il s’agit de biens immobiliers ou mobiliers.

S’il en était autrement, ne voil-on pas que les argumentsen faveur de cette propriété privée seraient, par à même, énervés ? L’homme, sachant que son avoir sera confisqué à >a mort, ne sera guère encouragé au travail. Privé du droit de contribuer à la sécurité fuiure de ceux qui sont comme « un prolongement de sa personne », il perdra aussi le meilleur stimulant de son effort.

Et. en pratique, le collectivisme serait établi. La société, par ces spoliations périodiques, s’assurerait le monopole des moyens de production. Et le maigre pécule que les citoyens, privés de ressources initiales, pourraient amasser leur vie durant, ne saurait, avant de faire retour à l’Etat, être un instrument de valeur entre leurs mains. Au reste, cette épargne serait, dans la piupart des cas, privée de rendement sérieux et utile, par la volonté de ses possesseurs. Même elle n’existerait guère. Plutôt que de la laisser inlace ou placée dans une entreprise durable, ses propriétaires se hâteraient de dépenser, pour leur bien-être ou leur fantaisie, leurs gains toujours menacés par une société avide.

Le droit de propriété n’est donc efficace qu’en se complétant par le droit de testament. Tout ce que nous venons de dire semble bien indiquer que la nature donne cette faculté au possesseur actuel, qui pourra disposer de son bien pour l’heure où il ne 1439

SOCIALISME

1440

sera plus. Secondairement, sa famille a pourtant des titres qui ne permettent pas de la frustrer sans raisons graves ou qui lui assurent l’avoir paternel, à défaut de testament. (Voir, sur tous ces points, Vbrmsbrsch, Quæstiones de Justitia, p. agi sqq.)

Et, pour résumer, en quelques mot », tout ce qu’il importe de retenir en cet exposé, nous dirons : que la propriété soit légitime, c’est une vérité de foi. Quant aux titres qui assurent sa nécessité relative aux conditions humaines, ils se fondent sur le droit naturel, au sens assez complexe que nous avons expliqué. La foi n’est plus, en ce point, directement en cause. L’on ne saurait pourtant, sans une grave témérité doctrinale, nier cette base naturelle, soit pour ruiner toute propriété privée, soit pour en confier la garde précaire à la seule loi positive, à une convention sociale. (Vbrmkersch, loc. cit.).

Voilà donc mises en évidence les raisons du différend entre l’Eglise catholique et les socialismes divers, dès lors qu’ils contestent le droit de propriété privée. Même le socialisme d’Etat adouci, s’il mérite vraiment son nom, ne peut être en règle avec l’orthodoxie chrétienne. Sans toujours nier immédiatement la propriété, l’Etat s’arroge un droit direct sur elle. Il en dispose à son gré. Et son intervention dans le domaine économique se traduit par deux mesures principales : a) égalisation des ressources par l’agencement des impôts, agencement dont l’objectif dernier est ce nivellement pécuniaire ; b) absorption des moyens de production par les monopoles.

A ces prétentions, que peut objecter l’Eglise ?

Nous avons vu que le droit de propriété, par le fait même qu’il est, en quelque façon, naturel, est aussi antérieur à la constitution de la société. Le pouvoir public n’a donc point barre directe sur une prérogative qui l’a précédé logiquement et qu’il ne saurait détruire ou régenter à sa fantaisie. Par conséquent, les impôts ne peuvent avoir pour objectif de niveler le terrain économique parl’égalisation des fortunes. D’ailleurs, pour se procurer les ressources nécessaires à son rôle, l’Etat a un pouvoir indirect sur les propriétés qu’il taxe. Mais son but doit rester alors de faire face à ses charges, tout en répartissant le fardeau commun suivant les capacités financières des contribuables, tout en tenant compte des situations familiales.

Il est vrai que, dans l’exercice de ce droit de gouvernement, l’Etat peut dépasser les justes limites. Si les tributs, qu’il exige, approchent de la confiscation plus ou moins partielle, l’on comprend que nombre de protestations déclareront ne plus voir de différence pratique entre les effets de ces méthodes et ceux d’un socialisme avéré. Les atteintes à la propriété, pour être indirectes, n’en seront pas moins effectives et le résultat sera analogue.

Peut-être. Ici pourtant, nous sommes, par hypothèse, en face de cas d’espèce, où la justice et la prudence ont à prononcer, non pas en présence d’un système socialiste préconçu et consciemment poursuivi.

Quant aux autres interventions de l’Etat dans les affaires, à ces monopoles industriels qu’il crée ou s’attribue, si le » droits acquis s’y trouvent respectés, si les indemnités éventuelles sont versées, ce n’est pas du socialisme proprement dit, bien que l’intention, qui commande ces démarches, soit le plus souvent assez claire quant au but définitif.

Sur les effets immédiats de ces mesures, la parole est aux économistes ; dès lors que la justice y est sauve, l’Eglise laisse aux techniciens et aux experts le soin d’en discuter l’opportunité. L’on peut croire que ces interventions de l’Etat dans le domaine éco nomique gagnent à être plutôt lointaines, encore qu’elles puissent se rapprocher lorsque les entreprises prennent un caractère vniment national. (Voir le Rôle économique de l’Etat, dans le Compte rendu de la Semaine sociale de France, xiv « Session. Strasbourg, 192a. Paris, Gabalda).

Les socialistes eux-mêmes — du moins bon nombre d’entre eux — reconnaissent que la centralisation excessive, que l’étatisme est un régime ruineux. Nous avons déjà enregistré sur ce point leurs aveux explicites. Nous avons dit aussi par quelles dispositions ils croyaient parer à ces inconvénients, tout en réalisant le collectivisme. Leur recette se nomme, nous l’avons vu, la nationalisation industrialisée. Il s’agit de garder les méthodes de l’industrie, tout en fonctionnant au compte de la nation seule propriétaire. Des conseils, formés par des techniciens, des ouvriers et aussi des consommateurs, assureraient le contrôle de chaque entreprise, dotée d’ailleurs de son budget autonome. Ainsi l’on espère échapper aux lenteurs des bureaux, à l’incompétence et à l’irresponsabilité des fonctionnaires.

En réalité, ces conseils directeurs enfermeraient, en leur sein, des intérêts contraires dont aucun ne se confondrait avec celui de l’entreprise. Les représentants des travailleurs, plus directement mêlés à l’affaire, imposeraient pratiquement leur volonté. Il est impossible qu’ils ne soient pas, dans leur ensemble, plus attentifs à leur gain personnel et immédiat qu’aux destinées lointaines et générales de leur industrie. Les prix de vente monteront sans limites avec le taux de la vie. Ou bien l’entreprise, grevée de frais généraux trop lourds, fera appel à la collectivité propriétaire. Mais, si nombre d’affaires, en pareille situation endettée, adressent la même requête, où donc la société trouvera-t-elle les ressources pour y répondre, puisque les citoyens, par ailleurs, n’auront plus de fortune personnelle sur quoi prélever des impôts ?

Ce sont là considérations économiques, qui pourraientet devraient être développées, si elles ne nous entraînaient hors de notre sujet. Revenons-y en nous demandant, après ceséliminations successives, quel est l’élément du socialisme, et comme son résidu, qui pourrait être finalement concilié avec le christianisme.

S’il s’agit de ratifier seulement ces formules assez vagues que l’on donne parfois, nous le signalions au début, pour la définition du socialisme, il y.1 moyen de s’entendre. Veut-on seulement affirmer la nécessité d’une amélioration sociale, travailler à l’accomplir ? Il est superflu de dire que l’Eglise n’a pas d’objection et que même elle a toujours voulu cette œuvre où elle compte de beaux états de service. Elle souscrira donc aux formules où elle retrouvera un écho de sa plainte et de son appel, k condition pourtant que le vague des termes ne dissimule pas les arrière-pensées que nous avons dénoncées.

Répétons-le. Les expressions, dont se servent socialisme et catholicisme, peuvent être parfois identiques, tant qu’elles ne traduisent que la condamnation de l’injustice, la commisération pour le malheur, et la volonté de remédier au mal.

Mais il devra être bien stipulé :

1) Que le but chrétien n’est pas l’égalité totale, chimère qui sacrifie la liberté véritable et même la justice en refusant d’admettre à leur récompense les mentes individuels et de maintenir les droits acquis. Il suffit à l’Eglise de chercher à réduire les différences choquantes et de vouloir assurer le respect égal des droits inégaux.

a) Que la charité chrétienne n’est pas la solidarité socialiste. Celle-ci repose tout entière sur la coin1441

SOCIALISME

1442

inunauté de nature. L’Eglise reconnaît ce lien, elle aussi (V. Gillbt, Conscience chrétienne et justice sociale. Paris, Editions île la Revue des Jeune*). Mais e.le le double et le renforce par un autre. Elle envisage encore la similitude de la destinée délinitive, l’union des hommes dans la gloire, s’ils le veulent, précédée et préparée par l’union dans la grâce. Et cette fraternité dans et par le Christ, lors même qu’elle n’existe qu’eu désir à l’égard de nombreux dissidents, apporte, à ceux qui en ont pénétré la force, des garanties capables de remédier aux lacunes de la solidarité toute humaine. Car celle-ci reste bien désemparée en face de tous les démentis que la vie lui apporte.

3) Enlin l’Eglise, pour assurer les réformes nécessaires, conseille aux faiblesses de s’associer au service du droit. Mais elle veut que griefs et réclamations passent au contrôle de la justice authentique. El elle pense que les sentiers de la haine ne sauraient conduire aux régions de la paix.

VII. — SOCIALIS.MK ET CAPITALISME.

Réfuter le socialisme, en montrer les principes faux, les données vagueset les espoirs chimériques, c’est une lâche relativement facile. Mais, quand on arrive au terme, l’on ne peut s’empêcher de constater ou de sentir qu’elleest aussi partiellementvaine. Le grand argument du socialisme, c’est l’abus trop fréquent île la propriété privée. L’abus condamnera cette propriété, non point à la disparition — nous avons vu que cette propriété a pour soutien la nature humaine, — mais à des crises dont la violence ira sans doute en s’accentuant.

Toute étude du socialisme nous apparaît donc dépourvue des vraies perspectives, si elle ne se double pas d’un regard sur l’ensemble du système qui fut son introducteur, re^te son complice et deviendi a sa victime. C’est pourquoi nous parlerons ici brièvement du capital- sine.

C’est le régime où l’argent prétend à une émancipation qui le libère, te plus possible, des charges du travail et des responsabilités morales, pour lui permettre d’appartenir tout entier à ses propres intérêts. Nous avons essayé de rappeler ailleurs plus en détail les origines et les conséquences de ces prétentions (Voir Les Juifs et le Capitalisme moderw. Etudes, 5 et 20 mars, 5 avril <$i. Voir aussi Valbnsin. Traité de Droit naturel, t. II). Bornons-nous à suivre ici l’argent dans quelques-unes de ses démarches actuel es, alin d’y relever la preuve de son émancipation abusive.

1. Dans le mode d’acquisition de la fortune.

a) La finance.

Depuis deux siècles, ce domaine est celui où les fortunes s’édifient le plus vi e, même s’il leur arrive de s’y elfondrer ensuite brusquement Mais les procédés ci usage accusent pesque tous cette tendance exorb’tante de l’argent à sortir de son rôle ils sont souvent suspects ou nettement repréhensiblcs. Nous voulons parler de l’agiotage, des marchés lietifs à terme, et aujourd’hui des spéculations sur le change. Même lorsque ces manœuvres ne sont pas frauduleuses, elles soustraient à la production, au travail, îles sommes importantes pour les livrer, sans rendement utile, aux risques de la Bourse. D’ailleurs ces pratiques ont des répercussions nécessaires sur le prix des valeurs, des marchandises qu’elles prennent pour enjeu Et ces interventions, artificielles toujours, artificieuses souvent, causent des troubles graves dans le monde des affaires réelles. C’est bien l’argent qui s’émancipe du vrai travail, qui prétend à un bénélice sans rapports ni propor Tw>uie IV.

tions avec l’effort, si même il ne lui apporte pas des entraves.

Ce caractère capitaliste pourrait être signalé encore dans denoinbreuses opérations, où certaines banques lancent des entreprises dans le but principal ou unique de spéculer sur les actions émises, et non plus pour subventionner une initiative nécessaire ou utile. La finance, alors, au lieu de servir l’activité humaine, de remplir sa fonction d’instrument, cherche à s’assujettir le travail. Les socialistes ont-ils tort quand ils dénoncent cette usurpation ? I>) L industrie.

Cette même émancipation se remarque souvent dans la région de l’industrie Ce qui doit y être condamné, ce n’e-.t point le capital lui-même, toujours nécessaire. Ce n’est pas non plus le bénélice, s’il représente le gain normalde l’intervention humaine etlicace, quelle que soit sa forme. Mais c’est la tentative de l’argent à esquiver ses responsabilités, à se

« mécaniser » déplus en plus, alin de retirer, par un

automatisme sans âme, des intérêts déplus en plus élevés.

La morale chrétienne a toujours lutté contre cette tendance, contre la fécondité exagérée de l’argent, contre l’usure, et aussi contre la prétention du gain cherchant à se libérer de ses responsabilités. Elle a gardé le souci d’empêcher l’hommededisparaitre derrière le jeumécanique desforces matérielles. C’était là le sens de sa doctrine et de sa discipline, prohibant le prêt à intérêt. (Voir l’Encyclique Vix pervertit, commentée par l’abbé Tibbrghibn, Tourcoing, Duvivier). Le contrat normal lui a toujours paru celui où le bailleur de fonds est un associé qui garde la propriété de son bien, reste, par suite, exposé aux risques de l’entreprise, et en assume les charges morales.

Les sociétés industrielles modernes laissent évidemment à leurs actionnaires un certain risque matériel. Mais, pour le surplus, ces actionnaires sont étrangers à l’entreprise. Leur préoccupation ordinaire est de toucher des dividendes satisfaisants. Leur personne n’intervient pas, leur influence est nulle. Impossible, pour eux, de faire face, même s’ils le voulaient, aux responsabilités de la propriété.

Pourtant ces exigences demeurent. Des règles s’imposent dans l’emploi et le bénélice de l’argent. Il faut d’abord respecter cetie loi primordiale qui interdit de collaborer à des œuvres mauva ses, fussent-elles de gros profil. Nul n’a donc le droit de subventionner les librairies, presse, théâtres, cinémas. .., dont le but sinon avoué, au moins réel, est de battre monnaie sur 1 immoralité ou l’erreur du public. Nul n’est autorisé à entrer dans des entreprises contraires à l’intérêt national. En revanche. on a le devoir d’aider, quand on le peut, les tentatives utiles au bien de tous.

Ce sont là préceptes élémentaires, applicables à tout placement d’argent comme à toute démarche, humaine. Mais actionnaires et obligataires ont, dans leur rôle propre, des devoirs plus précis. S’ils doivent être considérés comme des propriétaires, voilà, de ce fait, une série de responsabilités nouvelles. Les conditions d’hygiène physique, et plus encore inorale, où fonctionne leur entreprise, ne sauraient les laisser indifférents. D’ailleurs, avant de s’attribuer une part sur les recettes, pour reconnaître leur contribution, ils auront à faire face aux dettes. La première est celle qu’ils ont contractée envers le travail, intellectuel ou manuel, seul élément actif dans la production. Et cette priorité même, dans le règlement des comptes, rend nu labeur sa véritable place et constitue la meilleure

4 G 1443

SOCIALISME

1444

protestation contre le capitalisme, dont le vice foncier est dans l’inversion des valeurs, dans la primauté accordée à la finance sur l’effort humain.

Avant donc qu’on ail songé aux dividendes et aux revenus des titres, avant même qu’on ait mis de côté les sommes nécessaires à l’amortissement du matériel, propriété des capitalistes, il faut que le salaire se trouve payé intégralement, il faut que les exigences de l’hygiène physique et morale aient reçu satisfaction.

Nous ne pouvons revenir ici, en détail, sur la notion du juste salaire, tel qu’il a été notamment indiqué dans l’Encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum. Maison n’oubliera pas qu’il comporte, au minimum, de quoi subvenir aux frais de l’existence humaine. Et cette existence n’est pas bornée aux périodes d’activité normale, elle comprend des heures où les forces sont défaillantes, de façon temporaire ou définitive. D’où la nécessité des assurances contre les maladies, les accidents, la vieillesse.

L’on ne peut aller loin dans l'énoncé de ces exigences morales, sans être frappé du contraste qui subsiste entre les principes et la réalité. Certes, de grands progrès ont été accomplis. Mais qui oserait dire que la concurrence laisse toujours aux entreprises, même si elles en ont le souci, le loisir de faire passer les considérations financières après les revendications légitimes du travail ? Qui pourrait prétendre qu’actionnaires et obligataires sont en mesure, même s’ils le veulent, de faire maintenir cette hiérarchie ? Sauf quelques puissants, dont la parole pourrait être un mot d’ordre, la plupart des porteurs de titres sont fort empêchés d’intervenir elticacement. Et la machine capitaliste, que nous avons vu monter, roule aujourd’hui, échappant au contrôle de ceux qui voudraientsurveiller son allure et régler son mouvement.

C'était pour opérer ce contrôle, quand d’ailleurs le mécanisme industriel et commercial était beaucoup moins complexe, que les lois des métiers se dressaient jadis. Il s’agissait de discipliner la concurrence, d’assurer aux artisans la subsistance. Telle était l’intention générale, même si les applications ont pu se faire, plus d’une fois, maladroites ou dévier en des directions suspectes. Il y faudrait aujourd’hui d’autres méthodes et des techniques morales plus évoluées. Mais, tant que l’intention de rendre au travail sa place ne sera pas aflirmée et servie par un effort proportionné aux circonstances, le capitalisme n’aura trouvé qu’un contrepoids verbal, le socialisme aura de légitimes griefs

On voudrait être sur que tous les chrétiens éclairés comprennent ce déséquilibre, cherchent ou du moins souhaitent l’organisation sociale capable d’y remédier. Le régime présent est marqué de cette tare certaine ; ceux qui la remarquent n’ont pas le pouvoir de l’effacer d’un seul coup. Mais ils ne sauraient l’oublier. Et, en attendant qu’elle disparaisse, s’il leur arrive peut-être d’avoir beaucoup prolité du système, ils savent que le bien général, lésé par ces conditions dont ils ne sont pas les maîtres, est en droit de leur réclamer ailleurs quelque compensation.

f.a morale chrétienne, sur le terrain delà producduclioil, rétablit donc toutes les responsabilités du propriétaire, les droits comme les devoirs de tontes les activités en jeu. La voici maintenant qui surveille la circulation des produits.

C’est encore l’une « les marques du capitalisme de perdre toute mesure dans l’emploi des procédés et dans l'évaluation des prix Les cent bouches de la renommée ne peuvent plus suffire à la réclame. La

lutte est âpre pour sortir vainqueur d’un combat dont le client est le prix.

Dans cette compétition, que devient l’idée même du juste prix ?

Le capitalisme ne veut connnallre d’autre règle pour ses tarifs que les conditions physiques du marché. Tout prix est juste dès qu’il peut s’obtenir et qu’il trouve un client pour le payer. Le débat se mène entre les prétentions du vendeur et la patience ou les capacités de l’acheteur. C’est le jeu tout mécanique de l’offre et de la demande.

La tradition et la morale catholique appelaient d’autres témoins au procès. Le juste prix devait s'établir après estimation des frais de production et aussi de l’utilité générale ou sociale apportée par le produit. On retrouve ici encore, s’opposant aux fantaisies d’un gain qui cherche à sedonner toujours plus de large, le souci des intérêts vrais, des exigences humaines. Normalement, le travailleur doit être indemnisé, d’abord, de ses frais et de sa peine, d’ailleurs le client paiera plus ou moins suivant l’utilité reconnue de l’objet. Pour apprécier ces deux éléments de la valeur, un arbitrage est institué, celui des gens sérieux et compétents, dont l’avis pratique s’exprime en ces verdicts que l’on nommait jadis

« l’estimation commune ». (Voir Auguste Valknsin, 

Le /liste prix, aux éditions de la Chronique sociale de France, ib, rue du Plat, Lyon ; Ahnou, La morale des affaires. Contre le bénéfice exagéré. Editions Spes.)

Pour que l’arbitre puisse prononcer, il ne doit pas êtretrompé ni violenté, les manœuvres dolosives ou brutales sont condamnées d’avance. Et les puissantes associations, dont les monopoles fixent les prix à leur guise, si elles s'émancipent de la règle juste, ne sauraient trouver une paradoxale excuse dans les proportions de leurs vols. Les capitalistes d’une profession, en exploitant ainsi sans vergogne le domaine dont ils ont évincé toute concurrence, ne lèsent |>as seulement les intérêts des particuliers avec lesquels ils traitent ; ils manquent à leur devoir social. Bénéficiaires eux-mêmes delà régularité des relations économiques, ils refusent de rendre service pour service et posent des conditions qu’ils s’indigneraient d’avoir à subir comme clients.

2. Dans la disposition de la fortune acquise.

Si les mœurs du capitalismeontainsi prévalu dans la façon de s’enrichir, elles dominent encore le maniement de la fortune acquise.

Lorsque le chiffre de cet avoir devient exorbitant, l’on peut dire déjà que cet excès même constitue un premier abus. D’abord, les remarques précédentes laissent supposer la fréquence des cas où des injustices plus ou moins latentes, plus ou moins conscientes, mais enfin réelles, ont vicié cet argent dans ses origines et nécessitent des restitutions. Il arrivera parfois que la tare est assez visible, la fraude assez évidente pour que l’Etat ait à imposer ces reprises, comme le lit jadis le ministre Colberten descirconstances célèbres. Plus souvent, la conscience devra commander un prélèvemeiit réparateur.

A supposer que tout soit pur dans ces richesses, elles restent anormales, même en cessant d'être injustes. Klles nepeuvent être dues qu'à une chance exceptionnelle, et la générosité alors deviendrait la sagesse. Sinon, une provocation surgira de ces ressources disproportionnées et fatalement suspectes. Les très grosses fortunes seraient donc avisées île se limiter elles-mêmes parde larges fondationsqui rendraient à la collectivité une part d’un argent trop accumulé sur un point unique.

Puis, sans même en venir à cet impôt volontaire 1445

SOCIOLOGIQUE (MORALE)

1446

sur un capital excessif, c’est dans leurs dépenses ordinaires que les revenus opulents devraient se soumettre aune discipline.

Lorsqu’ils servent à solder des fantaisies multiples et coûteuses, l’on entend répéter parfois, en matière d’excuse, qu’ils aident ainsi le commerce et gardent un rôle bienfaisant. Cette utilisation reste, en elle-même, des pins discutables. Mais surtout cet argent ne paraît pas, en plus d’un cas, la vraie propriété de qui le dépense, il n’appartiendrait point davantage à qui préférerait l’entasser. Car la frivolité de son emploi ou la rapidité de son accroissement prouve qu’il représente, pour tout ou partie, ce

« superflu » dont la morale chrétienne impose le

retour à la communauté.

Saint Thomas a rappelé ce principe trop oublié de nos jours. « Suivant l’ordre naturel, établi par la divine Providence, les choses matérielles inférieures sont destinées à subvenir aux nécessités de l’homme. Et, de la sorte, la division des biens et leur appropriation d’après le droit humain ne peuvent faire obstacle à ce que l’on s’en serve pour subvenir aux besoins de l’homme. Aussi le superflu des uns revient de droit naturel, ex naturali jure, au soutien des pauvres » (II » II æ, q. GG, a. 7.).

Et Lkon XIII, dans l’Encyclique Rerum novarum, explique : « Nul assurément n’est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de retrancher de ce que les convenances ou la bienséance imposent à sa personne : Nul en effet ne doit vivre contrairement aux convenances, (St. Th. II » H", q. 32, a. G.).

< Mais, dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessite, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres… C’est un devoir non pas de stricte justice, sauf les cas d’extrême nécessité, maisde charité chrétienne ; un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l’accomplissement par l’action de la loi.

« Mais, au dessus des jugements de l’homme et de

ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus Christ, notre Dieu, qui nous persuade da toutes manières de faire habituellement l’aumône. »

On voit peut-être alors toute la portée sociale que pourrait prendre cette aumône, dont nombre de méprises intéressées ont souvent réduit la notion et les gestes jusqu’à n’y plus voir que le secours occasionnel donné à l’indigent. Si elle n’était que cette aide suprême, les préjugés, qui la repoussent, s’expliqueraient sans se justifier encore. Mais elle est ou devrait être une limite aux extensions de la propriété.

Puisque cette propriété n’a lésé, par hypothèse, aucun droit acquis, les hommes ne sauraient exercer une reprise en leur nom. Mais Dieu a gardé le souverain domaine des biens terrestres et leur conserve cette destination providentielle qui les applique à l’entretien de tous. Et Jésus-Christ, le Dieu fait homme, délègue ses titres aux plus démunis, afin que la chnrilé oblige les p’us favorisés à rétablir certain équilibre des ressources.

Ainsi l’autorité publique devrait empêcher les injustices ou, si elle ne le peut toujours efficacement, imposer, du moins, les sanctions et les restitutions clairement exigées par le droit.

Les intérêts légitimes associés devraient trouver, dans leur organisation, sousle contrôle de la justice, le moyen de se faire respecter.

Les consciences individuelles devraientmieux connaître et mieux suivre les règles morales que suppose l’emploi correct de l’argent.

Ajoutons à ces influences celle d’une opinion

publique assez avertie pour faire une police efficace.

Avec ces forces en pleine action pour la maintenir dans sa ligne, la propriété jouerait son rôle nécessaire.

Malheureusement, à l’heure actuelle, toutes ces forces sont gravement déficientes. Et ce sont les abus de la propriété qui, venus au premier plan, cachent sa mission et provoquent les griefs.

Si cette situation se prolonge, que peut réserver l’avenir ? Sans doute des crises et des injustices, qui multiplieront les iniquités sous couleur d’y porter remède, jusqu’à ce qu’enfin, après avoir écouté ces mauvaises conseillères qui sont la colère et l’envie, la société admette des avis plus sages. Ou bien les réformes nécessaires permettront-elles l’économie d’une révolution ?

Les pages qui précèdent n’avaient pas pour but de prophétiser. Elles se sont efforcées seulement de marquer pourquoi le progrès ne saurait se trouver dans les voiesd’un socialisme qui veut être niveleur et ne serait que paralysant.

Bibliographie. — Outre les autres ouvrages cités dans l’article :

Antoine, Cours d’Economie Sociale, 6e édition, Paris, Alcan, 1921.

Fallon, Principes d’Economie Sociale, 2* édition, Bruxelles. Beyært, 1923.

Garriguet, L’Evolution actuelle du socialisme en France, Paris, Bloud, 1912.

Gide etRist, Histoire des Doctrines économiques, Paris, Editions du Recueil Sirey, 1909.

Gillet, Conscience chrétienne et Justice sociale, Paris, Editions de la Bévue des Jeunes.

R.Gonnard, Histoire des Doctrines économiques, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 3 vol. iy25.

Laskine, Le socialisme suivant les Peuples, Paris, Flammarion, 1920.

Valensin, Traité de Droit Naturel. Paris, Edition Spcs, 1925, tome II.

Vermeersch, Quæstiones de Justitia, Paris, Lethielleux, 1904.

Weill, Histoire du mouvement social en France, (1852-1924). Paris, Alcan, 1924.

H. du Passagb.