Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Salut des infidèles

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 584-597).

SALUT DES INFIDÈLES. — Position de la question.

Ire Réponse. — L’Evangêlisation d’outre-tombe.

a) Arguments scripturaires. — b) Les Pères. — c) Renaissance dans le protestantisme moderne. — Critique.

IIe Réponse. — Renvoi aux limbes.

1) L’hérésie de Pelage.

2) Les apologistes catholiques, du xvie au xixe siècle. — Digression sur un point de doctrine thomiste.

3) S. E. le Cardinal Billot. — Critique.

IIIe Réponse. — Tradition dogmatique de l’Eglise catholique.

A. Universalité de l’appel à la Béatitude surnaturelle.

1) Documents scripturaires.

2) Documents patristiques. — Le cas de Socrate. — Saint Augustin et saint Jean Damascène.

3) Documents ecclésiastiques.

L’axiome scolastique : Fæienti quod in se est, Deus non denegat gratiam.

B. Baptême de désir. Adaptation au cas de l’infidèle adulte.

a) Doctrine de l’Epitre aux Hébreux, xi, 6.

b) Doctrine de saint Augustin.

c) Doctrine de saint Thomas.

d) Doctrine des théologiens modernes.

Synthèse,

Bibliographie. 1157

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Position de la question.

Le présent article ne veut être qu’un appendice des articles Prkdbstination, Providknck, qui ont posé en termes généraux et largement discuté le problème du salut éternel des hommes. Il se renfermera dans une considération particulièrement délicate, celle du sort réservé au grand nombre d’hommes adultes qui, depuis la prédication de l’Evangile, demeurent en dehors des voies normales du salut ; soit qu’ils ignorent totalement la révélation chrétienne (pays non encore évangélisés), soit qu’ils la méconnaissent invinciblement (pays atteints par l’Evangile). Le problème du salut des infidèles, presque contemporain de l’humanité pécheresse, est discuté de nos jours avec une possession de la tradition ecclésiastique et des connaissances ethnographiques, dont ie moyen âge était dépourvu. Il s’agit ici, non des inlidèles positifs qui, atteints parla prédication évangélique, l’ont repoussée, pour leur dam ; mais des seuls infidèles négatifs, pour qui cette prédication est simplement comme n’existant pas ; ils vivent et meurent étrangers à toute confession chrétienne.

Ces inlidèles n’en sont pas moins, selon l’intention divine (I Tim., ii, 4-6), appelés à la vision éternelle de Dieu ; et au jour du jugement, ils devront se trouver soit à droite, avec ceux qui prendront possession du royaume, soit à gauche, avec ceux qui s’en verront exclus à jamais. Comment donc se vérilie, de leur point de vue particulier, la volonté salvifique de Dieu ? Les Pères ont pu, de bonne foi, peu après les temps apostoliques, écarter comme irréelle l’hypothèse d’un infidèle placé hors de toute portée de la prédication chrétienne ; cf. ci-dessus, t. III, col. 266 ; les scolastii|ues ont pu l’écarter ; nousne le pouvons plus. La découverte de l’Amérique, où des populations nombreuses ont vécu, pendant des siècles, en dehors de toute lumière évangélique, imposa déjà cette hypothèse aux théologiens du xvie siècle ; à ceux du xxe, elle se représente avec un surcroît de précision, soit qu’ils jettent les yeux sur un planisphère des religions, soit qu’ils s’enfoncent dans les arcanes de la préhistoire. Mais l’objection est vieille comme le christianisme.

k chacune de ses conquêtes, le Christianisme rencontre devantlui, différemment exprimée, la même objection. « Jésus-Christ est tout près de nous, disaient Celse et Porphyre : Comment Dieu s’est-il si longtemps soucié si peu du salut du genre humain ? » Le roi des Frisons. Radbod, uniquement parce que saint Wuliran ne peut lui assurer le salut de ses aïeux, refuse de devenir chrétien. Les Japonais, prêts à recevoir le baptême, demandaient à saint François Xavier pourquoi ils avaient reçu l’F.vangile les derniers de toutes les nations ; ils se lamentaient sur ce qu’il était advenu de leurs enfants, de leurs parents, de leurs anct’tres. De même, actuellement, l’une des objections les plus graves que rencontrent les missionnaires, c’esi l’interrogation anxieuse de celui qu’ils évangélisent, quand il songe a la destinée de son père. — Dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Jean Jacques Rousseau insiste à plaisir sur un tel argument En somme, il envenime par ses déclamations passionnées etaussi complique par ses sophismes la question préalable, a laquelle doit s’attendre une religion comme le Christianisme, qui revendique exclusivement pour elle seule les promesses de la vie éternelle (L. Capéran, Le problème du salul det infidèles ; Estai t/iëotogique, p. iv, Paris, 1912).

Les réponses apportées à cette objection, ou à cette question, peuvent se ramener à trois, dont l’examen fera l’objet du présent article.

I" Réponse : Uévangélisation d’outre-tombe. Il* Réponse : Renvoi aux limbes.

III’Réponse : Tradition dogmatique de l’Eglise catholique.

I r « Riîfonsb

L’EVANGÉLISATION b’oUTRB-TOMBB

Cette réponse consiste à déplacer la décision du sort éternel de l’homme et à la rejeter hors des limites de la vie présente. La conjecture s’appuie sur quelques textes de l’Ecriture, interprétés en dépit de la tradition ecclésiastique. Elle a tenté un petit nombre de Pères, tels Hermas, Clément d’Alexandrie, Origène. Plus près de nous, elle a été largement reprise dans des cercles protestants. En voici les considérants :

a) Arguments scripturaires. — On s’autorise de Mt., xii, 3a « (Le blasphème du Saint Esprit) ne sera remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. » — D’où l’on croit pouvoir conclure, par opposition, que certains péchés seront effectivement remis dans le siècle à venir.

On s’autorise encore de 1 Pet., iii, 18-20 : « Le Christ est mort une fois pour [nos] péchés, juste pour des injustes, alin de nous amener à Dieu, mis à mort selon la chair, mais rendu à la vie selon l’esprit. Dans le même esprit encore, il est allé prêcher aux esprits captifs, qui avaient été incrédules quand la longanimité de Dieu temporisait, aux jours de Noé durant la construction de l’arche, où un petit nombre, huit personnes (seulement), furent sauvées à travers l’eau. » Et, encore, iv, 6 : « Si l’Evangile a été prêché aux morts, c’a été pour que, jugés selon les hommes dans la chair, ils vécussent selon Dieu dans l’esprit. » — D’où l’on croit pouvoir conclure que l’âme du Christ descendit aux enfers pour évangéliser les infidèles et les amener à la foi. Et pourquoi cette évangélisation et cette conversion posthume seraient-elles restreintes aux générations disparues avant la venue du Christ ?

b) Les Pères. — Quelques-uns ont développé la théorie d’une conversion et d’un baptême outretombe. Hbr.mas fait dire au Pasteur, Sim., ix, 16 :

Ces hommes (figurés par des pierres tirées de l’abîme et introduites dans les murs de la tour fondée sur les eaux, qu’est l’Eglisoi devaient monter à travers l’eau pour recevoir la vie : autrement ils ne pouvaient entrer dans le royaume de Dieu, sans être dépouillés de la mort inhérente à leur première existence. Donc eux aussi, bien que morts, reçurent le sceau du Fils de Dieu et entrèrent dans le royaume de Dieu. Car, avant de porter le nom du Fils de Dieu, 1 homme est mort ; en recevant le sceau, il dépose la mort et revêt la vie. Or le sceau, e est l’eau [du baptême]. On descend mort dans l’eau et l’on remonte vivant. Ces hommes, eux aussi, entendirent la prédication du sceau et en profitèrent pour entrer dans le royaume de Dieu… Les apôtres et les docteurs, après avoir prêché le nom du Fils de Dieu, après s’être endormis dans la puissance et la foi du Fils de Dieu, prêchèrent à ceux qui s’étaient endormis avant eux et leur donnèrent le sceau, objet de leur prédication. Ils descendirent donc dans l’eau avec eux et en remontèrent, mais eux descendirent vivants et remontèrent vivants ; au contraire, ceux qui s’était endormis avant eux, étaient descendus morts et remontèrent vivants. Donc, par le ministère des [apôtres et des docteurs], ils reçurent la vie et connurent le nom du Fils de Dieu ; aussi remontèrent-ils avec eux et furent adaptés à l’édifice de la tour ; ils y furent enchâssés sans avoir besoin de taille, car ils s’étaient endormis dans la justice et dans une grande pureté ; il ne leur manquait que le sceau…

Clkmbnt d’ALEXANDBiB reprend cette idée, Strom., VI, vi, P. G., IX, 269, éd. Stæhlin, t, II, p. 4 5 / (, après avoir cité Job, xxvni, 22 :

« L’Hadès dit à la mort : Nous n’avons pas vu ses traits, 

mais nous avons entendu sa voix ». Ce n’est point le lieu qui prend ainsi la parole, mais ceux qui étaient dans l’Hadès. qui s’étaient livres » la mort, comme qui se jetterait d’un vaisseau dans la mer. Ceux-là donc entendent la puissance et la voix de Dieu. En effet, quel homme de sens u : 9

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supposerait que les âmes justes et las coupables sont sous une même condamnation, imputant une injustice à la Providence p L’Écriture ne dit-elle pas clairement que le Seigneur a évangëlisé les victimes du déluge, ou plutôt les captifs retenus en prison et dans la geôle ? On a déjà vu… que les Apôtres, à la suite du Seigneur, évangélisèrent même les habitants de l’Hadés : sans doute fallait-il que, là comme sur terre les meilleurs des disciples imitassent le Maître, afin que, comme il avait conerti les fils des Hébreux, eus convertissent’es Gentils : ceux-là ayant vécu dans la justice selon la Loi. ceux-ci dans la justice selon la philosophie, non point parfaitement, mais à travers bien des fautes. Ainsi le voulait le dessein divin : ceux qui s’étaient distingués par leur justice, qui avaient mené une- vie meilleure et fait pénitence de leurs fautes, bien qu’ayant confessé Dieu en un autre lieu, devaient appartenir au Dieu tout-puissant et être sauvés chacun selon ses lumières…

Origknb y revient à son lour, sans égard pour les railleries de Celse, C. Cels., II, xliii, P. G., XI, 864 G

— 883 A, éd. Koetschau, p. 168.

Vous ne vous aviserez pas, dit Celse, de direque, n’ayant puse faire croire ici-bas, [le Christ] son alla dans l’Hadés faire des croyants. — Malgré qu’en ait Celse. nous disons que, vivant dans son corps, [le Christ] sut faire bon nombre de croyants, assez pour qu on ait voulu l’en punir ; et que son âme, dépouillée de son corps, fréquenta les âmes dépouillées de leurs corps, convertissant celles qui voulaient se convertir à lui ou que, pour des raisons de lui connues, il savaitplus capables de conversion. — Voirencore In lo., II, xxx, /’. G., XV, iSi 13 ; In Reg., H., II, P. G., XII, 1020 1020.

Après quelques apocryphes — Evangile de Pierre, xli-xlii ; Actes de Paul, xxvii-xxix, éd. Vouaux, p. iqq-205, — on peut citer divers écrits des Pères, où se rencontre quelque trace de cette idée : saint Justin, niai., lxxii, 4, P. G-, VI, 645 B (d’après un prétendu oracle de Jérémie qu’on retrouve, sous le nom d’Isaïe ou de Jérémie, chez saint Irénée, //., III, xx, 4, P. C, VIII, 9 45 A ; IV, xxii, 1, io46 C ; IV xxvii, 2, io58 B ; IV, xxxiii, 12, 1081 B ; V, xxxi, 1, 1208 C) ; saint Hippolytb, De Ch-isto et Antichristo, xlv-xxvi, P. G., X, 764 B ; 748 D ; saint Grégoire d !  : Nazianzb, Or., xlv, 24, P. G., XXXVI, 65n A ; saint Maxime le Confesseur, Quæstion. ad Thalass., vii, P. G, XC, 283 AG ; Anasta.se lb Sinaïtb, Q. exi, P. G., LXXXIX, 764 C (conversion de Platon) ; Pseudo-Damascènb, De lis qui in fide dormierunt, xvi, P. G., XCV, 264 ; Œcumbnius, In I Pt., iii, 19, P. G, CXIX, 556 C ; Thkophylactb, In I Pt., iii, 19, P. G., CXXV, 1232 ; Nicbtas d’Héra-CLÉb, sur l’Or, xlv desaint Grégoire de Naz., P. G., CXXVII, 13gg D ; — parmi les Pères latins, saint Hilairb, In Ps., cxviii, 11, 3, P. L., IX, 572-3 ; Amh.iosiastbr, In Eph., iv, 8, 9, P. L., XVII, 386j ; ln Rom., x, 7, il>., îti’S B ; saint Jkrômh, In Eph., iv, 10, P. L., XXVI, 499 BCjJkan Diacrr, Vita S. Gregorii M a gni, xliv, P. £., LXXV, io5-6(délivrance de Trajan ; Cf. Gaston Paris, La légende de Trajan ; Bibl. des /Imites Etudes, fase. 35, 1878). Mais ce sont là traces sporadiques, non tradition ferme.

Cf. L.Capkran, Le problème du salut des in fidèles ; Essai Historique, p, 8’t -io3 ; 160-169 ; Essai théologique, p. 3-4 Paris, 1912.

c) Renaissance dans le protestantisme moderne. — Sauf des traces de plus en plus rares et fugitives, la réponse alexandrine à la question du salut des infidèles s’évanouit peu à peu ; elle a. depuis hien des siècles, disparu delà pensée catholique. Une renaissance lui était réservée, de nos jours, dans quelques cercles protestants.

En réaction décidée contre la dureté des premiers Réformateurs qui, avec Luther et Calvin, damnaient sans rémission tdus les infidèles, plusieurs, pour faire justice à la volonté salvifique de Dieu, ont repris, en l’élargissant, L’idée d’une évangelisation d’outre-tombe. Parmi les initiateurs de ce mouve ment, on peut nommer J. L. Kobnio, Die Lehre von Christi Ilocll<>nfahrt t Frank{irl am Mein, 1842 ; E.Gubdrr, Die Lehre von der Erscheinung Jesu Christi miter den Todten, Bern, 1853 ; et l’évêque danois Martensf.n, Dogmatique chrétienne (éd. danoise, iS|, j ; trad. fr. par G. Ducros, p.’, 8’|, Paris, 1879) ; E. Hruss, Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, t. II. p. 590, Strasbourg-Paris, 185a. Cette idée obtint un large succès en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, en France, en Amérique. Voir E. Petavel-Oli.h f. Le problème de l’immortalité, t. II, p. 366, Paris, 1892 ; J. Monnier, La descente aux enfers, p. 289, Paris, <)o’ ; P. Bonifas, Histoire des dogmes de l’Eglise chrétienne, t.I, p. 353, Paris, 1886 (posthume) ; A. Grktillat, Exposé de théologie systématique, t. IV, p. 549, Paris 1890 ; J. Bovon, Théologie du NT., t. II, p. J64~47>, Lausanne, 1894 ; Dogmatique chrétienne, t. II, p. 444, Lausanne, 1896 ; F. Godet, Comment, sur la 7e Ep. aux Cor., t. II, p. 363, Neuchâtel, 1887 ; Df.copfet, Les grands problèmes de l’au-delà 1, p. 21 4-5, Paris.

En même temps qu’elle s’oppose aux premiers Réformateurs, une telle idée offre un aspect positif ; aussi ne saurait-elle trouver grâce devant le protestantisme libéral, qui donne congé à tous les dogmes. Voir, à cet égard, A. Sabatibr, Esquisse d’une philosophie de la religion diaprés la psychologie et l’histoire, p. 56, Paris, 1897 ; E. Mknkgoz. Publications diverses sur le fidéisme, t. II, p. kj3, Paris, 1909. La croyance à une évangelisation d’outretombe représente, dans la dogmatique protestante, une via média, d’ailleurs très peu définie. — Voir L. Capéran, Essai Hist., p. 40, 2-503 ; Essai Théol, p. 5.

Critique de cette I" Réponse. — Nous reprendrons l’examen des textes scripturaires invoqués, de la tradition des Pères, enfin de l’enseignement catholique, en contraste avec la nouveauté protestante.

a) Les textes scripturaires. — Le texte évangélique, Mt., xii, 3a, ne renferme pas ce qu’on a voulu en tirer. En disant que le blasphème du Saint-Esprit ne sera remis ni dans le siècle présent ni dans le siècle à venir, le Christ, n’affirmait rien touchant la possibilité d’une rémission dans le siècle avenir, et les textes parallèles (Me, iii, 29 ; Le., xii, 10) présentent le blasphème du Saint-Esprit comme irrémissible, sans plus. Voir, le commentaire donné dans ce Dictionnaire, t. III, 17.58-1760. La seule perspective que ce texte laisse ouverte, pour le siècle à venir, est celle d’une liquidation de la peine temporelle due pour des fautes déjà pardonnées : c’est le Purgatoire (voir ce mot).

Les textes de saint Pierre, I Pet., 111. 18-20 ; iv. Ci, énoncent un dogme de notre foi, la descente de l’âme du Christ aux enfers, autrement dit aux limbes des justes, où lui-même porta le message de la Rédemption. Ils mentionnent, à titre d’exemple, une catégorie spéciale de détenus : ceux qui manquèrent de foi aux jours de Noé et expièrent leur incrédulité par une mort temporelle, mais ne semblent pas, pour autant, exclus du bienfait de la pénitence et du pardon. Ils ne font aucune allusion à une œuvre de conversion entreprise par le Christ aux enfers, mais supposent que ceux qui reçoivent son message ont atitfait selon la chair à la justice divine ; ensuite de quoi ils seront glorifiés selon l’esprit. Ces versets, d’ailleurs difficiles et obscurs, n’offrent pas de quoi fonder une théorie du salut, assez démentie par les enseignements les plus clairs du NT.

b) La tradition des Pères. — Cette tradition s’est, dans l’ensemble, détournée de la voie ouverte par Ilcrmas et les Alexandrins, en déclarant cette voie 1161

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fermée pour l’orthodoxie. Saint Cyrille dk Jérusalem, Cal., xiv, iy, P. G., XKXIU, 848, montre les anciens patriarches, Moïse, Abraham, Isaac, Jacob, David, Samuel, Isaie, enûn Jean-Baptiste, accourant au-devant du Rédempteur et le félicitant de son triomphe sur la mort. Il n’insinue pas autre chose. Saint Jean Chrysostomb proteste énergiquement contre toute confusion entre le temps de l’épreuve, qui est celui de la vie présente, et le temps de la justice. In Mt. Hom., XXXVI, 3, P. G., LV1I, 4l6 :

La vie présente est le temps de bien agir ; après la lia, place au jugement et au châtiment. Dans lHadès, dit [le Psalmiat*] vi, 61, qui vous confessera ? Comment furentbrisées les portes d’airain et broyés les verrous de for ? l’ar son corps. Alors, pour la première fois, il apparut corps immortel, dissipant la tyrannie de la mort. Au reste, on voit ici la puissance de la mort détruite, non pas les péchés de ceux qui étaient morts avant sa venue, effacés. Autrement, s’il a délivré de la géhenne tous ceux qui l’avaient précédé, comment peut-il dire : « Plus tolérable sera le sort de la terre de Sodome et de Gomorrhe » (Luc., x, 12) ?

Dans le même temps, Philastre de Brbscia range parmi les hérétiques ceux qui prétendent que le Seigneur, descendant aux enfers, a mis tous les morts en demeure de confesser sa divinité, en leur proposant le salut. Il leur oppose la parole du Psalmiste (vi, G) et de l’Apôtre (Rom., 11, 12) et du Seigneur même (Mt., xi, 22-24). Il rappelle que tout homme est destiné à la mort, et puis au jugement (Hb., ix, 27). Il détaille la loi de ce jugement d’après l’Ecriture, et en montre l’application dans ceux-là même qui furent surpris par le déluge, selon saint Pierre (I Pet., iii, 20). Liber de Hæresibus, cxxv,

P. /.., XII, I20O-2.

Saint Augustin, interrogé par Evodiussur le même texte de saint Pierre, confesse humblementses hésitations, Ep., clxiv, 2, 4-5, P. L., XXXIII, 710-u : Veruin quinam isti [quos Christus liberavit], temerarium est definire. Si enim omnes omnino dixerimus tune esse liberatos qui illtc inuenti sunt, quis non gratuletur, si hoc possimus ostendere ?… Il souhaiterait particulièrement pouvoir garantir le salut de ces grands esprits du paganisme, qu’on admire et qu’on aime. Mais il s’arrête hésitant, devant la pensée des jugements divins, et il se demande : Primum, qua auct..ritate /irmelur isla sententia. Quod enim script uni est in morte Christi, solatis dol.tribus inferni (Act., 11, 24), vel ad ipsum potesl intelle’i pertinere, quod eos hactenus sotverit, h. e. irritos jecerit, ne ab eis ipse teneretur, prætertim quia sequitur, in quibus impoësibile erat teneri eum.U écrit que le Christ a vaincu les douleurs de l’enfer, et cela sans doute doit s’entendre d’abord de son triomphe personnel. Si l’on veut en faire en outre l’application à ceux qu’il a délivres, il faut la faire avec discrétion : non in omnibus, sed in qulb.isdam accipi pot -st, quos illj dignos ista libération -, iudicabat ; ut neque frustra Mue descendisse existant -lui, nulti oorum proftiturus qui ibi tenebantur inclusi, nec tamen sit consequens ut quod divina quibusdam misericordia iustitiaque concessit, omnibus concessum esse putandum sit.

Saint Grkgoirb lb Grand se prononce dans le même sens arec beaucoup plus d’énergie, car il s’agit de déraciner une erreur très pernicieuse. Il écrit, Ep., VII, xv, M. G. //., t. I, 458-a, P. L., LXXVII, 8 » i(j B-870 G, Georgio presbytero et Theodoro diacono Ecclesiæ CPtanae… Post discessum vestrum, dilectisimis filiis meis diaconibus narrantibus, agnovi quod dilectio vestra dixisset Omnipotentem Dominum Salvatorem nostrum lesum Chris- I

tum ad inferos descende/item, omnes qui illic eu m De uni confiterentur salvasse atqur a poenis debitis libérasse. De qua re volo ut vestra cavitas longe aliter sentiat. Descendens quippe ad inferos solus illos per suani gratium liberavit, qui eum et venturum esse crediderunt et præcepta eius vivendo tenucrunl… Après avoir cité l’Ecriture, , le Pape mentionneencore le sentiment de Philaslre et celui desaint Augustin. Il conclut : I/aec itaque omnia perlraclantes, nihil aliud teneatis nisi quod vera fidis per catliolicam Ecclesiam. docet : quia descendens ad inferos Domi-I nos illos solumniodo ab inferni claustris etipuit, quos viventes in carne per suam gratiam in [icie et bona operatioçe salvavii. Quod enim per Evangelium dicit : Cuni exullatus fuero a terra, omnia traitant ad me ipsum(lo., xii, 3a), omnia videlicet electu. Num trahi ad Deum post mortem non potuit qui se a Deo maie vivendo separavit.

Tel fut effectivement le sens de l’Eglise, et telle fut l’interprétation donnée au texte de saint Pierre par ses principaux interprètes, entre lesquels nous nommerons encore saint Cyrillb d’Alkxandrie, P. G., LXXIV, io13-io18 ; le moine Job, ap. Piiotius, Bibl., Cod. ccxxii, 38, P. G., CII1, 804 BC ; saint JeanDamascùnk, F. 0., lU, xxix, P. G., XCIV.i 101. Les rêveries origénistes touchant les multiples épreuves des âmes et les possibilités de réhabilitation disparaissent de la tradition ecclésiatique au j vie siècle. Voir art. Origénismb, passim, notamment col. 1243, 9". — Sur l’hérésie des misiricordieux, insurgés contre les peines de l’enfer et combattus par saint Augustin, voir Achille Lrhaut, L’éternité des peines de V enfer dans saint Augustin, Paris, 1912.

c) L’enseignement catholique. — L’enseignement catholique s’est expliqué depuis longtemps, avec une entière clarté, sur l’œuvre de délivrance accomplie par le Christ, aux enfers, et sur le caractère irréformable de la sentence rendue sur chaque àme au sortir de cette vie. Voir Catech. Rom., I, v, 7 ; I vii, 3. 4, éd. Tornac, 1890, p. 51.65. Le schéma de la Constitution sur les principaux mystères de foi, préparé pour le Concile du Vatican, portait, c. v, n. 6 (Coll. Lacensis, t. VII, 564) : IM enimvero qui in kac gratia decedunt, vitam deternam, quæ est iustitiae corona, certo consequentur : ita, qui ea privali moriuutur, ad illam nuinjiiam penenturi sunt. Post mortem enim, quæ est viæ nostræ terminus, mox ad Dei tribunal sistimur, ut référât unusquisque propria corporis prout gessit, sine bonum sive malum (II Cor., v, 10), neque ullus post hanc moi talent vitam relinquitiir locus pænitentiæ ad iustificationern.

Tel moraliste original, au xixe siècle, s’est avisé d’une distinction entre les grands pécheurs, qui demeurent impardonnables, et les moindres pécheurs, qui pourraient espérer une rémission après la mort. J. B. Hh’.scher, Die cîiristliche Moral -, t. I, dernier chapitre : Die jenseitigen Vorhehrungen zur Rcalisierung des Reiches Gotles, Tiibingen, 1851. De pareilles tentatives sont condamnées d’avance. Voir la réplique vigoureuse du P. J. Kleutgbn, Die Théologie der Vorzeit, t. II, p. 4*1.44* Munster, 1 854.

En général, sur le salut outre-tombe, voir S. Harbnt, S. I., dans le Dict. de Théol. cath., art. Infxd’eles (Salut des) (1923), col. 1736-174°.

IIe Réponse

Renvoi aux Limbbs

Cette réponse consiste à supprimer ou à éluder la question, en supposant que l’appel impérieux à la béatitude surnaturelle n’a pas son effet pour tous les infidèles. Cela peut se faire de diverses manières. 1163

SALUT DES INFIDÈLES

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1) La manière la plus radicale est l’hérésie de Pelage, qui nie l’élévation de la nature humaine à 1 ordre surnaturel, la chute et le péché d’origine. Pelage conservait le nom de grâce, niais au sens le plus général, sans établir une distinction bien tranchée entre les dons divins, désignant par ce nom, soit le don de la nature même, soit les secours extérieurs renfermés dans la doctrine et les exemples du Christ. Il attribuait à la nature même le principe du mérite et du salut. Voir, sur les vertus des païens, et les vertus en général, sa lettre à la vierge Démétriade, inter Epp. August., Append., Ep., xvii, 3.8. il, P. /.., XXXIII, î ioo-i ; i io/|-5 ; 1 107. Par ailleurs, il conservait le baptême, non comme moyen nécessaire au salut, mais comme condition posée par Dieu pour l’entrée au royaume des cieux, distinguée par lui de la vie éternelle ; voir saint Augustin, Serm., ccxcrv, a-3, P. T., XXXVIII, I336- ;. Conséquemment, il représentait la condition des intidèles, qui ont pratiqué la vertu, comme un juste milieu entre la vie des chrétiens vertueux et celle des païens pécheurs, aboutissant aussi à un sort intermédiaire. Cette conception s’autorisa parfois du texte de Noire-Seigneur en saint Jean, xiv, 2 : In domo Patn mei mansiones multæ surit ; comme si la demeure du Père céleste s’étendait plus loin que le royaume des cieux. Saint Augustin, qui, à ses débuts, n’était pas en garde contre toute conception de ce genre (De lib. arb., III, xxiii, 66, P.L., XXXII, 1303-4 ; vers l’année 388), en vint, par réaction contre l’hérésie de Pelage, à nier toute espèce de milieu entre le salut et la pleine damnation (De pecc. mer. al rem., I, xxviii, 55, P.L., XLIV, 140, année 4 1 2 ; De Civ. Dei, XXI, xxv, 1, P. /,., XLI, 7^1 ; voir en outre ses énergiques remontrances à Vincentius Victor, De anima et eius origine, II, x, i/J, P. t., XLIV, 503 ; III, xi, 15, 5 18). L’hérésie de’Pelage tombe sous les anathèmes de l’Eglise, Conc. de Milève (4 16) sous Innocent I er ; de Carthage (418) sous Zosime ; II U Concile d’Orange (029) sous Boniface IL Elle a été renouvelée par Zwingle, prenant sur ce point, comme sur tant d’autres, le contrepied de Luther et de Calvin. Les objections qti elle soulève paraîtront insolubles, si l’on ne commence par admettre, avec saint Augustin, que l’humanité déchue est, de plein droit, une massa damnata, et que toutes les grâces du salut sont pur don de la libéralité divine. Il faut remonter à saint Paul, Rom., v, 12-21 ; I Cor., Ti, 21-22. — Voir art. Prédestination, col. 206 sqq.

2) Une conception spécieuse et diversement nuancée admet en principe toute la doctrine ecclésiastique sur la grâce, mais poursuit une conciliation difficile entre cette doctrine et l’instinct d’équité qui appelle une récompense pour les actes bons selon la nature, encore que dénués de mérite surnaturel. Saint Augustin, en lutte contre l’hérésie pélagienne, écartait simplementces revendications, en niant que les actes de la nature pussent être dits simplement bons. Il ne niait pas pour autant les vertus des infidèles, mais y dénonçait une double tare : d’abord les intentions obliques, par où souvent ces actes sont positivement détournés de Dieu : De Civ Dei, XIX, xxv, PL., XLI, 656 ; XXI, xvi, 73, » ; In As-., kxxi, Enarr., 11, ft.P.L, XXXVI, …~. « j ; C. Iulian., IV, iii, 17, P.f.., XLIV, 7’, 6 ; puis, en tous cas, le défaut de rectitude surnaturelle, car il n’appartient qu’à la charité d’orienter vers Dieu la conduite de l’homme : De nupt. et concup., I, iii-iv, 4-5, P./., XLIV, 415-6 ; C. Iulian., IV, iii, 17-25, P. /.., XLIV, 745-761. L’attitude polémique de saint Augustin ne lui a pas permis de donner ici pleine satisfaction à la raison ; d’ailleurs lui-même, dans un autre courant

de pensées, a parfois tenu un autre langage. Ainsi £/>., cLxiv, 4, Ad Evodium, P./., XXXIII, 710. On comprend aisément que nombre de penseurs aient cherché à supplémenter sur ce point son enseignement. D’où leurs efforts pour élargir le limbe des enfants, en vue d’y accueillir les intidèles vertueux.

Les premières années du xvi’siècle ont vu plusieurs de ces tentatives. L’abbé Trithèmb (f 1516) dédiait à l’empereur Maximilien son ouvrage : Curiosilas regia. Octo quuestiones a Maximiliano J. Cæsare Joanni Trithemio proposilae, et ab eo de m pie et solide solutae, q. 2, p. 8, éd. Duaci, 1621. Le Français Claude Sbyssel (-j- 15ao), archevêque de Turin, publiait De Divine Providentiel Tractatus, Paris, 1Ô20 ; voir Tr. 2, art. a et 3. Ces auteurs savent que les infidèles sont irréinissiblement exclus de la vision béatilique ; mais ils s’ingénient à leur trouver des compensations, qui apparaissent fort grandes pour la nature. Voir Capkkan, E.1L, p. 220-225.

Sans admettre formellement l’hypothèse d’une ignorance invincible touchant l’existence de Dieu, le Cardinal Sfondrati la discute, et y voit un bienfait de la Providence pour lésâmes qu’elle préserverait du péché. Nodus Prædestinationis dissolutus, Pars I, § 11, 11, p. 15a, Romae, 169O.

L’ironie de Voltairb (Epitre à Uranie) et les sopliismes déclamatoires de Uoussbau (Emile, profession de foi du vicaire savoyard) renouvelèrent l’objection tirée du sort des infidèles ; nombre d’apologistes, au xvnie et au xix siècles, recoururent à l’affirmation des limbes pour adultes. Ainsi N. Bbrgibr (1718-1790), Le déisme réfuté par lui-même, ou Examen en forme de lettres des principes d’incrédulité répandus dans les divers ouvrages de Rousseau -Paris, 1766 ; F. X. db Fbllkr, ancien jésuite (17351802), Entretien de M. de Voltaire et de M.P***, do ti’ttr en Sorbonne, Strasbourg, 1772 ; G. dbMalbvillk, Examen approfondi des difficultés de M. Rousseau de Genève contre le christianisme catholique, Paris, 1769 ; F. de Partz du Prkssy (1712-1789), évêque de Boulogne, Instruction pastorale sur l’Incarnation. 3* fnsir., éd. Migne, 1. 1 ; Cardinal G. un LaLuzbrnk, (1738-1821), évêque de Langres, Instr. past. sur la Révélation, 21. 2* éd., Paris, 180a ; J. A. Duvoisin (f}f’-181’S), évêque de Nantes, Essai sur la Tolérance’, Paris, 1805 ; J. A. E.mkry (1732-1811), supérieur général de Saint-Sulpice, Observations sur la Lettre d’un théologien adressée à M. Duvoisin, évêque de Nantes, dans les Annales littéraires et morales, t. IV, Paris, 1806 ; A. Muzzarelli (1749-1813), ancien jésuite, Opuscules théologiques, t. I, Avignon, 1842 ; Frayssinous, év. d’Hermopolis (1765-1841), Défense du Christianisme, ou Conférences sur la Religion’2, t. III, Paris, 18a5 ; F. Lhnoir, collaborateur de Bergier dans le Dictionnaire de Théologie, éd. Migne, Encycl. Théol., t. LVII ; M. Actorib, De l’origine et de la répara/ion du mal, Paris, 1852 ; J. Balmès (1810-1848), Mélanges religieux, philosophiques, politiques et littéraires, trad. J. Bareille, Paris, 1854 ; St. George Mivart, The happinessin flell, dans The Nineteenth Century, déc. 1892 ; abbé P. de Broc.ub, Conférences sur la vie surnaturelle, Paris, 1878, et Cours d’IIisto : re des Religions, ve et VT* leçons, cf. Ann. de Phil, chrétienne, 1881 ; docteur P. Bkesau, Anji. de phil. chr., 1 883 ; Gottfried dkGraun, Institutiones Theologiæ dogmaticæ specialis R. P. Albert i a Bulsano recognitae, t. III, p, 996, Innsbruck, 18q3-6 ; Bonomki.li, év. de Crémone, Foglie autan nali, Milan. 1906.

La grande difficulté qu’éprouvent tous ces auteurs est d’accorder la conception des limbes pour adultes avec la faiblesse congénitale de la nature entraînée au péché, selon la doctrine de l’Eglise. Voir les ca1165

SALUT DES INFIDELES

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nons du n’Concile d’Orange, ">aij, D. />., i-4-aoo/144169). Si telle est la condition des lidèles, combien plus celle des intidèles, à qui l’on ne saurait, entlièse générale, faire crédit d’une plus grande innocence ? Deux points doivent rester hors de discussion : i° La grâce sanctiliante ne peut être acquise par un adulte, sans un acte de foi ; a° vient-elle à être perdue après le baptême, elle ne peut être récupérée que par la foi et la pénitence.

Digression sur un point de doctrine thomiste. — La difficulté, très grande de toute manière, s’aggrave si l’on admet, avec saint Thomas, que le premier acte posé par un enfant qui s’éveille à la vie morale, consiste à délibérer pratiquement sur sa fin dernière. D’où une double hypothèse : ou bien cet enfant — supposé infidèle — s’attachera à Dieu, et il serajuslifié par un acte d’amour ; ou bien il se détournera de Dieu, auquel cas il péchera mortellement et contractera la malice d’un péché mortel, aggravant la déchéance héréditaire delà nature. D’où encore cette conséquence : lepéché originel ne se rencontre jamais dans l’àme avecleseul péché véniel. Et donc, tous les adultes qui se présentent au baptême, ont déjà été justifiés, ou bien y apportent des péchés mortels, en plus du péché originel. On ne peut nier que telle soit la pensée ferme de saint Thomas ; voir I a II æ q. 8y a. (j ; In II d., 28a. 2 ad a um ; d. / t a, q. 1 a. 5 ad 7 um ; In IV d., 45 q. 1 a. 3ad3""> ; De Verit., q. xxiv a. 12 ad a um ; De Ver., q. xxvm a. 3 ad4 um ; De Malo, q. v a. 2 ad 8 um ; q. vu a. 10 ad 8 » m.

On voit immédiatementle contrecoup de cette doctrine dans la question présente : elle limite le nombre des adultes admissibles aux limbes des enfants, a ceux-là seulement qui n’auront jamais connu cette alternative entre la justification immédiate et le péché mortel immédiat ; c’est-à-dire aux seuls adultes d’âge et non de raison.

Cette doctrine, incontestablement thomiste, s’impose-t-elle à l’assentiment du théologien catholique ? Nous ne le prétendons pas, et les commentateurs les plus exacts du maître s’accordent à dire qu’on ne saurait la prouver par l’Ecriture ni par la Tradition ecclésiastique. Néanmoins, elle est, parce que thomiste, en possession d’une réelle autorité extrinsèque, et sa répercussion dans la question présente nous invite à la considérer.

L’affirmation, posée en termes généraux par saint Thomas, devra paraître suggérée par la raison théologique, dans une hypothèse restreinte : celle d’un enfant pour qui le premier éveil de la responsabilité morale coïncide avec l’instant de la mort. En faisant intervenir l’universelle volonté salvilique de Dieu, on ne trouve pas d’autre issue que le recours à une grâce d’illumination surnaturelle, rendant actuellement possibl » la foi et la justification. Car, d’une part, cet enfant n’a point démérité ; d’autre part, il se trouve mis en face d’une option impérieuse, d’où dépend son éternité. Il reste que Dieu fasse lui-même immédiatement toute la préparation de l’àme. Voir S. Harent, S. I., art. Salut des Infidèles, dans D.I.C. (1923), col. 18<j3.

Dès que l’on quitte cette hypothèse extrême, les objections se présentent, très fortes, à considérer soit la gravité d’une telle option, proposée à tous, soit les conditions requises pour l’une et l’autre alternative. Les documents de foi ne renferment rien d’explicite sur le fait d’une telle mise en demeure, et la conscience humaine est loin d’en rendre clairement témoignage. L’acte de charité justifiante présuppose l’acte de foi, et donc la révélation des vérités nécessaires au salut. Où voit-on que Dieu se soit engagé à fournir cette révélation à tous ceux que n’atteint pas la prédication extérieure ? Et où

voit-on que l’acte de celle raison et de cette volonté qui s’éveille auront toujours la fermeté nécessaire pour l’acte qui justifie ? D’autre part, le péché mortel suppose pleine advertence et plein consentement. Où voit-on que l’attrait du bien créé, l’emportant sur l’attrait de Dieu, ne provoquera jamais une simple velléité, mais toujours une de ces adhésions fermes qui engagent le sort éternel de l’àme ?

En présence de ces objections, l’on ne s’étonnera pas de trouver la tradition hésitante, même dans l’école thomiste.

Capreolus (-j- 1444). argumentant contre Duns Scot, In II d., 40 q. 1 a. 1 concl. a, se prononce iuxta imaginationem S. Thomæ. Cette expression ne renferme aucune épigramme — est-il besoin de le dire, — mais marque ce que que l’opinion du saint docteur présente de hardi, au jugement duprinceps iliomist irum. Le même Capreolus, argumentant contre Durand, In IV d., 16 q. 1 a. 1 concl. 3, déclare

« manifestement fausses » les raisons contraires

de Durand, mais néglige de s’expliquer en détail.

Cajktan (-{- 1534), commentant ex prof es so le texte de saint Thomas, I » II » c, q. 89 a. 6, admet que l’enfant sera justifié par l’amour du « bien honnête », conçu comme il peut l’être par un enfant. Enoncé bien incomplet, qui demande à être expliqué et corrigé par la doctrine du même théologien, revendiquant expressément la foi stricte pour toute justification d’adulte. In II « m ll »  » q. 10 a. 4 Dom. Soro (f 1560) rapporte l’opinion de saint Thomas, sans y donner une adhésion ferme. De natura et gratia, II, xii, p. 92 8-93 A, Lugduni, 1581. Ailleurs, il la déclare « non dénuée de fondement », De iustitia et iure, II, iii, 10. Lui aussi insiste sur la nécessité de la foi.

Mblchior Cano (f 1560), très dur pour qui admettrait la possibilité d’une justification sans la foi stricte, s’exprime ainsi : Deinde illa opinio D. Thomae. .. probabilis quidem est… Deinde argumentum, quo D. Thomas utitur illa opinione suadenda, consentaneum et congruumest, non demonstrativum…

— Relectio de sacramentis in génère, pars 11, éd. Bassani 1776, p. 34a A.

Barth. Médina (f1581) s’attache à dégager la pensée de saint Thomas de commentaires qui la compromettent, et, sous le bénéfice de ses propres explications, la déclare « très probable ».

Bannbz (f 1604) traite la question ex professo, In Ilam H q. 10 a. 1. Il insiste sur le devoir qu’a tout homme de se tourner vers Dieu selon ses lumières, et sur la diversité de ces lumières. A l’enfant qui correspond à la grâce, lors du premier éveil de sa raison, il ose promettre une illumination et une justification immédiate : ceci est pour lui l’objet d’une « ; >ieuse croyance ».

Les maîtres de l’école dominicaine, Jban de saint Thomas, Gonkt, Billuart…, s’écartent généralement assez peu des lignes tracées par les maîtres plus anciens.

De nos jours, tel montre plus de décision à soutenir sans réserve la pensée de saint Thomas. Ainsi le R. P. IIugubny, Rev. Thom., t. XIII, p. G56 (1905).

Hors même de l’école dominicaine, cette pensée rallie des adhésions décidées. Il faut citer avant tout les Carmes de Salamanque, De viliis et peccatis, Disp. xx, De incompossibilitate peccati vemalis cum solo originali ; — puis les Bénédictins, Cardinal o’Aguihre (1 1699). S. Anselmi Thcologia ; Paul Mkzgbr, (f 1702), Theologia scholastica secundum viam et doctrinam D. Thomæ ; — dans la Compagnie de Jésus, le Card. db Lur.o (f 1660), De Incam., Disp. v s. 6, qui tient la thèse pour commune. 1167

SALUT DES INFIDÈLES

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Mais jamais cette thèse ne fit l’unanimité dans l’Ecole. Saint Bonaventurf lui était contraire, In II d., ! i a. 2 q. aconcl.ad 4 m. Pierre d’Aragon^ 1595), des Ermites de Saint Augustin, fait des réserves sur l’incompatibilité du péché véniel avec le péché originel seul. In 1I » <" II » 8 q. 2 a. 3 ad i um, p. 79, Venise, 162.J. Siarez (| 1617) présente une critique en règle, De vitiis et peccatis, llisp. Il S. 8, éd. Paris, 1856, t. IV, p. 539-542. Plus près denous.ScniFi-iNi, S. I., De gratta divina, Disp. v S. 5, Friburgi, 1901. Le R. P. B. Beraza rencontre cette doctrine ; il se trouve impuissant à la soutenir, et conclut, Tract, de gratia Christi, n. 434, p. 397, Bilbao, 1916 : Doctores catliolici de hac doctrina varie loquuntiir. I J lures enim, clausis mentis oculis l toto corde illam amplectitntur ; alii suis commentariis illam obscurare videntur ; alii ei aperte contradicunt ; alii denique, quos et nos sequimur, summa cum reverentia suo auctori illam rclinquunt. Le Cardinal Billot la rencontre aussi, Etudes, t. CLXV, p. 516 sqq., 5-20 déc. 1920. Il ne se prononce pas.

De ces discussions, une double conclusion se dégage ; il semble qu’elle ne puisse être contestée. D’abord, saint Thomas n’est pas porté à charger le programme de la foi indispensable à la justification, puisqu’il suppose que ce programme est proposé à tout homme qui vient en ce monde, en l’instant de son éveil à la vie morale. D’autre part, saint Thomas affirme les prévenances universelles de la grâce, hors desquelles on ne peut concevoir ni la foi ni la justification. Tout son enseignement doit être considéré dans la lumière de cette double conclusion.

Sur ce point de doctrine thomiste, consulter la dissertation des Salmanticences, De vitiis et peccatis, xx, éd. Paris, 1877, t. VIII, p. 490-52 1 ; el d’autre part l’enquête historique du R. P. Harent S. L, Infidèles (Salut des), dans D. T. C, i<j*S, col. 1863-18g4, auquel nous avons fait plus d’un emprunt.

3) La tliéoriedes limbes pour adultes vient d’être reprise par son Eminence le Cardinal Billot, dans une série d’articles publiés sous ce titre : /.a Providence de Dieu et le nombre infini d’hommes hors de la voie normale du salut. Etudes, i° t. CLXI, p. 1291 4g (20 oct. 1919) : Position de la question ; i" t. CLX13, p. 139-152 (20 janv. 1920) : Les « nfants morts sans baptême ; 3° t. CLXIII, p. 5-32 (5 avril 1920) : Compléments de la question ; 4° t. CLXIV, p. 385404 (20 août 1920) : Les infidèles, adultes d’âge, non de raison et de conscience ; 5" t. CLXV, p. 515-535 (">-20 déc. 1920) : La question de fait ; 6" t. CLXVII, p. 257-279 (5 mai 1921) : Suite ; 7 t. CLXIX.p. 385407 (20 nov. 1921) : La tradition des théologiens ; 8° t. CLXXII, p. 513-535 (5 sept. 1923) : Résumé el conclusion de la question ; 9° t. CLXXVI, p. 385-408 (zoaoùt kj ?3) : Explicationpréliminaire sur le dogme des peines éternelles.

L’exposition du Cardinal Billot est plus théologique et plus cohérente que celle de la plupart des auteurs mentionnés sous 2). L’éminentissime auteur ne songe point à ouvrir les limbes aux « bons païens », pour prix de leurs vertus naturelles, et ne perd jamais de vue l’unique sens de la destinée humaine, terminée en fait à la béatitude surnaturelle. Mais il insiste beaucoup sur les présupposés essentiels de l’acte moral, et du péché mortel en particulier. Parmi ces présupposés, figure la notion suffisamment distincte de Dieu législateur. Cette notion n’est point innée à L’homme, mais exige chez le grand nombre, pour se développer, le concours de l’éducation. Beaucoup d’hommes plongés dans les ténèbres du paganisme, investis par toutes sortes d’erreurs qui défigurent l’idée de Dieu, demeu rent à jamais privéb du minimum de lumière requis pour la vie morale, et donc, même à l’âge adulte, n’accèdent jamais au seuil de la vie morale et demeurent, de plein droit, assimilables à des enfants. Des idées semblables avaient été plus d’une fois émises (voir par exemple Actorib et Balmès, sup.) ; mais jamais déduites avec cette rigueur de logique. Voir l’article 5*, notamment la conclusion, p. 535.

Critique. — Nous nous attacherons particulièrement à la théorie du Cardinal Billot, comme à la forme la plus théologique el la plus plausible donnée à la conception des limbes pour adultes. Les objections que nous croyons devoir présenter s’appliquent beaucoup plus gravement aux théories précédemment indiquées.

La très grande difficulté inhérente à la thèse du Cardinal Billot, c’est son énorme extension. Tout le monde accordera volontiers que les idiots de naissance — ceux que la théologie morale désigne comme perpetuo amentes — sont de plein droit assimilables aux enfants. Mais les hommes dits civilisés ? Affirmer que, « au sein même des civilisations les plus brillantes, comme furent celles de Rome, d’Athènes, de Babylone et tant d’autres, il n’y avait plus, pour la grande masse, possibilité aucune d’arriver à la notion du vrai Dieu el de la loi ; que c’était donc l’ignorance invincible, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent, au point de vue de la responsabilité morale et des sanctions de la vie future » (p. 535), — c’est certainement heurter le sentiment commun de l’humanité pensante, qui suppose que les peuples cultivés, fussent-ils païens, ont aceéd’é au seuil de la vie morale.

Cest encore heurter les arguments traditionnels sur lesquels se fonde, à cet égard, le sentiment commun des fidèles, à commencer par les deux arguments scripturaires, Sap., xiii et Rem., 1. Il parait ressortir clairement de ces textes, lus à la lumière de la tradition exégétique, que, si les s ; >ges de ce monde sont les premiers visés, tous les païens en prennent, chacun selon la mesure. Sap., xiii, 1 :

McétKiOt flhtykp pkvtî ; v.vdportoi ^(17-1, ^^ 7r « j6/fv0 ; oû « yvwffi’a.

— Rom., 1. 18 : ’' k~’, /v.’/û-r.- : iTrjA y&p 6rs/r, ©ssO ù.jC ovpz-vovlni T.vtay vtséÇziav xa< àSini’a-j àvSocoTTwv t<3v TYfli v.’jrfiiiav h è.Stxtx

x’s- ; ycvT’av. — Saint Paul ne s’arrête point à faire deux parts dans l’humanité ignorante de Dieu. Et sa prédication vise sûrement des adultes.

Par ailleurs, il reste vrai que, par le fait du péché originel, l’homme est collectivement, au point de vue du développement spirituel, « un avorton », selon le mot que le Cardinal prononce une fois (tfr., p. 524), mais dont il s’interdit d’abuser. Ce mot est plein d’une effrayante vérité, qu’il faut bien reconnaître, si l’on rélléchit à l’énorme proportion des enfants irrémédiablement déchus de la béatitude surnaturelle, par le seul malheur de leur origine. En dehors des infidèles proprement dits, quels ravages faits dans les rangs de l’humanité par le crime de l’infanticide ! Cette considération, qui s’impose, n’est pas pour encourager les vues optimistes sur le grand nombre relatif des élus. Dans quelle mesure convient-il d’y recourir encore, pour élargir la proportion des adultes d’âge, non de raison et de conscience ? Nous serions fort en peine de le dire ; trop d’éléments nous échappent dans l’appréciation de la psychologie des foules. Mais il nous semble que cette considération est la plus forte de celles qui militent < n faveur de l’aboutissement de nombreux infidèles aux limbes des enfants. De toute manière, on ne peut se dissimuler que Ici limbes des enfants accueillent une très grande proportion de l’humanité. 1169

SALUT DKS INFIDELES

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III" Réponse

Thadition dogmatique dk l Eglise catholiqur

Cette dernière réponse est fourniepar la tradition dogmatique de l’Eglise catholique, attentiveà maintenir l’universalité de l’appel à la béatitude surnaturelle, et demandant au principe du baptême de désir le secret de sa réalisation pour les infidèles adultes.

A. — L’universalité de l’appel à la béatitude surnaturelle a été longuement discutée à l’article I’ri-kkstin ation. Il sntlira de grouper ici quelques documents.

i) Documents scripturaires. — Les appels de la grâce divine dans l’.. T. ne comportent pas d’exception, /s., lv, i : Omnes sitientes.venite ad aquas,.., et beaucoup de textes semblables, montrent l’aspect positif de la doctrine. L’aspect négatif se rencontre prir exemple, Os., xiii, 9 : Perditio tua, Israël ; tantummodo in me auxiliunt tuitm. LeSeigneur donne à entendre qu’Israël est seul cause de sa perte ; en s’appuyant sur le Seigneur, il serait sauvé.

Le X.T. manifeste plus clairement le dessein miséricordieux réalisé par la venue du Christ. Les appels du Sauveur sont pressants et universels : Mt., xi, 27 : Venite ad me omnes qui laborati estis et onerati estis, et ego reficiam vos… ; xxviii, 19 : Euntes docete omnes gentes… — lo., vii, 37 : Si’quis sitit, reniât ad me et bibal… ; viii, 12 : Ego sum lux mundi ; qui sequitur me, non ambulat in tenebris, sed habebit lumen vitae. Etc. — Dans les Actes des Apôtres, x, l’épisode du centurion Corneille montre l’opération de la grâce dans une âme étrangère à la Loi de Moïse, et l’intention expresse de Dieu, qui ne fait point acception de personnes, mais dans toute nation agrée ceux qui le craignent et pratiquent la justice. Saint Pierre a eu besoin d’être converti par l’Esprit saint à cette vérité, mais il la proclame sans réticence, 34. 35 : In veritate comperi quia non est personarum acceptor Deus, sed in omni gente qui limet eum et operatur iustitiam, acceptus est illi.

Saint Paul a marqué en théorie l’universalité de la Rédemption du Christ et son parallélisme à l’universalité de la chute, Rom., v, 18 ; I Cor., xv, 22. Il ne s’en tient pasà cette vue théorique, mais poursuit en détail la réalisationdu plan divin, en invitant les Gdèles à prier, selon l’intention du Sauveur, pour le salut de tous les hommes, I Tim., ii, 3-7 :

Cela est bon et agréable devant notre Dieu Sauveur, qui veut que t*us les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul Médiateur entre Dieu et les hommes, 1 homme Jésus Christ, qui s’est donné comme rançon pour tous. C’est la un fait attesté en son temps, en vue de quoi j ai été établi prédicateur et apôtre…, docteur des nations dans la foi et la vérité.

Déjà il écrivait aux Romains, iii, 29 ; x, 12 :

Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des Gentils ? Oui. certes, ilestaussi le Dieu des Gentils. .. Pas de distinction entre Juif et Gentil : le même ^ Christ] est Seigneur de tous, riche envers tous ceux qu i’iavoquent.

Beaucoup de Pères ont cru reconnaître dans Ap., vu, g, les inlidèles qui ont corresponduà la grâce et sont parvenus au ciel.

La conciliation de l’appel adressé à tous avec la restriction du salut à une élite (rntilti vocati, pauci electi, Mt., xx, 16) constitue le mystère de la prédestination (Rom., xi, 33). Proclamer le mystère est la grande préoccupation deaaint Augustin ; il distingue des appelés — vocati —, qui sont tous les hommes, les vocati secundum propositum, qui sont

les seuls prédestinés ; mais ne poussa pas plus loin l’analyse.

Sur son exégèse de 1 Tint*, 11, 4 » voir ci-dessus, art. Prédestination, col. a13. Tel de ses disciples soulignera davantage l’universalité de l’appel ; ainsi l’auteur anonyme du De vocmtione omnium grntium, I, 11, P.L., LI, 687 :.. Q110J de salalionc omnium hominiim ineodem tcripluraium corpore reperitur, nulla contraria argumentatione temerandum est, ut quanto hoc ipsiim dif/iciliore intellectu capilur, tanto fide laudabiliore credatur… ( Mt., xxviii, 18-ao ; itfe., XVI, l5-16)..Xumquid in hac præceptione tillarum nationum ullorumve hominum fucta discretio est i’Nerninem merito excepit, nerninem génère separavit, nerninem conditione distiaxil. Ad omnes prorsus h imines missum est Evangelium Chrisli… Mais il était réservé à saint Jean Damascène de projeter dans la région du mystère quelques clartés rationnelles, en vulgarisant la distinction entre la volonté antécédente ou conditionnelle, par laquelle Dieu propose le salut à tous les hommes, et la volonté conséquente ou absolue, par laquelle il prédestine ses élus. De Fid. ortk., II, xxix, xxx. P. G., XCIV, 968-976. — Voir ci-dessus, art. Prédestination, col. 200- 230.

Saint Thomas opère la fusion de la doctrine augustinienne sur la Prédestination avec la distinction damascénienne des deux volontés, antécédente et conséquente. Il affirme cette distinction à maintes reprises, v. g. In I Tim., 11, 4, lect. 1 ; In I d., 46 q. 1 a. 1 ; 4/ q. 1 » 1 ; De Verit., q. xxiii, art. 2 ; I a q. 19 a. 6 ; q. 23 a. 4 ad 3.

2) Documents patristiques. — Dans leur jugement sur cette élite du paganisme que représentent lesphilosophes, les premiers Pères de l’Eglise se partagent en deux camps. Les Grecs, à l’exception de Tatien et d’Hermias, estiment la sagesse humaine, comme un rayon d’en haut. Les Latins jugent moins favorablement les philosophes. Minucius Félix voit en eux surtout des plagiaires. Tertullien dresse contre eux un violent réquisitoire, et les accuse d’avoir exploité l’Ecriture sainte contre la vérité. Voir notre Théologie de Tertullien, p. 158. 202. 425-g. Paris, 1905.

Le personnage de Socrate a, plus que tout autre, retenu l’attention. Saint Justin voit en lui un témoin du Verbe et un martyr delà vérité. lvp., v, P. G., VI, 336 B : « Quand Socrate, jugeant selon la droite raison et à bon escient l’œuvre des démons, s’efforça de faire la lumière et de détourner les hommes des démons, ceux-ci excitèrent contre lui les hommes adonnés au mal ; ils le firent condamner à mort comme athée et impie, prétendant qu’il introduisait de nouveaux dieux. Ils en usent de même envers nous. » 1b., xlvi, 397 C : « Le Christ est Premier-né de Dieu : voilà ce qu’on nous a enseigné, ce que nous avons proclamé touchant le Verbe, à qui tout le genre humain eut part. Ceux qui vécurentavec le Verbe sont chrétiens, quand même ils passèrent pour athées, comme, parmi les Grecs, Socrate, Heraclite et leurs semblables ; chez les barbares, Abraham, Ananias, Azarias, Misaël, Héli et bien d’autres, dont il serait trop long de citer les actes ou les noms…, » II Ap., vin, 4Ô7 : « Les stoïciens, professant une morale correcte, comme parfois aussi les poètes, grâce à la semence du Verbe innée à tout le genre humain, ont été poursuivis parlahaine etmisà mort. Nous savons qu’il en futdemême d’Heraclite, de Musonius en notre temps, d’autres encore. Je le répète, tous ceux qui jamais s’appliquèrent à vivr> selon le Verbe et à fuir le mal, ont été livrés à la haine par les démons. Rien d’étonnant si ceux qui non seulement participent au Verbe, mais connaissent et contemplent la plénitude du Verbe, qu’est le Christ, sont livrés à la haine par les démons qu’ils confondent… » 1171

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Selon Clk.mbntd’Albxa>duib, / > /o</-., i, P.C., VIII, GiC, « le Verbe n’a pas atlendu son Incarnation pour se communiquer aux hommes : de tout temps, il eut pitié d’eux ; maintenant il est venu se montrer à eux et les sauver d.Origenk tient le même langage, C.Cels., IV, vii, P. G., XI, io3 ;. Malgré son imprécision, un tel langage constitue sûrement une présomption très forte en faveur de la croyance de ces Pères au salut de Socrate et autres 6ages de l’antiquité. —. Cf. Capbran, E. //., p. ôi-G3.

3) Documents ecclésiastiques. — L’Eglise a constamment repousse les doctrines décourageantes et remis sous les yeux des fidèles le salut oirert par le Christ à tous les hommes.

Concile d’Arles 4 7 5, anath. G, Mansi, VII, 1009B : Anathènie à qui dira que le Christ n’est pas mort pour tous et ne veut pas le salut de tous.

Il' Concile d’Orange, 029, canon 26, D. B., 200 (169) : « Nous croyons encore, selon la foi catholique, qu’après avoir reçu la grâce par le baptême, tous les baptisés, avec le secours et la coopération du Christ, peuvent et doivent, s’ils veulent travailler fidèlement, accomplir tout ce qui est requis pour le salut de l'âme. Qu’il y ait des hommes prédestinés au mal par la puissance divine, non seulement nous ne le croyons pas, mais, si quelques-uns veulent croire une chose aussi abominable, nous leur disons anathènie avec horreur. Nous professons encore cette croyance salutaire, qu’en toute œuvre bonne ce n’est pas nous qui commençons et sommes ultérieurement aidés par la miséricorde de Dieu, mais que c’est lui qui, sans aucun mérite précédent de notre part, nous inspire le premier la foi et son amour, pour nous faire rechercher fidèlement le sacrement du baptême et, après le baptême, accomplir, avec son aide, son bon plaisir… »

Concile de Quierzy, 853, can. 3 et 4 » # B., 018-9 (281-2) : « Le Dieu tout-puissant veut que tous les hommes sans exception soient sauvés, encore que tous ne soient pas sauves. Que quelques-uns se sauvent, c’est un don du Dieu Sauveur ; que quelques-uns périssent, c’est la faute de ceux qui périssent. — Comme il n’est, ne fut, ni ne sera aucun homme dont Jésus Christ Notre Seigneur n’ait pris la nature, de môme il n’est, ne fut, ni ne sera aucun homme pour qui il n’ait souffert ; encore que tous ne soient pas rachetés par le mystère de sa passion. Que tous ne soient pas rachetés par le mystère de sa passion, cela ne, tient pas à la grandeur ou à la quantité de la rançon, mais au fait des infidèles et de ceux qui ne croient pas de cette foi qui opère par la charité [Gal., v, G) ; car le breuvage du salut humain, composé de notre faiblesse et de la vertu divine, est capable de guérir tous 1rs hommes ; mais qui ne le boit pas, n’en éprouve pas le bienfait. »

Concile de Trente, s. vi(13 janv. 15/(7), ch. 11, D.B, 804 (686) : « Nul, même justifié, ne doit se croire exempt de l’observation des commandements ; nul ne doit proférer cette parole téméraire et interdite par les Pères sous peine d’anathème. que « l’observation des préceptes divins est impossible à l’homme justifié » : Dieu ne commande pas l’impossible, mais en commandant il invile l’homme à faire ce qu’il peut, à demander ce qu’il ne peut pas, et il l’aide pour qu’il puisse… » — Cf., ibid., can. 18-32.

Innocknt X, condamnation de la 5 » proposition de Jansénius (31 mai 1653), D. B., 1906 (970) : « Il faut être semipélagien pour dire que le Christ est mort ou a versé son sang pour tous les hommes sans eiception » (proposition hérétique).

Alexandre VIII, Prop. condamnées par le SainlOffice (7 déc. 1690), 5, 6, D. B., 1295.6 (1 iGa-3) ; Les païens, les juifs et autres personnes semblables

ne reçoivent aucune influence de Jésus-Christ ; d’où l’on doit conclure qu’en eux la volonté est nue et désarmée, sans aucune grâce suffisante ». — « La grâce suffisante n’est pas tant utile que dommageable à notre condition présente ; aussi avons-nous lieu de faire cette prière : « De la grâce suffisante délivrez-nous, Seigneur ».

ClémbntXI, Prop. deQuesnel, condamnées(Constt. Unigenitus, 8 sept. 171 3), 26. 27. 29 (D, B., 1376. 7. 9) : « Aucune grâce n’est donnée que par la foi ». — « La foi est la première grâce etla source de toutes les autres ». — « Aucune grâce n’est accordée hors de l’Eglise ». — Cette condamnation ne se comprendrait pas, si la grâce remote sufficiens pour la foi n'était proposée aux infidèles.

Pie VI, Prop. du Synode janséniste dePistoie, condamnée (Constt. Auctorem fidei, 28 août 1796) 22, D. B. s 15a2(1385) : « La proposition insinuant que la foi « qui ouvre la série des grâces et qui constitue le premier appel au salut et à l’Eglise », est proprement l’excellente vertu de foi, par où les hommes sont dénommés et sont réellement fidèles ; comme si la priorité n’appartenait pas à cette grâce qui prévient et la volonté et la foi ; — suspecte d’hérésie et sentant l’hérésie, déjà condamnée en Quesnel, erronée.

Léon XIII, Encycl. Annum sacrum (a5 mai 1899) : Eius persona geritur a nobis qui venit salvum facere rjuod perlerai, quique totius humani generis saluti addixit sanguinem suum. — Le Souverain Pontife s’autorise du fait rédempteur, pour consacrer au Sacré Cœur de Jésus le genre humain tout entier.

Un axiome scolastique. — L’universalité delà volonté salviûque antécédente à l'égard des adultes est un point de doctrine catholique. Comment ce point de doctrine se traduit-il en fait ? La pensée des docteurs s’exprime communément par l’axiome : Facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam. Mais cet axiome est susceptible de diverses interprétations, qu’il faut distinguer ; ce que nous ferons en termes d'école.

î" Interprétation. — Facienti quod in se est yiribus naturae] Deus non denegat gratiam [propter merilumnaturae]. — C’est-à-dire que l’homme, usant bien des ressources de sa nature, a un titre positif au don de la grâce et du salut. Conception naturaliste, en quoi consiste proprement l’hérésie pélagienne. Elle est à exclure simplement.

Saint Augustin, avant l’année 396, avait écrit, De divers, quæst. i.xxxm, q. 68, 5, P.L., l 73 : Parum est velle, nisi Deus misereatur : sed Deus non miseretur, qui ad pacem vocat, nisi voluntas præcesserit. Trente ans plus tard, averti par la controverse pélagienne, il sentit le besoin de se corriger, et nota dans ses Rétractations, I, xxvi, P. L., XXXII, 628, que cette volonté de l’homme, requise pour le pardon divin, doit s’entendre de la pénitence, mais que la pénitence elle-même est le fruit d’une grâce prévenante.

2e Interprétation. — Facienti quod in se est ['iribus gratiae] Deus non denegat gratiam [ulteriorem, lia ut tandem peivcniat ad iuslificatiunem et salutem]. — C’est-à-dire que Dieu, après avoir prévenu l’homme de sa grâce, ne demande qu'à parfaire son œuvre, et qu’après l’avoir conduit jusqu'à la justification, il ne l’abandonne pas, si l’homme n’abandonne pas Dieu (mot de saint Augustin, De nat, et grat., xxvi, 29, P. L., XLIV, 261, repris par le Conc. de Trente, sess. vi, c. 11, D. B., 804). Cette conception estexcellente, et familière tant aux Pères qu’aux scolastiques. On la trouve chez saint Thomas, la ijæ q. 109 a. G et ad 2 m ; q. 112 a. 3 ; II » II »  » q. UT.-i

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a', a. 3 ad i"> ; lu II d.. j8 q. i a. 4 ; /V Verit., q. xxiv a. i 4 et 15 ; Quodlib. i a 7.

Nombre d’excellents auteurs s’en tiennent à cette interprétation et ne croient pas utile d’en connaître d’autre. Ce sont d’abord des thomistes, depuis Dom, Soto, De n.itu i et gratta. 11, iii, [). io5 v, éd. Paris, 15^9, jusqu’au H. P. E.IIi/uon, Hors de l’Eglise, point ut, l’aris, 1907 ; d’autres encore : Bbllahmin, Conlrov., Degratiæt libcro arbitrio, VI, vi, ed. Colon, 1919, t. IV, 776-9 ; card. Billot, De gratta Ckristi, lu. xii, p. 197-20 'i.

D’autres estimeut qui ! n’est pas superflu de la sup pleine n ter. si l’on veut épuiser le sens de l’axiome, tel qu’il ressort de l’usage des Pères et des scolasliques. Car la distinction entre la nature et la grâce n’est pas toujours explicite dans leurs écrits et ne mile pas toujours présente à leur pensée. L’universalité de la volonté salviiique garantit d’abord que tout homme sera prévenu des secours indispensables ; et elle ouvre des perspectives plui larges sur la miséricorde du Créateur. D’où :

3e Interprétation. — Facienti quod in se est [iribus qu iscumque habet] D<'its non denegat gratiam [præ enienlem et adiuvantem], — C’est-à-dire que Dieu ient toujours libéralement au secours de l’homme déchu. Selon la conception familière à saint Augustin, pæparatur vulwilas a Domino. Le refus de la grâce prévenante peut seul mettre un terme aux avances divines. Les œuvres de la nature ne seront jamais un titre positif au don de la grâce, mais elles peuvent constituer une disposition négative, en ce sens que la grâce a, pour ainsi dire, moins d’effort à faire pour dompter une nature moins vi( iée ou plus docile. Saint Paul ouvrait la porte à une telle conception, en parlant des « Gentils qui pratiquent la loi naturelle…, qui montrent l'œuvre de la loi gravée dans leurs cœurs » (Rum., 11, i’i-'5). Beaucoup de Pères sont entrés dans cette voie, surtout avant l’apparition du péril pélagien. Voir notamment saint Athanase, C. Geutes, xxx, /'. G., XXV, 60C-61 A ; saint Cyrii.lk de Jérusalem, Procatech., 17, P. G., XXXIII, 364.5 ; Catech., 1, 3. ib, 372-3 : saint Grégoire du Nazianzk, Or., xvni, 6, P. G.. V, ggaC ; Or., xxxn.aa, 2 3, P. C, XXX VI, 200-1 ; saint Jean Cuuysostome, In Gen., Hum, xlh, 1. P. G'., LIV, 385-6 ; saint Isidore de Pélusr, Ep., v, 459, P. G., LXXVIII, 1093 AB ; saint Jérôme, Ep., lx, 10, P. L., XXII, 5,)'| ; Anonyme De voc. gent., II, vii, 18 19, P. G., LI, 706 ; Alger dk Liègk (-J- h31), l.ibcl us de libcro arbitrio, v, P. I., CLXXX, 972 C ; saint Bkk.nauo (7 II 53), Serin., xvn. 1, P. L., CLXXX1II, 583 ; Alexandre de Halks, Summ., III,

« I. 61 m. 5 a. 3, éd. Venet., 15~5, t. 111, p. 262 R. Y.

Saint Thomas donne de la même doctrine une formule très précise, III C. G., 160 : « Licet aliquis per motum liberi arbitrii divinam gratiam nec promereri nec acquirere possit, poiest lanien seipsum impedire ne eam recipiat : dicilur enim de quibusdam : Diteerunt Deo : Rece le a nobis, et seientiam viarum tuarum nolumus (lob, xxi, l) ; et : [psi fuerunt rebelles lumini (fob, xxiv, 13). Et cum hoc sit in potestate liberi arbitrii, impedire divinæ graliæ receptionem vel non impedire, non imrærito in culpam imputalur ei qui impcdimenlum præstat graliæ receptioni. Deus enim, quantum in se est, paratus est omnibus gratiam dare : omnes enim homines vutt sahos fini et ad agnitionem v’eritatis ventre (I Tim., 11, 4)- Sed sole mundum illuminante, in culpam iraputatur ei qui oculos claudit, si ex hoc aliquod malum sequatur, licet videre non possit nisi lumine solis præiatur. »

Cette doctrine de saint Thomas déborde les asser’ions de la Somme Théologique, rencontrées ci dessus. Là, saint Thomas s’attachait à la motion divine comme principe universel du salut, pour tous ceux qui sont sauvés ; il montre ici la motion divine s'étendant à tous sans exception et poursuivant le salut de tous, en sorte que l’homme, s’il vient à se perdre, sera vraiment l’auteur de sa perte. Cette orientation, particulièrement marquée dans la Somme contre les Gentils, achève de situer l’homme au regard de la volonté divine salviiique. Elle répond à un large courant de pensée chrétienne.

Il ne serait pas exact de dire, avec Lbssius, De Gralia rfficaci, C. x, Antverpiae, 16 10, que les anciens scolastiques, depuis le xine siècle, ont, à très peu d’exceptions près, entendu l’axiome Facienti…, de l’effort que fait l’homme par les forces de la nature. La tradition scolastique met au contraire l’accent sur les forces de la grâce. Mais l'énoncé du problème, qui ne comporte aucun discernement exprès de la nature et de la grâce, autorise à considérer l’activité de l’homme comme un bloc. Le bloc peut opposer à la grâce une telle inertie que toute l'œuvre du salut en soit paralysée. Toujours est-il que la grâce ne demande qu'à faire son œuvre, sous ta seule condition que la nature s’y prête. Une telle situation n’invite pas tant à dissocier la nature et la grâce, qu'à les hiérarchiser. Ainsi procèdent de nombreux théologiens, d’ailleurs séparés entre eux par des différences très appréciables. Voir notamment Molina, Concordia, q. xiv a. 13 d.io, éd. Paris, 1876, p. 43 ; Suarbz, De Gratia, l, vii, 10, éd. Paris, 1857, t. VIII, p. 322 ; Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, l, xvm ; Ripalda, De ente supernaturali y C., Disp. xx, 1, 2, éd. Lugduni 1663, t. I, p. 132 A (trop systématique) ; Buccrroni, Commentâmes de auxilio sufficienti infidelibus dalo et de theologico axiomate : « Facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam. », Lovani, 1884 ; PALMiBni, De Gratta actuali, th. 34. Galopiae, 1885 ; L. Capéran, E. T., ch. iii, p. 32-51 (s’en tiendrait volontiers à la 2e interprétation) ; B. Beraza, Tractatus de Gralia Christi, p. 354-363, Bilbao, 1916 ; Van der M8BRSC11, Tractatus de divina gralia 2, p. 138-141, Brugis, 1924.

B. — Le principe du Baptême de désir a été justifié à l’article Initiation chrétienne, t. II, 8188a3, et rappelé à l’article Prédkstination, t. IV, 266. Mais son application au cas de l’inlidèle présente une obscurité spéciale. Car le premier présupposé du baptême de désir est la foi, et la voie normale de la foi est l’audition de la parole apostolique, selon saint Paul, Rom., x, 17 : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Ckristi. D’où la nécessité d'éclaircissements sur les suppléances possibles de la prédication apostolique. Le point délicat est évidemment celui-ci ; quel minimum de données positives comporte la foi requise pour l’acte de charité qui justifie ?

a) JE pitre aux Hébreux nous livre, avec toute la clarté possible, la doctrine fondamentale, xi, 1. 6. « La foi est la substance des choses qu’on espère, la garantie des réalités qu’on ne voit pas… Sans la foi, impossible de plaire à Dieu. Pour approcher de Dieu, il faut croire qu’il existe et qu’il est rémunérateur à ceux qui le cherchent. > Doctrine aussitôt confirmée par l’exemple des patriarches, qui crurent en Dieueten ses promesses. Pas de foi salviiique, sans l’adhésion à ces deux articles : Dieu et sa Providence surnaturelle. Ce programme vaut pour toute l'économie divine, sans distinction d’Ancien et de Nouveau Testament. Impossible d’y satisfaire, soit par le simple désir de la loi, soit par une adhésion s-ntimentale vide de toute croyance positive, soit 1175

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enfin par une vue purement théorique des attributs divins, puisée dans la contemplation des choses créées.

Le désir delà foi n’estqu’une impuissante velléité, insuffisante pour étreindre Dieu. Qu’on n’invoque pas ici la parité avec le désir du sacrement, car cette parité n’existe pas. Quand l’accomplissement du rite extérieur est matériellement impossible, Dieu veut bien accorder au sacrement in voto la valeur du sacrement in re, sous bénéfice de l’acte de charité qui réalise le plein contact de l’âme avec Dieu. Mais l’acte intérieur, provoqué par la grâce, ne trouve son achèvement qu’en atteignant Dieu ; or il ne l’atteint que par une foi réelle ; Dieu ne se contente pas de l’acte de foi in voto.

L’adhésion sentimentale, vide de toute croyance positive, est une invention moderne, sans attache dans la tradition chrétienne. Il faut laisser au protestantisme libéral la chimère d’une foi sans dogme, condamnée par le protestantisme orthodoxe comme par le catholicisme. Cf. A. Sabatikr, Esquisse d’une philosophie de la Religion, d’après la psychologie et l’histoire, Paris, 1897 ; Les Religions d’autorité et lu Religion de l’esprit, Paris, 1904 ; P. Mbnégoz, Publications diverses sur le Fidéisme. — A rencontre, les documents de Pik X, Décret Lamentabili, Encyclique Pascendi (1907).

La contemplation des choses créées peut mettre sur le chemin de la foi, non conduire jusqu’à la foi proprement dite, qui incline la raison de l’homme devant l’enseignement de Dieu. Saint Jean, VI, 45 : Omnis qui audivit a Pâtre et didicit, venit ud me. Saint Thomas, II » II a e, q. 2 a. 3 : Ad hoc quod homo pervenial ad perfeclam visionent beatitu dinis, præexigitur quod credat Deo tanquam discipulus magistro docenti. — Proposition condamnée par Innocent XI, Décret du Saint-Office, 2 mars 1679, n. a3, D. B., 1173(1040) : Fides late dicta ex testimonio creatururum similive motivo ad iustificationem suf[Icit. — Le croyant est essentiellement un être enseigné.

Et voilà précisément qui pose en termes aigus le cas de l’infidèle : Fides ex auditu. Il ne peut croire que sur la parole de Dieu. Comment donc croira-t-il, si la parole de Dieu n’arrive pas jusqu’à lui ?

b) Notons d’abord que la difficulté n’est point spéciale à la révélation chrétienne et à l’ère chrétienne. Même avant la venue du Christ, la foi au Dieu rémunérateur fut nécessaire pour le salut, et ellen’était pas proposée aux seuls enfants d’Israël. Saint Augustin le dit expressément, en notant que 1^8 Juifs n’ont jamais poussé l’exclusivisme jusqu’à croire réprouvés de Dieu tous les hommes qui n’étaient pas nés de leur race et n’avaient pas reçu Il révélation de Moïse ; il apporte comme exemple .iob l’Iduméen, loué par l’Ecriture comme n’ayant pas son égal en justice parmi les hommes de son temps. Civ. Dei, XVIII, xlvii, P. L., XLI, G09 :

Nec ipsos ludæos existimo audere contenderc neminem perlinuisse ad Deum præter /srælitas, ex quo propago Israël esse coepit, reprobulo eiits fratre maiore. Populus enim rêvera, qui proprie Dei populus diceretur, ntillus alius fuit ; homines aillent quosdam non terrena sed cælesti societate ad veros [srælitas supernæ cives palriæ pertinentes etiam in aliis gentibus fuisse, negare non possunt : quia, si negant, facillime convincuntur de sancto- et mirabili viro lob, qui nec indigena nec prosehtus, i. e. advena populi Israël fuit, sed ex gente Idumæa genus duc.ens, ibi orlus, ibidem mortuui est ; qui divino sic laudatur eloquio ut, quod ad ii/slitiam pietalemque attincl, nullus ei homo suorum temporum coæquetur (cf. lob, 1, 8 ; Ez., xiv, 20).

Donc Job, et ceux qui lui ressemblèrent, conçurent, par des voies connues de Dieu, la foi nécessaire au salut, y compris la foi au Dieu rémunérateur.

Or, pour l’homme déchu, la foi au Dieu rémunérateur implique la foi au Médiateur et Rédempteur. Nul ne le sait mieux que saint Augustin, très convaincu de cette vérité que la foi, diversement accommodée aux besoins des générations humaines, resta une dans son fond. Tempora variala surit, non fides, selon une formule chère au saint docteur, In lo., Tr., xlv, y. P. /., XXXV, 1722 ; In Ps., L, Enair., 17, P. /.., XXXVI, 596 ; Ep., eu, a, ia, P. A., XXX1II.374 ; clxxxvii. 10, 34, 845 ; exc, 2, 6, 858 ; Serin., xix. 3, P. L., XXXVIII, 133-4 ; Conf., X, xliii, 68, P. /.., XXXII, 868 ; C. Faust., XIX, xiv-xv, P. L., XLI1, 355-356 ; In lo., Tr., cix, a, / L., XXXV, 1918 ; De pecc. or., xxiv, 28, P. L., XLIV, 3g8. (Capéran, E. IL, p. 120).

c) A son tour, saint Thomas explique ces exigences de l’unique foi, diverses selon les temps, et y ajoute des précisions qui ne laissent pas de soulever, à première vue, des questions embarrassantes. Il se demande, II » II", q 2 a. 7, Utrum explicite credere inY.iteii.uin lucarnationis Christi sit de necessitate s’alu tis apud omîtes. Nous suivrons pas à pas sa réponse.

Appartient proprement et essentiellement à l’objet de la foi, dit saint Thomas, ce qui est nécessaire à l’homme pour atteindre la béatitude. Or la voie qui mène les hommes à la béatitude, est le mystère de l’Incarnation et de la Passion du Christ, selon Act., iv, 12 : Non est aliitd nomen subcælo datuin hominibus, in quo oporteal nos salvos fieri. C’est pourquoi le mystère de l’Incarnation du Christ a dû, de tous temps, être cru par tous ; mais diversement selon les temps et les personnes. Avant la chute, l’homme eut la foi explicite à l’Incarnation du Christ, selon qu’elle était ordonnée à la consommation de la gloire, mais non selon qu’elle était ordonnée à la rédemption du péché par la passion et la résurrection du Christ, car l’homme ignorait le péché à venir. La prévision de l’Incarnation du Christ paraît impliquée dans ces paroles d’Adam, Gen., ii, 24 : Pi opter hoc relinquet homo patrem et malrem et adhærebit uxori suae. Sur quoi l’Apôtre note, Eph., v, 3a : Sacramentitm magnum est in Christo et Ecclesia. Ce sacrement (mystère ) n’a pas dû être ignoré du premier homme. — Après le péché, le mystère de l’Incarnation fut objet de foi explicite, non seulement quant au fait de l’Incarnation, mais quant à la passion et à la résurrection, par où le genre humain est racheté du péché et de la mort : autrement, les Israélites n’auraient pas offert, avant la Loi et sous la Loi, des sacrifices figuratifs de la passion du Christ ; sacrifices dont le sens était connu explicitement des personnages les plus éclairés (maiores) ; la foule (minores) croyait, sous le voile de ces sacrifices, à leur signification touchant le Christ à venir, qu’elle connaissait sous le voile. Leur connaissance était d’autant plus distincte qu’ils touchaient de plus près au Christ. — Après la révélation de la grâce, tous — maiores et minores — doivent avoir une foi expuciic aux mystères du Christ, surtout de ceux qui sont dans l’Eglise objet de solennité commune et d’enseignement public, tels que les articles de l’Incarnation. Quant aux autres considérations subtiles touchant les articles de l’Incarnation, les fidèles sont tenus de les croire plus ou moins explicitement, selon qu’il convient à leur condition ou à leur office respectif.

Ainsi parle saint Thomas.

Donc, sous la loi de grâce, il exige de tous la croyance explicite à l’Incarnation, à la mort san1177

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glante.à la résurrection du Christ. D’ailleurs, il subordonne cette exigence à l’hypothèse d’une propagation universelle de l’Evangile ; et il prévoit aussitôt le cas d’un adulte qui n’aurait pas été touché par cette propagation. Ibnl., ad 3 ni, après avoir cité Job, xix, ">. qu’il entend du Messie, selon la lettre de la Vulgate. après avoir fait appel au témoignage de la Siwylle, arec S. Augustin, C. Faust., XIII, xv, PI.., XM1, il cite encore un récit conservé dans la Chronomraphie de Thkophanb, ad ann. 77/î, /’. G., CVI1I, 017 B : « Au temps de Constantin Auguste et d’Irène sa mère, on découvrit un sépulcre dans lequel reposait un homme ayant sur la poitrine une lame d’or où on lisait : le Christ naîtra d’une Vierge. Je crois en lui. Soleil, au temps d’Irène et de Constantin, tu me reverras. Et il poursuit : « Si des hommes ont été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne furent pourtant point sauvés sans la foi au Médiateur ; car, à défaut de la foi explicite, ils eurent la foi implicite en la divine Providence, croyant que Dieu est le libérateur des hommes, selon les modes qui lui plaisent, et selon la révélation de la vérité faite à quelques-uns par l’Esprit. »

La critique de saint Thomas est sans doute en défaut : le texte de Job, xix, 20 ne se rapporte pas directement au Christ selon le sens littéral ; les passages messianiques des Oracles sibyllins procèdent d’interpolations chrétiennes ; enGn, la narration de Théophane, touchant une découverte faite au temps de l’empereur Constantin VI (780-797), (ils d’Irène, est loin d’inspirer pleine confiance. Mais sur le terrain de l’intuition théologique, saint Thomas reprend tous ses avantages. Le principe de la foi implicite au Rédempteur, suffisante pour le salut, est un trait de lumière, qui permettra de raccorder la pensée des anciens scolastiques à celle des théologiens modernes, mieux instruits touchant la portée réelle de l’évangélisation.On retrouve d’ailleurs ce principe largement développé, De Ver., q. xiva. Il : Postpeccatiim usr/ue ad tempus gratiae, maiores tenebantur habere (idem de Reæmptore explicite, minores vero implicite, > el in fide Patriarcharum et Prophetarum, vel in divina Providentia ; tempore vero gratiae, omnrs, maiores el minores, de Trinitate el Redemptore tencntur explicitam fidem habere, non tamen omnia eredibilia circa Trinitatem vel Iledemptorem minores explicite credeie tenentur, sed soli maiores. Minores autem tenentur explicite credere générales arliculos, ut [>eum esse trinum, Filium Dei esse inearnatum et mortuum et resurrexisse, et alia huius modi, dequibus Ecclcsia festa facit.

d) La doctrine de saint Thomas régna telle quelle dans l’Ecole, jusqu’au jour où la découverte du Nouveau monde mit à l’ordre du jour la question du salut des infidèles. Parmi les théologiens qui, au xvie siècle, abordèrent franchement la difficulté, il faut nommer au premier rang Dominique Soto, O.P. (-{- 1560), et Andrk Ybga, O.S. F. (f vers 1570), tous deux anciens théologiens du Concile de Trente.

Soto, De natura et gratia, Venetiis, 1 5 4 7, cherche à élaborer une théorie du salut fondée sur une connaissance naturelle de Dieu, L. II, c. xi. p. 13g. Malgré les restrictions et les nuances dont il l’enveloppait, la théorie, vivement combattue, ne tarda point à paraître insoutenable à son auteur. Il la retira dans une nouvelle édition, parue deux ans après la première, Parisiis, lô’pj, p. 1 ?>.

Vbga. Tridentini decrelide iustificatione expositio fl defensio, Venetiis 15’|8, osa revendiquer pour le Nouveau monde les conditions de salut qui suffisaient pour l’Ancien monde avant l’Evangile. L. VI, c. xix, p 6’i. C’était affirmer la suffisance de la croyance implicite au Rédempteur. Il alla même plus loin, et

parut admettre, à titre d’exception sans doute, la possibilité de la justification sans aucun acte de foi explicite, fût-ce en l’existence de Dieu. Ib., c, xx, p. 65.

Soto fut désavoué par le Dominicain Mbi.chior Ca.no, dans une Heler.tiode Sacramentis, habita in Academia Salmanticensi (154 ;), part ii, De necessitate jidei Christiad salutem. Vega fut désavoué par le Franciscain MiguklMrdina, De recta in J)eum fide, IV, ix, p. 1 36 A, Venetiis, 1564. Malgré les justes démentis infligés à ces deux illustres théologiens, la question par eux soulevée demeurait à l’ordre du jour, et l’on marchait vers une solution qui, pour une part, est due à leur initiative.

Cano mêlait, d’ailleurs, à d’utiles revendications des inventions malheureuses. Dans sa Relectie (nous citons l’éd. de Bassano, 1776), il fait d’abord justice de la foi puisée dans la contemplation de la nature : I a Concl., p. 377 B, fin : Erroneum est, atque adeo fors’tan hæretieum asserere quemquam adullnm sine actu fidei per solam naluræ cognitionem iustificari ; nam et sacri Doctores unanimi consens// réclamant et arcanæ litteræ contra pugnant. Ceci est la partie durable de l’ouvrage. Mais plus loin, il s’avise d’une distinction bizarre entre la foi nécessaire pour la justification et la foi nécessaire pour le salut éternel, 3 a Concl., 3, resp. ad i n’, p. 3/Ji B : Nonesse eandem rationem, etiam Evangelio promulgato, de re/nissione peccatorum et aeterna finalique sainte. Non enim omnia quæ adhanc consequendam exiguntur, ad illam altevam sunt necessaria. Il admet que la foi explicite de l’Evangile est requise pour le salut éternel, qu’elle ne l’est pas pour la justification. Ceci est la partie caduque. La tradition catholique tout entière proteste contre cette disjonction entre la grâce et la gloire, et n’exige, pour donner droit à celle-ci, rien d’autre que la possession de celle-là.

Payva db Andraoa, S. I., Orthodoxarum explicalionum libri X, Venetiis 1 564, s’étant montré favorable au salut de quelques païens (L. III, p. 1 16-121), Martin Chkmnitz accusa le jésuite — et le Concile de Trente — de pélagianisme. Examen Concilii Tridentini, I a p., p. 119. Francofurti ad M., 1Ô78. La

« foi implicite » est le « mystère d’iniquité » qui

s’agitait à Trente.

A la fin du xvi* siècle et au cours du xvue, les théologiens optent diversement, au gré de leurs préférences. Suarbz (7 1617) propose une formule de transaction. Il se refuse à croire que la Loi nouvelle ait rétréci la voie du salut ouverte sous le règne de la Loi ancienne ; par ailleurs, il estime que la croyance explicite au Rédempteur est, en principe, nécessaire sous la Loi nouvelle, non pas sans doute in re, mais in voto. Il écarte nettement la disjonction proposée par Cano entre les deux degrés du salut. De Fide, Disp. xii, s. 4 n. 18, éd. Paris, 1858, t. XII, p. 357 A : Dicendum est fidem explicitam Christi, per se loquendo, esse necessariam omnibus et singulis in statu Legis evangelicae, ad utramque salutem. Unde etiam dici potest médium necessarium, quamvis non semper in re, sed vel in re vel in voto. Rii’alda (-J- 1648) essaye d’expliquer la genèse de la foi salvifique en partant du témoignage des créatures et faisant intervenir à point nommé une illumination surnaturelle. Il estime d’ailleurs que tout acte moralement bon présuppose une grâce prévenante surnaturelle. De ente supernatnrali, Disp. xx, s. 1.3, éd. Lugdun., |663, t. I, pp. i")o-156. Ce système de la fides lata est combattu par Lugo (-}- 1660) qui, à l’origine de la justification, même de cette aurora fidei qui provoque la prière, requiert une grâce prévenante, et, avant l’heure de la justification, la foi stricte. Tract, de virtule fidei infusae, Disp. XII, s. i-4, Paris. 1868, t. I, p. 385 sqq.

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Divers essais de synthèse apparaissent. L’ouvrage de Fr. Collins, De animabus Paganorum libri V, Mediolani, 1622-1623, est surtout une fantaisie littéraire, où l’auteur prononce librement des sentences de béatification et de damnation. Dans l’ensemble, il se montre dur aux païens. La Mothb lk r AYKR, dans son ouvrage dédié au cardinal de Richelieu, De la vertu des Parais, Paris, 1 G r i 2, montre beaucoup plus d’indulgence ; il ose croire que la « plupart » des païens eurent une foi su (lisante pour le salut. Ces deux auteurs s’accordent à rejeter la doctrine de Seyssel sur les limbes pour adultes. La Mothe excite l’indignation d’ARNAULD, qui le réfute dans son écrit (posthume), De la nécessité de la foy en Jésus-Christ pour être sauvé, Paris, 1701, 2 in-8. Contre La Mothe, théologien d’occasion, Arnauld avait la partie belle ; d’ailleurs il poussa les choses à l’extrême, en damnant sans rémission les inûdèles en général et les Américains en particulier.

Dès lors, la thèse de la foi implicite au Rédempteur suffisante pour le salut — selon la pensée de Soto et de Vega, — avait en somme cause gagnée. Les idées de Baïis De virtutibus impiorum étaient classées, depuis la Bulle de saint Pie V (i er oct. 156^) ; — proposition condamnée sous le n. 25 : Omnia opéra infidelium suntpeccatæt philosophorumvirtutes sunt vitia ;

— 35 : Omne qitod agit peccator vel servus peccati, pr.ccatumest. D.B., io25(go5) ; io35(g15). Elles reparaissaient encore sous des plumes jansénistes, et Alexandre VIII condamnait (7 déc. 1690) cette proposition, n. 8 : Necesse est infidelem in omni opère peccare. D. B., 1298 (n65). Mais cet esprit allait s’utténuant, malgré des explosions passagères, comme celle provoquée en 1700 par l’affaire des

« Mémoires de la Chine ».

Les missionnaires d’Extrême-Orient s’étaient trouvés, dès le temps de saint François-Xavier, en face de questions délicates, relatives au culte national et aux honneurs rendus aux ancêtres. En 1674, des doutes furent soumis au Saint-Siège, qui ordonna une enquête. L’ouvrage du P. Lb Comte, S. I, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, qui présentait sous un jour favorable les traditions religieuses des Chinois, fournit à la Sorbonne l’occasion d’intervenir. Le 18 oct. 1700, parut une Censure de la Faculté de Théologie de Paris, conçue en termes fort sévères. Le sorbonniste Coujlau prit sur lui de faire paraître un mémoire où il maintenait le point de vue des missionnaires : Judicium uniuse Socirlate Sorbonica doctoris, de propositionibus quibusdam circa antiquam Sinarum religionem ad sacrarn Facultatem Parisiensem delatis, in l’, 126 p. Ei.liks du Pin répliqua dans sa Défense de la censure de la Faillite de Théologie de Paris (1701). Bossubt, dans plusieurs Mémoires à M. de Brisacier, supérieur de » Missions étrangères, essaya de tenir la balance égale entre jésuites et jansénistes.

V Histoire du Peuple de Dieu depuis son origine jusqu’à la naissance du Messie, par le P. Bkrruybr. S. I. (Paris, 1728), qui renouvelait en termes fuyants l’enseignement de Ripalda sur la « foi large », fut censurée par l’Index.

A travers ces discussions et ces réprobations, se fait de plus en plus jour la parfaite légitimité, au regard de la tradition, de l’opinion qui tient la foi implicite au Rédempteur pour sullisante au salut. Nous citerons un seul auteur, parfaitement représentatif.

Le Cardinal Billot, étudiant l’objet de la foi nécessaire au salut, part naturellement du texte de Heb., xi, 6 et en dégage le » enseignements essentiels : il faut croire explicitement à l’existence de Dieu et à sa Providence surnaturelle. Dans cette

croyance, la Trinité divine et l’Incarnation sont impliquées en fait ; mais la croyance explicite à ces mystères n’a pas toujours été de nécessité de salut, et donc ne l’est pas encore aujourd’hui. Tract, de virtut. inf., t. I-, Romae, 1905, thés, xix, p. 336 :

« Nunc autem utrum duobus prædiclis annumeranda

eliam sint mysteria Trinitatis et Incarnationis, controversia est inter theologos, in verbis forte magisconsistens quam inre ipsa. Quidquid sit, non videtur admittenda nécessitas medii, cum ad conversionem in Deum ûnem supernaturalem absolute sulliciens sit nolitia explicita duorum articulorum fundamentalium. — Accedit quod média quæ non sunt positivæ institutionis, et per votum suppleri nequeunt, semper eadem fuerunt omni lempore et pro omnibus homhiihtis. Sed in v. t. non exigebatur ab omnibus explicita tides horum mj-steriorum quae nondum ernnt sat clare propalata ; unde communiter auctores dicunt quod a solismaioribusbabebatur.

— Denique non obstant textus Scripturæ in quibus sermo est de absoluta necessitate lidei Christi, seu Udei in Christnm, quia quacumque hypolhesi facla, supernaturalis lides in præsentiordineprovidentiae semper erit (ides Christi et fides in Christum, quatenus semper ex meritis Christi datur et seniper habet pro obiecto Christum ut principaliter inclusum in viis illis a Deo præparatis, quas utique crédit quisquis fide explicita tenet quod Deus inquirentibus se remunerator sit. »

Comment cette manière de voir ne constitue pas, au regard de la tradition catholique, une révolution, mais une légitime expansion, c’est ce qu’il nous reste à montrer.

Synthksb. — On n’a pas oublié que saint Augustin reconnaît la permanence de la religion chrétienne, identique à elle-même à travers les siècles. Civ. Dei, VII, xxxii, P.L., XLI, 221 : Hoc mysterium vitæ aeternæ iam inde ab exordio generis humani per quædam signa et sacramenta temporibus congrua, quibus oportuit, per angelos prædicatum est. Retr., I, xiii, 3, P. L., XXXII, 603 : Hes ipsa quae nunc christiana religio nuncuputur, erat apud antiqiu /s, nec defuit ab initio generis humani, nuousque ipse Chr’stus veniretin carne, unde vera religio, quae iam erat, coepit appellari christiana. Saint Thomas n’est pas moins net sur la permanence de l’unique foi et la diversité de ses exigences. Voir les textes, II a Il » e, q.2 a. 7 ; De Ver., q. xiv a. 11, analysés ou reproduits ci-dessus. L’objet de la foi est Dieu mémo, à posséder un jour par l’effet d’une gratuite disposition de la Providence ; objet immuable dans son fonds ; mais le programme du catéchiste est subordonné aux indications positives données d’en haut, selon les temps et selon les capacités respectives des personnes.

Saint Thomas a tracé le programme du catéchiste, Ha n »e q. 1 a. 6, en recberchant Utrum credibilia sint per certos articulos distinguenda, et a. 8, Utrum articuli fidei convenienter enumerentiir. A la première question il répond que l’objet de la science du salut, comme l’objet de toute autre science, a besoin d’êlre convenablement divisé pour être proposée l’esprit. A la seconde, il répond que la vision de Dieu, où l’homme doit trouver sa béatitude éternelle, détermine l’objet de sa croyance présente : Dieu d’abord ; puis l’humanitédu Médiateur divin : à ces deux chefs, se rapportent tous les articles du symbole. Plus loin, q. 2 a. 8, saint Thomas recherche utrum explicite credere Trinitatem sit de nveessitate salutis. La réponse est affirmative : la foi à la Tri nité est renfermée dans la foi à l’Incarnation ; or le| chrétien doit croire à l’Incarnation. Saint Thoma ne s’est point départi du point de vue eatéchétique 1181

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Du point de vue catéchétique, relève aussi la sentence du Saint-Ollice rendue sous Innocent XI (a mars 1679) et portant condamnation de la proposition suivante, n.64, D.R., 1274 : Absolutionis capax est homo quantumvis lahoret ignorantia ficiei et etiamsi per negligentiam, etiam culpabilem, nesciat mysterium emnetissimæ Trinitatis et Incarnationis D..V./.C. Du même point de vue procèdent encore diverses instructions données à des missionnaires. S.C.S. Off., a5 ian. 1703, Québec ; 10 mai 1703, Quebec ; 3 aug. 1860, Tche-Kiang ; 30 mart. 18 « j8. (Textes dans F. M. Cappbllo, Tractatus canonicomoralis de Sacramentis, Toi. I, §§ 1 5^. 1 58. 15(>, Taurinoruni Augustae, 1921). Le catéchiste et le missionnaire, qui doivent former un chrétien et pourvoir au salutd’une àme, rempliront ponctuellement leur programme et ne négligeront rien de ce qui est prescrit. C’est l’application d’une règle universelle en matière de sacrements (Prop. condamnée par Innocknt XI, 2 mars iÔ79, n. 1, D.B., iiôi [1018]).

Mais on ne saurait juger par là de ce que Dieu fait dans l’àme ; et nul ne distingue mieux ces deux points de vue que le Docteur angélique. Nous avons signalé ci-dessus sa doctrine touchant l’option proposée à l’enfant au seuil de la vie morale, entre une conversion vers Dieu qui le justiQera, et une aversion de Dieu qui grèvera sa conscience d’un péché mortel. Cette conversion vers Dieu suppose une illumination intérieure sur tout l’essentiel de la foi, suffisante pour engendrer l’amour (Gal., v, 6).

Comment se produit cette illumination chez l’homme adulte séquestré de la prédication évangélique, mais d’ailleurs docile à la voix de sa conscience ? Saint Thomas ne recule pas, au besoin, devant la perspective d’un miracle. De Ver., q. xiv a. Il ad i" 1 : Non sequilur inconvénient, posito quod quilibet teneatur aliquid exp icite credere, si in silvis fl inter bruta ammalia nutriatur : hoc enim ad divinam Providentiam pertinet ut cuilibet provideol de necessariis ad salutem, dummodo ex parte eius non impediutur. Si enim aliquis taliter nulritus ductum naturmlis rationis sequeretur in appetitu boni et fuga mali, certissime est lenendum quod ei Deus vel per internam inspirationem revelaret ea quæ sunt ad credendum necessaria, vel aliquem fidei prædicatorem ad eum dirigeret, sicut misit Petrum ad Cmnelium.

Saint Thomas écrivait ces lignes vers 1266-9, selon la chronologie communément admise. Il s’était exprimé en termes semblables dès ia54-ô, dans le Commentaire sur les Sentences, In III d., ih q. 2, a. 1, sol. 1, ad 1 et a. Il devait y revenir vers 1269- 1270, dans la Somme Théologique, II a II æ, q. 2, a. 5-8, et encore très ouvertement, tout à la un de sa vie, vers 127<-3, selon l’opinion commune, dans le commentaire In Rom., c. x, lect. 3. — Notons cependant que l’on a cru observer, dans les textes de la II » ll æ, quelque hésitation ; pour en rendre compte, on a jugé plausible de recourir à une considération particulière : vers ce temps-là, l’Occident acquit des lumières nouvelles sur l’inachèvement de la prédication évangélique, grâce aux relations de certains voyageurs : Asselin, O. P., envoyé en Chine par Innocent IV, 12^0-8 ; Jean de Plan Carpin, O. M., et Hubruquis. O. M., ayant séjourné à la Cour du grand Khan vers 1206 ; Marco Polo, à Pékin en 1268 ; sous l’intluence de ces lumières nouvelles, saint Thomas aurait pris le parti de se retrancher plus décidément derrière le principe augustinien, qui présente l’ensemble du genre humain comme une massa dannaïa. Voir J. db Glibert, S. I., Les doublets de saint Thomas d’Aquin, p. 80-89, Paris, 1926. Cette conjecture intéressante serait mise en échec par les

conclusions communément admises touchant la date du Commentaire sur saint Paul. Toujours est-il que le principe posé De Ver., q. xvi, a. 11, ad. i m n’a jamais été ouvertement rétracté.

Ces dernières considérations ne suggèrent certes pas que, selon la pensée du Docteur angélique, le programme de la foi nécessaire pour la conversion vers Dieu doive être matériellement très chargé. Elles invitent à disjoindre absolument, du point de vue de la catéchèse officielle, le point de vue de cette pédagogie surnaturelle qui reste le secret de Dieu. Que les moyens de cette pédagogie surnaturelle puissent comporter une extrême diversité, tout le suggère : vestiges de la révélation primitive, échos de la révélation mosaïque ou de la révélation chrétienne répercutés inconsciemment par les milieux infidèles, prédication muette de l’exemple ou de la charité active : autant de moyens, sans compter le miracle proprement dit, dont Dieu peut user à l’occasion, pour suppléer au défaut de l’apostolat direct. Y faire appel, n’est pas rompre avec la tradition, mais au contraire reconnaître la (idélitédeDieu, qui, mieux que le scribe de l’Evangile (Mut., xni, 5a), peut tirer de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes, pour le salut de ses enfants.

Bibliographie. — Outre les deux livres de M. l’abbé Louis Capéran sur Le problème du salut des Infidèles, Essai Historique et Essai Théologique (Paris, 1912), voir l’article du R. P. Harknt, S. J., Infidèles (Salut des), dans le Dict. de Théol. Cath., col. 1736-1930 (1923). On y trouvera l’indication de tous les travaux antérieurs.

A. d’Alks.