Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Prophétisme Israélite

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 199-219).

PROPHETISME ISRAÉLITE

I. Le nom et les fonctions du Prophète : Interprète de Dieu. Prédication et prédiction.

II. Origine prétendues de la Prophétie israélite : Origine arabe, cananéenne, égyptienne.

III. Les prétendues « Ecoles de Prophètes ».

IV. La vocation surnaturelle des Prophètes. Témoignages des Prophètes sur leur mission. Réfutation des interprétations rationalistes de Kuenen, Auguste Sabatier, William James, etc.

V. Les prédictions des Prophètes. Réfutation de six théories rationalistes.

VI. Les divers modes de la Révélation divine : Visions et paroles intellectuelles ; visions imaginatives ; le songe ; l’extase.

VII. Le langage prophbtique : Actions symboliques ; prophéties écrites ; poésie.

VIII. L’authenticité des écrits prophétiques. Théories d’Ernest Havet, M. Vernés, Ed. Naville. Importance de la division strophique dans les questions particulières d’authenticité.

IX. Les prophéties messianiques.

X. Lbs Prophètes et le Socialisme.

I. — Le nom et les fonctions du prophète

Le prophète, suivant l’acception commune, est celui qui prédit l’avenir. Quand il s’agit des prophètes d’Israël, cette définition est incomplète et inexacte, bien qu’elle soit donnée par le dictionnaire de l’Académie française : « Prophète : Celui qui prédit l’avenir. En parlant des Hébreux, il se dit de ceux qui, par inspiration divine, prédisaient l’avenir ou révélaient quelque vérité cachée aux hommes. » Littré dit aussi : Prophète : I. Celui qui, chez les Hébreux, inspiré de Dieu, prédisait l’avenir. » C’est qu’on expliquait autrefois jtpofrjmi comme dérivé de Hfifrt/u dans le sens de prae-dicere. De plus, du point de vue chrétien, parmi les prophéties de l’Ancien Testament on ne retenait guère que les prédictions messianiques. Tout au contraire, d ; ms un paradoxe hardi, M. Jambs Darmbsteter a prétendu que « en fait, la prédiction proprement dite est la marque qui distingue l’apocryphe du Prophète. Le Prophète ne prédit jamais » (Les Prophètes d’Israël, Paris, 1895, p. 137).

En réalité, le prophète chez les Hébreux prédit ; mais il ne fait pas que cela. Son nom ordinaire, nâèt, marque sa fonction. Suivant le sens étymologique le plus probable (cf. assyrien nabti, « annoncer, proclamer » ; arabe, naba’a, « proférer » ; éthiopien nababa,

« parler »), le nâbî est l’interprète, le porteparole, 

lehéraut de Iahvé. Ce sens est mis en pleine lumière par le passage de l’Exode où Dieu dit à Moïse : « Aaron, ton frère… parlerapour toi au peuple ; il te servira d’organe (littér. : il sera ta bouche) et toi tu seras son Dieu » (iv, 1^-16) ; et un peu plus loin (vu, 1) : « Voici que je t’ai fait le Dieu de Pharaon ; et Aaron, ton frère, sera ton prophète. » Moïse, à la place de Dieu, donnera des ordres, annoncera et déchaînera les fléaux ; Aaron sera « son prophète », c’est-à-dire son organe pour transmettre ses décisions. Saint Augustin, à propos de ce passage, donne la vraie définition : « Hic insinuatur nobis, ea loqui prophetas Dei quæ audiunt ab eo, nihilque aliud esse prophetam Dei, nisi enuntiatorem verbo387

PR0PIIÉT18ME ISRAÉLITE

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rum Dei hominibus » (Quæst. in Htpt., 1. II, q. 17 : P. L., XXXIV, 601).

Dans la version desSeplante, r.pofr.rru répond presque toujours à nabi (à peu près a60 fois). « Interprète d une divinité », tel est le sens premier et principal de TT05t^’7 ») ; (Dictionnaire grec-français d’Anatole Bailly, Dict. de Liddell et Scott ; Bouché-Leclercq, Histoire de la Divination dans l’Antiquité, t. II, p. 11). On reconnaît généralement aujourd’hui que la préposition -npin’a. pas dans ce mot le sens temporel, avant, comme si le prophète était l’homme annonçant d’avance les événements. Plusieurs l’expliquent par « pro aliquo loqui », parler à la place de quelqu’un, ce qui s’accorderait bien avec le sens d’  « interprète » ; mais on ne remarque pas assez que irpd, en composition dans les verbes, ne signifie jamais à la place. Le sens est proférer, proclamer (pro =. devant), et il convient fort bien à la fonction du n&bt.

Le prophète est appelé aussi rô’è, hôzè, c’est-à-dire

« voyant » ; ou encore « homme de Dieu », à cause de

son union à Dieu, et « serviteur de Iahvé », pour marquer son rôle de messager, d’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Tandis que le prêtre de l’ancienne Loi est intermédiaire aussi, mais s’adressant à Dieu de la part des hommes, pour offrir les prières et les sacrifices, le prophète va de Dieu aux hommes, chargé de leur communiquer les volontés divines ; cette mission lui confère l’autorité sur tout le peuple, sur les grands, sur les rois, sur les. prêtres eux-mêmes. De la part de Dieu, il condamne les pratiques idolâtriques, il menace les impies et annonce le châtiment, il exhorte à la pénitence et à la justice ; il s’élève contre tout ce qui peut compromettre la destinée religieuse du peuple élu ; il réprouve, en général, les alliances politiques avec les nations païennes. Dans les dangers il prêche la confiance en Iahvé, il prédit la délivrance et le triomphe d’Israël, le règne du Messie, la conversion des peuples à la religion du vrai Dieu. Son rôle peut donc se résumer en deux mots : prédication et prédiction. Réduire l’œuvre du prophète à la prédiction, c’est la restreindre arbitrairement : « Arctioribus igitur, quam par est, limitibus munus prophetarum circumscribitur, si futurorum prædiclores fuisse dicunlur. » (R. Cornely, Uist. et crit. Introd. in U. T. Libro* sacros Compendium, éd. 3", p. 364). D’autre part, méconnaître la prédiction, c’est être victime du préjugé rationaliste qui sera réfuté plus loin.

Ou ne s’étonnera pas de l’intervention perpétuelle des prophètes hébreux dans les affaires politiques, si l’on se rappelle que chez les anciens, et particulièrement chez les Sémites, il y avait une connexion étroite entre la religion et l’Etat. En Israël, même au temps des rois, le gouvernement est toujours théocratique : le roi est le mandataire de Dieu ; Dieu lui envoie ses interprètes pour le conseiller, le diriger, lemenacer, le blâmer. Lesprophètes expliquent, à l’occasion, l’action providentielle de Dieu sur le peuple élu : la défaite, l’exil, divers fléaux seront les châtiments de l’infidélité, mais, à cause de la mission d’Israël et en vertu des anciennes promesses, dans les plus grands dangers un secours d’en haut empêchera la ruine. Iahvé est le vrai Dieu, le seul ; il gouverne le monde entier, il se sert des nations ennemies comme d’instruments de sa justice (Am., IX, 7, 8 ; Is., x, 5-15 ; Jer, , xxvii, i-15, etc.). En scrutant le sens des événements et leurs causes profondes, les prophètes ont inauguré la « philosophie de l’histoire ».

Charge avant tout des grands intérêts de la nation, le prophète donnait-il, de plus, des réponses aux simples particuliers sur les affaires de leur vie pri vée ? On lit dans I $ « m., ix, Q, à propos de Saùl, qui va consulter Samuel pour retrouver des ànesses perdues :

« Autrefois en Israël lorsqu’on allait consulter

Dieu, on disait : Venez, allons trouver le Voyant I Car celui qu’on appelle aujourd’hui Prophète s’appelait autrefois Voyant. Et quand le roi d’Israël, Œhozias, envoie interroger Beelzébub sur les suites d’une chute dangereuse, le prophète Elie dit aux messagers : « Est-ce qu’il n’y a pas de Dieu en Israël, pour que vous alliez consulter Beelzébub, dieu d’Accaron ? » (II (IV) Peg., 1, 3, 6). On voit çà et là un prophète prononcer sur quelque événement d’ordre privé ; mais c’est surtout à l’époque ancienne, elle plus souvent au sujet d’un personnage important. Saint Jérôme semble donc généraliser trop en disant « … hanc fuisse consuetudinem populi Israël, ut quidquid scire cupiebant a Domino quærerent per prophetas, multa exempla testantur » (In Ez., xx, 1).

Le recours aux prophètes, comme la consultation de l’oracle Ourim et Thoummim parle grand prêtre, étaient autorisés par Iahvé pour tenir éloigné des superstitions païennes le peuple encore grossier des premiers temps de l’Alliance. Les pratiques de la divination avaient pris chez les païens un développement considérable, en particulier à Babylone. Elles témoignent d’un désir passionné, très humain, de savoir les choses futures pour mieux diriger son activité, joint à la persuasion qu’une divinité connaît l’avenir, peut le révéler, et le révèle de fait, non point à tous indistinctement, mais à certains hommes choisis qui communiqueront à d’autres cette révélation. Art des présages, magie, évocation des esprits, sorcellerie, nécromancie, tous les moyens de divination sont rigoureusement interdits en Israël ; et la loi ajoute queles communications divines se ferontparles prophètes (Dent., xviii, 9-32). Iahvé. souverainement indépendant, peut refuser de répondre ; sa parole a toujours un but moral et religieux, et ne se met pas au service d’une vaine curiosité ; elle est une faveur dont on peut se rendre indigne. Saiïl, menacé par les Philistins, consulte sans résultat les songes, Y Ourim et les prophètes ; alors il se tourne vers la pythonisse d’Endor I (I Sam., xxvin, 6, 7)

II. — Origines prétendues de la Prophétie israélite

Il n’y a pas à s’arrêter à l’hypothèse qui place en Arabie les origines du Prophétisnie israélite : appuyée sur des raisons dérisoires, elle n’a eu aucune vogue. C. H. Cornill apportait comme preuve l’étymologie du nom du prophète, nabi : entre les langues sémitiques l’arabe lui semblait en fournir la meilleure explication (Der Isrælitische Prophctismus, 2e éd., Strasbourg, 1896, p. 12). Rien de plus trompeur que de telles étymologies, surtout pour des mots d’une pareille antiquité. T. K. Chkynb » suggéré l’idée de l’Arabie du nord ; à son sentiment, le manteau de poil porté par le prophète (I (III) Iteg., xix, 13 ; II (IV) Reg., t, 8 ; comp. Zach., xiii, l) rappelle le manteau de poil de chèvre des Bédouins ; et les incisions sur le front (I (III) lies ;., xx, 40 sont probablement une survivance de l’ancienne marque distinctive delà tribu des Kénites[ ?| (Encyclopæ di(t Hiblica, col. 3857).

Origine cananéenne affirmée par Abraham Kuenen.

— Un critique hollandais, Aimiaiiam Kuknen, a exploité les passages de la Bible relatifs aux « fils deprophètes », dont il sera question plus loin, où l’oi voit, au temps du prophète Samuel (xi* s. av. J.-C). des troupes d’enthousiastes se livrer à des manifes 389

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talions extatiques accompagnées de chants et de Basique. Il en a tiré la théorie exposée par lui à la lin d’un volumineux ouvrage, traduit du hollandais en anglais et intitulé The Prophets and Prophecy in Israël. An hislorical and critical Enquiry (Londres, 1877) : l’éolosion du prophétisme daterait du temps de Samuel. L’époque des Juges, explique ce critique, fut remplie par les luttes entre Hébreux et Cananéens avec desrésultatsdivers sur les différents points du pays : la religion du vainqueur supplantait l’autre, ou une sorte de fusion s’opérait. A la linde cette période, il y eut en Israël un renouvellement religieux.

« La prophétie fut une des formes sous lesquelles

ce réveil religieux se manifesta. Les phénomènes d’exaltation extatique, qui, jusqu’alors, ne s’étaient vus que chez les sectateurs des dieux du pays, et qui certainement n’avaient point passé inaperçus pour les Israélites, se propagèrent chez les serviteurs du Dieu national lahvé.Il se forma des associations de prophètesde lahvé. Comme les associations pareilles des Cananéens, elles excitent l’enthousiasme de leurs adeptes par la musique et par le chant. Une ressemblance extérieure a pu exister encore à d’autres points de vue. Mais ce qui se passe chez ces prophètes de lahvé est attribue à l’opération de l’esprit de lahvé ; c’est, pour ainsi dire, au service de lahvé ; et, par conséquent, cela favorise le Iahvisme et le réveil de l’esprit national. » (p. 556). Kuenen repousse l’étymologie qui donne à nàbi le sens d’ « interprèle », « porte-parole » ; il préfère la racine nâba’, avec le sens de bouillir, bouillonner, exprimant l’agitation, l’effervescence, l’exaltation prophétique ; car cela (déclare-t-il ingénument) s’applique très bien aux prophètes de Baal, tandis que l’autre sens ne pourrait convenir qu’aux prophètes de lahvé (p. i, 46). Ce sens étymologique une fois adopté, Kuenen juge très probable l’origine étrangère du mot nàbi : les Hébreux l’ont jtmprunté aux Cananéens (p. 554, 555).

Il est affligeant de voir une hypothèse creuse, accueillie san* contrôle et répandue partout, s’accréditer de plus en plus et se proclamer certaine par le seul fait d’être répétée : telle, la rumeur confused’une Causse nouvelle prend consistance en se propageant, vires acquirit eundo. Pa ? une étrange fortune, la théorie précaire de Kuenen a été enregistrée par quantité d’auteurs, à titre de conclusion scientifique. Les historiens de la religion et du prophétisme, Kayser, Smend, Wellhausen, Kautzsch, Krætzschmar, Ottley, s’en sont emparés ; elle a passé dans le manuel d’histoire d’Israël de Guthe, dans le commentaire d’Amos et d’Osée par W. R. Harper, dans des articles de dictionnaires, des études d’archéologie et des opuscules de vulgarisation.

Le malheur est que, de l’aveu même de son auteur, cette théorie repose sur des conjectures en l’air et sur une pétition de principe, a Faute de données historiques, écrit Kuenen, nous devonsnous contenterde ton ; « ctures probables, qui se recommandent par le fait même qu’elles nous donnent une explication satisf mante [= excluant le surnaturel ! de la première apparition du prophétisme en Israël » (/. c, p. 555). Dans le même esprit, M. Jban Rsvillb se contente aussi à peu de frais : il décrit longuement le caracle rôle des anciens prophètes de lahvé, « semblables à ceux des Baals cananéens » et vulgaires sorciers, — dont on ne sait rien, d’après lui, car il ajoute naïvement que les prophètes écrivains des siècles suivants « sont les seuls sur lesquels nous s quelque peu renseignés » (Le Prophétisme hébreu, Paris, 1906, p. 17).

Mais on est peiné de voir un savant de la valeur le Kautzsch souscrire à cette thèse, après avoir

constaté qu’elle se fonde sur de « pures conjectures » (J. Hastings’Dictionan of the Bible, Extra volume, 1904, p. 653 »). Dans l’article Prophecy and Prophets du même dictionnaire, A. B. Davidson s’étonne delà hardiesse avec laquelle certains critiques, Kuenen et Wellhausen spécialement, ont créé de toutes pièces et introduit dans l’histoire les prophètes cananéens. L’existence de ces bandes de fanatiques semblables à des derviches est une pure conjecture. Il n’est question de pareils « prophètes » que deux cents ans plus tard, et encore ne sont-ils pas cananéens, mais prêtres-prophètes du Baal tyrien, entretenus aux frais de Jézabel. — De plus, il est inadmissible que le nom de nàbi ait été emprunté aux Cananéens par les Israélites. Si le mouvement prophétique du temps de Samuel était un mouvement religieux et national, est-il vraisemblable que, pour le désigner, les Hébreux aient emprunté des termes aux Cananéens, alors leurs ennemis, probablement ligués contre eux avec les Philistins ?(Davidson, Kœnig). — D’ailleurs" il n’y avait nul besoin d’emprunter quoi que ce soit en ce genre aux peuples voisins, car le prophétisme existait en Israël bien avant cette époque. Il serait trop arbitraire de révoquer en doute sur ce point toutes les anciennes traditions consignées dans le Pentateuque et le livre des Juges, sur Moïse, Marie, sœur de Moïse(&r., xv, 20), les soixante-dix anciens du peuple (.Xum., xi, a4-30), Débora (Sud., iv, 4), et les Juges, Othoniel, Gédéon, Samson (Jud., iii, 10 ; vi, 34 ; xiv, 6, 19 ; xv, 14).

Pour toutes ces raisons, l’opinion de Kuenen est abandonnée peu à peu, attaquée par les uns, laissée dans l’ombre par les autres. Elle a pour adversaires déclarés K. Buddk (Die Religion des Volkes Israël bis zurVerbannung, 1900, p. io4), Elrbd Laur (Die Prophetennamen des A. T., Fribourg (Suisse) 1903, p. 45 sqq.), E. SBLLiN(/)er alltestamentliche Prophetismus, Leipzig, 1912, p. 12) et surtoutEo. Kœnig (Der altère Prophetismus, 1905, p. 7 sqq. ; Geschichte des Reiches Gottes, Leipzig, 1908, p. 196, 197 ; Das alttestamentliche Prophetentum und die moderne Geschichtsforschung, Gùtersloh, 1910, p. 12-17 ; Geschichte der Alttestamentlichen Religion, Gùtersloh, 191 2, p. 110) ; récemment Ed. Koenig l’a encore réfutée dans l’article

« Prophecy » deJ. Hastings’Encyclopædia of

Religion and Ethics, vol. X, 1918 et dans Théologie desvlten Testaments, 1922, p. 58-59. Il faut mentionner tout spécialement B.Stadb : il avait adopté d’abord les vues de Kuenen (Geschichte des Volkes Israël, t. I, 1887, p. 476-477) ; il les a rejetées plus tard et a reconnu quele prophétisme appartenait dès l’origine à la religion d’Israël (Biblische Théologie des Alten Testaments, t. I, 1905, p. 66).

Origine égyptienne supposée. — Quelques fragments de papyrus mal interprétés ont donné le jour à des hypothèses merveilleuses. Il y a une vingtaine d’années, H. O. Lange crut reconnaître des prophéties dans un texte de la XIXe dynastie assez mal conservé. La communication qu’il fit de cette découverte est consignée dans les Sitzungsberichte der Berliner Akademie, igo3, p. 601 sqq. Ipouwer — c’est le nom du prophète — annonce un malheur à venir, une révolution sociale, des invasions de peuples étrangers, puis un libérateur qui apportera le salut en rétablissant l’ordre. On avait donc la preuve qu’il existait des prédictions en Egypte à une époque assez ancienne ; on possédait même le « schéma » delà prophétie messianique adopté plus tard par les prophètes d’Israël ! — Eduard Mbybr pense que ce

« schéma » est parfaitement le même de part et d’autre, 

dans les grandes lignes. (Die Isræliten und ihre Nachbarslàmme, Halle a. S., 1906, p. 45’-4&3). — 391

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

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Masi’bro, à propos de cette découverte de Lange, parlait avec confiance d’un livre égyptien de prophéties ; il espérait qu’on trouverait, dans le même genre, d’autres œuvres plus remarquables, dignes d’être mises en parallèle avec les grandes prophéties hébraïques (New Light on ancient Egypt, trad. par E. Lee, Londres, 1908, ch. xxxi, p. 228-a33). — J. H. Brrastbd, égyptologue américain de grand mérite, fait remonter à la XII’dynastie cette « prophétie » d’Ipouwer, et il ne manque pas de la signaler dans un manuel intitulé A Historr of the Ancient Egyptians, Londres, 1908, p. 168. Il existe, dit-il, d’autres spécimens de ce genre ; « la conclusion s’impose : c’est là que les Hébreux ont pris la forme, et même, dans une mesure étonnante, le contenude la prophétie messianique ». Sur le témoignage de Breasted, Ch. F. Kent insère le plus beau passage de la prophétie d’Ipouwer dans l’introduction de son commentaire des Prophètes (The Sermons, Epistles and Apocalypses of Isræl’s Prophets, Londres, 1910, p. 5).

Mais en 1909 l’égyptologue A. H. Gardinbr a soumis ce texte à une étudesérieuse, et n’y a rien trouvé de plus que la description d’une grande détresse, causée par des discordes civiles, et, semble-t-il, par une invasion, avec requête adressée au roi pour le prier de remédier à cet état de choses et d’offrir tout d’abord aux dieux des sacrifices. Le texte paraît dire ensuite que le dieu solaire Râ ne donne aucun secours et que le roi est responsable du malheur. — Au jugement de A. Wibdbmann, professeur d’égyptologie à l’Université de Bonn, il est maintenant démontré que « aucune partie de cette pièce ne présente un caractère prophétique, ni surtout messianique. .. Il faut donc renoncer aux conclusions à longue portée fondées sur la première interprétation de ce texte. t>(ArchWfiïrReligionswissenschaft,.. XIII, 19 10, p, 349-3ôi). Wiedemann remarque, à ce propos, que trois autres pièces données par H. Ranke parmi les textes égyptiens dans Altorientalische Texte und Bilder zum Alten Testamente (Tubingue, 1909) ne m ?ritentpas de figurer sous le titre de « Textes prophétiques » : la prédiction d’un agneau sous le roi Bocchoris, écrite au temps d’Auguste, et les prophéties d’un potier du temps d’Aménophis, dans un papyrus grec du m* siècle après Jésus-Christ, ne remontent peut-être pas à un original égyptien ; enfin, le texte incomplet et mutilé des

« prophéties d’un prêtre sous le roi Snéfrou » ne

prouve pas ce qu’on veut (ibid., p. 350, note 1).

L’article de ce dictionnaire, Babylonb ht la Biblr, n. vi. col. 373 sqq., signale quelques malheureux essais de rapprochement entre les devins de Babylone et les prophètes hébreux.

Il y a, d’ailleurs, beaucoup de confusion dans les jugements portos par les critiques rationalistes sur les origines du prophétisme Israélite. Cette institution, pensent-ils, a été empruntée à un peuple étranger, mais complètement transformée en Israël ; c’est comme une création nouvelle (Cornill, J. Rkvilli). Suivant Hkuss « le génie des antres nations, même des plus favorisées à cet égard, n’a rien produit qui puisse être comparé aux œuvres des prophètes hébreux » ; « la différence est radicale ». Tel antre commencera par dire que la prophétie se trouve chez toutes les nations de l’antiquité ; mais il notera plus loin, dans le prophétisme hébreu, trois caractéristiques capitales, qui en font un phénomène essentiellement différent : le Dieu qui parle ; les vérités qui sont proclamées ; l’état d’âme du prophète (F. C. Eistu.hn, Prophecy and the Prophetf, New York, 1909, p. 18, aa).

III. — Les prétendues « Ecoles de Prophètes »

Pour l’époque de Samuel (vers la fin du xi’siècle avant Jésus-Christ) et, un siècle et demi après, plusieurs récits bibliques mentionnent des groupements de prophètes, à Gabaa, aux environs de Rama, à Béthel et sur les bords du Jourdain. Samuel, après avoir donné l’onction royale à Saiil, lui dit : « En entrant dans la ville, tu rencontreras une bande de prophètes descendant du haut-lieu, précédée de joueurs de harpe.de tambourin, de flûte et de cithare, et en train de prophétiser. L’esprit de Iahvé fondra sur toi et tu prophétiseras avec eux, et tu seras changé en un autre homme » (I Sam., x, 5, 6). Tout se passa comme Samuel l’avait annoncé. Plus tard, en présence d’une « bande de prophètes » qui prophétisent, des émissaires de Saiil se mettent eux-mêmes à prophétiser : à deux nouvelles reprises, d’autres émissaires sont envoyés, et la même chose leur arrive ; Saiil se rend auprès d’eux ; il est également saisi de l’esprit prophétique. C’est, semble-Uii, un enthousiasme religieux dont la contagion est irrésistible (1 Sam., xix, ig a/|). — Vers le milieu di ix’siècle, dans le royaume du nord, nous voyons des prophètes groupés, au nombre d’une centaine, ou davantage, vivant en communauté, sous la direction dElie et d’Elisée (I (III) Reg„ xviii, ! , 13, sa ; xix, 10, i^ ; xx, 35 ; II (IV) Reg., 11, 3-7, 15-18 ; iv, 1-7, 38-44 ; v, 2 ? ; vi, 1-7 ; ix. i-io).

On voit tout de suite combien il était facile d’abuser de ces textes dans le sens de diverses thèses évolutionistes el naturalistes. D’abord, à la suite de David Kimo.hi (unn-ia35) et d’AnARBANKL (143^-1508>

— il semble que cette interprétation fausse soit due, comme tant d’autres, à des rabbins, — on a imaginé que ces « fils des prophètes » se préparaient par l’étude à instruire le peuple ou à remplir les fonctions prophétiques ; et l’on a désigné leurs associations sous le nom d’  « écoles de prophètes ». Les déistes anglais du xvm* siècle ont même dressé le programme des matières enseignées dans ces école ? : c’était l’histoire, la rhétorique, la poésie, les sciences naturelles et la philosophie. (Cf. Mangrxot,

« Ecoles de Prophètes » dans le Dictionnaire de la

Bible de Vigouroux). Rkitss dit encore : « Nous estimons que le nom d’écoles, qu’on a choisi pour les caractériser, ne leur est pas appliqué à tort » ; suivant lui, on y apprenait la musique, la lecture, l’écriture, la morale sociale et les principes du droit ; là « se conservaient les quelques connaissances médicales qu’on possùlait » [elles n’allaient pas loin, si l’on se rappelle la dangereuse initiative du fils de prophète qui faillit empoisonner ses compagnons :

« mors inolla », II (IV) Reg., iv, 39-/11).] « C’est dans

cette école, continue Reuss, que la croyance monothéiste s’affirmait, se propageait et se spiritualisait » (Les Prophètes, t. I, 1876, p. 10-11). J. Dahmhstrtrr écrivait aussi : « C’est dans l’école de prophètes qui se forma à son ombre [à l’ombre d’Elie|, que fut forgé, comme une barre de fer, le monothéisme d’Israël » (/. c, p. a8, 29). Pour Renan, ces écoles sont « des espèces de séminaires » (Ifislnire du peuple d’Israël, t. I. p. 379). — A Nayoth il y avait

« les « fils des prophètes » (I Sam., xix, 1 S- a 4). L’illustre

Ewald a échafaudé une démonstration sur l’étymologie, totalement inconnue, de ce nom ; il le rattache à un verbe arabe qui signilie <t se proposer quelquechose », « fixer son attention sur un point », d’où il infère le sens d’ « étudier » : Na th est donc

un « lieu d’étude », une « école » I (cité par S. R Drivbh, Notes on the Hébreu- Te.rt of the Bookê of Samuel, Oxford, 2’éd. ig13). Renan paraît adopter 393

PROPHETISME ISRAELITE

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un raisonnement de ce genre (t. I, p. 379 note i, t. II, p. 279, note 3).

On s’aperçoit, depuis quelques années, que les données bibliques ne fournissent aucune base à cette construction îles « écoles de prophètes », et qu’elle repose tout entière sur l’expression « iils des prophètes » mal comprise. On donnait au mot t lils » le sens de « disciple », tandis qu’il signifie ici

« membre d’une association », individu appartenant

à telle classe d’hommes, à telle profession, comme en assyrien, mûr ummuni, « lils d’artisan » = : artisan, mâr ispari, u fils de tisserand » = tisserand, en syriaque bar nu r lils des menuisiers » = :

menuisier, et en grec, mifat Çuypctfav, fanpta », îxrp&v, etc. (Cf. Gesenils-Brown, A Hebrew and English Levicon of the 0. T., p, 7" ; Drivbr in Ain., vii, 14, A. B. Davidson, Haslings’Dict. of the Bible, t. IV, p. ioy a ; Kxutzsch, ibid., Extra Vol., p. 656 6). Ces

« fils des prophètes » sont donc simplement des prophètes

d’un genre spécial, groupés ensemble.

De nos jours, au lieu devoir en eux des étudiants d’Université, l’histoire comparée des religions en fait plutôt des sauvages s’exaltant par la danse et le son du tambourin. Il est de mode, en effet, de les eoinparer aux chamans des tribus mongoles (Reuss et Auguste Sabatier), aux faquirs musulmans (Cornill), aux sorciers, aux frénétiques des cultes orgiastiques (Jean Réville), aux bacchantes, aux corybantes, mais surtout aux derviches danseurs et hurleurs (Xoeldeke, Wellhausen, Renan, Kittel, Maspero, Ottley, etc.). Sans renoncer aux écoles, dont il fait même des séminaires ou des noviciats, Renan exploite avec sa légèreté ordinaire ce nouveau côté delà question, avec l’intention évidente d’en tirer le tableau le plus grotesque possible. « Leurs secrets, dit-il, pour se procurer une ivresse orgiastique, en faisaient des espèces de corybantes. Ils parcouraient le pays en grandes bandes, « en corde », en monôme, comme on dirait dans l’argot parisien, avec des chœurs de danses.au son de la cithare et du tympanum. C’était quelque chose de très analogue aux derviches hurleurs et aux Khouan des pays musulmans » (Hist. du Peuple d’Israël, I, p. â^g). Et pour le temps d’Elie : « des bandes d’énergumènes couraient le pays, peu différents de ces moines des environs d’Antioche qu’on vit, douze ou treize cents ans plus tard, piétiner « comme des éléphants » le nord de la Syrie, pour détruire la civilisation grécoromaine. Ces prophètes étaient avant tout des iahvéistes fougueux, acharnés contre le culte de Baal » II, p. 278). — Dans un ouvrage qui est une protestation indignée contre la caricature de David tracée par Renan, Marcel Dibulafoy s’est laissé entraîner, lui aussi, à des descriptions fantaisistes :

« L’extase fatidique, dit-il, telle qu’elle est décrite

dans la Bible, avait pour caractères apparents l’éclat des yeux, les convulsions du visage et des membres, allant chez certains jusqu’à l’apparence de la folie, et, dans l’ordre moral, la malédiction des plaisirs innocents, l’horreur de la parure et des vêtements aux couleurs vives ». Pour justifier ce dernier trait, une note renvoie à Is., iii, 16-a4, où Isaïe condamne le luxe excessif des femmes de Jérusalem I C’est le procédé de Benan : généraliser, en s’appuyant sur un seul texte, parfois mal compris. A la page suivante on montre comment tous ces traits répondent aux manifestations de la Grande hystérie (f.e Roi David, Paris, 1897, p. 126-127). Dieulafoy classait à part Samuel, Elie, Elisée, sans se douter que ces grands prophètes auraient été responsables et solidaires de ces phénomènes étranges d’un caractère morbide, qui se produisaient chez leurs disciples et sous leur direction.

Qu’étaient donc ces « fils des prophètes » ? Ils vivaient en communauté ; ou du moins, dans la même localité, car ils pouvaient être mariés, comme on le voit dans II (IV) lieg., iv, 1 (seul témoignage sur ce dernier point ; ltenan généralise : a Quoique mariés, ils vivaient dans des cellules » (/. c, t. II, p. 27g) ; les « cellules » sont de son invention). Puisqu’ils reconnaissaient pour chefs Samuel, Elie, Elisée, ils étaient sans doute réunis dans un but religieux, probablement pour défendre et maintenir intacte lu religion de ! ahvé, pour lutter contre l’enlrainemenlvers le culte de Baal. Dès lors, l’enthousiasme sacré, traduit par des chants de louange, avec accompagnement d’instruments de musique, est tout à fait naturel ; et les divers textes cités plus haut s’expliquent fort bien dans ce sens. Si l’on tient à une comparaison, au lieu de parler de derviches hurleurs, qu’on pense plutôt aux prédications et aux processions du temps de la Ligue et, de nos jours, aux manifestations de l’Armée du Salut.

En certaines circonstances, ils sont « saisis par l’esprit de lahvé ». S’agit-il d’une influence d’ordre strictement surnaturel ? « Ou bien faut-il y voir seulement un brusque saisissement d’enthousiasme religieux, naturel dans son origine, mais rattaché cependant par l’écrivain sacré à l’esprit de Dieu comme à sa cause ? L’étude attentive de nombreux textes similaires montre que cette dernière explication peut être proposée en toute sécurité » (E.Tobac, Les Prophètes d’Israël, I, p. 22). Comparons ce qui est dit de Samson (Jud., xiv, 6) : « L’esprit de Dieu le saisit », explique S. François de Sales, t c’est-à-dire Dieu luy donna le mouvement d’une nouvelle force et d’un nouveau courage » ; et « il mit en pièces le lion, comme il eust fait un chevreau » (Traité de l’Amour de Dieu, 1. IV, c. 11). Quand on voit qu’ils prophétisent », il faut se rappeler que le verbe nâbâ, surtout à la forme hithpæl, signifie d’ordinaire manifester un enthousiasme religieux par des paroles, des chants, des gestes, dans un état d’exaltation ou d’extase, soit sous l’influence de l’esprit de lahvé (Num., xi, 25-29 > I Sam., x, 5-13, xix, 20-24), soit sous l’influence d’un mauvais esprit (I Sam., xviii, 10), soit même en parlant des prophètes païens de Baal (I (III) Reg., xviii, 29). Ilsignifieplus rarement : parler au nom delà divinité en dehors de l’état d’extase ou d’exaltation (Ez., xxxvii, 10), même s’il s’agit de faux prophètes (I (III) Reg., xxii, 10 ; Jer., xiv, 14). « On n’est donc pas autorisé à conclure [de ces textes]… que ces personnages furent favorisés d’inspirations ou de révélations surnaturelles » (E. Tobac l. c., p. 23). Il y a unedifférence essentielle entre les membres de ces groupes et les prophètes dont il va être question dans cet article. Quant aux phénomènes extatiques, il n’en est question que pour l’époque de Samuel ; et le premier passage surtout (I Sam., x, 6) ne permet pas d’y voir des phénomènes morbides. « Dieu a pu vouloir multiplier ces signes à cette époque où son culte était particulièrement menacé, de même qu’il a multiplié les charismes dans l’Eglise naissante où la présence sensible de son Esprit était particulièrement nécessaire » (.1. Nikel, dans Christus, éd. de 1916, p. 881).

Que devinrent plus tard ces corporations de prophètes improprement dits ? On n’en sait rien. Le mot A’Amos, vii, 14 : « Je ne suis ni prophète ni fils de prophète », permet de conjecturer qu’il existait peut-être encore de son temps quelque association de ce genre ou que, du moins, le souvenir en était encore vivant. On a construit parfois de larges hypothèses sur des textes obscurs et isolés. « Les exemples d’Elie et d’Elisée, et bien d’autres, a dit Van Hoonackbr, prouvent que du sein de ces corporations de nebi’îm 395

PROPHÉTISMË ISRAÉLITE

396

sortaient souvent de vrais « hommes de Dieu », distingués par une vocation personnelle » {/.es Doute Petits Prophètes, 1908, p. 269). Le savant En. Kobnig pense, tout au contraire, que les documents bibliques ne présentent pas un seul prophète proprement dit

« comme ayant fait partie d’une corporation prophétique ; 

ainsi Elisée a été appelé lorsqu’il labourait » (l (III) Heg., xix, 19) (Encycl. of lielig. and Ethics, vol. X, 1918, p. 386 a). On ne voit nulle part non plus qu’Elie en soit sorti. Entin, pour établir la permanence et la légitimité de « l’institut des prophètes professionnels » jusqu’au delà du temps de l’exil (en les distinguant des « prophètes de vocation personnelle »), il est extrêmement aventureux de s’appuyer (avec Van Hoonacker) sur le texte énigmatique de Zach., xiii, 2-6 ; il s’agit là, selon toute vraisemblance, des faux prophètes, qui doivent disparaître en même temps que les idoles et l’esprit impur (v. 2) ; ainsi l’ont compris les Septante (roui ipvjSnitpcfyjTUi), le Syriaque et le Targoum.

Mais depui* les temps anciens jusqu’à Malachie, au milieu du v* siècle, Dieu n’a jamais cessé d’envoyer des prophètes pour diriger son peuple, surtout dans les circonstances critiques, selon la promesse de Deut., xviii, 15-22 (cf. Jer.^ vii, 25 : « Depuis le jour où vos pères sont sortis de la terre d’Egypte jusqu’à ce jour j’ai été zélé pour vous envoyer chaque jour mes serviteurs les prophètes »). On peut donc, avec Cornely, conclure d’une part « munus propheticum velut ordinarium a Deo esse promissuin » ; et, d’autre part, en considérant la manière dont Dieu conférait la mission prophétique, on doit l’appeler, avec le même auteur, a munus extraordinarium ».

IV. — La vocation surnaturelle des Prophètes

Les prophètes d’Israël sont- ils simplement des hommes providentiels, tels qu’on a pu en voir, à diverses époques, chez les autres peuples de l’antiquité, des réformateurs religieux, des sages, des génies, comme Confucius, le Bouddha, Zoroastre, Platon ? Ou bien sont-ils des hommes envoyés de Dieu d’une manière extraordinaire, c’est-à-dire non seulement comme des exceptions par rapport à la masse de l’humanité, mais suscités par une intervention de Dieu directe, miraculeuse, en dehors des lois de la Providence ordinaire ? Le langage vulgaire entend par « surnaturel » ce qui est, d’une façon générale, supérieur à la nature ; il comprend sous cette dénomination les êtres invisibles et leurs œuvres ; ainsi, pour beaucoup de gens, une action providentielle de Dieu est une « action surnaturelle ». Mais, quand nous parlons de vocation surnaturelle des Prophètes, nous prenons ce mot dans le sens théologique strict, pour signifier ce qui dépasse les forces et les exigences de la nature.

Kurnbn a posé la question avec une admirable netteté : « Quiconque, dit-il, croit en un Dieu vivant, reconnaît aussi que son action, de quelque façon qu’il la conçoive, ne saurait être limitée à une partie de l’humanité, mais l’embrasse tout entière ; de sorte qu’aucun peuple, aucun individu ne peut s’y soustraire un seul instant. Cette influence divine qui embrasse tous les hommes, ceux dont je parle la reconnaissent aussi dans le développement des peuples anciens, mais spécialement dans leur développement religieux, de telle sorte f je soulignej qu’on n’est jamais en état de distinguer faction divine de l’action humaine, de façon à pouvoir dire où commence l’une et où linit l’autre et réciproquement. Tous, par exemple, voient dans l’histoire de la Grèce, et particulièrement dans l’histoire de l’esprit grec, le thealrum providentiæ divinae, et pourtant per sonne ne se croit autorisé à dire : ceci est l’œuvre de Dieu et non celle du génie grec, ou le contraire. Eh bien, [je souligne] la grande question, la voici : En est-il de même du développement, surtout du développement religieux d’Israël ? Une réponse négative, voilà, si je ne me trompe, le critérium de la conception surnaturelle ; une réponse aflirmative, voilà celui de la conception naturelle. » Et Kuenen répond, avec tous les critiques rationalistes : « La conception naturelle est la seule qui nous paraisse admissible » (Histoire critique des Livres de l’Ancien Testament, trad. par A. Pierson, t. II. 1879, P- 50, 4).

Les auteurs qui repoussent la notion traditionnelle de la prophétie ne se sont point mépris sur la valeur des termes. S’ils continuent à parler de « révélation », de « miracle » et de « surnaturel », il faut bien prendre garde au sens qu’ils attachent à ces mots ; ils les ont vidés de leur contenu classique, pour y loger leurs conceptions naturalistes. A la suite des protestants allemands du xix’siècle (cf. G. Goyau, L’Allemagne religieuse ; le Protestantisme, 1898, p. 98102), Rbnan, Auguste Sabatibr, Loisy et les modernistes font un usage constant de cette terminologie équivoque et perfide, démasquée dans l’encyclique Pascendi Dominici gregis, qui signale spécialement la falsification des notions de foi, de révélation, d’inspiration des Livres saints (Denzinger-Bannwart, n. 2074, 2075, 2090). Renan, dans la préface de son Histoire du peuple d’Israël, parle d’  « intervention surnaturelle », d’  « histoires providentielles », alors qu’à la lin de cette même préface il professe l’agnosticisme et un vague panthéisme. Augustb Sabatieii écrivait : « Il se fait donc une révélation constante de Dieu dans l’âme humaine… Si j’admets une révélation de Dieu en Israël, pourquoi nierais-je qu’il y en ait eu une pour les Grecs, pour les Romains ou pour les Chinois ? » (Annales de Bibliographie théologique, 15 juin 1900, réponse à M. Stapfer ; cf. Esquisse d’une philosophie de la religion, 4" éd., p. 3g sqq.)

Question souverainement importante. Si les prophètes sont seulement des hommes « providentiels », sans mission surnaturelle proprement dite, toute l’économie de l’Ancien Testament croule par la base. La mission du Messie, la religion du Nouveau Testament s’appuient sur les prophéties, auxquelles Notre-Seigneur et les apôtres font constamment appel. Or, les prophéties, dans cette hypothèse, ns seraient plus que les prévisions de quelques hommes de génie, les espérances religieuses de quelques saintes âmes, des aspirations vers un avenir idéal, en somme, de pures conjectures dont la réalisation prouverait seulement la perspicacité de leur auteur. Si, au contraire, les prophéties sont réellement un témoignage divin, comme la doctrine apostolique et la tradition catholique l’enseignent, il faut y reconnaître une parole de Dieu très distincte des convictions humaines du prophète ; il faut, avec saint Paul, proclamer que le peuple d’Israël a été favorisé de ces communications divines d’un ordre spécial, appelées proprement « révélations » : « Quel est donc l’avantage du Juif [sur le gentil] ?… Cet avantage est grand de toute manière : d’abord c’est à eux que les oracles de Dieu ont été confiés » (Rom., ni,

-2).

Si l’onveutétudier cette question à fond et méthodiquement, il est logique de demander tout d’abord aux prophètes eux-mêmes ce qu’ils pensaient de leur mission. Kuenen l’a parfaitement compris. Dans le gros volume où il entreprend d’examiner le problème de l’origine surnaturelle des prophéties il écrit : «… Le prophète est pleinement convaincu qu’il est poussé par l’esprit de Iahvé et qu’il exprime la parole de Iahvé. » « Cette conviction intime des 97

PROPHETISME ISRAELITE

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prophètes Israélites est un fait de la plus grande importance. Nous voyons là des hommes qui ne peuvent pas trouver d’expressions assez fortes pour représenter la puissance et la majesté de Ialivé, qui ont un sentiment vif et profond de leur néant devant lui ; néanmoins, malgré la distance qui les sépare de lui, ils déclarent solennellement qu’ils sontadmis à ses conseils et transmettent sa parole. » De quelle impulsion parlent-ils ? de quelle sorte de communication divine ? « Ne serait-il pas possible, demande Kuenen, de laisser les prophètes eux-mêmes répondre et s’expliquer sur le point capital de leur prédication ; puis, de préciser d’après cela ce qu’il faut entendre par « la parole de Iahvé » ? Sans doute, on pourrait procéder ainsi et, avant tout, étudier leurs écrits de ce point de vue. Néanmoins, [je souligne| nous avons de graves raisons pour ne point adopter cette méthode, et pour déterminer plutôt nous-même le point principal sur lequel doivent porter nos recherches » (The Prophets and Prophecy in Israël. An Historical and Critical Enquiry, p. 90-91, 76, 94). Il fait porter son enquête sur la réalisation des prédictions ; nous le suivrons plus loin sur ce terrain ; mais d’abord analysons cette conviction des prophètes qui paraît l’embarrasser.

Il est inadmissible que, pendant une suite de plusieurs siècles, et toujours dans les circonstances les plus graves, un Israélite quelconque ait pu adresser au roi des reproches et lui tracer une ligne de conduite, accuser de prévarication les grands ou le peuple, dénoncer les prêtres coupables, en se déclarant l’envoyé de Dieu, sans être mis en demeure de produire les titres authentiques d’une mission aussi importante. Evidemment il ne suffisait pas de dire : t C’est Dieu qui m’envoie » ; il fallait le prouver. Surtout quand le prophète était tout jeune, et par conséquent sans autorité, comme Jérémie ou même Isaïe au début de leur ministère, comment aurait-il pu se faire écouter sans en appeler à un témoignage divin, à un « signe », miracle ou prédiction ? Aiin d’accréditer Moïse auprès du peuple d’Israël, Dieu lui donne le pouvoir de faire des miracles (Ex., iv, 1-9). Moïse, pour prouver l’authenticité de sa mission divine, contre Coré, Dathan et Abiron, a recours au jugement de Dieu (IVum., xvi, 16- 29). Isaïe est prêt à confirmer une prophétie en opérant un grand miracle devant le roi Achaz (Is., vii, 11). Quand Ezéchias lui demande un signe de sa guérison prochaine, Isaïe fait reculer de dix degrés l’ombre de l’aiguille d’un cadran solaire (II (IV) Beg., xx, 1 1 et /*., xxxviii, 7, 8). Jérémie prédit la mort prochaine du faux prophète Ifananias(./er., xxviii, 16, 17).

Ainsi les prophètes sont accrédités par Iahvé lui-même, et ils se considèrent comme les messagers de Iahvé dans un sens très spécial. Cette conviction s’affirme à chaque page de leurs écrits. Quand Amasias, prêtre deBéthel au service du roi d’Israël Jéroboam, veut congédier Amos et l’invite à retourner au pays de Juda pour y prophétiser à son aise, Amos lui répond (vu, 15) :

Iahvé m’a pris d’auprès de mon troupeau, et Iahvé m’a dit : « Va,

prophétise à mon peuple Israël… »

C’est-à-dire : ce rôle de prophète m’a été imposé par Dieu même, lorsque j’y pensais le moins ; il ne dépend pas de moi d’y renoncer.

Isaïb raconte la vision qui inaugura son ministère prophétique (vi, 8, 9) :

Et j’entendis la voix du Seigneur qui disait :

« Qui enverrai-je, 

et qui ira pour nous ? »

Et je dis : « Me voici, envoie-moi I » Et il dit :

« Va, et tu diras à ce peuple… » 

Jkrkmib aussi entend l’appel irrésistible de Iahvé I, 7) =

« Vers tous ceux à qui je t’enverrai tu iras, 

et tout ce que je t’ordonnerai tu diras. »

Un jour il annonçait, comme châtiment, la ruine de la ville sainte et du temple, si le peuple s’obstinait dans l’impiété. Accusé de blasphème et traîné devant les magistrats, en face de la mort il affirme solennellement l’origine divine de sa mission :

« Iahvé m’a envoyé prophétiser, contre cette maison

et contre cette ville, toutce que vous avez entendu… Pour moi, me voici entre vos mains, faites de moi ce que bon vous semblera. Mais sachez bien que si vous me mettez à mort, c’est du sang d’un innocent que vous vous chargez, vous, cette ville et ses habitants : car en vérité Iahvé m’a envoyé vers vous pour faire entendre à vos oreilles toutes ces paroles » (xxvi, 13-1 5).

Ezkchiel s’exprime ainsi : « L’Esprit… me dit : Fils de l’homme, je t’envoie vers les enfants d’Israël, vers ces païens rebelles qui se sont rebellés contre moi… tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Iahvé. Pour eux, qu’ils écoutent ou non — car c’est une maison de rebelles — ils sauront qu’il y a eu un prophète au milieu d’eux » (11, 2-5).

« Et vous saurez, dit Zacharie, que Iahvé des

armées m’a envoyé » (n, 13(Vulg. 9) ; cf. iv, 9). Etc.

L’interprétation rationaliste de ces témoignages peut se ramener à trois chefs : 1. Ou les prophètes se réclament ouvertement et formellement d’une mission divine, surnaturelle, sans l’avoir reçue et sans y croire ; alors ce sont des imposteurs. — 2. Ou les prophètes croient à cette mission surnaturelle, mais ils se font illusion : ce sont des illuminés, des hallucinés. — 3. Ou les prophètes ne voient dans cette mission qu un devoir imposé parles circonstances, un rôle conforme aux desseins de Dieu, qu’ils se sentent appelés à jouer, et qui leur permet de se dire

« envoyés de Dieu », non au sens strict et par un

message direct, mais au sens large d’une mission providentielle : « Dieu m’envoie ; c’est Dieu qui parle » signifierait simplement la conviction intime que l’on fait l’œuvre de Dieu, que l’on proclame la volonté divine connue de toute autre façon que par une révélation personnelle. C’est l’interprétation psychologique.

La première interprétation, celle qui accuse d’imposture les prophètes, ne compte plus guère aujourd’hui, parmi ses partisans, aucun exégète de quelque valeur, mais seulement tel romancier, tel médecin enlizé dans un matérialisme grossier. Le docteur Paul Garnault a publié dans la Bévue scientifique (26 mai 1900) un mémoire intitulé « Ventriloquie, nécromancie, divination », où il fait de la ventriloquie la « source première de la croyance à la prophétie », où il estime que « toute la culture théologique d’un prêtre hébreu de ces époques [du temps où l’on se servait de l’éphod] se réduisait certainement à un entraînement ventriloquiste, c’est-à-dire à apprendre l’art de substituer avec vraisemblance sa propre voix à la voix de la Divinité ». Un esprit épais, d’une ignorance opaque, peut avec satisfaction voir sous ce jour l’œuvre des prophètes. Mais comment expliquer chez Rbnan des jugements du même genre, répétés avec insistance à propos d’Isaïe et de Jérémie ?

« Le prophète qui devait fournir une longue

carrière était obligé d’être thaumaturge à certains jours. Isaïe, si grand par certains côtés, a de la sorte des parties qu’on voudrait taire… Un tel genre dévie 399

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

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entraînait forcement des poses, des manœuvres, des roueries, que nous qualifierions aujourd’hui des noms les plus sévères. Numa Pompilius, qui fut, s’il a existé, contemporain d’Isaïe, ne semontrapasplus scrupuleux sur le choix des moyens., , » (/. c, II, 484, 485). « La grande blessure morale du prophétisme juif est l’obligation où est le prophète d’afiirmer sa mission sans preuves ou avec des preuves charlatanesques. » III, 15g). Il sullit de lire attentivement un chapitre ou deux de cet ouvrage, en se reportant aux textes allégués, pour savoir très vitede quel côté se trouve le manque de sincérité, le charlatanisme.

— Inutile de s’arrêter au pamphlet récent (19201yai )de l’assyriologue Friedrich Delitzsch, où l’on voit les prophètes contribuer à la « Grande Duperie » de l’Ancien Testament : ces pages venimeuses ont en elles-mêmes leur contre-poison dansles violences de style où la passion seule s’exprime (Voir Jean Cales, Recherches de Science religieuse, 1922, p. 96-101).

Entachée de partialité haineuse dans sa source, cette première hypothèse est en contradiction avec les témoignages les plus certains sur la sainteté personnelle des prophètes, avec l’élévation morale de leur doctrine, l’évidente sincérité de leur attitude et de leur langage, leur désintéressement, leur dévouement jusqu’au martyre. « Représenter les prophètes hébreux comme des trompeurs, dit Kuenen, est aussi absurde que choquant, c’est parfaitement vrai ; de toute l’énergie de notre conviction nous repoussons cette manière de voir ; porter sur eux un pareil jugegement en face de leurs écrits, c’est s’aveugler volontairement » (/. c, p. 332-333).

Seconde interprétation. Si les prophètes n’ont pas voulu tromper, est-il sûr qu’ils ne se sont pas trompés eux-mêmes ? Ils étaient sans doute de bonne foi, mais peut-être dans l’illusion. Leur zèle ardent, leur imagination surexcitée, dans des circonstances critiques, leur a fait prendre un désir, un rêve pour une réalité : ils ont cru recevoir des ordres directs de la part de Dieu ; et c’était exaltation maladive, hallucination. Nous avons vu plus haut M. Marcel Dibulafoy, dans un livre original sur le Roi David, nous présenter les anciens prophètes comme des névropathes, des épileptiques. Il s’efforce bien de « distinguer par-dessus la foule des inspirés les grands génies tels que Debbora, Samuel, Nathan, Osée, Amos, Michée, Elisée, Elie et tant d’autres… » Mais ceux-ci, somme toute, faisaient cause commune avec les premiers, puisqu’  « ils présidaient à leurs exercices pieux, à leurs chants, à leurs danses… » (p. 126). — Pareille hypothèse n’offre pas la moindre probabilité, quand il s’agit d’un Isaïe, d’un Jérémie, dont le ministère a duré quarante ans. Leurs écrits, leur action, leur vie entière nous montrent dans ces hommes un tempérament sain et parfaitement équilibré, une conviction raisonnée et persistante, qui n’a rien d’un enthousiasme morbide. Il faudrait expliquer aussi la clairvoyance prophétique de ces prétendus visionnaires et les « signes » par lesquels ils attestent l’authenticité de leur mission. Enfin, il est impossible de dire pourquoi, après Malachie, dans les derniers siècles, en des circonstances analogues, à une époque de luttes ardentes comme celle des Macchabées, les mêmes phénomènes ne se sont pas produits.

La troisième explication, l’interprétation psychologique, est plus subtile, plus spécieuse, beaucoup plus répandue. On la trouve exposée dans une quantité d’ouvrages modernes protestants et rationalistes. Le problème à résoudre est celui-ci : Admettre les affirmations des prophètes sur la parole divine qui leur est adressée, et rendre

compte de ce fait d’une façon plausible, en rejetant toute intervention surnaturelle de Dieu, tout mode de communication au-dessus des lois naturelles.

« … Notre manière d’envisager le prophétisme, dit

Kuenen, nous permet… de comprendre commentles prophètes sont parvenus à donner leur parole pour la parole de Dieu…Soudainement une idée le frappe [le prophète], une conviction s’empare de son esprit pour ne plus le quitter. Cette vérité, qu’il prend pour la parole même de Dieu, il n’y est pas arrivé, et il le sait, par la voie ordinaire du raisonnement. Il n’a donc aucune peine à la distinguer de ses propres idées… Assurément, les idées prophétiques ne sont point sorties d’une révélation surnaturelle ; mais ne sont-elles pas sorties de la disposition particulière du prophète, et, quant à cette disposition, ne faut-il pas y voir l’oeuvre de Dieu ? Toute l’erreur des prophètes consisterait ainsi en ce que l’action de Dieu sur eux aurait revêtu à leurs yeux un caractère trop exceptionnel, trop absolu » (Histoire critique des Livres de V Ancien Testament, trad. Pierson, t. II, p. 28-30). — Ewald (Commentaire des Prophètes, traduction anglaise par J. FrederickSmith, 1875, t. I, p. 29-40), et Albert Révillb (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1867, p. 826-832) avaient parlé dans le même sens, mais en termes moins clairs. Rbuss développe aussi cette théorie dans son Introduction aux Prophètes (Les Prophètes, t. I, p. 25-20). Plus récemment, Auguste Sabatier exprime en peu de mots, sous une forme nouvelle, la même idée :

« Bientôt cependant le nafcid’Israël se dégage de ces

formes banales et s’élève infiniment plus haut. Le devin se transforme en orateur politique et en prédicateur religieux. Ses discours, pour être inspirés, n’en sont que plus graves, mieux raisonnes et plus éloquents. Sans doute, il affirmera toujours que ses paroles lui viennent de Jahveh ; il n’est pas libre de parler autrement ni de se taire. Mais cette inspiration divine, comme chez notre Jeanne d’Arc, n’a plus rien d’équivoque ou de malsain. Elle n’est pas autre chose [je souligne] que l’obsession intérieure d’une grande pensée et a’un irrésistible devoir qui remplissaient leur âme et dont l’origine psychologique échappait à leur conscience » (Esquisse d’une Philosophie de la Religion, 4e édition, p. 158-15g). M. Jean Révillb se fait le Adèle écho de ces assertions.

Enlin William James pousse encore un peu l’analyse psychologique, en s’aidant de la théorie moderne du « subconscient ». Il donne sa pensée dans un livre au sujet duquel le P. de Munnynck a écrit : « Nous croyons pouvoir affirmer que pendant ces dernières années, peu délivres ont fait autant de ravages dans les conviction s religieuses quel’ouvrage, considéré comme sympathique à la religion, de William James : The Varietirs of Religious E> / » rirncf » (Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 20 janvier 1914, p 0, 7). « La psychologie et la religion, dit cet auteur, sont d’accord pour admettre qu’il existe des forces extérieures à la conscience claire de l’individu, qui jouent dans sa vie un rôle rédempteur. Mais pour la psychologie, ce sont des forces « subconscientes » agissant par une

« incubation » ou « cérébration » plus ou moins rapide, 

ce qui implique qu’elles sont immanentes à l’individu ; tandis que pour la théologie chrétienne, ce sont les manifestations directes et surnaturelles d’un Dieu transcendant. » Au lieu d’une lumière ou d’une vérité venue du dehors, inopinément, subitement, par le moyen d’une révélation d’origine toute divine, nous aurions des « processus psychiques subconscients qui semblent mûrir dans l’ombre, puis 401

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éclater tout à coup à la lumière de la conscience. » C’est « une maturation subconsciente d’idées suivie d’explosion ». « Les irruptions du subconscient dans la conscience claire ont pour caractère île s’objectiver et de donner au sujet l’impression qu’il est dominé par une force étrangère » ( L’Exférience religieuse. Essai de Psychologie descriptive, trad. par Frank Abauzit, a’éd., 10, 08, p. 179, 175, 196, 4a7)- Il faut rapprocher plusieurs explications éparses pour bien comprendre cette théorie merveilleuse qui rend compte « des visions, des voix, des extases, des révélationsfulgurantes », pour » tous les grands réformateurs, les grands saints, les grands hérétiques », indistinctement, comme aussi pour les prophètes hébreux. Chez ceux-ci, « l’inspiration, automatique ou semi-automatique » « paraît avoir été fréquente ou même habituelle » (ibid. p. 399, 400), Deux cents pages plus haut Vautomat sme avait été délini : Certains éléments de la conscience subliminale’  « peuvent subitement faire irruption dans le champ de la conscience ordinaire. Comme le sujet ne saurait en deviner l’origine, ils revêtent à ses yeux la forme d’impulsions mystérieuses d’inhibitions, d’idées obsédantes, et même d’hallucinations de la vue ou de l’ouïe… Myers, généralisant ce phénomène, appelle automatisme, sensoriel ou moteur, émotif ou intellectuel, tout ce qui résulte des incursions de la conscience subliminale dans le champ de la conscience ordinaire » (ibid., p. 198,

>99)

On trouvera ci-dessus dans l’article de M. J. Lbbrbton sur l’encyclique Pascendi et la théologie moderniste ( Dict.Apol., t. III, col. 678) un passage significatif de Tyrrell (Quarte rly lieview, octobre 1905), où la révélation divine est réduite à n’ètreplus qu’une réaction spontanée ou réfléchie de l’esprit du prophète. Celte manière de fausser la notion de révélation, sous couleur de psychologie, est brièvement décrite et condamnée dans l’encyclique Pascendi : n An non revelationem dicemus, aut saltem revelationis exordium, sensum illum religiosum in conscientia apparentent ; quin et Deum ipsum, etsi confusius, sese in eodem religioso sensu animis manifestai ! tem ?… Hinc conscieutiæ ac revelationis promiscua significatio » (Denzinger-Bannwart, n. 3075).

Avant démontrer comment l’interprétation « psychologique » du prophétisme porte à faux, voici quelques remarques pour prévenir tout malentendu. i.Il ne s’agit pas de savoir de quelle manière a pu se faire la communication divine, si c’est par une voix qui semble parfois venir de l’extérieur et frapper les sens, ou si c’est en vision, dans un tableau offert à l’imagination, ou par une parole tout intérieure, s’adressant uniquement à l’intelligence. Qu’en vertu du caractère propre de l’esprit sémitique ou de la langue hébraïque, le prophète identifie une parole purement intérieure à la parole extérieure et les mentionne l’une et l’autre dans les mêmes termes, peu importe. Quelle que soit la forme de la manifestation et la voie par où elle pénètre dans la conscience, toute la question est de savoir si Dieu a réellement parlé, s’il a parlé de façon à être sûrement reconnu, et par conséquent, s’il a parlé d’une façon miraculeuse, en sorte qu’il soit impossible d’attribuer cette parole à l’exercice naturel des

i. Mot inrenlé par Fréd. V. Myers et qui signifie tous le seuil, sub limine. « Dans la psychologie moderne, on appelle seuil le minimum d’excitation nécessaire pour produire une sensation. Le seuil de la conscience, chez un individu donné, c’est le minimun de lumière, ou de bruit, ou de pression, susceptible d’attirer son attention nlibid., p. 111).

facultés humaines. — a. La démonstration du caractère surnaturel et miraculeux de la révélation prophétique ne repose pas seulement sur des locutions comme celles-ci : « Dieu m’envoie », « Dieu m’a parlé ». Pareilles formules, par elles-mêmes, n’impliquent pas nécessairement une révélation proprement dite. Une bonne pensée, une clarté soudaine, peut s’appeler, dans un sens large et impropre, « la voix de Dieu » ; et quand on dit : Dieu m’envoie pour vous consoler », c’est souvent la simple interprétation probable d’un dessein providentiel ; on n’affirme pas une mission divine au sens propre. Il faut donc voir ce que les prophètes, au fond, ont voulu dire.

Les prophètes semblent avoir voulu protester par avance contre les explications rationalistes tirées de la théorie du subconscient. Leur mission, dit-on, n’était qu’une impulsion intérieure, dont l’origine échappait à leur conscience ; les idées qu’ils prêchent ce sont les leurs, élaborées en eux d’une façon latente. Or, cette hypothèse se trouve en contradiction directe et formelle avec une assertion constante du prophète authentique. Dans les termes les plus énergiques il déclare que la « parole de lahvé » ne vient pas de ses propres pensées, (millibbo), « de son cœur », c’est-à-dire de son esprit, lien a la conscience claire et certaine. Il ne s’agit pas pour lui d’une idée généreuse ou sublime qui aurait jailli brusquement comme une lumière intérieure, sans qu’il sache pourquoi ni comment ; au contraire, il sait exactement quand cette idée lui est venue ; il est absolument sûr qu’il la doit à une communication divine. Sa conviction s’affirme surtout dans la lutte contre les faux prophètes. Il leur reproche d’usurper un ministère qui ne leur appartient pas, de n’être pas vraiment les envoyés de Dieu, de donner pour

« parole de lahvé » leurs propres paroles. Ezéchiel

s’élève contre les prophètes qui prophétisent de leur chef (millibbâm) :

Malheur aux prophètes insensés

qui suivent leur propre esprit ! Qui disent : » Oracle de lahvé !.. »

sans que lahvé les ait envoyés Vous dites : « Oracle de lahvé I »

quand je n’ai point parlé.

(xin, 3-7 ; cf.

Jérémie dénonce également les imposteurs : « Et le prophète Jérémieditau prophète Hananias : « Ecoute ! Hananias : lahvé ne t’a pas envoyé 1 et toi tu amènes ce peuple à se fier au mensonge. C’est pourquoi ainsi parle lahvé : Voici que je te renvoie de la face de la terre ; cette année même tu mourras, car lu as prêché la révolte contre lahvé ! » Et le prophète Hananias mourut cette année-là, le septième mois » (deux ou trois mois après la menace) Jér., xxvni, 15-17).

Ainsi parle lahvé des armées :

N’écoutez pas les paroles des prophètes

qui vous prophétisent ! Ils vous repaissent de néant ;

ils débitent les visions de leur propre esprit,

et non les paroles de lahvé ! … Je n’ai pas envoyé les prophètes,

et ils couraient ; Je ne leur ai point parlé,

et ils prophétisaient I S’ils ont assisté à mon conseil,

qu’ils annoncent au peuple mes paroles !

(xxm, 16-aa)

Renan exploite ce passage à sa façon : « Jérémie procède contre ses confrères par l’ironie. « Or çà,

0. M. I’& 403

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qui donc ici a pris part au conseil de Iabvé ? Qui l’a vu ? Qui a entendu ses paroles ? » Voilà qui est bien ; maison pouvait lui dire : « El vous donc 1 … » Cela faisait un cercle vicieux dont il était impossible de sortir » (/. c, t. III, p. 161). — Il est étonnant queRenan n’ait pas compris l’impossibilité d’une pareille attitude cbez des hommes comme Isaïe, Jérémie, Ezéchiel. En effet, on pourrait parler de « cercle vicieux » grossier et révoltant, si ces prophètes n’avaient pas eu d’autres titres à faire valoir que ceux des personnages stigmatisés par eux comme

« faux prophètes ». Oui, dans ce cas, leurs sévères

réquisitoires contre leurs « confrères » eussent été vraiment trop faciles à rétorquer. Et il fallait au peuple les preuves les plus fortes, pour juger authentique la mission des prophètes aux paroles dures et menaçantes, et ne point se tourner vers leurs adversaires aux prédictions optimistes et au langage flatteur.

Jérémie parle et agit avec la certitude de sa propre mission, et aussi avec la certitude que Hananias se trompe et trompe le peuple en s’ingérant dans un rôle queDieu ne lui a pas confié (c. xxvm). D’une pareille certitude la seule explication possible est qu’une révélation surnaturelle a dévoilé à Jérémie la vérité infaillible des desseins de Dieu ; tout ce qui est affirmé par d’autres en sens contraire est donc à bon droit déclaré par lui « mensonge » (c.xxm, a5-3a). Si l’on s’en tient, comme Kuenen, à l’ordre purement providentiel, on reste dans le domaine des vraisemblances, des probabilités, où Hananias aurait autant de droit que Jérémie à s’attribuer une mission.

Une autre objection décisive contre l’interprétation de William James et des auteurs cités plus haut, c’est que 1’  « incubation » ou « cérébration » subconsciente dont ils parlent n’existe pas chez le prophète. Elle est indispensable cependant pour préparer lentement, sourdement l’idée claire et forte dont l’apparition brusque peut produire l’illusion d’une influence étrangère qui s’impose. Au contraire, cette phase de travail inconscient et de maturation latente prélude toujours aux intuitions soudaines, d’où naissent en général les découvertes scientifiques. Henri Poincarb a donné la meilleure description de ce phénomène, d’après son expérience personnelle. Ses observations sont tellement typiques et importantes pour notre sujet, qu’il faut en citer et en souligner quelques lignes (Science et Méthode, Paris, 1909, p. 51 -54) : « Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marche-pied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne… Un jour en me promenant sur la falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractè-es de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne… Ce qui frappera tout d’abordjCesonl ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur. .. Il y a une autre remarquée faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c’est qu’il n’est possible et en tout cas qu’il n’est fécond que s’il est d’une part précédé, et d’autre part suivi d’une période de travail conscient. Jamais (et les exemples que j’ai cités le prouvent déjà suffisamment) ces inspirations subites ne se produisent qu’après quelques

jours d’efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux… » Un peu plus loin, p. 60, le savant mathématicien parle encore de « c cette période de travail conscient préliminaire qui précède toujours tout travail inconscient fruclueu.x ».

Or, on peut constater souvent, dans l’histoire des prophètes d’Israël, que les illuminations subites n’ont pas pu être précédées de l’incubation plus ou moins longue d’une idée dans la conscience subliminale. Balaam, appelé à l’improviste par Balac, roideMoab, pour proférer contre le peuple d’Israël des malédictions qui seront richement rétribuées, prononce au contraire des bénédictions. A cinq reprises, malgré toutes les tentatives de Balac.il se déclare incapable de dire autre chose que ce que Iahvé voudra (Num., xxiii, 8, ia, ao a6) ; « je ne peux rien faire contre l’ordre de Iahvé et de mon propre mouvement (millibbî) » (xxiv, 13).

— David songe à bâtir un temple à Iahvé ; il dit au prophète Nathan : « Vois-tu, moi j’habite dans une maison de cèdre, et l’arche de Dieu habite sous la tente. » Et Nathan répondit : « Va, fais ce que tu désires, car Iahvé est avec toi. » Or, dans la nuit qui suivit, là parole de Iahvé fut adressée au prophète Nathan, pour lui faire corriger sa réponse (II Sam., vu). — Michée fils de Jemla, consulté inopinément sur une expédition prochaine des rois Achab et Josaphat, manifeste la ferme intention d’annoncer ce que Iahvé lui dira ; il annonce la défaite et il est mis en prison (1(111) I{eg., ~x.xii). — Ezéchias était atteint d’une maladie mortelle. Isaïe se rendit auprès de lui et lui dit : « Voici ce que dit Iahvé : Mets ordre à tes affaires ; car tu vas mourir, tu ne guériras pas ! » Ezéchias se tourna contre le mur et se mit à prier avec beaucoup dé larmes. Et Isaïe, qui était sorti, n’avait pas encore franchi la cour centrale, que la parole de Iahvé se fit entendre à lui, pour lui dicter un oracle directement contraire au premier : « Ainsi parle Iahvé… : J’ai entendu ta prière…, je te guérirai… » (II (IV) Reg., xx, 1-5).

Une fois ou l’autre, en passant, William James reconnaît que sa théorie n’explique pas tout : « …Je dois avouer qu’il y a des envahissements du champ de la conscience qui ne semblent pas correspondre à une incubation subconsciente prolongée…Je ne sais si l’incubation subconsciente explique d’une manière tout à fait satisfaisante la conversion d’un Bradley, d’un Ratisbonne, ou même celle du colonel Gardiner ou de saint Paul. Il faudrait peut-être avoir recours pour certains cas à l’hypothèse d’une sorte d’orage nerveux, purement physiologique, comparable à une crise d’épilepsie. Pour d’autres, où la crise mentale aboutit à des conséquences utiles et conformes à la raison, 0Il pourrait invoquer une hypothèse plus mystique et plus théologique » (l.c, p. aoo-aoi).

C’est justement celle « hypothèse plus mystique et plus théologique » que l’on est en droit de revendiquer pour les prophètes, surtout si l’on remarque avec W. Saniuï leurs craintes, leurs répugnances devant la charge redoutable imposée par une volonté supérieure : « On ne connaît pas d’exemple d’un prophète qui se soit offert spontanément pour sa mission. Cette mission leur est imposée comme une nécessité contre laquelle ils luttent en vain pour s’y soustraire » (Bam^ton lectures, 1893, p. 150). « La prophétie, dit saint Pierre, n’est jamais venue d’une volonté humaine ; mais c’est poussés par le Saint-Esprit que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (II Pet., i, ai). Choisi pour conduire les Israélites dans la Terre promise, Moïserecule : « Envoie qui tu voudras (tout autre que moi) ! » ( Eu., iv, 13). Elisée, Amos sont pris pour leur ministère sans nulle pré405

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paralion (cf. supra). Isaïe, appelé dans une vision, est d’abord terrassé par la majesté et la sainteté de Iahvé (As., vi). Jérémie allègue sa faiblesse : « Je suis un enfant » I, 6). Plus tard, il se plaint en termes véhéments des opprobres et des menaces que lui attire l’esprit de prophétie, auquel il ne peut résister :

Je suis la risée de tous les jours,

la fable de tout le monde !… Car la parole de Iahvé est pour moi

opprobre et honte tout le jour.

Je me suis dit : Je n’y penserai plus,

en son nom je ne parlerai plus ! Et c'était dans mon sein comme un feu dévorant,

enfermé dans mes os ;

Je m'épuisais à le contenir,

et je ne pouvais le porter.

(xx, 7-9)

» Malheur à moi ! disait Baruch, car Iahvé ajoute pour moi peine sur douleur ; je m'épuise à gémir, et je ne trouve point de repos ! » (Jer., xlv, 3). Les conditions dans lesquelles Ezéchiel est envoyé ne sont pas attrayantes non plus (n, 4-8 ; iii, 6-7, etc.). Nous sommes donc bien loin de la phase de travail conscient et libre qui, suivant H. Poincaré, précède toujours le travail inconscient.

Pour conclure, on peut rejeter les prétentions injustifiées des psychologues théoriciens du subcouscient, constatées en d’autres champs d'études par M. Pierre Janbt : « La subconscience est devenue… un principe merveilleux de connaissance et d’action. .., le deus ex machina auquel on fait appel pour tout expliquer » (Les Médications psychologiques, t. II, 1919, p. 282). C. von Orhlli, exégète protestant conservateur, juge avec raison que la distinction précise et ferme, établie par le prophète entre sa propre pensée et la révélation divine, crée un problème insoluble pour ceux qui, repoussant toute cause surnaturelle, attribuent l’activité prophétique au fonctionnement ordinaire des facultés psychiques (Realencyklopædie fur prolestantische Théologie und Kir c ne, article Prophetentum des A. T., t. XVI, igo5, p. 92).

Enfin, si l’on écarte les hypothèses vaines, et parfois bizarres, imaginées par les critiques libéraux à la recherche d’un critérium pour discerner les vrais et les faux prophètes, il ne reste, pour constituer l’interprète légitime de Iahvé, qu’une mission et une révélation surnaturelles. Quelques théologiens protestants plus éminents l’ont bien compris, Ed. lliehm, par exemple : le prophélisme de l’Ancien Testament est inintelligible, si l’on n’admet pas la révélation divine proprement dite, c’est-à-dire (lliehm souligne) « une opération extraordinaire de l’Esprit de Dieu sur l’esprit des prophètes… Car, c’est un fait indéniable — un fait attesté à chaque page des écrits prophétiques — les prophètes avaient la conscience claire et certaine d’exprimer non leurs propres pensées, mais les pensées de Dieu qui leur étaient révélées… C’est précisément sur ce point qu’ils insistent quand ils montrent comment ils se distinguent des faux prophètes » (Mess ia nie Propheey, trad. de l’allemand, nouv. éd. 1900, p. 10).

IV. — Les prédictions de3 Prophètes Ici encore le rationalisme a tout essayé pour réduire la prédiction prophétique aux proportions d’un phénomène ordinaire. Distinguons six théories principales.

1. — On nie qu’il y ait dans les écrits des prophètes des prédictions proprement dites, l’annonce précise d’un événement futur. « Le Fropbète ne

prédit jamais », disait J. Darmkstetkr, cité au début de cet article. Suivant Auguste Sabatier, « les voyants hébreux n’ont pas eu plus que les sibylles ou que le devin Tirésias, le don miraculeux de lire dans l’avenir… Appuyés d’une part sur la souveraineté de leur Dieu, de l’autre sur l’inflexible loi de la conscience morale, ils annonçaient avec assurance le châtiment des impies, la consolation des opprimés, le retour des captifs, la guérison des malades… » (/. c, p. 9/1). — Rbuss priait ses lecteurs de « renoncer. .. à l’opinion vulgaire qui se représente les prophètes comme des personnages qui auraient eu la mission spéciale de prédire l’avenir » (Les Prophètes, I, p. 4)- * Une s’agit nulle part de prédictions spéciales relatives à des faits contingents. Quoi qu’en ait dit et dise encore une exégèse mal avisée, la prophétie reste dans les généralités » (ibid., p. 46). — Affirmation monstrueuse en tête d’un commentaire où l’on voit Isaïe annonçant l'échec de la coalition syro-éphraïmite, l’invasion des Assyriens, la prochaine humiliation du royaume du nord, la chute de Damas, la ruine de Samarie, la délivrance miraculeuse de Jérusalem bloquée par Sennachérib.la guérison d’Ezéchias atteint d’une maladie mortelle, etc., et Jérémie préiiisant la mort de Hananias à brève échéance, etc.

S. — Selon d’autres, il y a des prédictions, mais elles ont été écrites après les événements (valicinia post eventum). — Cette théorie, la pire de toutes (au jugement de A. B, Davidson, I/astings' l)ict..W, p. 120 b), est généralement abandonnée, tant elle est contredite par l’esprit et le ton des œuvres prophétiques.

« Rendons à nos adversaires cette justice, 

disait déjà Le Hir vers le milieu du xixe siècle, que tous ceux qui ont un nom parmi eux sont à peu près d’accord à rejeter cette hypothèse » (Les Trois Grands Prophètes, publié par M. Grandvaux en 1877, p. 12).

3. — Les prophéties ont été, sinon composées, du moins compilées, arrangées après les événements.

« Les extraits des anciensprophètes, prétend Renan, 

ont été faits d’une manière tendantieuse… Les passages n’ont pas été fabriqués, mais ils ont été choisis » (Histoire du Peuple d’Israël, t. II, p. 439, note 1) ; et, sur Osée : « Se rappeler que la compilation fut faite post eventum et qu’on ne garda que ce qui s'était à peu près vérifié » (ibid., p. 467 » note 2). — Affirmation gratuite, qui ne tient aucun compte du caractère manifeste de sincérité des auteurs bibliques (ils ne cachent pas les fautes des plus grands personnages, Moïse, David), contredite d’ailleurs par Renan, dans le même ouvrage, t. IV, p. 127-128, à propos de la Thora, qu’on n’a pas « débarrassée des contradictions les plus choquantes ». « La bonne foi extrême avec laquelle les scribes israélites traitèrent toujours ces vieilles écritures l’emporta. On garda le désordre et les contradictions. » Dans l’ouvrage de Renan, les contradictions sont remarquables, sinon la bonne foi.

4. — Les prédictions auraient été faites avant les événements par des hommes doués d’une faculté spéciale de pressentiment, d’une sagacité exceptionnelle.

— Comment explique- 1- on que ces hommes aient toujours surgi à propos, dans les circonstances critiques ? De nos jours, avec d’innombrables moyens d’information, nous savons comment on a prévu la grande guerre, sa durée, ses péripéties, la défection des Russes, etc. On ne rend pas compte non plus de la brusque et complète disparition de ces hommes perspicaces dans les quatre derniers siècles avant Jésus-Christ. Le commentaire du conflit entre Hananias et Jérémie par Duh.m est un bon spécimen de cette disposition d’esprit à admettre n’importe quoi 407

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plutôt qu’une cause surnaturelle. « Jérémie a prévu réellement et en toute vérité la niortde Hananias. Il est ridicule denier la possibilité de prévisions pareilles, Innombrables [I], simplement parce qu’elles sont la plus grande énigme qui soil sur la terre. » Donc, prévision purement humaine et peut-être, ajoute-t-il, mal interprétée par Jérémie (Das Huch Jeremia, 1901, p. 227). Souvent chez Dulnu l’acuité du sens critique est émoussée par le préjugé rationaliste : qu’on lise ses réflexions mesquines, saugrenues, portant à faux, mais lidèlement conservées dans trois éditions, sur le magnifique déli porté par Iahvé aux dieux des païens impuissants à prédire l’avenir (Isaïe. xli, 21-29).

5. — Pour résoudre cette question : les prophètes avaient-ils une mission surnaturelle ? Abr. Kuenen examine si leurs prédictions se sont accomplies. Evidemment, les prédictions non réalisées ne viennent pas d’une révélation. Quant aux autres, qui seraient accomplies, Kuenen pense pouvoir les expliquer sans recourir à une cause surnaturelle (The Prophets and Prophecy in Israël). — Il faudrait un volume d’égale dimension, 600 pages in-8 pour réfuter point par point cette interprétation des prédictions de l’Ancien Testament. Qu’il suffise ici de donner quelques spécimens de la méthode.

A. Les prédictions mal réalisées, d’après Kuenen

a) Au sujet de Ninive, « sur un point les prédictions de Nahum et de Sophonie n’ont pas été confirmées par l’événement. Ninive est devenue déserte dans un espace de temps relativement court, mais pourtant pas tout d’un coup… L’annihilation complète n’a pas été subite » (p. 13 1-1 3a). — Kuenen exige la réalisation littérale des détails d’une description poétique. Ici, il a contre lui le témoignage de Slrabon, qui dit que Ninive disparut immédiatement après la ruine de l’empire assyrien, ifaviaQ-n r.yr.y.y_p ?, u.x XVI, I, 3) ; et l’inscription de Nabonide, qui montre le roi des Mèdes anéantissant les sanctuaires des dieux d’Assour, détruisant et désolant les villes comme un ouragan (stèle déchiffrée et publiée par V. Schkil en 1895, Recueil de Travaux relatifs à la Philologie et à l’Archéologie égyptiennes et assyriennes, t. XVIII).

b) Les prédictions de Jérémie (xliii, 8-13) « t d’Ezéchiel (xxix, 18-21, xxx), surune campagne victorieuse de Nabuchodonosor en Egypte, ne se sont pas réalisées, écrivait Kuenen en 1879. Mais un fragment d’inscription cunéiforme, déchiffré en 1878, établit l’historicité de cette expédition. Kuenen, en 1892, avoue que « le problème est entré dans une phase nouvelle », mais il continue à soutenir que ces prophéties ne se sont pas accomplies, et, pour le montrerai en force et fausse le sens (Voir Le Livre de Jérémie, par A. Condamin, 1920, p. 289-291). Les découvertes assyriologiques ont infligé à Kuenen plus d’un démenti. Son traducteur, M. A. Pibrson, reconnaissait déjà en 1879 que les textes cunéiformes ont « fourni des révélations inattendues, qui ôtent leur portée à certains arguments de M. Kuenen », l’amenant à « transformer sur quelques points son ancienne manière de voir » (Hist. critique des Livres de l’A. T., t. II, p. n).

c) Michée (ni, 12) annonçait la ruine de Jérusalem et du temple comme un châtiment, (si l’on ne faisait pénitence). On implora la grâce de Iahvé, et la ville fut épargnée. C’est ainsi que « les anciens du pays », au temps de Jérémie, interprétaient cette prophétie de Michée (Jér., xxvi, 18- 19). Mais Kuenen n’admet pas de prophétie conditionnelle, à moins que la condition ne soit formulée expressément par le prophète : cela lui permet d’en trouver un plus grand

nombre en défaut ; ainsi Michée, d’après lui, s’est trompé (p. 161-167, 333 sqq.). KAurzscu.au contraire, a fort bien compris que « la prédiction comminatoire, même exprimée en termes catégoriques, n’a toujoursqu’un caractère conditionnel « [j’ajoute, pour éviter tout malentendu, quand elle s’adresse à ceux qu’elle menace] (/lastings’Dict., Extra vol., p. 675 a). C’est en effet la doctrine générale exposée par les prophètes : Dieu veut la conversion des coupables, et non leur ruine {.1er., xviii, 1-10 ; Ez., xxxiii, 13-16) ; et c’est aussi l’enseignement très clair du livre de Jonas (Jon., m).

B. Les prophéties accomplies

a) L’échec de Sennachérib (701) prédit par Isaïe.

« Comme on l’a dit avec raison, remarque Driver, 

jamais prophète n’avait fait une prédiction plus hardie, et jamais prédiction ne s’était réalisée d’une façon plus éclatante. » Aucune prévision ou calcul des probabilités ne peut expliquer cette prédiction certaine, précise, réitérée ; ni le hasard, son accomplissement (S. R. Driver, Isaiah : His Life and Times, 2* éd. 1893, p. 8a-83).

Interprétation de Kuenen : La confiance absolue avec laquelle Isaïe annonce l’échec de Sennachérib, est-elle inexplicable à moins de supposer que l’avenir lui a été révélé d’une manière surnaturelle ? Je réponds : non. Cette confiance repose, en réalité, sur la conviction qu’Israël a été choisi par Iahvé et que Sion est la demeure de Iahvé » (l. c, p. 297). — Non, cette conviction ne suffisait pas pour donner la certitude du salut, puisque d’autres prophètes, avec la même conviction, annonçaient pourtant la ruine de Jérusalem et du temple : ainsi Jérémie (vu et xxvi), Michée, contemporain d’Isaïe (m, 12), et Isaïe lui-même en d’autres circonstances (m, a5-26, et surtout

XXXII, 14).

b) La guérison d’Ezéchias prédite par Isaïe (Is, xxxviii). « Il est très probable, dit Kuenen, que le prophète encouragea le roi malade, lui donna des espérances de guérison et indiqua les remèdes convenables. Quant à dire que la vie du roi serait prolongée dequinzeans, exactement, ni plus ni moins,

— peut-on juger vraisemblable, qu’Isaïe ait connu qu’il en serait ainsi, et qu’il ait encouragé Ezéchias en le lui annonçant ? Une pareille déviation du cours ordinaire des événements — sans raison et sans nécessité — peut-elle bien être reconnue pour un fait réel, sur l’autorité d’un écrivain qui vivait plus d’un siècle après la mort d’Ezéchias ? » (p. 440- — ^ cl Ie critique oublie de déguiser un peu la pétition de principe : il établit une enquête pour rechercher si la surnaturel se trouve dans les prophéties, et il met en doute la valeur du récit uniquement à cause de son caractère surnaturel.

c) La mort de Hananias prédite par Jérémie (xxvih).

« Certainement personne n’attribuera une importance

capitale au récit du conflit entre Jérémie et Hananias… Mainte menace de la colère divine, comme celle que nous trouvons là, s’est réalisée d’une manière aussi frappante, ou bien parce qu’elle a produit une vive impression sur l’imagination de celui qu’elle concernait, ou bien par hasard, comme on dit. On n’a gardé le souvenir de pareilles prédictions que dans les cas où elles ont été confirmées par l’événement [alors comment Kuenen trouve-t-il tantde prophéties non réalisées ?]… Enfin, le récit de ce fait a été composé plus tard ; même s’il a été écrit par Jérémie lui-même, il ne nous a pas été conservé dans sa forme originale… Nous ne savons donc pas si la mort de Hananias, arrivée cette année-là, avait été réellement prédite en termes aussi clairs. » (p. 304 305). — Comme on voit, quand toutes les hypothè409

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

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ses sont épuisées, il reste toujours la ressource de contester l’historicité du récit.

(/) Rien de plus intéressant que les effortsde Kuenen pour venir à bout des remarquables prophéties d’Eicchiel sur Sédécias(A* ;., xii, 3-13etxvn, 15-ao). Il juge d’abord a extrèmementsingulier » que Dieu ait laissé ignorer au prophète des choses importantes, comme la conquête de Tyr par Nabuchodonosor, et lui ait révélé des détails comme le fait que Sédécias gérait privé de la vue (p. 3a4). Cette raison a priori ne suffisant pas, il déclare qu’alors même qu’il n’en trouverait point d’autre, il ne pourrait pourtant pas attribuer ces prédictions à urne révélation surnaturelle, t Nous serions plutôt obligés, dit-il, de les ranger dans la catégorie de ces phénomènes cnigmatiques qu’on nomme « pressentiment » et « vision magnétique » (p. 3a5). En lin de compte, il n’imagine rien de mieux que de chicaner longuement sur la date de ces chapitres et de conclure à l’hypothèse des vaticinia post eventum (p. 3a6-330).

Ces exemples suffisent pour montrer dans quel esprit a été conduite la vaste enquête du savant critique hollandais. Il admettra tout, plutôt que la révélation ; mais il a le sentiment de ce qu’il convient de révéler. Dieu ne doit pas révéler trop de détails ; et cependant lui, Kuenen, s’empare des détails de la mise en scène poétique d’une prophétie et en exige l’accomplissement. Sans trop de peine, les prophéties qu’il croit prendre en défaut sont reçues par lui pour authentiques ; celles qui paraissent réalisées sont facilement tenues pour composées, ou tout au moins remaniées, complétées après l’événement. Son interprétation crée un nouveau mystère : comment le peuple, si souvent trompé, a-t-ilpieusement conservé ces faux oracles à titre de révélation divine ?

6- — Enfin, plusieurs protestants ne rejettent pas la révélation surnaturelle, mais ils la jugent compatible avec l’erreur. M. Ch. Bhuston exposait cette théorie dans l’Encyclopédie des Sciences religieuses, publiée sous la direction de F. Lichten berger :

« Entre les deux théories opposées du prophétisme

qui ont été jusqu’ici en présence et dont l’une dit : Inspires, donc infaillibles, tandis que l’autre dit : Faillibles, donc non inspirés, nous en concevons une autre, plus conforme aux faits, et qui se résume ainsi : Inspirés, mais faillibles ; faillibles et pourtant inspirés. Nous n’admettons pas le dilemme dans lequel l’ancien supranaturalisme et le rationalisme, d’accord sur ce point, voudraient nous enfermer » (Art. * Prophétisme », t. X, p. 774)- — Cette conception monstrueuse, d’un Dieu qui intervient directement et miraculeusement pour tromper ses créatures, suppose une altération profonde des notions de surnaturel, révélation, inspiration, avec des principes philosophiques archaïques. Un exégète allemand bien connu, Cornill, développe la même idée dans son commentaire de Jérémie (p. 86). Il prétend que les écrits prophétiques contiennent des oracles non réalisés, et cela au su de leurs auteurs, qui auraient pu facilement a casser » ces oracles ou les modifier. Ils ne l’ont pas fait, dit Cornill : « Ce qu’ils avaient dit était la parole de Iabvé, non leur parole humaine : si cela ne s’accomplissait pas, leur honneur personnel n’était pas en jeu. Conscients d’avoir dit ce que lahvé leur avait révélé et comme lahvé le leur avait révélé, ils pouvaient s’en rapporter tranquillement à lui pour le résultat. » — Singulier désintéressement de l’interprète de lahvé, qui se tient tranquille dès que son honneur n’est pas en jeu, sans se soucier de l’honneur de lahvé ! Admirable logique du prophète légitime, qui s’indigne contre les mensonges des faux prophètes, et qui prononce, aussi bien qu’eux, de faux oracles !

VI. — Les divers modes de la révélation divine

Dieu a parlé par l’intermédiaire des prophètes

« à plusieurs reprises et en diverses manières », 

r.’./juïp&i xa< miurpalruf : ce sont les premiers mots de YF.pitre aux Hébreux. Les prophète ! indiquent assez souvent d’un mot la communication divine dont ils sont favorisés ; mais en général ils ne la décrivent pas. Avec ces données vagues ou incomplètes, partir des apparences extérieures d’une manifestation religieuse, pour la juger aussitôt en la comparant aux phénomènes analogues d’autres religions essentiellement différentes, au lieu d’en rechercher d’abord le principe, l’àme, le sens profond, c’est une méthode très répandue, mais aussi peu scientifique que possible. « Avant tout, remarque justement le P. Lakkakuh, nous demandons qu’on n’attache pas trop d’importance aux mots, ni même à l’aspect extérieur des choses. C’est surtout lorsqu’il s’agit de religion qu’il importe de déterminer le principe intérieur qui règle les usages et qui seul fait leur valeur » (Eludes sur les licligions sémitiques, æ éd. 1905, p. 146). « Les virtuoses de l’histoire comparée des religions… concluent avec audace d’un rapprochement à une identité, d’une ressemblance lointaine à une dépendance historique. Sans tenir compte des dissemblances, des divergences profondes, qui existent souvent dans la lettre, presque toujours dans l’esprit… etc. >. (>’. L. dr Grandmaison, dans Christus, 1916 (10e mille) p. 35). C’est le vice radical d’un grand travail intitulé Die Pro/cten. l’nlcrsuchungen zur Religionsgcschichte /sræls, von Gustav Holschur, Leipzig, 1914* L’auteur commence par étudier les différentes formes d’extase, les hallucinations, le sommeil, le rêve, la suggestion, l’hypnose, la sorcellerie, la divination dans la mantique païenne, chez les Arabes, les Syriens, etc. ; et il se croit admirablement préparé à comprendre les prophètes d’Israël. Il n’oublie qu’un point, c’est de traiter cette question capitale : la prétention de transmettre aux autres hommes les volontés divines s’est elle trouvée justifiée partout, ou nulle part, ou chez un peuple à l’exclusion des autres ? Est-ce le vrai Dieu qui se manifeste aux prophètes bibliques, ou ceux-ci n’ont-ils rien qui les distingue essentiellement des prophètes de Baal et des devins babyloniens ? Là est le problème vraiment intéressant ; en le laissant de côté, on s’amusera peut-être à collectionner des textes et à les juxtaposer, mais on n’a rien compris à l’œuvre des Prophètes.

Une fois admis le fait de la révélation, si l’on veut se rendre compte de la manière dont Dieu s’est révélé, il ne sert de rien d’étudier les grossières contrefaçons de la prophétie ; niais on peut faire appel à l’expérience des saints, favorisés eux aussi de communications divines. Dieu et la nature humaine n’ont pas changé ni, dans ses caractères essentiels, leur commerce intime d’ordre surnaturel. Seulement il faut noter avec soin que, dans un cas, il s’agit de révélations universelles et, dans l’autre, le plus souvent, de révélations particulières. En celles-ci l’erreur peut se glisser de bien des manières : pendant la vision, lorsque l’imagination, la mémoire, l’intelligence mêlent leur action propre à l’action divine : après, lorsque le voyant interprète mal, par exemple, le sens d’une vision symbolique, ou s’il n’exprime pas exactement ce qu’il a vii, soit en précisant ce qui restait indéterminé, soit faute de trouver les termes convenables pour traduire des idées au-dessus de tout langage humain. (Cf. Auc. Poulain. Des Grâces d’Oraison, 10’éd., igaa, cii, xxi. « Illusions à craindre »).

Mais quand il s’agit d’une révélation universelle, 411

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

412

c’est-à-dire d’une doctrine ou d’un ordre à transmettre aux fidèle », qui exige de leur part un assentiment de foi, Dieu doit veiller à préserver de toute erreur son interprète. « De lus ergo, dit taint Thomas, quæ expresse per spiritum propheliæ propheta cognoscit, ma.rimam certitudinem habel, et pro certo liabet quod hæc sunt dwinitus sibi revelata… Alioquin si de hoc ipse certitudinem non haberet, fides quæ dictis Prophetarum innititur, certa non esset ». (Sam. tkeol., Il a II ao, qu. clxxi, art. 5). Parmi les divers moyens dont Dieu peut se servir pour communiquer à lame une vérité, il en est un qui, de sa nature, exclut l’illusion et l’erreur — les maîtres de la vie spirituelle sont d’accord sur ce point, — c’est la vision intellectuelle sans image mentale, et la parole intellectuelle, transmission de la pensée sans mots, sans signe sensible. Pour ce genre de paroles que saint Jban db la. Croix appelle « substantielles », « l’illusion n’est pas… à craindre, parce que ni l’entendement ni le démon ne peuvent intervenir ici ». (La Montée du Carmel, liv. II, eh. xxxi). « Dieu parle encore à l’âme, dit sainte Tkrèsb, d’une autre manière, que je regarde comme très sûre : c’est dans une vision intellectuelle… Cela se passe tellement dans l’intime de l’àme, on entend des oreilles de l’âme, d’une manière à la fois si claire et si secrète, le Seigneur lui-même prononcer ces paroles, que le mode même d’entendre, joint aux effets produits par la vision, rassure et donne la certitude que le démon n’en est point l’auteur » ( l.e Château intérieur. Sixièmes Demeures, ch. iii, éd. de igio, p. ig3). Plus loin, parlant d’une vision intellectuelle de la Sainte Trinité : « Les trois divines Personnes se montrent distinctes, et, par une notion admirable qui lui est communiquée, l’âme connaît d’une certitude absolue que toutes trois ne sont qu’une même substance, une même puissance, une même science et un seul Dieu t (Ibid., Septièmes Demeures, ch. i, p. a80).

Bien que, de sa nature, la vision Imaginative soit sujette à l’illusion, elle peut cependant se pro luire dans de telles conditions qu’elle donne la certitude.

« L’àme conserve pendant un certain temps une

telle certitude que cette grâce est de Dieu, qu’on aurait beau lui affirmer le contraire, elle ne pourrait concevoir la moindre crainte d’avoir été trompée » (Ibid., p. 254). Souvent les prophètes bibliques mentionnent ou décrivent les images, le plus souvent symboliques, qui ont apparu à leurs sens intérieurs. Ils ont la certitude de l’origine surnaturelle de ces sortes de visions, et la lumière pour en interpréter le sens exactement. Des menaces de châtiment sont présentées au prophète Amos en trois tableaux : dévastation par les sauterelles, par le feu, par la guerre. La vision d’une corbeille de fruits mûrs signifie qu’Israël est mûr pour le jugement (Ain., vii, vin). Isaïe voitlahvé sur son trône, au milieu des séraphins qui proclament sa sainteté (vrt. Parmi les visions d’Ézéchiel, les plus célèbres sont celle du char et des chérubins, au début de son ministère (Ez., 1), et celle des ossements desséchés qui reprennent vie, figurant la résurrection d’Israël (xxxvn, i-14). Jérémie est instruit aussi par des visions symboliques : la branche d’amandier, la chaudière bouillante (1), la corbeille de figues (xxi v), etc. Comme on le voit dans ces divers exemples, d’ordinaire Dieu explique aussitôt au prophète le sens de la vision.

Les anciens attribuaient aux sonses une grande importance. Une chose vue ou entendue pendant le sommeil, lorsque le libre exercice des facultés humaines est suspendu, paraissait venir d’une puissance supérieure. Pour en découvrir la signifi cation, on recourait à un art spécial, l’oniromancie. Un songe intéressant de Goudéa et son interprétation sont enregistrés dans une inscription de ce roi, vers 2.500 avant Jésus-Christ (F. Tuurkau-Danqin, /.es Inscriptions de Sumer et dvkkad, Paris, ioo5, p. 1 36-i 45)- On pourrait citer Homère, Hérodote, et surtout les Grecs et les Latins de la décadence. Plusieurs passages de la Bible nous montrent Dieu se révélant parfois de cette manière, soit aux patriarches et aux chefs de son peuple, soit aux païens, (on trouvera l’énumération de ces passages dans l’article « Songe » par M. H. Lbsktrh, dans le Dictionnaire de Vigouroux).

Le texte, Num., xii, 6 : « S’il y a un prophète " parmi vous ", c’est en vision que je me révèle à lui, c’est en songe que je lui parle », n’autorise pas à penser que le songe fut un des modes ordinaires de la révélation prophétique. « Il n’est pas certain, en effet, que [ce verset] vise aussi les prophètes postérieurs à Moïse : Dieu y met en parallèle, pour rabattre les prétentions de Marie et d’Aaron, sa manière d’agir vis-à-vis de Moïse… et des prophètes contemporains. » (E. Tobac). Après avoir rappelé ce texte et quelques autres qui parlent d’une manifestation de l’Esprit de Dieu par le moyen des songes, le P. Cornbly note que dans tous les livres prophétiques nous ne trouvons qu’un seul exemple de révélation faite en songe à un prophète : c’est Dan., vii, 1 sqq. Par contre, Jérémie reproche aux faux prophètes d’appuyer sur des rêveries leurs prétendus messages : « J’ai eu un songe IJ’ai eu un songe ! … Le prophète qui a eu un songe, qu’il raconte un songe I… et celui qui a ma parole, qu’il proclame fidèlement ma parole 1 ï (xxiii, 35-33). L’Ecclésiastique dénonce la duperie de l’oniromancie et la vanité des songes : « S’ils ne sont envoyés par le Très-Haut dans une visite, n’y fais nulle attention ! » (Eccli., xxxiv, 1-8).

Reste à dire quelques mots de l’e.itase, à cause des notions confuses, des définitions fausses, des étranges malentendus que l’ignorance et l’esprit de parti ont multipliés sur ce sujet. Les Pères de l’Eglise marquent soigneusement la différence entre l’inspiration des prophètes bibliques et la fausse extase des devins du paganisme ou des fanatiques Montanistes. Sous le nom d’  « extase » ils entendent parfois l’état de quelqu’un qui est hors de lui, qui a perdu conscience et ne sait plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Ainsi saint Jérôme, visant les Montanistes, écrit : « Qui autem in eestasi, id est invitus loquitur, nec tacere nec loqui in sua potestate habet » (Prol. in /lab., P. L. XXV, 1274). « Neque vero, ut Montanus cum iusanis feminis soiuniat, prophetæ in eestasi sunt locuti, ut nescierint quod loquerentur et, cum alios erudirent, ipsi ignorarent quid dicerent » (Prol. in ta., P. L. XXIV, 19). Cf. L. Schadb, Die Inspiratiohslekre des Heiligen Hieronymus, 1910, p. 21-36 ; Cornbly, Introd. II, a, p. 29$. Saint Jban Chrysostomb souligne nettement le contraste : « Le devin a cela de particulier, qu’il est hors de lui, sans l’usage de sa liberté ; il est poussé, tiré, traîné, comme un insensé Pour le prophète, il n’en est pas ainsi : son esprit est lucide, son état est calme ; il sait ce qu’il dit ; apprenez à distinguer par là le devin du prophète, même avant l’événement (avant l’accomplissement de la prédiction) ». (P. G., LXI, 240.

Si l’on ne confond pas l’extase avec la vision (la vision, sans doute, si son objet est très sublime, peut produire l’extase, mais souvent aussi peut n’en être pas accompagnée), il n’est guère question d’extas » * chez les prophètes, sinon dans le livred’Ezéchiel.Des exégètes malavisés, très ignorants des phénomènes 413

PUOPHÉTISME ISRAELITE

414

mystiques, se sont adresses, pour comprendre Ezéchiel, à des médecins matérialistes. M.Ji an I.ajT : iak écrit ingénument : a Après avoir consulté nue autorité de la science thérapeutique, Klostermann est arrivé au résultat, que nous avons à faire à une catalepsie des plus caractérisées. Et les cas que Klosterniann invoque à l’appui de sa thèse sont si probants que nous avons tous les droits de tenir Ezéchiel pour un malade, atteint de catalepsie. Ce que Klostermann dit à propos de la maladie du prophète de Tel-Abib, est aujourd’hui généralement admis » (Ezéchiel. Sa Personne et son Enseignement. Paris, sans date, — 1906 ou 1907 ?, p. 15). L’auteur, pour justifier cette dernière phrase, cite en note trois noms ; c’est peu ; on pourrait ajouter : Valeton.Budde, Giesebrecht, Krætzschmar, A. Jeremias, Steuernagel. Mais cela ne constitue pas une opinion générale, même des exégètes allemands ; car l’hypothèse de Klostermann est repoussée par Kuenen (en termes durs, dans Historisch-kritisclte Einleitung in die Bûcher des A. T., 1892, 2.Teil, p. 258-209), par E. Kautzsch (dans Hastings' Dict., Extra vol., p. 673, igo4), Joli. Herrmann (Ezechielstudien, 1908), Ed. Koenig (Das alltestamentUche Prophetentum, 1910), Dieckhoff (Zeitschr. fur Ileligionspsjchologie I, p. 202 sqq.), P. Volz (Der Geist Gottes, 1911), etc. Parmi les exégètes anglais, A. B. Davidson estime que cette hypothèse mérite à peine d'être mentionnée (The Book of the Prophet Ezekiel, 1900, p. XXVI11) ; J. Skinner aussi la juge sévèrement (Hastings' Dict., I, p. 817 a) ; d’autres enfin n’en parlent plus, quand ils écrivent sur Ezéchiel (Toy, Rothstein.etc).

Ce n’est pas le lieu de résoudre ce cas particulier par une exégèse détaillée des passages d’Ezéchiel mal interprétés ; mieux vaut donner ici une solution plus générale, fournie par l'étude scientifique de l’extase. Dans un ouvrage récent, Mgr A. Fahges soumet à une critique rigoureuse l’opinion des médecins et des psychiatres qui confondent l’extase et la catalepsie. H montre combien leur jugement est superficiel : ils tiennent compte seulement de l'élément extérieur et accessoire, la suspension de la sensibilité et la rigidité musculaire (et encore négligentIls des différencesnotables) ; ils oublient totalement l'élément intérieur, le plus important, la conscience qui persiste dans l’extase avec la pleine activité de l’intelligence et delà volonté. « Aussi la plupart des savants, croyons-nous, sont-ils aujourd’hui revenus de cesjugements superficiels et précipités, que le préjugé rationaliste et antichrétien n’explique que trop aisément. Tous distinguent maintenant l’extase de la catalepsie, au moins par l’exercice des facultés supérieures dans l’extase et leur totale suspension dan*- la crise cataleptique » (Les Phénomènes Mystiques distingués de leurs contrefaçons humaines et diaboliques, 1920, p. ^o).

VII. — Le langage prophétique

Devenu interprète de Dieu par une vocation aulueniique, le prophète peut parler au nom de la lue sans avoir besoin chaque fois d’une révélation nouvelle. Soit en vertu de sa mission générale, soit

-é par l’inspiration divine, il peut instruire et exhorter le peuple, en s’appuyant sur les révélations antérieures. L’emploi fréquent de la formule Ainsi parle lahvé n’implique pas autre chose ; on ne saurait en conclure que les paroles qu’elle accom e proviennent d’une révélation immédiate et spéciale. Quand le prophète promulgue une communication nouvelle de lahvé, il en indique ordinairement la date ou les circonstances ; il spécifie qu’elle lui est adressée à lui, par exemple : « Parole qui fut

adressée à Jérémie de la part de lahvé, la dixième année de Sédécias, roi de Juda, qui est la dixhuitième année de Nabuchodonosor » (/éc.xxxii, 1 ; cf. I, lt, il, 13 ; ii, 1 ; iii, 6 ; vii, 1 ; xi, 1 ; xiii, 1, xi v, 1 ; xvi, 1, etc.).

La vision symbolique était, comme nous venons de le voir, un des moyens dont Dieu se servait pour révéler une vérité. Les prophètes, pour transmettre au peuple la révélation divine, ont employé euxmêmes assez souvent un pareil langage : l’action symbolique. Il convient de l'étudier à part, car elle se rencontre dans l’histoired’Israël longtemps avant l'époque des prophètes écrivains ; de plus, elle offre quelques difficultés d’un caractère spécial.

Actions symboliques. — Saùl, pour entraîner le peuple contre les ennemis, prend deux bœufs avec lesquels il vient de labourer, les coupe en morceaux, et en envoie des parties de tous côtés en disant :

« Quiconque ne suivra pas Saùl et Samuel, ainsi on

traitera ses bœufs ! » A ce message, tout le peuple se leva et marcha comme un seul homme (I Sam., xi, 5 — 7). Le prophète Ahias déchire en douze morceaux son manteau neuf, et il dit à Jéroboam : a Prends pour toi dix morceaux… » Il annonce ainsi en figure la scission du royaume (I (III) it^, ^., xi, 29-33). lsaïe doit aller pendant trois ans nu (vêtu seulement d’une légère tunique) et déchaussé, pour figurer les captifs d’Egypte et d’Ethiopie (/a-., xx). Jérémie doit porter un joug à son cou, pour signifier qu’il faut se soumettre au joug de Nabuchodonosor(xxvn et xxvm). Ezéchiel doit prophétiser par des actions symboliques le siège de Jérusalem, la fuite du roi et du peuple (iv, xn).etc. Dans le Nouveau Testament on voit le prophète Agabus prendre la ceinture de saint Paul, et se lier les pieds et les mains en disant : « Ainsi parle l’Esprit Saint : L’homme à qui appartient cette ceinture sera ainsi lié à Jérusalem…v(Act. Apost., xxi, 10-11).

On est en droit de s'étonner qu’après avoir écrit :

« L’essence de la critique est de savoir comprendre

des états très différents de celui où nous vivons » (Snm-enirs d’enfance et de jeunesse, 32e éd., p. 87), Renan ait divagué, comme ii l’a fait, sur le caractère des prophètes et, en particulier, sur leurs actions symboliques. « Les petits drames symboliques, dit-il, par lesquels les prophètes cherchent à rendre fortement leur pensée, les actes extravagants qu’ils se font commander par lahvé pour frapper le peuple, dépassent ce que nous sommes disposés à concéder à la naïveté antique » (IJist. du peuple d’Israël, t. II, p. ^85), et un peu plus loin : « Un jour, on le vit [lsaïe] promener, dans les rues de Jérusalem, à la façon des hommes-affiches de nos jours, une planche sur laquelle étaient écrits en grosses lettres deux noms symboliques : iUa/(er-sa/a/(Promptau butin), Has-baz (Pille vile). » (p. 510). Renan, admirateur enthousiaste du génie grec, aurait dû se rappeler l’histoire de Solon contrefaisant l’insensé, pour exhorter publiquement les Athéniens à reprendre Salamine, alors qu’il était défendu, sous peine de mort, de parler d’une nouvelle expédition. L’histoire des Romains offre des exemples analogues, et surtout celle des Orientaux. C’est d’ailleurs un fait d’expérience : ce qui frappe nos regards nous saisit davantage et se grave en nous plus profondément.

Segnius irritant animos demissa per aurem. Quant quæ sunt oculis subjecla fidelibus…

Les « hommes-affiches », à propos d’Isaïe, sont une caricature à la manière de Renan : il force letexte.pour ajouter la note grotesque, — il n’est dit nulle part que le prophète ait promené l’inscription dans les rues de Jérusalem (cf. Is., vin). — 415

PROPHÉTISME ISRAELITE’.16

Mais, en somme, ce rapprochement montre, par un exemple de plus, que les prophètes ont bien compris la nature humaine et la mentalité de leur peuple. Tout l’art de la réclame n’est que l’application de ce principe psychologique : parler aux yeux, pour piquer la curiosité, forcer L’attention et produire par la répétition des images une sorte d’obsession. De tout tenips les prédicateurs populaires l’ont compris, et ils ont employé des méthodes analogues aûn de remuer les âmes. A Leipzig (i 451) saint Jean de Capistran prêcha sur la mort, en tenant un crâne à la main ; à la suite de ce sermon, cent vingt étudiants environ entrèrent dans dilFérents ordres religieux. Saint Syméon stylite, par le seul fait de demeurer debout sur sa colonne, était une prédication vivante ; et justement pour expliquer la vie de cet homme extraordinaire, Théodorut apporte l’exemple des prophètes, il rappelle les actions symboliques d’Isaïe, île Jérémie, d’Osée, d’Ezéchiel, et il conclut : « C’est le souverain de toutes choses qui a ordonné tout cela, pour exciter l’attention par l’étrangeté du spectacle, et faire entendre les divins oracles à ceux qui se rendaient sourds à sa parole » {P. G., LXXXI1, 1473).

Du point de vue apologétique, il importe de distinguer, dans ce langage d’action, L’accomplissement réel de la chose proposée et l’accomplissement Lictif ou le simple récit de la scène montrée en vision. Le prophète ne marque pas toujours la différence par sa manière de s’exprimer. Il ne sulïit pas qu’il dise : a lahvé m’a ordonné de faire cela et je le lis », pour que L’on puisse conclure aussitôt à la réalité de la démarche. Jcr., xxv, 15-ag est un exemple typique :

« Ainsi m’a parlé lahvé, Dieu d’Israël : Prends de

ma main cette coupe de vin’fumeux’, et fais-la boire à toutes les nations vers lesquelles je t’enverrai. .. Et je pris la coupe de la main de lahvé, et je la fis boire à toutes lesnations vers lesquelles lahvé m’avait envoyé. » Il ne saurait être question pour Jérémie d’entreprendre un voyage circulaire, pour offrir une coupe de vin à une vingtaine de nations, représentées, si l’on veut, dans la personne de leurs chefs, ou (comme on l’a imaginé) de visiter quelques sujets de ces nombreuses nations alors présents, on ne sait pourquoi, à Jérusalem. Certainement tout cela s’est passé en vision, et Jérémie raconte ce qu’il a vu. Au contraire, rien ne s’oppose à l’exécution de l’ordre mentionné au chapitre xix, et, d’après la suite du récit, il fut accompli. Jérémie doit acheter une cruche d’argile et se rendre avec des témoins à l’entrée de la vallée de Ben-IIinnom : « Tu briseras la cruche sous les yeux des hommes venus avec toi, et tu leur diras : Ainsi parle lahvé des armées : Je briserai ce peuple et cette ville comme on brise la cruche d’argile qu’on ne peut plus réparer » (io-ii).

Mais, remarque Cornely, bon nombre d’actions symboliques sont de telle sorte que l’on ne sait si elles ont été seulement montrées en vision aux prophètes comme des allégories, ou s’ils les ont réelle-, ment exécutées » (Inlrod.. II, a, 305, n. 18). Parmi les cas douteux, le plus célèbre est assurément celui qui se rencontre dans les trois premiers chapitres du livre d’Osée. Le prophète reçoit l’ordre de prendre une femme dont les adultères symboliseront les infidélités du peuple à l’égard de lahvé ; ce mariage est-il réel ou simplement fictif ? Chacune des deux opinions compte des partisans également convaincus, chez les exégètes protestants comme chez les catholiques ; et déjà les Pères de l’Eglise sont partagés sur cette question. Le chapitre iv d’Ezérliiel donne lieu à des discussions du même genre. Quand il est prescrit au prophète de rester couché sur le côté gauche pendant trois cent quatre-vingt-dix

jours, et pendant quarante jours sur le côté droit, on se demande si l’interprétation historique s’impose. Plusieurs exrgètes le nient énergiquement : tel Ed.Koenig, dans un article spécial sur les actions symboliques (Hastings’Dicl., Extra vol., p. 170). D’autres l’admettent, en expliquant le fait par l’hypothèse d’une paralysie.

En somme, c’est l’affaire des commentateurs de discuter les divers cas particuliers ; mais, d’une façon générale, pour bien juger et ne pas conclure trop vite à une impossibilité physique ou morale, il faut se placer dans le milieu des mœurs anciennes et orientales. Ne serait-on pas tenté de déclarer impossible, a priori, ce qu’on lit des stylites qui restèrent debout sur une colonne durant de longues années ? Saint Syméon l’ancien trente-sept ans, saint Alypius, au vu 6 siècle, plus longtemps encore : « lorsque, après cinquante-trois ans, passés debout sur la colonne, il sentit que ses pieds ne le porteraient plus, loin de songer à descendre, il se coucha sur le côté, et vécut quatorze ans encore sans changer de position » (P. H. Dblbhxyb, <t Les Stylites. Saint Syméon et ses imitateurs) ! , dans la Revue des Questions historiques, janvier 18y5, p. 5a-ioa, v. p. 66 et 8a).

Prophéties écrites. — Les livres d’Isaïe et de Jérémie paraissent bien courts pour représenter l’œuvre de ces prophètes pendant une quarantaine d’années Mais, remarquons-le avec Gormbly, « la plupart îles livres prophétiques semblent n’être qu’un résumé des discours adressés au peuple » ; et dans ce travail de rédaction les auteurs, sous l’inspiration divine, usaient d’une certaine liberté pour modifier leurs oracles, les abréger, comme aussi les compléter. Au jugement du même exégète, diverses pièces, parfont même assez étendues, ont été seulement écrites et jamais prononcées en public, tels, dit-il, As..xl-lxvi et £z., xl-xlvhi (on en conviendra facilement), et presque tous les oracles contre les nations (ce dernier point est beaucoup moins probable). Les prophètes mentionnent quelquefois L’ordre divin qui leur enjoint d’écrire (Is., xxx, 8 ; Hab., 11, a ; Je ; , xxx, a, xxxvi, a, a7-3a). Le chapitre xxxvi de Jérémie est particulièrement intéressant ; c’est après vingt-doux ans de prédication orale, que Jérémie, pour obéir à lahvé, dicte à Baruch ses précédentes prophéties.

Pour bien comprend rel’œuvre des prophètes et la juger équitablement, il faut, avant tout, se rendre compte des caractères propres du style prophétique. A propos de la prophétie messianique, c’est-à-dire 1 sur le point le plus difficile et de beaucoup le plus important, des explications doctes et judicieuses ont été déjà données dans ce Dictionnaire par M. J. TouzAR », et je suis heureux d’y renvoyer le lecteur (Art. « Juifs », col. 163q-1651). Il suffira main- | tenant d’insister sur la forme poétique, aujourd’hui généralement reconnue, des oracles de l’An- 1 cien Testament.

Volontiers, on l’a vii, les prophètes israélites, I comme tous les orientaux, s’expriment par allégo-l ries, paraboles, images symboliques ; niais, de plus, I comme poètes, ils emploient des figures de langage, f auxquelles une interprétation servilement littérale I donnerait un sens ridicule ou monstrueux Isaïe an-| nonçant que, dans les derniers temps, le mont Sionl serait affermi au sommet des montagnes et s’élèveraitl au-dessus des collines (n, a), plusieurs rabbins pen-l sent que le mont Thabor et le mont Carmel seionti transportés à Jérusalem, pour former un piédestal ! à la colline du Temple. D’après /s., xi, 7, des juifs ! et des judaïsants estiment que le lion, a la mciuel époque, changera de mœurs et deviendra végétarien. D’autres ont imaginé trop facilement des symboles 417

PROPIIETISME ISRAELITE

418

et des allégories sous les divers traits d’un tableau prophétique. Isaïe dit que Iahvé aura son jour

Sur tout ce qui est grand et superbe, sur tout ce qui s’élève, pour l’abaisser ;

Sur tous les cèdres superbes du Liban, sur tous les’hauts’chênes de Basan…

(h, 12, 13)

Bon nombre de commentateurs voient là des expressions métaphoriques : les cèdres signiUeraient les hommes orgueilleux, les princes ambitieux. Mais rien n’oblige, dit Knabenbauer, à s’écarter du sens naturel, et même le contexte précédent et suivant ne le permet pas. On trouvera dans l’ouvrage de A. B. Davidson, Old Testament Prophecy, igo4, p. 171 et suiv., la réfutation de ce système allégorique poussé jusqu’à la nomenclature des formules et locutions symboliques.

Une autre considération intéresse davantage l’apologiste, car d’elle dépend la question de savoir si les prophéties ont été vraiment et suffisamment réalisées. Il s’agit de la liberté que le prophète pouvait prendre, en tant que poète, pour mettre une part de fiction dans le tableau des événements futurs. L’abbé db Broglib parle d’un « grand nombre de controversistes protestants », qui ont fait fausse route en interprétant les prophéties dans un sens trop strict et tout matériel, afin de bien montrer qu’elles se sont accomplies de tous points, a N’ayant pas, pour prouver l’inspiration delà sainte Ecriture et en fixer le canon, l’appui de l’autorité de l’Eglise, certains exégètes protestants ont voulu se servir de l’accomplissement des prophéties comme preuve non pas seulement de la vérité du christianisme en général, mais de l’inspiration de chaque chapitre de la Bible en particulier. Ils ont donc supposé un accord beaucoup plus complet, plus clair et plus exact que celui qui existe réellement » (Revue des Religions, 18g5, p. 54, 56 ; cf. Compte rendu du IIP Congrès scientifique international des Catholiques, n* section, 1890, p. 143). Un des travaux de ce genre les plus connus est l’ouvrage de l’apologiste protestant Kbith, Lrs Prophéties et leur accomplissement littéral, tel qu’il résulte surtout de l’histoire des peuples et des découvertes des voyageurs modernes, traduit en français en 1 856 : le texte anglais a eu au moins trente-sept éditions. Contre cette « école étroite et imprudente d’apologistes » les adversaires, Kuenen en particulier, comme on l’a vu plus haut, ont beau jeu : ils feront voir sans peine que ces tableaux prophétiques ne répondent pas à l’événement dans tous les détails, et ils concluront que des prédictions fausses ou inexactes ne viennent pas d’une révélation surnaturelle.

Qu’on se garde en cette matière, dit le P. Cornbly, d’insister sur les détails d’une description poétique ; on risquerait de se tromper en confondant avec la substance du fait ce qui n’est qu’ornement accessoire. Après avoir signalé l’excès contraire, celui des rationalistes qui trouvent seulement dans les prophéties une espérance vague enveloppée d’images poétiques, le savant et prudent exégète ajoute que, pour éviter ces deux écueils, il est bon de comparer les prédictions avec les faits qui les accomplissent (Compend., 3* éd., p. 3^2, 373). Ailleurs (Intr., II, a, p. 305), il donne un exemple concret des plus typiques :

« On s’expose à de grandes dillicultés, si l’on

veut voir dans Is., x, 2&sqq. une description exacte de l’expédition future de Sennachcrih, puisqu’il est certain par les monuments que le roi d’Assyrie, dans sa campagne contre Jérusalem, n’a pas suivi cette route. » L’énumération des villes dans ce passage d’Isaie indique une marche du nord au sud ;

Tome IV.

d’après les Annales de Sennachérib, il semble que le pays de Juda a été attaqué par le sud-ouest, après une campagne en Phénicie et en Philistie. Mais le prophète n’a nullement l’intention de tracer un itinéraire précis de l’armée assyrienne ; il annonce ce qu’il sait par une révélation divine, l’invasion soudaine du conquérant et, contre toute vraisemblance, l’échec de cette expédition (voir plus haut, V, B, a) ; sur les détails de la guerre il n’a pas de lumière spéciale ; il représente donc, dans un tableau idéal et poétique, les ennemis arrivant par le plus court chemin. C’est l’opinion des commentateurs catholiques, Knabenbauer, Trochon, Fillion. A ce propos, Knabenbauer renvoie à un passage d’Ezéchiel, ix, 1x, 8, qui lui paraît fournir un exemple excellent des caractères propres de la vision prophétique. Dans son commentaire de ce prophète (p. io4-io5), il résume le récit des événements d’après les livres historiques (IV Reg., xxv, i sqq., etc.), et il le compare avec le tableau prophétique, où l’on voit intervenir les anges comme exécuteurs du jugement divin, pour tuer les idolâtres, tandis que les fidèles, marqués d’un signe, échappent à la mort. « Mais qui dira que, dans le siège et la prise de la ville, tous les impies ont succombé et aucun juste n’a été tué ? Il s’agit donc de vie et de mort dans un autre ordre de choses. » Le prophète considère avant tout la Cause première ; l’historien, les causes secondes. « Quam diverso modo igitur unus idemque eventus repræsentattts cernitur apud vatem et apud sacrum narratorem.’… Unde tali compai atione instituta disce quomodo visiones et symhola prophetica sint interpretanda. »

Quand Dieu révèle des faits à venir, c’est une faveur gratuite, et personne évidemment ne peut déterminer a priori dans quelle mesure et de quelle manière doit se faire cette révélation. Cela, nous ne pouvons l’apprendre que par la comparaison de la prédiction avec l’événement. Or, si l’on étudie les prédictions de l’Ancien Testament, confrontées avec l’histoire et commentées par des auteurs d’une orthodoxie éprouvée, il paraît bien que les prophètes étaient éclairés d’une lumière surnaturelle sur la substance des choses annoncées, rarement sur le temps et le mode de leur accomplissement (cf. I* Epltre de S. Pierre, 1, 10- 11). Qui veut tout prendre au pied de la lettre dans ls., xiii, xlvii, Jer., l, li, mettra sur plusieurs points ces prédictions de la ruine de Babylone en contradiction avec l’histoire. Car les documents les plus sûrs attestent que laconquêtede Cyrus en 53g n’a pas entraîné la destruction et la désertion de la ville, et que le changement de souveraineté s’est opéré sans secousse. Dans les textes publiés par Slrassmaier, trente-cinq contrats sont datés de la dix-septième année de Nabonide (= 53g av. J.-C), et plusieurs contrats des derniers mois de cette même année portent le nom de « Cyrus, roi de Babylone ». Qu’est-ce donc que les prophètes ont connu par révélation divine ? Qu’est-ce qu’ils ont voulu prédire ? Deux faits souverainement importants pour le peuple élu : la chute de la dynastie qui régnait alors à Babylone et la fin de la captivitéjuive. Le reste est tout à fait secondaire. Que Babylone fût conquise d’une façon ou de l’autre, prise d’assaut, par ruse ou par trahison, détruite de fond en comble ou profondément humiliée, en somme qu’importait aux Juifs ? Ce qui les intéressait, c’était la ruine de l’empire de Xabuehodonosor, le grand ennemi, et de ses successeurs, et l’avènement d’un pouvoir qui rendrait la liberté aux exiles : les prophéties le leur annonçaient et ils en ont vu la réalisation.

Si Dieu ne juge donc pas à propos de faire con 14 419

PROPHÉÏISME ISRAÉLITE

420

naître par miracle toutes les circonstances d’un événement futur, les prophètes dans ce cas s’en tiennent, pour les détails de leur mise en scène, à ce qui se passe d’ordinaire ; ils placent le fait prédit, qui est certain, dans son milieu probable ; car ils ne peuvent pas présenter au peuple des idées abstraites : la langue hébraïque ne s’y prête pas, ni le génie des auditeurs. Comme ils font une peinture vive et passionnée, à la prédiction proprement dite ils mêleront parfois, sous forme de souhaits, leurs sentiments personnels. Quand ils n’auraient pas reçu des lumières d’ordre supérieur sur une foule de points accessoires, ils n’en sont pas moins divinement inspirés dans tout ce qu’ils écrivent et, par suite, exempts d’erreur. Mais l’inspiration J n’empêche pas les prophètes d'être des hommes, des poètes, et de parler hébreu. Ainsi, n’exigeons pas des écrits prophétiques plus que ne comportent le but des auteurs, le style elle genre poétique, et nous verrons s'évanouir une foule de difficultés ou d’erreurs prétendues qui venaient seulement de notre ignorance.

Ces distinctions n’ont rien d’alarmant pour l’apologiste ; au contraire, il peut en tirer un grand avantage contre les partisans des vaticinia post eventum. En effet, le prophète, en prédisant avec certitude un fait important, a pu, comme on vient de voir, en conjecturer comme probables les circonstances accessoires, et imaginer ainsi quelques détails pour rendre sa description plus concrète et plus vive. Mais il est bien clair que, s’il avait écrit après l'événement, i aurait omis ces détails dans le cas où ils ne répondraient pas à la réalité. Une prophétie de la chute de Babylone, faite après 53g, se garderait de représenter la ville comme ruinée et déserte.

Autre exemple : les prophéties d’Isaïe contre Damas. Au temps de la guerre syro-éphraïmite (735), quand Jérusalem est attaquée par les rois de Damas et d’Israël coalisés, Isaïe doit donner à son (ils qui vient de naître unnomsymbolique, « Proniptbutin-Proche-pillage », « parce que, avantquel’enfant sache dire « mon père, ma mère », on portera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le roi d’Assour » (fs., viii, 3-4). Le châtiment de Damas et d’Israël est encore annoncé dans l’oracle du chapitre xvii, qui débute ainsi :

Voici Damas retranchée du nombre des villes ;

ce n’est plus qu’une ruine !

" Ses villes sont désertes à jamais " ;

elles sont aux troupeaux,

ils s’y couchent, nul ne les chasse. Plus de forteresse pour Ephraïm,

ni de royauté à Damas ! …

Comparons à ce tableau les documents assyriens.

« Au pay s de Damas », telle est la légende du Canon B

des Eponymes pour les 13* et i/|" campagnes de Téglalhphalasar en ^33 et 732. Damas assiégée résista longtemps, et ne fut prise vraisemblablement que vers la lin de 732. Pendant le blocus l’armée assyrienne fut occupée à des razzias dans les plaines des environs. Les Annales de Téglathphalasar parlent de 5qi places saccagées dans seize districts de Damas. Les habitants de la capitale conquise fuient envoyés en captivité à Qlr ; Kason fut mis à mort (IV Reg., xvi, i|) ; un gouverneur assyrien fut installé à sa place ; et le territoire d’Aram de Damas fut annexé à l’empire ninivite. Les Annales de Sargon, pour l’année 720, nomment Damas parmi plusieurs -villes révoltées et coalisées contre l’Assyrie. A la lin du siècle suivant, une prophétie de Jérémie renouvelle contre elle les anciennes menaces (xux, 23-27).

L’apologiste KBITS ne connaissait pas les inscriptions cunéiformes. Sa méthode préférée consiste à

rechercher si une ville, menacée de ruine par un prophète hébreu, a été ruinée en un temps quelconque jusqu'à nos jours. Par exemple, il écrit au sujet de Tyr : « Sa désolation avait été prédite 2.000 ans avant l’existence du peuple qui a été l’instrument de sa destruction et de sa ruine » (l. c, p. io5-io6). Comme Damas existe encore, il ne dit rien des prédictions d’Isaïe ; mais il n’a point de raison d’assigner un terme à leur échéance, et il peut renvoyer leur accomplissement à une époque future jusqu'à la lin des temps. Un des derniers commentateurs d’Isaïe (1912, The International Critical Commentary, protestant), M. G. Buchanan Gray, estime que ies prédictions en question ont été accomplies « pour une large part ». Il explique : « Quoique moins complète et moins durable qu’Isaïe ne l’attendait (car Damas n’est jamais devenu un lieu inhabité), la dévastation de Damas et de la contrée environnante en 732 av. J.-C. fut grande. » C’est perdre de vue le caractère poétique de ce passage, alors que M. Gray vient de l’appeler <t poème » quatre lignes plus haut. Si l’on cherchée comprendre la pensée du prophète, au lieu de se faire esclave des mots, on concédera, avec l’abbé Trochon, que cette victoire de Téglathphalasar

« suffisait pour que les rois de Damas et de

Samarie fussent désormais impuissants contre Juda, et c’est là ce que Dieu voulait surtout faire connaître à Achaz et à son peuple » (in fs., viii, 4). Le début de l’oracle, xvii, 1-2, est une hyperbole poétique, une vive image pour signifier la prise de Damas, et sans doute la destruction partielle de ses remparts, mais principalement la chute de cette importante puissance ; et de fait, comme Isaïe l’avait annoncé, sa royauté fut supprimée. Il n’en est pas moins vrai que, par ces détails mêmes de l’expression poétique, la prophétie est datée d’avant 731 (Voir aussi Crampon, La Sainte Bible, t. V, p. 62).

VIII. — L’authenticité des écrits prophétiques

Une théorie de la « modernité des prophètes » a été présentée en 1889 par M. Erniïst Havrt dans la Revue des Deux Mondes (t. XCIV). Les écrits prophétiques ne remonteraient pas aux vm'-vi* siècles avant Jésus-Christ, mais auraient été composés au cours du n d siècle ! L’auteur nous dit ingénument (p. 517) comment ses idées, exposées ailleurs par lui une première fois, furent accueillies : t Cette nouveauté n’eut aucun succès, ni au moment même, ni depuis. Les hébraïsants qui en ont parlé l’ont rejetée, sans daigner même la discuter, comme une fantaisie qui ne pouvait être prise au sérieux ; ceux-là seulement l’ont ménagée qui n’en ont rien dit. » Cependant, à la suite de M. Havet, M. Mauricr Vbrnks a surgi en partisan convaincu de la même hypothèse. Il l’a soutenue dans son Précis d’Histoire juive, 1889, p. 803 sqq., à la fin de son étude Du Prétendu Polythéisme des Hébreux et dans l’article « Bible s de la Grande Encyclopédie. Le P. J. Bruckhh l’a réfutée solidement dans les Etudes, mai 1892, t. LVI, p. 13-24. Mais l’auteur y est revenu encore dans le misérable pamphlet donné par lui à la Grande Encyclopédie sous le litre « Les Prophètes et le Prophétisme en Israël ». et, en 191 l, dans Les Emprunts de la Bible hébraïque au grec et au latin, où il conclut ses « longues, délicates et laborieuses recherches » en disant :

« Dans l’ensemble, nos résultats confirment les vufli

sur la composition des livres bibliques que nous avons soutenues depuis vingt-cinq ans. Il n’est, selor. nous, dans la Bible aucune rédaction un peu étendue, où ne se fasse sentir une connaissance du vocabulaire i, r rec, difficilement explicable avant le cinquième siècle précédant l'ère chrétienne » (p. 227). En réalité, ces « délicates recherches » ne sont qu’un 421

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

422

tfssu de rapprochements arbitraires, de conjectures grotesques, d’anachronismes monstrueux, fondés sur une ignorance crasse des tangues sémitiques, comme on pourra s’en convaincre en lisant les quatre pages consacrées à ce volume dans les Recherches de Science Religieuse, ig14, p. 5’t 5-548.

Faut-il parler aussi de l’étrange théorie de M. EDOUAnn N’AViLLK.égyptologue ? Dans un ouvrage publié en anglais, en uj13, et traduit fidèlement en français par M. Segond, Archéologie de l’Ancien Testament (titre trompeur, corrigé aussitôt par le soustitre : L’Ancien Testament a-t-tl été écrit en hébreu ?), M. Naville prétend que jusqu’aux environs de notre ère aucune page de la Bible n’a été écrite en hébreu. Tous les anciens livres, de Moïse à Salomon, ont été, d’après lui, composés en langue babylonienne et écrits en caractères cunéiformes ; les prophètes Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, etc., ont composé leurs œuvres en araméen, et ces textes araméens, avec le Pentateuque traduit d’abord du babylonien en araméen par Esdras, ont été traduits en hébreu par des rabbins juifs vers les débuts de notre ère ! — Un des meilleurs arguments de M. Naville, exposé par lui à mainte reprise depuis 1907, est fondé sur deux suppositions gratuites. Il s’agit de la découverte du

« Livre de la Loi » sous Josias (II (IV) Reg., xxn).

1. Suivant M. Naville, ce livre aurait été trouvé dans les fondations du Temple, donc mis là par Salomon. Le texte biblique dit plutôt : trouvé près du trésor (cf. II /’ « r., xxxiv, i^). — a. Le grand-prêtre Helcias communique le livre à Saphan le secrétaire. M. Naville en conclut : a) que Helcias n’a pas pu lire le livre I b) que le livre était donc probablement écrit en babylonien et en caractèrescunéiformes ! — Qu’on lise l’article magistral du P.Skb. Ronzevallb, h Langues et Ecritures en Israël », dans les Recherches de Science Religieuse, oct.-déc. 1917 ; on y verra comment M. Naville ne tient nul compte de ce fait, que la version des Septante, antérieure à l’ère chrétienne,

« suppose constamment un original hébreu ». De

plus, le trop ingénieux égyptologue ne peut pas expliquer la différence de langue et de style des prophètes et autres auteurs, ni l’évolution linguistique qui se poursuit dans les divers livres de la Bible. Diluée dans de nombreuses formules de courtoisie, cette réfutation n’en reste pas moins efficace et définitive.

Evidemment, on ne saurait ici discuter en particulier l’authenticité des différents écrits prophétiques. Il faut du moins rappeler en général l’importance d’un élément beaucoup trop négligé jusqu’à nos jours dans les questions de critique textuelle et de critique littéraire. Plusieurs exégètes reconnaissent maintenant, avec M. le professeur Desnoybrs, que, dans l’œuvre des prophètes, « la reconstitution des strophes, indépendamment de son intérêt littéraire, possède un intérêt critique de premier ordre : elle permet, elle contraint de conserver comme authentiques nombre devers qu’une critique arbitraire voudrait supprimer… » Quelques lignes plus haut :

« … il a fourni, de cette théorie, des exemples si

enractéristiques (voir, par exemple, les schémas du Lwn> d’isaie, pp. a32-a3g) qu’on ne peut vraiment guère douter de la valeur objective de ce système strophique » (Bulletin de Littérature ecclésiastique. 19*1, p. 69). Le P. C. Lattey, dans The Tablet (17 juil. 1920), M. Edward J. Kissane dans The Irish Theidogical Quarterly et le P. Sydney-Smith dans The Mont ii, à la même date, M. l’abbé H Pérennès, professeur d’Ecriture sainte, s’expriment dans le sens ; de même, le professeur Albert Valensin (Rmip Apologétique, i cr mars 192a, p. 687-693).

Quelques-uns, admettant en principe cette forme

de poésie, croient devoir faire des réserves, un peu vagues, il est vrai, et générales ; ils insinuent qu’il pourrait y avoir exagération à rechercher partout des strophes. D’autres enfln restent hésitants et méliants ; et l’on peut expliquer cette attitude par l’atmosphère de scepticisme que produit le désaccord persistant des innombrables essais de métrique hébraïque. Peut-être n’avons-nous pas les données suffisantes pour formuler ce code de métrique ; cela n’empêche pas de comprendre et de goûter, dans ses éléments essentiels, la poésie des Livres saints. Le parallélisme des membres du vers, assez facile à reconnaître, et le développement du sens, avec la symétrie du nombre des vers et les répétitions de mots symétriques ou parallèles, permettent de distinguer des strophes. Bien avant l’apparition de la plupart de ces théories de métrique, un des plus célèbres hébraïsants et exégètes du xix « siècle, Henri Ewald se prononçait catégoriquement pour une strophique dont le schéma fondamental est « saz, gegensaz, schluss, wie strophe, antistrophe, epodos » (Die Dichter des Alten Bundes, a" éd., 1866, p. 13^ ; la i r « édition, avec un titre différent, est de 1839). Un passage oublié de son introduction aux Prophètes mérite d’être souligné : « Une sorte de strophe prédomine ; aussi bien, la structure strophique s’étend à tout l’ensemble de la poésie hébraïque. Un examen attentif, une étude sérieuse de tout ce qui reste des compositions prophétiques mène à cette conclusion ; et c’est un fait de la plus grande importance, aussi bien pour concevoir une idée juste dusujeten général, que pour élucider des points de détail. D’autre part, si l’on veut considérer la chose a priori, il n’y a pas la moindre difficulté à supposer l’emploi de ces strophes dans la littérature prophétique. >< Il l’explique, et il conclut un peu plus loin : « Voilà quelques-uns des principaux traits caractéristiques de la structure des strophes chez les Prophètes. [Je souligne]. Mieux nous connaîtrons les écrits prophétiques, mieux aussi nous saisirons jusqu’à quel point cet agencement rythmique, qui leur convient si excellemment, y règne d’un bout à l’autre. » (Die Prophelen des Alten Bundes erklàrt, 1840-1841, 2e éd., 1867-68 ; je le cite d’après la traduction anglaise de J. Fr. Smith, 1876, t. I, p. 72-73, 76).

Quand on reconstitue les poèmes prophétiques, en distinguant strophes et antistrophes, qui se répondent par le nombre et le groupement des vers, on reconnaît parfois, ici et là, quelques mots qui rompent la symétrie, une glose ; mais on voit, plus souvent encore, que des vers entiers, des groupes de vers, des morceaux considérables, pris trop légèrement pour des interpolations par les critiques radicaux, entrent bel et bien dans le cadre rythmique, et que les enlever, c’est mutiler le poème : tels Is., xliv, 9-20 etxLvi, 6-8, retranchés par Duhm, CheyDe et Marti, et quantité d’autres passages. Voyez dans le livre de Jérémie, comme exemples les plus notables, le beau poème messianique xxx-xxxi et ni, 1’, 18. La distinction des neuf poèmes de la seconde partie du livre à’Isaïe est d’une importance capitale pour la question du Serviteur de lahvé. Les exégètes qui identifient avec Israël le Serviteur souffrant font valoir avec beaucoup de force l’argument tiré du contexte. Cet argument est ruinépar la simple transposition de xlii, 1-9 après xi.ix, 7, d’où il suit que deux serviteurs bien distincts, d’une part le peuple d’Israël et, d’autre part, le Serviteur innocent, le Messie sauveur, se présentent dans des contextes différents. (Voir dans la Revue Biblique, 1908, les preuves de cette transposition, p. 170-172, et le plan des poèmes, p. 173-178 ; cf. Revue prat. d’Apologétique, iô avril 1920, p. 107.) 423

PROPHÉTISME ISRAÉLITE

424

IX. Les Prophéties messianiques. — Voir ce Dictionnaire t. II, col. 1614-1651.

X. — Les Prophètes et le Socialisme

Les Prophètes d’Israël sont les défenseurs du droit et de la justice, les protecteurs des faibles contre les exactions des puissants et des riches insatiables. On connaît assez l’histoire de la vigne de Naboth et les terribles menaces proférées à ce propos par Elie contre le roi Achab (I (III) Reg., xxi). Quant aux prophètes des siècles suivants, c’est presque à chaque page de leurs écrits que l’on rencontre la condamnation de diverses sortes d’injustice. Amos adresse de vigoureuses remontrances à ceux qu’il appelle « tyrans du juste, preneurs de rançons, oppresseurs du pauvre » V, 12),

Qui ont vendu le juste à prix d’argent,

Le pauvre pour une paire de sandales. (11, 6).

Isaie dénonce la perversion de Jérusalem (1, 23). Il menace les grands qui s’enrichissent aux dépens des pauvres, et qui étendent indéfiniment leurs domaines, ceux qu’on appellerait aujourd’hui c capitalistes accapareurs » (v, 8). Hardiment il attaque la pire injustice, celle qui revêt les formes légales (x, 1, 2.).

On lit des accusations du même genre dans les prophéties de Michée, contemporain d’Isaïe (ni, 112), et un siècle plus tard, dans les écrits de Jérémie (v, 26, 27). Tel, le terrible réquisitoire contre le roi Joakim (xxn, 13).

En face de ces textes lus hâtivement et mal compris, plusieurs auteurs, à In suite du juif Karl Marx, ont vii, dans les prophètes de l’Ancien Testament, des précurseurs du socialisme. « Les Juifs, écrit M. Gustave Lb Bon, ont également connu les revendications des socialistes. Les imprécations de leurs prophètes, véritables anarchistes

« le l’époque, sont surtout des imprécations contre la

richesse » (Psychologie du socialisme, Paris, 18y8, ]>. 12). Dans un livre récent, qui a eu du succès, (Le Problème Juif, Paris, 1921, 6e édition), M. Gkorgks Batault signale souvent le « fanatisme » des prophètes hébreux, leur « esprit de révolte », leur attitude

« révolutionnaire », leur messianisme socialiste.

Déjà, au yeux de Bbxam, Jérémie était un

« fanatique », un « agitateur », « radical démolisseur

», auteur de « proclamations furibondes » et de « pièces incendiaires » (Hist. du Peuple d’Israël t. III, passim).

Si, pour être socialiste et anarchiste, il suffit de protester contre des abus, de combattre les exactions, les usurpations des grands et des riches, nous trouvons un précurseur du socialisme, bien avant les prophètes d’Israël, dans Ouroukagina, roi de Lagas, 3.ooo ans avant Jésus-Christ : ce roi réduisit diverses redevances et tarifs, il supprima les privilèges exorbitants qu’une classe puissante s’était arrogés. Socialistes aussi les Pères de l’Eglise, principalement S. Je « n Chrysostome ; et les prédicateurs chrétiens de tous les temps, qui s’élèvent avec force contre l’excès des richesses.

Un peu de réflexion fait voir facilement que le socialisme, au sens actuel de ce mot, ne consiste pns seulement à dénoncer les abus réels de la société, comme l’exploitation de la classe pauvre par la classe riche, la rémunération insuffisante du travail, etc., mais à chercher le remède de ces maux dans une reconstitution de la société sur de nouvelles bases économiques. Essentiellement révolutionnaire, le socialisme veut renverser l’ordre social existant, pour mettre à la place un ordre nouveau fondé sur une conception différente de la propriété. Or — c’est une chose très remarquable chez les prophètes de

, l’Ancien Testament — malgré leur profonde indignation en face des injustices où ils voyaient à la fois une odieuse exploitation des pauvres et un outrage à la loi de Dieu, malgré l’autorité divine dont ils étaient revêtus, jamais ils n’ont prononcé un mot pour exciter les opprimés à tirer vengeance des oppresseurs, jamais une parole pour entraîner le peuple à la révolte contre l’ordre établi. L’idéal des socialistes, le nivellement des classes, l’anarchie est, aux yeux d’Isaïe, un châtiment qui frappe Jérusalem, pour lui faire expier les exactions commises par ses chefs (m, i-15). En condamnant l’injustice et la rapacité des accapareurs, les prophètes israélites n’ont jamais eu l’idée que le remède à ce mal consistait à supprimer la propriété privée. Ils décrivent le règne de la justice aux temps messianiques sans songer le moins du monde à une répartition égale de tous les biens entre tous les citoyens (Mich., iv, 4 ; Is„ lxv, 2 1-23 ; et pour l’époque qui suivra la délivrance de 1 exil, Jer, xxxii, 40-44) Bien loin d’attiser l’envie et les convoitises du peuple, la prédication prophétiqueexhorteà la pratique de la justice, à l’observation du décalogue (Ain., v, 24 ; Js., 1, I5-I 1 ;  ; Ver., vi, 6-8 ; vii, 8 sqq. ; xxii, 3 ; Ez., xxxiii, 12-20) ; elle tend à procurer l’amélioration de la société par l’amélioration morale des individus. Le socialisme suit une marche inverse : pour améliorer le sort des individus, il met toute sa confiance dans l’action bienfaisante de l’Etat ; et d’ordinaire, au lieu de prendre la religion comme auxiliaire, il la traite en ennemie. (Voir Franz Waltbr, Das Prophetetithuni des Allen Bundes in seinem socialen Berufe, dans Zeilschrift fier katholische Théologie, 1899. p. 385-422, 5^-604).

Le grief principal de M. Batault contre les prophètes, c’est leur « monothéisme exclusif », d’où leur intolérance. « Il résulte de tout cela que l’exclusivisme est à la base de toute action du prophète, que tout en provient et que tout s’y rapporte : l’esprit de révolte, la démagogie, l’appel à la justice sont des armes qu’il manie… » (p. Il 1). — Jusqu’ici on regardait le monothéisme comme exclusif, essentiellement et par définition, puisqu’il est la croyance en un Dieu unique et que l’unité exclut la pluralité. Le raisonnement du prophète Elie paraissait concluant :

« Jusques à quand clocherez-vous des deux

côtés ? Si Iahvé est Dieu, suivez-le ; si c’est Baal, suivez-le ! » (III Reg-, xviii, 21). Cette logique n’est pas du goût de M. Batault, apôtre de la tolérance.

« L’intolérance, procédant directement de l’exclusivisme

religieux des Israélites, est une invention juive, et purement juive, dont a hérité le christianisme qui l’a transmise au monde moderne. Pour leur part, les Grecs et les Romains ont tout ignoré de ce sentiment… » (p. 85). Celte assertion, appuyée sur un passage du roman-pamphlet Orpheus, néglige des faits historiques importants. Dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, article Asebeia, M. E. Caillrmbr énumère bon nombre d’actes qui pouvaient être compris sous le non général d’asebeia : « Beaucoup de philosophes et de citoyens libres penseurs furent, à raison de faits de ce genre, traduits devant les tribunaux et poursuivis comme coupables d’impiété » I, p. 465) « En }iô, un décret mettait à prix la tête de Diagoras, pour cause d’athéisme ; en 411, Protagoras était banni d’Athènes et ses livres brûlés sur l’agora ; en 399, Socrale était condamné à boire la ciguë » (J. Huby, dans Christus : La Religion des Grecs, v ; 191 6, p.’17147a).

Enfin, l’irréligion, dont M. Ratault se fait un titre à l’impartialité, le met dans une situation fausse et l’empêche de rien comprendre à l’œuvre des pro. 425

PROPRIÉTÉ ECCLÉSIASTIQUE

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pliètes d’Israël. S’il n’admet pas tout d’abord que le vrai Dieu puisse intervenir dans le monde en révé-Lint ses volontés, il supprime la raison d’être du prophète : et, dès lors, il n’a pas de peine à trouver intolérante et extravagante l’action d’un homme qui s’arroge le droit de parler et d’intimer des ordres en qualité d’interprète de Dieu.

Albert Condamin, S. J.