Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Insurrection

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 534-539).

INSURRECTION. — La doctrine de l’Eglise consacre le pouvoir, dont elle fait une chose divine ; elle consacre les détenteurs du pouvoir, dont elle fait les lieutenants de Dieu, et de Dieu seul. Par une conséquence logique, elle proscrit toute rébellion, toute insurrection contre les autorités légitimes. C’est le contre-pied de la doctrine révolutionnaire, formulée dans la Déclaration des droits de l homme et du citoyen : h L’insurrection est le plus sacré des devoirs. »

Mais eu proscrivant la rébellion, l’Eglise n’ouvre t-elle pas la porte toute grande aux pires excès du despotisme et de la tyrannie ? U est bien entendu qu’elle les réprouve : mais n’est-il pas manifeste qu’elle ôte aux citoyens tout moyeu de s’en garder ? La réponse à cette question comprendra deux parties, suivant que l’on considère ce qui est permis par la morale chrétienne en face des abus d’un pouvoir investi de tous les titres de la légitimité, ou ce qu’elle autorise par surcroit à l’endroit d’un régime qui n’a pour lui que l’autorité du fait accompli.

Il va sans dire qu’on n’a pas la prétention dans ces colonnes de faire l’application des principes à un état de choses donné, et encore moins de recommander à qui que ce soit une altitude plutiM qu’une autre.

Le rôle de 1 apologiste se borne à juslilier l’enseignement de l’Eglise, en en faisant voir le vrai sens et la vraie portée.

I. En face des pouvoirs légitimes. — Il est très vrai qu’aux violences du pouvoir les catholiques ne peuvent répondre par la violence insurrectionnelle. Eussent-ils à se plaindre d’injures, même atroces, qu’ils ne pourraient s’en venger par une agression contre les gouvernants, non plus que par des agressions contre les particuliers. Ni l’injustice ne doit les rendre injustes, ni la si>oliation ne doit faire d’eux des spoliateurs, ni le brigandage les changer en brigands, ni l’assassinat en assa.~sins, ni la tyrannie en anarchistes. Maltraiter son prochain parce qu’on a été maltraité soi-même, faire du désordre parce que d’autres en ont fait, n’est jamais permis. Les représailles aussi bien que les provocations restent toujours un crime. Et le crime n’en est que plus grand, s’il s’attaque au pouvoir.

Voilà très certainement ce qu’enseigne l’Eglise. Mais on risquerait de se tromper en intioduisant dans son enseignement autre chose, qui priverait les catholiques du droit de légitime défense, et que condamne l’enseignement théologique le plus autorisé.

Les théologiens distinguent la rébellion et la résistance, la résistance passive et la résistance active, la résistance active légale et la résistance active à main armée : ce qui fait un total de quatre altitudes, faciles à échelonner en gradation ascendante.

Résistance passive, consistant à ne pas obtempérer aux prescriptions d’une loi ;

Résistance active légale, consistant à poursuivre par les moyens légaux la revision d’une loi ;

Résistance active à main armée, consistant à s’opposer par la force à l’exécution d’une loi ;

Rébellion, consistant à prendre l’offensive contre l’autorité d’où émane la loi.

La dernière attitude est toujours prohibée ; la première est toujours obligatoire, en face d’une loi prescrivant des actes contraires à la conscience ; la seconde est toujours permise ; reste la troisième, sur laquelle se pose un problème : est-elle permise, et quand ?

Solution négative. — Bossdot répondait : Jamais I 1057

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Les sujets n’ont à opposera la violence des princes que des remontrances respectueuses, sans niuti.nerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion.

« Les remontrances pleines d’aipreur et de murmure

sont un commencement de sédition, qui ne doit pas être souffert…

a Quand je dis que ces remontrances doivent être respectueuses, j’entends qu’elles le soient elTectivemenl, et non seulement en apparence…

Voilà une doctrine vraiment sainte, vraiment digne de Jésus-Christ et de ses disciples. » (Politique tirée de l’Ecriture sainte, l, art. 3, prop. 6.)

C’est à coup sûr celle qui eut le plus de crédit en France depuis Louis XIV. Napoléon la préférait sans doute aussi. Dans un cours de philosophie publié par l’autorité du cardinal Fesch en 1810, avec cette note signilicative en tête du troisième volume : a Celte édition est la seule enseignée dans les principaux diocèses de France ». on lit ce qui suit : « Le prince fût-il un tyran cruel, fût-il l’ennemi le plus acharné de la vraie religion, on n’a pas le droit de qviitter son parti… Léser en paroles ou en œuvres la très auguste personne du souverain, serait une espèce de sacrilège. » (/iistituiiontim philosophicaruni Cursus nofus, t. 111, p. 196.)

Au XIX’siècle, le maitre qui exerça l’influence la plus considérable sur l’enseignement d un grand nombre de nos séminaires, le sulpicien Cahrièrk, dans son classique traité De Justitia et Jure, à deux reprises, qualifie de « plus sage » cette opinion qui est « surtout, dit-il, celle des modernes, rendus plus prudents par l’abus de la doctrine contraire ». (J5e Justitia et Jure, Paris, iSSg, t. II, pp. 408 et 386.)

Solution affirmative. — Xi l’abus ne condamne l’usage, ni l’autorité de Bossuet ne doit faire oublier

« elle de l’Ecole.

Qu’on écoute donc dans saint Thomas la voix du passé, à laquelle feront écho les théologiens les plus modernes, aussi bien que ceux de la Renaissance et du Moyen âge.

Saint Thomas livre sa pensée dernière en deux endroits de la Somme théologique, dont l’un reviendra plus tard, et dont le premier est celui-ci :

« Le gouvernement tyrannique n’est pas juste, 

n’étant pas ordonné au bien public, mais au bien particulier du gouvernant, comme le montre Aris ; tote, au livre III de la Politique, chapitre v. et au 1 livre VIII de’Kthique, chapitre x. Et aussi le ren-I versement de ce régime n’a pas le caractère d’une I sédition, hors le cas où le renversement se ferait avec tant de désordre qu’il entraînerait pour le pays plus de dommages que la tyrannie même. Mais c’est bien plutùt le tyran qui est léditieux, en entretenant discordes et séditions dans le peuple qui lui est soumis, alîn de pouvoir plus sûrement le dominer. » (11^ II", q. ^2, art. a, ad 3.)

On a observé justement que « saint Thomas nere innaissait point au peuple le droit d’être juge en sa propre cause, mais seulement le droit de légitime défense, ce qui est bien différent ». (Peltier, La doctrine de l’Encyclique du 3 décembre ISGi, conforme à l’enseignement catholique. Avec l’approbation de S. Em. Mgr le cardinal Gousset, archevêque de Reims, p. 1^3, n » 4.)

Le chanoine Peltier, auteur de cette remarque, s’était déjà, pour son propre compte, exprimé en ces termes :

« Il faut… invoquer uniquement le principe de la

loi naturelle qui i)ermet aux sociétés comme aux individus de se défendre contre une injuste agression, si l’on veut trouver le remède à opposer à la

….

tyrannie. » (Note G, au tome l, p. 7-22, de la traduction française du Traité de la puissance ecclésiastique de Blanchi.)

C’est de défense aussi que parle’Mgr Kbnrick, coadjuteur puis évêque de Philadelphie, mort archevêque de Baltimore, dans son ouvrage Theologia Moralis (volumen I, tract, iv, cap. 3, Philadelphie, 184 1, p. 269). Commentant la première Epitre de saint Pierre, chapitre 11, verset 13, et’Epitre aux llomains, chapitre xiii, versets i, a et 5, il écrit :

n Ce passage interdit la rébellion, qui se commet toutes les fois que des particuliers, isolés ou en petit nombre, résistent à l’autorité légitime. Que si une multitude de citoyens résiste à un abus énorme et manifeste du pouvoir, on ne peut pas dire qu’ils résistent à l’autorité, car Dieu ne donne pas le droit de tyranniser. « C’est qu’en effet, dit Gravina, il n’est

« jamais permis aux gouvernants, par le renverseci

ment des lois, de détruire ce qui est la raison d’être

« et la lin de leur pouvoir. Est, par le fait même, 

a déchu de toute prérogative, quiconque abuse du Il pouvoir contre la chose publique, dont le salut et l’honneur fondent la souveraineté et la majesté a des princes. Car l’exhércdation est le châtiment du u fils qui outrage son père. » Par ailleurs, les soulèvements populaires, même provoqués parla domination la plus onéreuse, ne se produisent presque jamais sans péché, parce que, la plupart du temps, ils entraînent des ruines et des désastres. »

Après r.méricain Kenrick, c’est le rénovateur de la théologie morale en Allemagne, Lehmkuhl, qui parle ainsi :

« Autre chose est la rébellion, autre chose la résistance

aux lois injustes et à leur exécution. Que si on vous fait une violence évidemment injuste, ce n’est plus à l’autorité, c’est à l’injuste violence que vous résistez.

« Maintenant, quand et dans quelle mesure il sera

permis de repousser par la force une violence évidemment injuste, exercée au nom et avec l’appareil de la puissance publique, cela dépendra du succès qu’on peut en espérer, et des maux peut-être plus grands que la résistance pourra attirer sur le pays. » {Theologia moralis.")’édition, 181)3, t. I, n" 797.)

NoLDiN (De Præceptis, igo5, n° 30^) parmi les Autrichiens, et, parmi les Français, Blxot (Compendium Theologiæ moralis. igo5, t. I, n" 380) s’expriment dans des termes à peu près identiques.

Le théologien Belge Gémcot invoque l’autorité de saint Thomas :

« Autre chose est la rébellion, autre chose la

résistance aux lois injustes et à leur exécution. Car quand une violence évidemment injuste est exercée par ceux qui détiennent la puissance légitime, le cas est « semblable à celui d’une violence exercée par a des brigands… » Et ainsi, de même qu’il est permis de résister aux brigands, de même il est permis en pareil cas de résister aux mauvais princes, si ce n’est peut-être qu’il y ait à éviter le scandale, ou à craindre quelque grave perturbation. » (Saint Thomas, XI"" II’ « , q. 69, art. 4-) « Souvent cette résistance active sera illicite, c’est à savoir si la violence devait avoir le dessus, de manière qu’il n’y eût pas d’effet bon à espérer, mais bien déplus grands maux à attendre. » {Theologiæ moralis Instituticnes, 3’édition, 1900, t. I, n. 359.)

Le théologien suisse Cathrbin est plus explicite encore :

« A un tyran qui injustement cherche à causer aux

citoyens des maux très graves, il est permis de résister activement dans l’acte même de l’agression.

« Kemarque. — Il s’agit de résistance active par la

force ou à main armée.

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IXSURRECTIOxN

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« Qu’il soit permis à chaque citoyen Je résister activement

et par la force (au moins s’il s’agit de défendre sa vie et l’intégrité de son corps) à un prince qui cherche à lui causer un préjudice évidemment injuste et grave, et de l’empêcher d’accomplir sa volonté, c’est l’opinion à peu près commune des théologiens. N’importe qui a en elTet le droit de se défendre de toutes ses forces contre n’importe quel injuste agresseur, dans l’acte même de l’agression. Les citoyens peuvent donc se prêter main-1’orte les uns aux autres contre l’injuste agression du roi ou de ses agents, et se liguer dans ce but par un traité. Pour cela, en eCfet, pas n’est besoin chez eux de la souveraine puissance : les sujets ne jugent ni ne déposent le souverain, mais ils ne font que se défendre, eux et lems biens.

< Ces principes valent en droit, et à ne regarder les choses que dans l’abstrait. Dans le concret, par accident, il arrivera souvent que pareille défense entraînerait de plus grands maux, et qu’il faille s’en abstenir. » (Philosophia moralis, 3" édition, 1900, n*616.) Même après Cathrein, il y a encore prolit à entendre C.VSTBLEIN :

« La tjTannie habituelle et grate. en violant le

pacte fondamental, détruit le titre du pouvoir.

« Quatre conditions cependant sont requises pour

que soit licite la résistance active :

« 1° Qu’il ne reste aucun autre moj"en efficace d’enrayer

la tyrannie, par exemple, prières, exhortations, résistance passive, qui toutes doivent être essayées au préalable ;

« a° Que la tyrannie soit manifeste, de l’aveu

général des hommes sages et lionnètes ;

« 3° Qu’il y ait cliance probable de succès ; 
« 4’^ Qu’il y ait lieu de croire que de la chute du

tyran ne sortiront pas des maux plus graves.

« … Avec Bellarmin, Suarez. Balmos, Blanchi, avec

toute l’école du passé, nous disons que la résistance active est licite sous les quatre conditions précitées, quand le tyran machine la ruine de l’Etat. (Institutiones Philosophiæ moralis et sucialis, jSijg, p. li&’j.) Mais c’est Meyeu qui dans ses Institutiuiies Juns naturalis donne à cette doctrine tout le développement qu’elle comporte :

« Dans les cas extrêmes lorsque, à raison des circonstances, 

la résistance passive apparaît inefficace ou pratiquement impossible, qu’est-ce que permet et légitime la stricte règle du droit naturel, sinon la perfection chrétienne ?

a Ce n’est pas une raison, parce que cette question est pratiquement épineuse, pour paraître l’ignorer spéculativemenl, comme on le fait d’habitude, et passer à coté en silence. Attendu que les circonstances en rendent quelquefois impérieusement nécessaire une solution pratique quelconque, sans laisser la ppssibilité ni de l’esquiver ni de la remettre, il vaut mieux, au préalable, l’avoir résolue théoriquement en conformité avec les principes de la saine raison.

« Thèse. — // peut y avoir quelquefois des circonstances, 

oii la résistance active au.i- abus de l’autorité publique, prise en soi, n’est pas contraire au droit naturel.

« Preuve. — De même que tout individu a un droit

inné de pourvoir à sa conservation, etparconséquent de se défendre à main armée contre la violence d’une injuste agression, sans toutefois excéder la mesure que légitiment les besoins de la défensive, de même un peuple, que son unité sociale constitue en personne morale, doit nécessairement être pourvu par la nature du même droit essentiel. Le droit naturel de défense s’étend en ellet sans exception à toute créature raisonnable, et par suite a pari ou a fortiori à une personnalité humaine coUecti e. Donc, toutes

les fois qu’un abus lyrannique du pouvoir, non pas transitoire mais poursuivi constamment et systématiquement, aura réduit le peuple à une extrémité telle que, manifestement, il y va désormais de son salut, par exemple s’il s’agit d’un danger imminent pour l’Etat à coniurer, ou des biens suprêmes et essentiels de la nation, et en première ligne du trésor de la vraie foi à sauver d’une ruine certaine : alors, de par le droit naturel, à une agression de ce genre, autant que le réclament la cause et les circonstances, il est permis d’opposer une résistance active. L’Ecriture nous présente un illustre exemple de ce mode de défense dans l’histoire des Macchabées…

i. N’importe quel groupe de citoyens, même sans constituer une personne morale complète, ni une unité sociale organique, en vertu du droit personnel inhérent à chaque individu, peut, dans ce cas d’extrême nécessité, mettre en commun les forces de tous, pom’opposer à une oppression commune le faisceau 1 d’une résistance collective. » (Inslitutiones Juris naturalis. 1900, t. ii, n" 53 1, ôSa.)

Les citations pourraient se multiplier à rencontre de l’opinion régalienne. Dans le passé, outre Cvjé-TAN (in II, II, 42, 2) et SU.4J1BZ (De Corilate, à. xui, s. 8 : Defensio Fidei. 1. VI, c. iv, SS 5 et 6), c’est le cardinal Dii’ERRON alléguant devant le Tiers, aux Etals généraux de 1614, « la résolution des soldats de Valentinien, qui lui dirent qu’ils seraient pour saint .mbroise, s’il voulait entreprendre sur l’Eglise : que Les basiliques étaient aux évêques et non aux empereurs. » (Cf. Des Etats généraux et autres Assemblées nationales, la Haye, 1789, t. XVI, 2’partie, p. 129.) C’est Lessius déclarant qu’il est permis à tons, laïques et clercs, de défendre leur vie contre un injuste agresseur, « quel ipi’il soit, même supérieur. Donc permis… au serf contre son seigneur.au vassal contre son prince(/>e Justitia et Jure, secl. 11, cap. 9. dub. 6). C’est Gkhson enseignant que « si le souverain fait subir à ses sujets une persécution manifeste, obstinée, effective, alors s’applique cette règle naturelle r il est permis de repousser la force par la force » (/>ecem considerationes principibus et dominis utilissimae, 7^ consideratio. Opéra omnia, Parisiis, 160(>, t. II, pars 2, col. 828)

i’im vi repellere omni’s leges oinniaque jura permittunt : c’est en effet une maxime qui reparait à toutes les pages des Décrétales ; une fois, notamment, en faveurd’un dignitaire ecclésiastique molesté dans ses biens par un officier de justice (Ixmocbxt IV, Sexti Décret., 1. V, tit. xi, c. 6 ; cf. Alexandre III, Décrétai. . 1. V, tit. XXXIX, c. 3. et Innocent III. Décrétai., 1. ii, tit. xiii, c. 12), et une fois aussi avec cette clause qui est une justification : non ad sumendam vindictant sed ad injuriam propulsandam (Innocent 111, Décrétai. , l. V. tit. XI. c. 18).

Non par mesure vindicative, mais par mesuredéfensive : c’est aussi, dans les conflits avec l’Etat, 1* constante distinction des modernes. > Pas n’est besoin, danscecas, écrit ScHiKFiNi. d’aucune juridiction. Il suffit bien, semble-t-il, du droit de légitime défense inhérent à la société comme aux individus. » (Dispntatione.’i Philosophiæ moralis, 1891, t. II, pp. ibi, 453.)

De même le cardinal Zigliaba : < Dans ce cas, il n’y a pas résistance à l’autorité, mais à la violence ; non pas au droit, mais à l’abus du droit ; non pas au prince, mais à l’injuste agresseur et transgresseur de nos droits, dans l’acte même de son agression. (Sunuim philosophica, 5’édition. 1884, t. III. p. 269.) Et quel que soit le prince ; car, comme l’observe fort justement CErnrn, dans ses Eléments de droit naturel : u Ces principes trouvent aussi leur appiteation dans le cas où le souverain serait le peuph 1061

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lui-même, sous un régime démocratique. En effet, la tyrannie exercée par le peuple lui-même, ou au nom du peuple, est beaucoup plus oppressive et redoutable que celle exercée par un prince, n (Eléments de Droit naturel, traduits par l’abbé Onclair ; Paris, 1890, p. ô40.)

La solution. — Cet aceord des théologiens est imposant et doit faire regarder la question de droit comme trancbée. Trois points peuvent la résumer.

1" Aucun droit politique ne prévaut jamais contre le salut public. Saliis populi suprema lex este :

3° S’il y a des cas où l’opportunité interdit au nom de la prudence et de la charité l’exercice d’un droit que par ailleurs concéderait la justice, il en est d’autres où elle en presse l’usage et en approuve les conséquences : c’est, à savoir, quand les biens suprêmes de la nation ne peuvent plus être sauves que par une intervention populaire. Car alors il n’est pas de calamités ni de tléaux dont la considération doive arrêter l’exercice du droit de défense : puisque, par hypothèse, les biens à sauvegarder l’emportent sur tous les maux à encourir ;

3* La guerre faite au pouvoir dans ces conditions est une guerre défensive, et autorise tout ce que permet entre parties belligérantes le droit de guerre défensive. Or, il est certaines attitudes qui, prises isolément, pourraient paraître otTensives, mais qui. replacées dans le cadre général des événements, empruntent des circonstances un caractère purement défensif. Ainsi une nation envahie ne cesse pas de se défendre parce que ses généraux prennent l’initiative d’une rencontre avec l’ennemi, ou même qu’au besoin ils le poursuivent jusque sur son propre territoire. Que si, pour l’injuste agresseiir, le résultat linit par être le même qu’eût pu être celui d’une invasion adverse, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, et non pas à ceux qui n’ont fait qu’user de leur droit pour repousser et briser l’offensive. Ainsi en ira-t il dans les conflits entre le pouvoir et les sujets. Telle résistance pourra, quant à ses effets, ne pas différer d’une rébellion, sans que les sujets soient des rebelles. Mais le vrai rebelle. le vrai « séditieux », c’est le tyran armé contre la cité, et renversé par le choc en retour d’une guerre qu’il a déchaînée.

La question de perfection. — La question de droit une fois résolue, reste la question de perfection, écartée jusqu’à présent pour ne pas embarrasser la marche d’une discussion déjà complexe. Elle se pose ainsi : ce que le droit naturel permet, la perfection chrétienne ne le déconseille-t-elle pas ? Pour des catholiques, la patience n’est-elle pas toujours préférable à la résistance ?

Avis des théologiens. — L’n éminent historien, eanoniste et théologien, va nous éclairer sur ce sujet. Dans son omTage sur l’Eglise catholique et l’Etat i chrétien, le cardinal Hbrgenrôther fait ainsi la dilTéreuce entre les cas où les intérêts personnels et temporels sont seuls en jeu, et ceux qui mettent en cause le bien de la société et de la religion :

« Mais, demandera-t-on, des sujets chrétiens ne

(Uvraient-ils pas mieux se laisser mettre à mort que (le faire résistance, même lorsqu’ils sont assez forts pour cela ? Cela apparaît comme une affaire de perfection chrétienne, mais non comme un devoir qui subsiste en toutes circonstances. Car le droit naturel autorise une légitime défense pour la sauvegarde de notre vie individuelle, et ne connaît pas de devoir inconditionné d’y renoncer. Que si l’on peut tout à la fois sauver la religion et sa propre vie, alors on a raison de faire tout son possible pour cela. L’exem ple des premiers chrétiens est ici sans valeur. Leur situation n’était pas la même que la nôtre, depuis que les pouvoirs publics sontdevenus sujets du christianisme. Ceux qui persécutent l’Eglise dans notre temps n’ont pas pour eux les excuses qu’on pouvait faire valoii’pour les autorités païennes. De plus, un soulèvement dans ces temps-là eùtété inutileet même nuisible au christianisme. Il y a deux manières de défendre la religion : 1° à la façon d’Eléazar (Il.Mac, VI, 18-31), par le martyre ; 2 » à la façon de Mathatbias (l Mac, 11, i sqq.), qui prit les armes et se souleva contre l’oppression païenne. Ce qui, sous l’Ancien Testament, fut permis de droit naturel aux Macchabées, doit être permis aussi, dans les mêmes circonstances, sous le Nouveau. » (Katholische A’irche und chrisllicher Stuat, a’édition, c. xiv, p. 405.)

Ces lignes du cardinal Hergenrôther ne font, semble-t-il, que résumer les pages où Bianchi (Traité de la puissance ecclésiastique, traduction française, t. I, pp. 50-55) développait la même thèse énoncée en ces termes énergiques : « Lorsque nous pouvons conserver notre religion et notre vie tout à la fois, quel doute peut-il y avoir, que nous ne soyons naturellement obligés de conserver l’une et l’autre ? » C’està-dire, ni apostasie, ni martyre, là où une victoire peut libérer nos consciences et celles de nos frères. Et Blanchi renvoyait au cardinal Beixarmix (De Romano Ponttfice, 1. V, c. vii, § Tertio ratio), qui, de fait, parle non pas de droit mais de devoir en matière de résistance.

Autorité de l’Ecriture. — Tous trois se réclament des Macchabées. Si l’on vent préciser ce qui est permis même à des saints, il ne sera donc pas inutile de rassembler les passages les plus saillants de ce livre que l’Evangile n’a pas abrogé, mais où il a été anticipé.

Depuis cent cinquante ans, les Juifs vivaient sous la domination des Séleucides, quand la tyrannie d’Antiochus Epiphane leur mit les armes à la main pour la défense de leur foi. Réfugiés au désert où ils se croient hors d’atteinte, Judas et les siens apprennent que mille de leurs compagnons, surpris pendant un sabbat, viennent de se laisser tuer héroïquement (t sans même lancer une pierre ». Sur quoi a ils se CI dirent les uns aux autres : Si nous nous laissons

tous tuer comme ont fait nos frères, et que nous K ne combattions pas contre les gentils pour nos

« vies et pour nos institutions, ils nous auront bienci

tôt exterminés de la terre. Ils prirent donc en ce a jour-là cette résolution : Qui que ce soit qui Wenne

« nous attaquer au jour de nos sabbats, combattons

1 contre lui. » Et Judas dit : — « Nous combattrons o pour notre vie et pour notre loi. » — n Et tous se

« dirent les uns aux autres : Relevons les ruines de

notre peuple et combattons pour notre peuple et » pour le sanctuaire. » —a Et ils poussèrent un grand o cri vers le ciel en disant : … Votre sanctuaire a

« été foulé aux pieds et profané, et vos prêtres sont

a dans le deuil et l’humiliation, n — « Et Judas leur

« dit : Ceignez-vous et soyez des braves, et tenez-vous

prêts pour demain matin à combattre contre a ces gentils assemblés pour nous perdre, nous et

« notre sanctuaire. Car mieux vaut poiu- nous

mourir, les armes à la main, que de voir les maux

« de notre peuple et la profanation de notre sanctuaire.

Quelle que soit la volonté du ciel, qu’elle

« s’accomplisse ! — Et on en vint aux mains… Et ce
« futence jour-là un grand jour desalut pour Israël. » 

Parité avec la résistance légale. — Il convient de remarquer, au surplus, que si les principes de longanimité évangélique étaient d’une application univer1063

INSURRECTION

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selle et incondilionnelle, ils déconseilleraient aussi bien toute résistance légale, judiciaire ou autre, que toute résistance armée. C’est aussi bien sur le premier cas que sur le second que porterait sans restriction cette maxime : « Ne résistez pas au méchant, mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut vous appeler en jugement pour vous prendre votre tunique, abandonnez lui encore votre manteau. » Et tout de même ce reproche de saint Paul : « C’est déjà une faute que d’avoir des procès entre vous ; pourquoi ne pas plutôt vous laisser maltraiter ? Pourquoi ne pas vous laisser voler ? » — S’il est impossible d’ériger pareils conseils en règles absolues, même de perfection, pour tous les cas imaginables, pourquoi nous interdire de mettre les réserves et correctifs nécessaires aussi bien en matière de défense armée que de revendication légale ? C’est à l’une et à l’autre espèce que doivent s’appliquer, proportion gardée, les judicieuses distinctions que formulait, en termes excellents, le cardinal Perraud, dans une instruction pastorale écrite en 1880, surle^ circonstances dans lesquelles tes catholiques ont le droit et le devoir de se défendre. « S’agit-il d’intérêts ou de conflits tout privés, de questions ou de difficultés purement personnelles, n’engageant en rien les principes de la morale, les vérités de la religion, la liberté ou les droits de l’Eglise ? Nul doute qu’en de telles occasions il ne soit loisible au chrétien d’appliquer sans réserve les préceptes ou les conseils de la sainte douceur évangélique… Lors donc qu’il s’agit seulement de nos personnes, de nos affaires, de nos biens, voire même de notre vie, et si quelque obligation d’un ordre supérieur ne nous fait pas une loi de nous défendre, nous pouvons préférer le silence à la parole, la soumission à la résistance, la passion à l’action. Il importe toutefois à la vraie notion de la vertu qu’une telle attitude ait pour motif déterminant, non une faiblesse pusillanime et un manque de cœur, mais la surnaturelle et courageuse imitation de la patience, de la douceur, de la charité du Fils de Dieu… De ces préceptes, de ces conseils, de ces exemples, faut-il conclure qu’il n’est jamais permis aux disciples de Jésus-Christ de se défendre ? qu’ils ont toujours pour unique devoir de se taire et de se soumettre, sans dire une parole pour repousser la calomnie, sans tenter aucun effort pour revendiquer leurs droits ? Il n’en est rien. »

L’initiative des fidèles et l’autorité des pasteurs.

— Ces principes une fois admis, on peut se demander si les catfioliques, dans les cas où la conscience leur permet ou leur commande de résister, doivent nécessairement attendre une impulsion positive de leurs pasteurs, en vertu de ce principe que, dans l’Eglise, toute l’autorité est en haut, et en bas la dépendance. Que cette impulsion puisse venir légilimement, cela ne fait pas de doute ; maisest-ellenécessaire ?


Elle le serait, si nos évêques étaient des chefs militaires, ou que se défendre fût un acte directement religieux. Mais se défendre est en soi un acte de la vie civile, cl nos évêques sont proprement des chefs spirituels On ne voit donc pas qu’il y ait lieu d’attendre leur initiative, soit sovis forme d’ordre, soit sous forme d’invitation. Mais les consulter sur le cas de conscience reste toujours chose loisible, et même recommandable. Et, par ailleurs, puisque la légitimité de la résistance dépend de son opportunité, et que l’opportunité est régie par les intérêts religieux, dont les évêques ont la garde, il est clair que l’intervention delà hiérarchie, soit pour exclure, soit pour

modérer l’action, a droit à toute la déférence des catholiques.

Conclusion. — Prendre l’offensive contre le pouvoir, c’est de la sédition ; exercer des représailles, ou se livrer à des provocations, c’est de la violence. Mais se défendre — jusqu’à briser l’offensive adverse

— n’est ni sédition ni violence.

Cet exposé de principes peut ne pas être inutile, ni aux catholiques ni à leurs adversaires. Que ceux-ci sachent ce à quoi ils peuvent s’attendre, et ceux-là ce que, le cas échéant, ils peuvent oser : et il y a lieu d’espérer ou que les uns reculeront, ou que les autres vaincront.

Paix ou triomphe : c’est le fruit ordinaire des idées justes.

i’u propos de iaint Pierre Damien. — Dans une lettre à l’évêque de Fermo, saint Pierre Da.mirn stigmati>e en ces termes la conduite des prélats batailleurs da son temps :

« A une époque où, parmi tant d’autres maux, on voit

les hommes de violence s’attaquer impudemment aux Eglises, envahir leurs domaines, et Tioler tout ce qu’il y a de choses sacrées, certains en viennent à se demander si les chefs des Eglises ne devraient par se faire justice, et, comme les laïques, rendre le mal pour le mal. Et, de fait, à jjeine ont-ils été en butte à une injuste violence, que la plupart sur-le-champ ré[iondent par une déclaration de guerre, arment et finissent par faire plus do mal à leurs adversaires qu’eux-niéme » n’en avaient reçu. Chose éminemment déraisonnable, à mon avis, que les prêtres du Seigneur se permettent ce qui n’est jjas même permis à la foule et au vulgaire ; que leurs œuvres autorisent ce que condamne leur parole. Qu’y a-t-il en effet de plus contraire à la loi chrétienne que cet échange de violences.’Que deviennent tant de maximes des Saintes Lettres ? Que fait-on de cette parole du Seigneur : « Si on t’a pris ce

« qui est à toi, ne le réclame pas } » Si nous n’avons pas le

droit de réclamer cela même qui nous a été volé, comment pourrions-nous venger le vol par des voies de fait ?

(( Objeclera-t-on que le pape f., éon IX s’est souvent engagé dans des expéditions militaires, et que pourtant il est canonisé ?.lors, je dirai ce que je pense : Si saint Pierre est prince des apôtres, ce n’est pas parce qu’il a renié, et si David a été prophète, ce n’est pas parce qu’il a été adultèie. 1) (P. Z.., CXLIV,."ÎIS-SIG).

Bossuet, dans sa Defcnsin Cleri gaUicani, 1. II, c. viii, n’a pas manqué de signaloi’ce clocument, qui d’ailleurs fait le tourment des théologiens : le saint ayant bien l’air de déduire de ses ]>rincipes des conclu-ions nettement gallicanes. Aussi Baronius n’a-t-il pas craint d’écrire que la lettre à l’évéque de Kerino « est en pleine opposition avec les dogmes catholiques », cui catholica dogjttata penilus adi’crsantur (Annales, I. XI, an. 1053, p. IStO).

D’autres, plus bienveilianls. comme le bénédictin Constantin Cajétan (P. L., CXLIV, 317 sq, ), ne veulent y voir ! que des exagérations oi’aloires et de simples apprécialions de faits, s.ins prétention doctrinale.

Sur le point qui nous occupe, ne j^eut*on penser que le I saint a en vue les représailles plutôt que la résistance h I une agression ? Il s’attaque en effet à ce qui n’est « pas f même permis à des laïques)>. Il parle de « se faire jus- | tice », de « rendre le mal pour le mal », de « venger » [ l’injure reçue ; toutes expressions qui dénotent une mesure I ^indicative, ad sumeitdam firidictam. et non pas une 1 simple mesure défensive, od tniurratii propulsandam. Quanti à la boutade sur saint Léon IX, elle est sans conséquence, f ou nous autoriserait à dire que, si saint Pierre Damien I est docteur de l’Eglise, ce n’est jms pour cette page.

II. En face des gouvernements de fait. — ] L’Eglise prêche la subordination aux pouvoirs établis, même dépourvus de cette légitimité qui dislingue les gouvernements de droit des gouvernemenlsj de fait. Cependant elle ne met pas ceux-ci sur lej même pied que ceux-là. Tout en traitant avec eux, l et en les reconnaissant pratiquement, tout en indi-l quant la nécessité de s’y soumettre, et de les accepterl 1065

INTELLECTUALISME

icee

pour ce qu’ils sont, elle n’entend nullement les investir d’un titre de légitimité qui leur manquerait. C’est l’enseignement constant du Siège apostolique, rappelé sous le pontificat de LiioN XllI, pai’une lettre du cardinal Secrétaire d’Etal à l’évêque de Sainl-Flour en date du 28 novembre 18go, où il était spécilié par rapport à la France, que les droits des prétendants, si droits il y avait, étaient, et en tout état de cause demeureraient réservés. L’Eglise, disait le cardinal Kampolla, en reconnaissant indifféremment tous les pouvoirs de fait, soit monarchiques, soit républicains, n’entend par là « déroger en aucune façon aux droits qui peuvent appartenir à des tiers, ainsi que l’a sagement déclaré Grégoire XVI dans la lettre apostolique Sotlicitudo du 7 août iSoi ». Dans cette lettre Sollicitudu en effet, parue au lendemain de la révolution de juillet, Grégoire XVI renouvelait une constitution de Clément V, ratifiée par Jean XXII, Pie 11, Sixte IV et Clément XI, aux termes de hupielle c’est cbose entendue une fois pour toutes, que dans la pensée de l’Eglise, par la reconnaissance oHicielle de « ceux qui président d’une façon quelconque à la cbose publique ii, « nul droit ne leur est attribué, acquis ou approuvé », ni

« aucun préjudice ne peut ni ne doit être censé po.rté

aux droits, privilèges et patronages des autres ; et qu’aucun argument de perte ou de changement ne doit en être déduit «. « Nous déclarons, décrétons et ordonnons, ajoutait le Pape, que cette condition de la sauvegarde des droits des parties doit toujours être considérée comme ajoutée aux actes de cette nature. »

La reconnaissance des pouvoirs établis n’est donc pas nécessairement l’aveu de leur légitimité, ni de la part de l’Eglise, ni de la part des fidèles. Ceux-ci peuvent garder leur foi à d’autres princes, sans manquer à rien de ce qu’ils doivent aux pouvoirs établis. Que leur doivent-ils donc ? Envers un gouvernement de fait, la doctrine catholique reconnaît trois sortes de devoirs, en quoi elle fait consister ce qu’elle appelle l’acceptation du gouvernement de fait, comme tel : premièrement, obéissance aux lois justes ; deuxièmement, contribution aux charges publiques ; troisièmement, collaboration à l’œuvre gouvernementale, sous la double réserve de la conscience et des convenances. Ce sont les trois genres de devoirs qui incombent par exemple aux catholiques italiens à l’égai-d de la dynastie de Savoie, aux Alsaciens-Lorrains à l’égard de la domination germanique, aux Irlandais nationalistes à l’égard du gouvernement de Londres, aux Polonais à l’égard du roi de Prusse ou de l’empereur de Russie, etc. Ces devoirs n’interdisent pas aux citoyens de s’employer à restaurer le gouvernement de droit, même par un coup de force, si ce coup de force a |iour lui l’aveu du prince légitime et des chances sérieuses de succès. A bien plus forte raison, sont-ils compatibles avec le recours aux moyens légaux.

Voilà l’enseignement unanime de l’Ecole sur les devoirs du citoyen envers le gouvernement de fait. On pourrait alléguer ici tous les théologiens, anciens ou modernes, qui ont traité de la question classique du souverain usiu-pateur (t)rannus in tiiiilo). CeSi étant, on voit dans quel sens doit s’interpréter cette phrase d’une portée universelle, écrite par Léon XIII dans l’Encyclique An milieu des sollicitudes : « Soit donc que dans une société il existe un pouvoir constitué et mis à l’ccuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. » Cette règle doit s’entendre sous le bénéfice des explications ci-dessus. De même que pour l’interprétation d’un texte de loi ou de jurisprudence la science du droit n’est pas superflue, de

même certains enseignements pontificaux veulent être interprétés à la lumière des principes théologiques d’où ils s’inspirent, et de la doctrine traditionnelle qui les encadre. Veut-on d’ailleurs un témoignage irrécusable de la signification que Léon XIII lui-même attachait à ses propres paroles ? On peut le prendre dans le commentaire quasi ofiiciel, écrit, on peut le dire, sous la dictée du Pape, par son historiographe, Mgr de T’Serclæs. Parlant des principes qui régissent l’acceptation du gouvernement de fait : « Les catholiques sont libres de juger que le gouvernement républicain, tel qu’il existe actuellement, est en soi illégitime et que les règles de la transmission du pouvoir sont seulement suspendues. Le Pape leur reconnaît même formellement le droit de juger que la monarchie est la forme de gouvernement qui convient le mieux à la France. Il n’est pas douteux qu’en vertu de ces principes, les monarchistes auraient également le droit de provoquer légalement un changement de gouvernement, soit par la revision de la constitution, soit d’autre manière. Bien plus, supposé que les titres de tel ou tel prétendant à la monarchie ne soient pas périmés, les théologiens catholiques ne feraient aucune difficulté de lui reconnaître le droit de faire valoir ses titres, même par la force, et de permettre à ses partisans de l’y aider. A une condition cependant : c’est qu’il j’eût un espoir fondé que la tentative ne tournât pas au détriment du bien réel du pays. » (T’Skrclæs, Le Pope Léon XIII, t. II. 3cj6-397.)

Est-il permis d’ajouter que d’entendre autrement les devoirs du cilojen envers le gouvernement de fait, et de les identifier avec ceux qui incombent envers un gouvernement de droit, ce serait apparier le fait au droit, ce serait, à rencontre des propositions ôg, ôo’et 61= du Syllabus, ériger en maxime que le fait constitue le droit ?

Pour être complet, il faut encore observer que le plus légitime des gouvernements perdrait sa légitimité s’il venait à se changer en ennemi public, si, au lieu de poursuivre le bien commun, il se retournait contre lui, employant à détruire la puissance qui lui est donnée pour édifier.

M. DE LA Taille.