Description du royaume Thai ou Siam/Tome 2/Chapitre 18

La mission de Siam (2p. 46-57).


CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

SUPERSTITIONS.





Les superstitions qu’on observe chez les Siamois ne font point partie de leur religion ; car Bouddha a défendu à ses sectateurs de consulter les devins, d’ajouter foi aux présages et, en général, de se livrer à aucune pratique superstitieuse. Toutes les vaines observancesusitées à Siam viennent donc de la Chine et surtout de l’Inde, où les brames excellent en jongleries, en divination et astrologie judiciaire. Je vais faire l’énumération des principales superstitions usitées dans le pays.

Le roi entretient un certain nombre d’astrologues indiens qu’on appelle han, pour lesquels il fait bâtir une pagode dédiée au culte de Brama, Vischnu et Siva ; on y voit les statues monstrueuses des divinités indiennes à tête d’éléphant, à quatre bras armés de glaives, et des peintures représentant la mythologie des brames. Les fonctions des hôn consistent surtout à prédire la pluie ou la sécheresse, la guerre ou la paix ; à faire des présages par des calculs astrologiques, et surtout à indiquer les jours heureux et les heures favorables pour toutes les opérations de quelque importance. Le roi n’entreprend rien sans les consulter ; s’ils réussissent dans leurs prédictions, il les comble de présents ; mais quand ils sont trouvés en défaut, ils sont dégradés et accablés de coups de rotin.

Le peuple a aussi ses devins et ses diseurs de bonne aventure qu’on appelle módu. On les consulte dans les maladies, quand on a perdu quelque chose, lorsqu’on veut fixer l’époque d’un mariage, de raser le toupet, d’un voyage à entreprendre, etc. Il y en a qui ont recours à eux pour avoir bonne chance au jeu, pour recouvrer les choses volées, ou bien pour se faire dire la bonne aventure.

Les Siamois sont persuadés qu’il y a des moyens de se rendre invulnérable, et il n’est pas rare de trouver des gens qui se vantent de l’être en effet. Quiconque, disent-ils, peut rendre le vif-argent solide et porte sur soi une balle de ce métal solidifié, ne peut être blessé ni par le glaive, ni par les armes à feu. En conséquence, les mandarins et même les princes sont toujours à la recherche de cet art précieux ; ils s’efforcent par toutes les combinaisons possibles de solidifier du vif-argent et en portent toujours une boule enfilée dans leur ceinture. Quelques-uns y substituent de gros grains formés de bois rares ou d’autres substances auxquelles ils attribuent également la propriété de rendre invulnérable.

Il y a aussi plusieurs genres d’amulettes qu’on porte pour se préserver des maladies : ce sont des grains d’or ou d’argent enfilés dans un cordort bénit, ou bien des petites plaques métalliques où sont gravés des chiffres et des formules sacrée auxquels on attribue une grande vertu. Presque toutes les femmes portent en sautoir des colliers arrosés d’eau lustrale ; les pauvres mettent à la place des cordons de coton également bénits. Quand une personne est dangereusementmalade, le magicien fait une petite statue de terre qu’il emporte dans un endroit solitaire, il récite sur elle des prières ou plutôt des malédictions pour faire passer le mal de la personne dans la statue, qu’il enterre, après quoi le malade est sûr de sa guérison.

Quand on plante une maison, on consulte d’abord le devin pour savoir la direction qu’il convient de lui donner ; en second lieu, on a bien soin d’éviter les endroits où il y aurait des restes de pieux enfoncés en terre ; car ce serait un signe qu’on ne serait pas heureux dans cet endroit-là en troisième lieu, il faut que tout soit en nombre impair, surtout les marches de l’escalier, le nombre des portes, des fenêtres et des appartements. On observe aussi de ne pas employer les colonnes de bois de teck (ce qui porterait malheur). Parmi les colonnes de bois de fer, il y en a quelquefois qui laissent suinter une certaine liqueur noirâtre ; aussitôt les habitants se mettent à démolir leur maison pour changer les colonnes funestes.

Beaucoup de familles établissent dans leur maison même, ou dans leur jardin, des petits autels consacrés aux génies tutélaires. Ces autels consistent en un petit temple en miniature, où l’on allume des petits cierges et des bâtons odoriférants en l’honneur du génie. Ces petits autels sont ordinairement garnis d’ex-voto ; car souvent tes malades font vœu, par exemple, d’offrir à l’ange un buffle ou un éléphant, ou une comédie quand ils sont guéris, ils vont acheter, avec des cauries, des statuettes de terre peintes, représentant l’objet qu’ils avaient promis, et de cette manière-là ils accomplissent leur vœu à bon marché.

Monseigneur Bruguières, dans une de ses lettres, rapporte une coutume superstitieuse et barbare, usitée à Siam, toutes les fois qu’on construit une nouvelle porte d’une ville. Quant à moi, je me rappelle avoir lu quelque chose de semblable dans les annales de Siam ; mais je ne voudrais pas affirmer le fait tel qu’il le raconte. Voici ce qu’il en dit : « Lorsqu’on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu’on en répare une qui existait déjà, il est fixé par je ne sais quel article superstitieux, qu’il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu’il veut réparer. Cet officier a l’air de temps en temps de vouloir appeler quelqu’un il répète plusieurs fois le nom que l’on veut donner à cette porte. Il arrive plus d’une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête ; à l’instant l’officier, aidé d’autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue. Aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l’intérieur de la porte une fosse, on place par dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre ; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de venir avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l’instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphosés en ces génies qu’ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils disent, du trésor qu’ils ont enfoui. »

Quand une femme fait une fausse couche, on appelle un magicien qui met l’enfant mort-né dans un pot de terre qu’il tient de la main gauche. De la main droite il tient un sabre ; arrivé au bord du fleuve, il prononce une formule d’imprécation contre l’avorton, puis, déchargeant un grand coup de sabre contre le pot, il le jette à l’eau. Il y a des sorciers qui conservent chez eux un de ces avortons ; on dit alors qu’ils nourrissent le diable. On prétend que ces sorciers font des choses merveilleuses au moyen de certaines formules, ils peuvent envoyer les mauvais esprits dans le corps de ceux à qui ils veulent nuire, et les mauvais génies qu’ils envoient sont connus sous les noms de Kasû, Kaháng et Xakla. Quand ils sont entrés dans le corps d’un homme, ils lui dévorent les viscères et après cela les intestins. La personne maigrit à vue d’œil, se dessèche et ne tarde pas à succomber. D’autres fois, les sorciers par leurs enchantements rapetissent une peau de buffle au point qu’elle n’est pas plus grosse qu’un pois ; ils la jettent dans les aliments de celui qu’ils veulent ensorceler, et, à peine est-elle avalée, qu’elle se dilate d’une manière effrayante jusqu’à faire crever le ventre de celui qui l’a mangée par mégarde.

On dit encore que les sorciers font société avec les voleurs ; ils ont le moyen de jeter un sort et d’assoupir une famille tout entière, de sorte qu’il leur est très-facile de monter dans la maison et de piller tout ce qui s’y trouve de précieux. Les maîtres entendent et voient tout ; mais, contenus par une force diabolique, ils ne peuvent ni bouger, ni crier, ni s’opposer en aucune façon aux brigands qui les dévalisent, et le charme ne cesse que quand ceux-ci sont déjà loin.

Il y a des magiciens que l’on dit très-habiles à composer des philtres amoureux. Quand on veut inspirer de l’amour à une fille pour un jeune homme, ou à un jeune homme pour une jeune fille, on mêle quelques drogues aux aliments de la personne, qui bientôt devient folle ; et plus on s’oppose à ses penchants, plus ils deviennent impérieux ; de sorte qu’il arrive presque toujours que, sans craindre ni le déshonneur, ni les châtiments, les deux amants prennent la fuite pour se livrer sans obstacle à leur passion.

À Siam, c’est une manie de chercher des trésors, surtout dans les vieilles pagodes et au milieu des ruines de Juthia. Celui que la cupidité pousse à faire ces recherches, va passer une nuit dans l’endroit où il suppose qu’il y a un trésor enfoui. Avant de s’endormir, il fait un sacrifice de fleurs, de cierges, de bâtons odoriférants et de riz crevé au génie du lieu. Pendant son sommeil, le démon lui apparaît, lui montre le trésor en disant : Donne-moi une tête de cochon et deux bouteilles d’arak, et je te permettrai d’emporter le trésor. D’autres fois, le démon lui apparaît avec un air menaçant, élevant sur lui une massue comme pour le tuer en lui disant Profane ! quel droit as-tu à l’or et à l’argent qui sont enfouis ici ? L’individu s’éveille et s’enfuit épouvanté.

Les Siamois ont une cérémonie qu’ils appellent tham-khuán, qui est comme une espèce de consécration d’une personne dans les principales époques de sa vie ; par exemple, à l’époque de raser le toupet, avant de se faire ordonner talapoin avant le mariage, au couronnement du roi et de la reine, etc. C’est une cérémonie qui tire son origine des Brames elle se fait avec plus ou moins de solennité, selon la fortune et la condition des personnes. Voici comment elle se fait pour le commun du peuple on élève un échaufaudage de planches ou de bambous en forme d’autel, qui a sept degrés tout autour on le tapisse exactement avec des feuilles fraîches de bananier. Sur chacun des degrés, on dispose des figures d’anges et d’animaux en terre, en carton, et quelquefois des statuettes grossièrement travaillées avec des morceaux de courge. On y entremêle des gâteaux, du riz, et différents vases de cuivre et de porcelaine, contenant des mets, des œufs et des fruits. Dans la partie supérieure, qui est ornée de guirlandes de fleurs, de clinquant et de feuilles d’or et d’argent, on place une grande coupe d’argent avec un coco tendre. Sur les gradins de l’autel, sont neuf cierges sur leurs chandeliers. Quand le moment favorable est arrivé, on tire trois coups de fusil pour donner le signal ; alors, on allume les cierges avec du feu obtenu au moyen d’un verre ardent la personne que l’on fête prend un des cierges, et fait trois fois le tour de l’autel ; ensuite, les assistants, prenant chacun un cierge, viennent l’éteindre et en souffler la fumée à la tête du consacré, puis lui frottent le front avec la mèche encore fumante. Alors on descend le coco qui est sur l’autel, on lui en fait boire toute l’eau avec un œuf cuit dur, tandis qu’un des assistants lui offre une petite coupe contenant six slang. En ce moment, on bat la cymbale, ou joue des instruments, et la cérémonie est terminée.

On pratique encore à Siam une autre cérémonie bien singulière lorsque l’inondation a atteint son plus haut point, et dès que les eaux commencent à se retirer, le roi députe plusieurs centaines de talapoins, pour faire descendre les eaux du fleuve. Cette troupe de phra, montée sur de belles barques, s’en va donc signifier aux eaux l’ordre émané de Sa Majesté, et, pour en presser l’exécution, tous ensemble se mettent à réciter des exorcismes, pour faire descendre la rivière ; ce qui n’empêche pas que, certaines fois, l’inondation augmente encore, en dépit des ordres du roi et des prières des talapoins.

La même cérémonie se pratique pour chasser la peste ; et, lors de l’invasion du choléra, les phra allèrent le chasser jusqu’à la mer ; mais on rapporte que le terrible fléau, pour punir les talapoins de leur audace, en enleva plus de la moitié, dans le court trajet de huit lieues, distance de la capitale à l’embouchure de la rivière.

Les Siamois ajoutent foi à une foule de contes merveilleux, tirés des livres des Brames ils croient aux sirènes, aux ogres ou géants, aux nymphes des bois, aux fantômes, aux revenants, et à plusieurs animaux monstrueux et prodigieux, parmi lesquels je citerai les naghas ou serpents, qui vomissent des flammes ; les Hera et les manchon ou dragons, dont la forme ressemble un peu au crocodile ; l’aigle Garuda, qui dévore les hommes, et l’oiseau appelé katsadilûng, qu’on dit avoir un bec semblable à une trompe d’éléphant.

J’aurais encore benncoup à ajouter au chapitre des superstitions ; mais je pense en avoir assez dit pour faire voir que les Siamois, comme tous les autres peuples idolâtres, sont fort enclins à toutes sortes de pratiques extravagantes et superstitieuses. Il faut remarquer, cependant, que parmi eux, les gens instruits n’y ajoutent pas grande foi et n’y sont pas très-attachés aussi, tous ceux qui se convertissent à la religion chrétienne renoncent très-facilement à leurs superstitions, et prennent ensuite plaisir à les tourner en ridicule toutes les fois que l’occasion s’en présente.