Description du royaume Thai ou Siam/Tome 2/Chapitre 17

La mission de Siam (2p. 23-45).


CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

DES PHRA OU TALAPOINS.





Les bonzes, ou prêtres bouddhistes à Siam, s’appellent phra (grands). Les Européens les ont appelés talapoins, probablement du nom de l’éventaii qu’ils tiennent à la main, lequel s’appelle talapat (qui signifie feuille de palmier). Les talapoins sont des moines qui vivent dans des couvents ou monastères, sous la direction d’un abbé appelé chàovat. Dans les campagnes, un couvent ne contient guère que dix ou douze talapoins ; mais dans les villes et dans la capitale, il en contient depuis cent jusqu’à six cents. On évalue à environ dix mille le nombre des talapoins à Bangkok lement et dans tout le royaume, à plus de cent mille.

Le costume d’un talapoin consiste en un langouti jaune, une ceinture, un manteau et une écharpe de la même couleur. Il doit toujours avoir la tête et les sourcils rasés, et tenir sur les hanches une grosse marmite de fer contenue dans une besace passée en sautoir. Il tient aussi devant ses yeux un éventail de feuilles de palmier, de manière à ce que sa vue ne s’étende pas au-delà de quatre coudées.

Quand quelqu’un veut se faire talapoin, on l’habille tout en blanc ; il descend dans une grande barque avec ses parents et ses amis ; on joue des instruments de musique ; la barque est chargée d’offrandes pour la pagode ; elle est précédée, accompagnée et suivie d’une foule d’autres barques, qui font retentir l’air de leurs joyeuses chansons. Quand cette foule est arrivée à la pagode, le récipiendaire est introduit dans la salle des cérémonies où sont rassemblés dix ou douze phra, requis pour l’ordination. Celui qui est chargé de la faire, s’appelle upaxa ; il est assis sur un tapis, au fond de la salle, ayant ses douze confrères partagés à droite et à gauche. Le candidat est présenté par un talapoin, qui a le titre de lecteur ; celui-ci dit


Talapoin en méditation.
Talapoin en méditation.
Talapoin en méditation.

à haute voix : Je vous présente cet homme qui demande

à être ordonné phra. Le candidat s’avance sur ses genoux, salue trois fois, et, joignant les mains jusqu’au front, il s’adresse au chef de l’assemblée, en disant : Vénérable président, je vous reconnais pour mon upaxa (celui qui ordonne). Après quoi, on le fait reculer de douze coudées. Alors le lecteur lui dit : Candidat, je vais te faire plusieurs questions, auxquelles il faut répondre en toute vérité. Es-tu attaqué de la lèpre ? Le candidat répond : Phante, seigneur, je n’ai pas la lèpre. — Es-tu sujet à la folie ? — Phante, non, seigneur. — Les magiciens ont-ils jeté un sort sur toi ? — Phante, seigneur, non. — Es-tu du sexe masculin ? — Phante, oui, seigneur. — Es-tu endetté ? — Phante, non, seigneur. — Es-tu esclave ou fugitif ? — Phante, non, seigneur. — As-tu le consentement de tes parents ? — Phante, oui, seigneur. — As-tu atteint l’âge de vingt ans ? — Phante, oui, seigneur. — As-tu le langouti, la ceinture, le manteau et l’écharpe jaunes, avec la marmite ? — Phante, oui, seigneur. Après ces interrogations, on lui dit d’approcher ; il avance sur ses genoux, salue de nouveau, et, tenant les mains jointes, il dit : Ô père bienfaiteur ! je demande d’être admis à la dignité de phra, ayez pitié de moi, tirez-moi de l’état de laïque, pour me faire entrer dans la condition parfaite des phra : ce qu’il répète jusqu’à trois fois. Alors, le talapoin lecteur dit à haute voix : Mes frères ! si quelqu’un a des raisons pour s’opposer à l’ordination du candidat ; il n’a qu’à parler ; et, après une pause d’un moment, il ajoute : Puisque tout le monde garde le silence ; c’est une preuve de conséntement, ainsi, la chose est faite. On apporte un livre où l’on inscrit le nom du candidat, l’heure, le jour et l’année de l’ordination. Pendant ce temps-là, le nouveau phra quitte ses habits blancs, et se revêt de l’habillement jaune au complet. On lui met un éventail à la main et une marmite sous le bras ; ensuite, le talapoin lecteur lui adresse encore la parole : Maintenant que vous avez reçu la dignité de phra, je dois vous instruire de vos devoirs, et vous indiquer les péchés que vous devez éviter ; un phra doit aller chaque jour recevoir l’aumône ; il doit porter toujours l’habillement jaune ; il doit habiter dans sa pagode, et non pas dans les maisons des laïques ; il doit s’abstenir des plaisirs charnels, du mensonge, du vol et du meurtre des animaux.

Celui qui est initié au talapouinat est obligé de rester au moins trois mois dans le monastère ; après cet intervalle de temps, il peut abandonner son état, et reprendre l’habit séculier, et si, dans la suite, il veut rentrer à la pagode, l’ordination se fait comme pour la première fois. Bien des gens ne gardent l’habit jaune qu’un an ou deux, et même quelques mois seulement, après quoi ils se marient, ce qui est contraire à l’institution primitive de Bouddha ; les anciens talapoins ne défroquaient pas, et gardaient l’habit jaune jusqu’au moment de mourir. Les talapoins doivent quitter cet habit sacré avant de rendre le dernier soupir ; selon leur croyance, ce serait un crime digne de l’enfer que d’expirer dans ce saint accoutrement.

Les talapoins ont une sorte de hiérarchie qu’ils observent très-fidèlement. La première dignité parmi eux, s’appelle sangkharàt, qui veut dire : roi des cénobites. Le sangkharàt est nommé par le roi il a la juridiction sur tous les talapoins et toutes les pagodes du royaume ; mais on ne voit pas qu’il l’exerce en aucune manière. Toute son autorité se réduit à faire de temps en temps des rapports au roi, touchant les matières religieuses, et à présider toutes les assemblées des chefs de pagode, quand le roi les convoque pour traiter ou juger certaines affaires religieuses, ou concernant les talapoins. Après le sangkharàt, viennent les grands abbés des monastères royaux, qui ont le titre de somdet-chào et de raxakhana, termes qui signifient les princes des talapoins ; c’est encore le roi qui les nomme et les installe, car il est le chef suprême de la religion, et parmi ses titres, il prend toujours celui de protecteur et conservateur de la secte de Bouddha. Chaque abbé est maître dans son monastère ; il a sous lui un grand vicaire, appelé chào-khun-balat, et un grand secrétaire, appelé chào-khun-balat. Viennent ensuite les simples talapoins, qui ont encore au dessous d’eux les nen ou, samamen ; ce sont des disciples ou postulants, qui, n’ayant pas encore atteint l’âge de vingt ans, portent cependant l’habitjaune, et font, pour ainsi dire, leur noviciat. Ces nen ne sont tenus qu’aux huit commandements, c’est-à-dire aux cinq commandements généraux, qui sont communs aux laïques, et à trois autres que voici : Ne pas manger depuis midi jusqu’à l’aurore du jour suivant ; ne pas savourer le parfum des fleurs, et ne pas en porter sur soi ; ne pas s’asseoir sur des matelas ou sur des sièges qui auraient plus de douze pouces de haut.

Tout l’ordre des hauts talapoins est soumis à l’autorité d’un prince que le roi a établi pour veiller à leur bonne conduite : ce prince a sous ses ordres un certain nombre de commissaires, appelés sangkhari, qui ont droit de saisir et d’amener les délinquants à son tribunal là, on les dépouille de leur habit jaune, on leur administre du rotin et on les envoie en prison ou bien aux travaux forcés, selon la gravité des crimes dont ils se sont rendus coupables.

Pendant trois mois de l’année, c’est-à-dire pendant la saison des pluies, les talapoins doivent demeurer dans leur monastère respectif ; tout le reste de l’année, ils sont libres de passer d’un monastère dans un autre, d’entreprendre de longs voyages et même d’aller errer à leur fantaisie dans les bois et dans les contrées les plus éloignées du royaume. Ils savent très-bien profiter de cette liberté ; partout on ne rencontre que ces talapoins vagabonds qui voyagent pour se divertir, pour chercher des plantes ou des racines médicinales, ou des minerais d’or ou d’argent ; car un grand nombre d’entre eux s’adonnent à l’alchimie ou à la médecine, quoique leur règle le leur défende absolument.

Voici la vie que mènent les talapoins : au chant du coq ils font sonner leur cloche ou battre le tambour, sans doute pour donner le signal aux femmes de cuire le riz. Ils éveillent leurs luksit ou écoliers, et les envoient préparer la barque. Pendant ce temps-là, ils prennent un bain, font leur toilette et vont réciter, en commun, dans le temple, quelques prières en langue bali ; puis ils descendent en barque et vont s’arrêter un instant devant toutes les boutiques ou les maisons où les femmes, prosternées, les mains jointes, les saluent et mettent dans leur marmite une grosse cuillerée de riz, du poisson, des légumes, des fruits et des gâteaux. Quand ils ont fait leur tournée, et que la grosse marmite est pleine, ils reviennent au monastère, mettent de côté ce qu’il leur plaît de garder pour eux, et livrent le reste aux luksit. Après avoir fait leur repas, ils fument, boivent le thé, causent ensemble ou bien vont se promener. Ils reçoivent des visites et des présents presque tout le long du jour. Ils lisent aussi un peu, étudient quelques livres balis ou apprennent à lire et à écrire à leurs écoliers. Mais, pour juger du soin qu’ils y mettent, il suffit de savoir que sur dix de ces luksit, qui passent sept à huit ans à la pagode, c’est au plus s’il s’en trouve un qui sache lire et écrire correctement quand il sort du monastère. À onze heures ou onze heures et demie, le talapoin fait son second repas, qui doit finir un peu avant midi juste, et depuis ce moment, il doit s’abstenir de nourriture jusqu’au jour suivant. Il y a cependant huit choses qu’il peut prendre dans l’intervalle sans rompre son jeûne, comme du thé sucré, de l’eau de coco, du sucre de palmier, etc. On invite souvent les talapoins à aller prêcher dans les maisons particulières ; mais ceux qui les invitent doivent préparer d’avance une foule de choses à offrir, et qui sont étalées dans la salle. On y voit une multitude de coupes à pied de diverses grandeurs ; dans l’une il y a quatre-vingts ticaux, dans l’autre des étoffes de coton ou de soie jaune ; il y en a qui contiennent l’arec et le bétel ou du tabac, des paquets de thé, du sucre candi, des cierges, du riz, du poisson sec et toutes sortes de provisions, au point que cet étalage ressemble presque à un marché. Après le sermon, tous ces objets sont transportés avec empressement dans la barque du prédicateur. Pendant la saison des pluies les talapoins se réunissent la nuit dans le temple où est l’idole de Bouddha. Là, ils récitent tous ensemble leur office en bail, ce qui dure plus d’une heure. Ces prières nocturnes ne sont pas autre chose que les louanges emphatiques de Bouddha.

La règle des talapoins est contenue dans les livres intitulés : Phra-Vinai, qui, pour la plupart, sont de longs commentaires de cette règle ; mais les deux cent vingt-sept articles que doivent observer les talapoins sont exposés dans un seul volume, appelé Patimôk. Cette règle est si sévère et si minutieuse, qu’il est impossible aux phra de l’observer tout entière et avec fidélité. Elle donne une grande idée du détachement, de la mortification, de la patience et des autres vertus morales de Bouddha qui en est l’auteur. Je me contenterai ici d’indiquer les points les plus saillants de cette fameuse règle.

Ô phikhu ! (ô mendiants ! nom que Bouddha donne à ses disciples) vous ne tuerez point les animaux et vous ne les frapperez pas.

Ne dérobez pas ce qui appartient à autrui.

Abstenez-vous des plaisirs charnels.

Ne vous attribuez pas vos mérites et ne tirez pas vanité de votre sainteté.

Ne cultivez point la terre de peur de tuer quelque ver ou autre insecte.

Ne coupez pas les arbres parce qu’ils sont doués de vie.

Ne buvez pas de liqueur distillée, ni vin, ni aucune boisson enivrante.

Ne prenez point de nourriture quelconque après midi.

N’allez pas voir les comédies ; n’écoutez pas les concerts d’instruments.

Abstenez-vous des parfums et des eaux de senteur.

Ne vous asseyez pas dans un lieu de plus de douze pouces de haut.

Ne touchez ni or ni argent.

Ne vous entretenez pas de choses futiles.

Ne portez point de fleurs à vos oreilles.

Passez à travers un linge l’eau que vous voulez boire, de peur qu’il ne s’y trouve des animalcules.

Quand vous irez faire vos nécessités, portez de l’eau pour vous laver.

N’empruntez rien des laïques.

N’ayez avec vous ni couteau, ni lance, ni épée, ni aucune espèce d’armes.

Ne faites pas d’excès dans le manger.

Ne dormez pas au delà du nécessaire.

Ne chantez pas de chansons amoureuses.

Ne jouez pas des instruments de musique.

Ne jouez pas aux dés, aux échecs et autres jeux quelconques.

Prenez garde de branler les bras en marchant,

Ne faites pas de feu avec le bois de peur de brûler quelques insectes qui y sont logés.

Vous vivrez d’aumônes seulement et non du travail de vos mains.

N’administrez pas de médecine aux femmes enceintes, de peur de faire mourir l’enfant dans leur sein.

Ne portez point vos regards sur les femmes.

Ne faites aucune incision qui fasse sortir le sang.

Ne vous livrez pas au commerce ; ne vendez rien.

N’achetez rien.

Ne faites point claquer vos lèvres en mangeant.

Quand vous marchez dans les rues, il faut avoir les sens recueillis et tenir le talapat devant vous de manière à ne pas voir au delà de quatre coudées.

Tous les quatorzièmes de la lune, vous vous raserez les cheveux et les sourcils avec un rasoir de cuivre.

Quand vous êtes assis, vous devez avoir les jambes croisées et non étendues.

Après avoir pris votre nourriture, ne gardez point les restes pour le lendemain, mais donnez les aux animaux.

N’ayez pas plusieurs vêtements.

Ne caressez point les enfants.

Ne parlez point à une femme dans un lieu secret.

Ne nourrissez ni canards, ni poules, ni vaches, ni buffles, ni éléphants, ni chevaux, ni cochons, ni chiens, ni chats.

En prêchant, quand vous expliquerez le bali, prenez garde de changer le sens.

Gardez-vous de dire du mai d’autrui.

Quand vous vous réveillez, levez-vous aussitôt, pourvu toutefois qu’il fasse assez jour pour distinguer les veines de vos mains.

Ne vous asseyez pas sur une même natte avec une femme.

Ne montez pas une jument ou un éléphant femelle.

N’allez pas dans une barque qui aurait servi à une femme.

Ne touchez pas une femme ni même une toute petite fille.

Ne faites pas cuire du riz, parce qu’il a un germe de vie.

Ne prenez rien qui ne vous ait été d’abord offert les mains jointes.

Ne montez pas dans une maison à moins que quelqu’un ne vous invite à le faire.

Si en dormant vous songez à une femme, c’est un péché qu’il faut expier.

Ne désirez pas ce qui appartient aux autres.

Gardez-vous de maudire la terre, le vent, l’eau ou le feu.

Ne mettez pas la mésintelligence et la discorde parmi les autres.

Ne portez pas d’habillements précieux.

Ne vous frottez pas le corps contre quoi que ce soit.

Ne portez pas de souliers qui cachent les talons.

Ne recevez aucune offrande des mains des femmes ; elles doivent seulement les déposer devant vous.

Ne mangez rien qui ait vie, ni des légumes et des grains qui peuvent encore pousser ou germer.

Quand vous aurez mangé quelque chose, ne dites pas ceci est bon, cela n’est pas bon ces discours sentent la sensualité.

Ne riez jamais aux éclats.

Ne pleurez pas la mort de vos parents et ne vous en attristez pas.

Ne retroussez pas votre langouti pour passer l’eau ou bien en marchant dans les rues.

Quand vous prenez votre nourriture, ne causez avec qui que ce soit.

En mangeant, ne laissez pas tomber du riz de côté et d’autre.

Ne ceignez pas votre langouti au dessous du nombril.

Vous ne mangerez pas de la chair d’homme, d’éléphant, de cheval, de serpent, de tigre, de crocodile, de chien ou de chat.

Ne dormez pas dans un même lit avec une autre personne quelconque.

Quand vous allez demander l’aumôme ou que vous marchez dans les rues, ne toussez pas pour attirer les regards sur vous.

Quand vous irez réciter des prières auprès d’un mort, vous devez réfléchir sur l’instabilité des choses humaines.

Vous ferez descendre votre langouti à huit pouces au dessous du genou.

Vous ne direz pas de paroles grossières en présence des femmes.

Vous ne branlerez pas la tête en marchant.

Vous ne garderez pas l’arec et le bétel dans la bouche pendant la nuit.

Quand vous aurez commis des péchés, vous devrez les confesser au supérieur.

Tous les soirs vous balayerez la pagode.

Vous aurez soin de bien laver votre marmite. (Leurs marmites sont de fer battu, et leur forme, y compris le couvercle, ressemble assez à une courge de moyenne grosseur.)

Quand vous irez quelque part, prenez garde de fouler aux pieds sciemment des fourmis ou d’autres insectes.

En marchant dans les rues ou en allant recevoirr l’aumône, vous ne saluerez personne.

Telles sont les principales maximes consignées dans le patimôk ; on voit clairement, par cette courte esquisse de la règle des talapoins, qu’il est presque impossible de l’observer en tous points ; aussi les phra ne se font-ils pas scrupule de l’enfreindre à tous moments.

On trouve dans les livres sacrés de très-beaux sermons de Bouddha, dans lesquelsil inculque aux talapoins des vertus sublimes et dignes d’un vrai philosophe. Par exemple, en leur parlant de l’instabilité des choses humaines, il leur dit : Ne vous attachez pas aux biens de ce monde, parce qu’ils vous échapperont malgré vous ; rien dans l’univers ne vous appartient, votre personne elle-même n’est pas à vous, puisque vous ne pouvez pas la maintenir dans le même état, et qu’elle change continuellement de forme. Il leur enseigne aussi de n’avoir ni haine, ni amour pour rien que ce soit ; d’établir leur âme dans un état d’indifférence telle, que les biens et les maux les trouvent également insensibles ; qu’ils ne soient pas plus touchés des louanges que des injures, des bons traitements que des persécutions ; qu’ils supportent la faim, la soif, les privations, les maladies et même la mort avec une égalité d’âme imperturbable. Il cite des exemples de talapoins qui vivaient dans la plus grande sécurité au milieu des tigres ; de temps en temps l’animal féroce en dévorait un d’entre eux sans que les autres éprouvassent la moindre crainte et songeassent à quitter leur chère solitude.

Les talapoins regardent comme un de leurs devoirs de faire des prédications au peuple mais du reste ils s’inquiètent fort peu si leur doctrine est mise en pratique. Les laïques ont beau se livrer à toute sorte de désordres, et faire des actes contraires à la religion bouddhiste, jamais les talapoins ne leur font de réprimandes. Ils n’ont pas charge d’âmes ils s’imaginent que la sainteté est pour eux seuls, et qu’il est impossible aux laïques d’y parvenir.

Les Thai ont une grande vénération pour les talapoins ; ils leur donnent des titres pompeux ; ils se prosternent devant eux, même au milieu des rues, en joignant les mains jusqu’au dessus de la tête ; les mandarins et les princes les saluent des deux mains ; mais le roi ne les salue que d’une seule, et les fait asseoir près de sa personne. Tous les jours il distribue l’aumône à plus de trois cents d’entre eux en les servant de sa propre main ; exemple que la reine et les principales concubines suivent avec une grande dévotion. Cette grande vénération n’est pas précisément attachée à la personne, mais simplement à l’habit ; c’est pourquoi, dès qu’un talapoin a défroqué, il perd à l’instant tout droit aux égards et au respect qu’on lui témoignait naguère. Les Siamois sont dans la persuasion qu’on acquiert un grand mérite en prenant l’habit jaune, et que ce mérite est applicable aux âmes des parents défunts ; voilà pourquoi ils exigent que tous leurs garçons se fassent talapoin au moins pour quelque temps. Très-souvent les gens riches, par esprit de dévotion, disent à leurs esclaves Si vous voulez vous faire phra, je vous donne la liberté. Les esclaves, qui ne demandent pas mieux, s’empressent de se conformer aux désirs de leurs maures. À la pleine lune du cinquième mois, c’est la coutume à Siam que les inférieurs lavent leurs supérieurs avec des eaux parfumées. Ce jour-là les phra lavent leur abbé, et le peuple à son tour vient laver les talapoins pour leur exprimer son respect et sa reconnaissance.

Le métier de talapoin est assez lucratif, parce que les femmes surtout aiment à leur faire continuellement des offrandes ; et, pour peu qu’un phra s’adonne à la prédication, il ne tarde pas à acquérir une petite fortune qui le met à même de s’établir fort honnêtement. D’ailleurs ils jouissent de bien des priviléges ; ils sont exempts de toutes corvées, de tout service, ne paient aucun tribut, et ne sont jamais appelés par la cymbale des douanes ; ce dont ils profitent en se procurant, soit pour eux, soit pour leurs parents, toutes sortes de marchandises qui, à la faveur de l’habit jaune, sont exemptes de payer la taxe royale ou les droits de monopole.

Il y a une époque de l’année où les phra vont faire une espèce de retraite au milieu des champs ou dans les bois pour expier les fautes qu’ils ont commises contre leurs règles dans le cours de l’année. Cette retraite dure trois semaines ; ils se font de petites huttes de feuillage où ils sont censés méditer toute la nuit, et le jour ils reviennent visiter leur temple, et dormir dans leurs cellules. Pendant ces veilles dans les bois, ils n’ont d’autre défense contre les bêtes féroces qu’une frêle cloison de bambous aussi le peuple prétend que les tigres ont du respect pour les phra, et viennent même leur lécher les pieds et les mains pendant qu’ils sont en contemplation.

Parmi la multitude des phra, on en rencontre quelques-uns qui sont vraiment d’une grande austérité ils sont fidèles à leur règle, ne mangent que des légumes et surtout des pois ou des haricots ; ils tiennent toujours à la main un gros chapelet de cent huit grains sur lesquels ils récitent sans cesse des prières en bali ; ils marchent sans regarder personne, les yeux baissés, l’air mortifié et pénitent. Mais le plus grand nombre des phra ne se font pas scrupule de causer en route, regarder à droite et à gauche, courir d’une maison dans une autre, et


Vue d’une pagode royale, à Bangkok.
Vue d’une pagode royale, à Bangkok.
Vue d’une pagode royale, à Bangkok.

commettre une foule d’actes contraires à la règle.

L’oisiveté, la paresse, le vagabondage, l’orgueil, l’arrogance, la vanité, la gourmandise et l’immoralité sont autant de vices qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les talapoins.

Il y a, aux environs des pagodes, une certaine classe de femmes qu’on appelle nang-xi ; ce sont des veuves qui, ne sachant que devenir, se dévouent au service des phra. L’abbé du monastère leur donne un habit blanc au moyen duquel elles ont droit d’aller demander l’aumône, non seulement pour elles, mais encore pour le monastère auquel elles sont attachées. Si elles se conduisent mal, on les chasse et on les livre à leurs parents pour les châtier. Ces demi-religieuses doivent réciter une espèce de chapelet, et l’on dit que, quand elles prient, elles sont obligées de se tourner le dos. Il y a aussi une classe d’hommes qu’on appelle ta-thén, lesquels sont vêtus de blanc et se dévouent au service des pagodes comme les nang-xi ; leur principal office est de balayer les avenues des temples et les salles publiques du monastère.

Les habitations des talapoins sont les pagodes dont j’ai fait la description ailleurs. Quelques voyageurs ont écrit que dans l’Inde, et particulièrement à Siam, il y avait des hôpitaux pour les animaux mais on s’est formé une fausse idée de ces prétendus hôpitaux. Dans la réalité, les pagodes ne sont qu’un lieu d’asile pour les animaux. Quand quelqu’un a des petits chiens ou des petits chats qu’il ne veut pas nourrir, il va les lâcher à la pagode, ou bien quelqu’un, par dévotion, va offrir aux phra un couple de paons, des oies, des poules et des coqs pour l’ornement du monastère ; d’autres vont lâcher dans les viviers des talapoins quelques centaines de gros poissons. Leii pieux fidèles apportent quelquefois des cochons, des singes, des tortues et leur donnent la liberté dans les petits bois des pagodes. Mais souvent cette affluence d’animaux devient un grand sujet de tentation pour les luksit et pour les talapoins eux-mêmes ; car, lorsque les onrandes des fidèles ne sont pas abondantes, les luksit ou les nen font main basse sur ces hôtes qui sont très-faciles à prendre. Il arrive aussi quelquefois que, la nuit, pendant le sommeil des talapoins, les gens du voisinage, munis d’un épervier, ou de quelque autre instrument de pêche, viennent dépeupler les étangs ; ou bien ils enlèvent lestement un cochon, au risque d’être accablés d’une grêle de pierres, si les talapoins s’éveillent aux cris de détresse du pauvre animal qu’on emporte.



Aiguières et plats sur une table.
Aiguières et plats sur une table.