Description de la Chine (La Haye)/Des Maisons de Ville et de Campagne

Scheuerlee (3p. 191-193).


Des maisons de ville et de campagne.


On voit une infinité de gens qui sont tout occupés du soin de donner une bonne situation, et un aspect favorable à la sépulture de leurs ancêtres, s’imaginant que le bonheur ou le malheur d’une famille dépend de cette situation et de cet aspect. Mais lorsqu’il s’agit de leur propre logement, ils ne s’informent point à quelle constellation il répond, ni si le corps de logis est dominé par l’élément du feu, ou par celui de l’eau, s’il doit être plus ou moins exhaussé, si la grande porte doit être sur une telle ligne, ou sur une autre, afin que les richesses ne s’écoulent pas de la maison ; que la prospérité y entre, et que l’adversité ne s’y puisse pas glisser ; c’est à quoi on ne donne nulle attention. Cependant ce sont ces maisons, où nous prenons notre repos, où nous passons le jour et la nuit, où les enfants naissent, où ils sont nourris et élevés. Nos propres maisons influent bien plus sûrement, et plus directement sur tout ce qui nous regarde, que la sépulture de nos ancêtres.

On entend souvent parler de sortilèges, d’enchantements, de maléfices, de diableries ; et l’on prétend que ce sont les charpentiers ou les maçons, qui étant chagrinés sur leur travail, ou bien mal payés, de désespoir jettent des sorts sur les bâtiments qu’ils élèvent. J’avouerai que j’ai été longtemps incrédule sur cet article : ma raison était qu’un honnête homme, qui ne voit rien en lui, qui puisse le faire rougir, attend uniquement du Ciel la prospérité et l’adversité. Ho fou yeou tien.

Cependant ce que j’ai vu chez une personne de ma connaissance, m’a un peu guéri de ce préjugé : après sa mort ses enfants et ses petits-fils s’acharnèrent si fort au jeu, qu’en peu de temps leur bien fut dissipé. Comme on démolissait une muraille, on y trouva une assiette avec certain nombre de dés et une main d’homme faite de bois : et j’avais déjà ouï dire, que c’était ainsi qu’on jetait les sorts. J’avoue que cette découverte jointe aux malheurs et à la ruine de cette famille, me rendit un peu plus crédule. D’ailleurs je fais réflexion que dans le Code de nos lois, il y a des peines imposées à ceux qui se mêlent de sortilèges ; ce qui suppose qu’il y en a effectivement.

Ainsi donc quand on élève de grands bâtiments, qu’on entreprend une affaire importante, il faut bien se garder d’une épargne sordide, qui pourront donner lieu à la canaille de jeter des sorts et des malédictions. C’est un proverbe parmi le peuple, que le diable entend les paroles concertées du pacte fait avec le magicien ; et que la charpente entend ce que le charpentier prononce dans son indignation. Je sais bien que de mille événements qu’on attribue à ces maléfices, il ne s’en trouvera guère qu’un ou deux, où l’opération du diable soit certaine. Cela doit suffire, pour ne pas s’exposer à ces malheurs.

Des vers peu honnêtes, des pièces de galanterie, des peintures immodestes, en un mot tout ce qui peut salir l’imagination, ne doit jamais se trouver dans la maison d’un homme qui a de la probité et de la vertu. Car enfin si cela est exposé aux yeux des femmes et des enfants, comment osera-t-on leur prêcher l’honnêteté et la pudeur ? Il en est de même que des armes et des remèdes violents, qu’on ne laisse point traîner dans une maison, et qu’on a soin d’enfermer sous la clef, de peur que les enfants n’y touchent, et ne se donnent la mort.

Ceux qui ont des biens à la campagne, songent sans cesse à arrondir leurs possessions. Le proverbe dit, que quand vous achèteriez la Chine dans toute son étendue, vous auriez encore des champs voisins des vôtres. Ainsi à quoi bon tant de soins pour s’agrandir, et faire de nouvelles acquisitions ? Les biens que vous laisserez à votre mort, passeront en d’autres mains : ces grandes acquisitions susciteront peut-être des ennemis à votre famille, qui ne cesseront de la persécuter. Si vous aviez moins accumulé de terres, vos enfants auraient vécu dans une douce médiocrité, et en auraient joui paisiblement.

Ceux qui acquièrent des terres, font voir qu’ils sont fort riches. Ceux qui les vendent, donnent une preuve de la décadence de leur maison : c’est le besoin qui les y force. Ce que je veux dire par là, c’est que vous ne devez point vous prévaloir du besoin où est celui qui vend sa terre, pour ne la pas payer ce qu’elle vaut. Il faut qu’un prix honnête le satisfasse. Croyez-vous perdre votre argent, en le donnant de la sorte ? Ce que vous acquérez, ne vaut-il pas ce que vous livrez ? N’est-ce pas comme si l’argent n’était pas sorti de vos mains ? Voici le sens de quelques vers, qui ne viennent pas mal à propos à ce que je dis. Ces montagnes verdoyantes, ces paysages charmants, ce sont d’autres familles, maintenant ruinées, qui les ont possédées ; que ceux qui en jouissent actuellement ne s’en glorifient pas, d’autres après eux en deviendront encore les maîtres.

On plante beaucoup d’arbres autour des maisons de campagne, soit qu’on s’imagine que ces arbres portent bonheur, soit qu’on n’ait en vue que d’avoir une enceinte riante. Quand je vois un petit village environné de bois qui ombragent de tous côtés les campagnes, je juge que les familles qui l’habitent sont à leur aise : mais si j’aperçois de gros arbres abattus de côté et d’autre, c’est une marque certaine de leur indigence, et de leur pauvreté.

J’en dis autant des sépulcres que vos ancêtres ont eu soin d’environner de mûriers, et d’arbres à suif. Si on vient à les couper, c’est une marque certaine, ou de l’extrême pauvreté des descendants, ou de leur avarice et de leur mauvais cœur. Comme dans chaque famille il y a des pauvres et des riches, ceux-ci doivent aider les autres, afin de prévenir une semblable faute, qui ternirait à jamais leur réputation.

L’acquisition des terres est préférable à la grandeur et à la magnificence des bâtiments. Qu’un logement ait sur le devant un ruisseau ou un étang, et sur le derrière un jardin ; que la porte avec ses appartenances fasse le premier corps de logis : qu’en avançant on trouve une cour, et au fond la salle pour recevoir les visites : qu’on entre ensuite dans une troisième cour, où soit l’appartement du maître de la maison : qu’il suive une quatrième cour avec les offices : que chacun de ces corps de logis ait quatre ou cinq chambres de plain-pied ; voilà tout ce qu’il faut pour les personnes les plus riches et les plus qualifiées. Mais quand vous achetez une terre, ne craignez point de l’acheter à un plus haut prix qu’elle ne vaut, le surplus que vous donnez, est compensé par plus d’un avantage. Premièrement, vous assistez celui que la misère force à vendre sa terre. En second lieu, vous lui ôtez l’envie de rentrer dans cette terre en vous remboursant, ou de demander en justice une augmentation de prix. Enfin, si après votre mort, vos enfants viennent à déchoir de leur fortune, ils auront plus de peine à vendre une acquisition, dont on ne leur offrira qu’une partie de ce qu’elle aura coûté. Car, comme dit le proverbe, la glace qui est fort épaisse, est plus longtemps à se fondre ; et les tuiles, qui sont épaisses et bien liées, sont plus difficilement emportées par l’orage.