Description de la Chine (La Haye)/De la manière de gouverner sa Maison

Scheuerlee (3p. 187-190).


De la manière de gouverner sa maison, et de l’appartement séparé des femmes.


Ne donnez point d’entrée dans votre maison ni aux bonzesses, ni à certaine espèce de vieilles femmes, qui se mêlent de vendre des ornements de tête, des aiguilles, des pendants d’oreilles, des fleurs artificielles, ou de porter des remèdes, ou d’être entremetteuses de mariage. Leur principale occupation est de ramasser cent sortes de nouvelles de toutes les familles qu’elles visitent, pour en divertir votre femme et vos filles : encore n’est-ce pas là le plus grand mal : ce qu’il y a beaucoup plus à craindre, c’est qu’elles n’inspirent la galanterie, et le libertinage, et qu’elles ne ménagent des rapts et des enlèvements : ce sont là des pestes publiques, à qui l’entrée d’une honnête maison doit être interdite.

J’en dis autant de ces chanteuses qu’on introduit quelquefois jusque dans l’intérieur de la maison, et qui ne sont guère moins dangereuses. Quant aux sages-femmes, on ne peut s’en passer ; mais il faut les choisir d’une réputation saine : encore ne convient-il pas qu’elles aient trop d’habitude chez vous.

Quand on voit que dans une maison on se lève de grand matin, on peut conclure que cette maison est réglée, et qu’on n’y fait pas la débauche pendant la nuit : et lorsque cela est ainsi, on peut s’assurer que les esclaves et les domestiques ne sont ni libertins, ni fourbes, ni fripons. Au contraire ces maisons, où dès le soir on commence un grand festin, et où, lorsqu’il est grand jour, on est encore au lit, ce sont des maisons où règne le désordre, et qui sont sur le penchant de leur ruine.

N’ayez point chez vous de jeunes domestiques qui aiment à se parer, qui affectent des airs polis, et qui cherchent à plaire. On concevrait une mauvaise idée de votre sagesse. Pour ce qui est des femmes de vos esclaves, si elles ont de l’agrément dans leur personne, ne permettez jamais qu’elles entrent dans vos appartements : gardez-vous même de louer des nourrices trop bien faites : vous ne les auriez ni vues, ni entendu parler, et cependant vous ne pourriez dissiper mille soupçons injurieux qu’elles feraient naître.

De grandes joies sont d’ordinaire suivies de grands chagrins : il n’y a que dans une fortune médiocre qu’on goûte véritablement une joie tranquille et durable. Quand même vous seriez réduit au pur nécessaire, vous n’en serez pas moins heureux.

L’emploi d’un père de famille, c’est d’avoir l’œil à tout : il peut se dire à lui-même : si je suis attentif et vigilant, qui est-ce qui osera chez moi être oisif et paresseux ? Si je suis économe, qui osera être prodigue ? Si je n’envisage que le bien commun, qui osera chercher ses propres intérêts ? Si je suis franc et sincère, qui osera agir avec duplicité ? Non seulement les domestiques et les esclaves, mais encore les enfants et les petits-fils se formeront sur un si beau modèle. Aussi dit-on communément : la perfection de votre cœur, c’est de n’offenser jamais le Ciel : la perfection de votre extérieur, c’est-à-dire, de vos paroles et de vos actions, c’est qu’elles soient si sages et si mesurées, que vos enfants et vos domestiques puissent les imiter.

Il n’y a presque personne qui ne souhaite de se voir dans la prospérité, dans les honneurs, et dans l’abondance : mais qu’il y en a peu qui connaissent les devoirs de cette condition ! On se trompe si l’on regarde comme une chose aisée de s’y placer et de s’y maintenir. C’est la vertu et la capacité qui nous y élèvent : c’est par une suite de belles actions qu’on s’y maintient. Enfin c’est la science et la prudence qui y dirigent notre conduite. Si l’on manque de ces talents, on ne jouira pas longtemps de ses richesses et de ses honneurs : le seul sage sait les conserver par son application.

Les jeunes garçons et les jeunes filles ne doivent point s’assembler ni s’asseoir dans un même endroit, ni se servir des mêmes meubles ; ils ne doivent rien se donner de la main à la main ; une belle-sœur ne peut avoir d’entretien avec son beau-frère. Si une fille déjà mariée rend visite à ses parents, elle ne se mettra point à la même table que ses frères. Ces usages ont été sagement établis, pour séparer entièrement les personnes de différent sexe ; et un chef de famille ne saurait être trop exact à les faire observer.

Les jeunes fils de famille ne doivent point châtier eux-mêmes les domestiques et les esclaves qui ont fait quelque faute. Les filles et les femmes de la maison, ne puniront point non plus elles-mêmes leurs servantes ou les concubines : quand elles auront mérité le châtiment, on en doit donner avis au chef de famille, qui réglera avec bonté la punition, sans pourtant les punir lui-même : il y aurait à craindre que la colère ne le transportât.

Si les maîtres sont trop rigides, leurs valets les serviront avec moins d’affection. Il faut compatir à la faiblesse de ces malheureux : les jeunes ont peu de lumières, et les vieillards peu de force. Pour les bien gouverner, il faut joindre la gravité à la douceur : c’est le moyen de s’en faire aimer et respecter.

Il n’y a point de devoir plus important que celui d’instruire la jeunesse. Quand un jeune homme commence à étudier, ne lui faites pas de longues instructions sur la manière dont il faut vivre dans le monde : il suffit de l’aider insensiblement par la lecture des livres à acquérir cette sorte de science : inspirez-lui surtout la modestie, et le respect, et ne lui épargnez point les réprimandes et les corrections : c’est le moyen de détruire en lui l’esprit d’orgueil. Les habits trop magnifiques et les mets délicieux doivent de bonne heure lui être interdits. Ne permettez jamais qu’il ait la moindre liaison avec de jeunes gens mal élevés, ou enclins à la débauche. Moyennant cette attention votre fils se portera comme naturellement à tout ce qui sera droit et raisonnable.

C’est l’étude qui donne à un jeune homme un certain air de politesse, et je ne sais quel agrément, qui fait rechercher sa compagnie. Si vous ne lui inspirez pas cet amour de l’étude, et qu’au contraire vous lui permettiez de ne songer qu’à ses plaisirs, quelle figure fera-t-il, lorsqu’il se trouvera au milieu d’un cercle de gens polis et habiles ? Si l’on jette sur lui le moindre regard, il s’imaginera qu’on lui reproche son ignorance. Si le discours tombe sur des matières d’érudition, vous le verrez sourire niaisement, et faire semblant de comprendre ce qui se dit ; mais dans le fonds il souffre autant que s’il était assis[1] sur des aiguilles.

On voit des parents qui tiennent leurs enfants tellement attachés aux livres, qu’ils ne leur laissent rien voir ni entendre de ce qui se passe au dehors. D’où il arrive qu’ils sont aussi neufs que ce jeune homme, qui se trouvant par hasard dans la place publique, et y voyant un cochon : voilà un rat, dit-il, d’une énorme grandeur. Cet exemple fait voir qu’on peut devenir un sot avec beaucoup d’étude.

Quand l’esprit d’un enfant s’ouvre de plus en plus, et que vous avez pris soin d’exercer sa mémoire, en lui faisant apprendre des livres ordinaires ; instruisez-le par degrés des différents devoirs de la vie civile ; et pour mieux faire entrer vos leçons dans son esprit, servez-vous, ou de comparaisons familières, ou de quelques vers qui les renferment.

Que les femmes s’assemblent rarement entre elles ; il y aura moins de médisances et plus d’union entre les parents. On lit dans le Livre des rits, que ce qui se dit dans l’appartement des femmes, ne doit point être entendu au dehors ; et de même, qu’elles ne doivent pas entendre ce qui se dit hors de leur appartement. On ne saurait trop admirer l’extrême délicatesse de nos sages, et quelles précautions ils ont apportées, pour empêcher jusqu’aux plus petites communications entre les personnes de différent sexe.

Cependant on voit aujourd’hui des femmes et des filles aller librement aux pagodes, et y brûler des parfums, monter dans des barques couvertes, et se promener sur l’eau : les maris le savent, et comment peuvent-ils le permettre ? On en voit d’autres regarder au travers du treillis, la comédie qui se joue dans la salle voisine, où l’on régale la compagnie. On rend ces treillis assez clairs, pour se laisser entrevoir. Il y en a même qui trouvent le moyen de montrer leurs petits souliers, et d’examiner par les fentes du paravent, l’air et les manières des convives. On les entend babiller, et faire des éclats de rire. L’œil des comédiens perce le treillis ; le cœur des conviés y vole. Mais ce qu’il y a encore de moins tolérable, c’est que ces comédies, où il ne s’agit que de représenter quelque belle action d’un sujet fidèle, d’un fils obéissant, d’un modèle de chasteté et d’équité, ne laissent pas d’être quelquefois mêlées d’intrigues amoureuses et de commerces criminels : est-il rien de plus dangereux pour les personnes du sexe ; et les conséquences n’en sont-elles pas infiniment à craindre ?

L’éducation des jeunes filles doit être bien différente de celle des jeunes garçons. Il faut que ceux-ci apprennent les livres anciens et nouveaux, pour se rendre capables de parvenir aux grades et aux dignités. Mais pour ce qui est des personnes du sexe, les leçons qu’on doit leur donner, se réduisent à la vigilance, à l’économie, à l’union, à l’obéissance, au travail ; voilà quelle doit être toute leur science. On ne peut mieux louer la vertu d’une femme, qu’en disant qu’elle n’est pas savante.

Il y a une espèce de femmes qui parcourent les maisons, et vont de porte en porte, frappant un petit tambour jusqu’à ce qu’on les arrête : tantôt elles chantent des vers : tantôt elles récitent quelque histoire, qu’elles accompagnent de mimes, et de gestes propres à divertir. Leur style est simple et populaire ; et il n’en coûte que quelques deniers pour les payer de leurs peines. Les femmes et les jeunes filles se plaisent infiniment à entendre ces chanteuses : on en voit souvent de différentes familles, qui se rassemblent dans la même maison où elles les appellent. On les laisse d’abord chanter dans la première cour hors de la salle : ensuite on les fait entrer. La scène commence par des récits, qui n’enseignent que la vertu. Insensiblement elles tombent sur la galanterie ; elles racontent les malheurs de deux personnes qui s’aiment passionnément, sans pouvoir se le témoigner : on les écoute : on est attendri, on soupire, on pleure même quelquefois. Mais quel est enfin le dénouement de l’intrigue ? Des libertés furtives, et des plaisirs criminels. Quelles impressions funestes ce scandaleux amusement ne fait-il pas sur de jeunes cœurs ? Comment l’accorder avec les enseignements que nos anciens sages nous ont laissés sur la demeure des personnes du sexe ? Ils veulent que leurs oreilles n’entendent jamais de paroles tant soit peu contraires à la pudeur, et qu’aucun objet peu modeste ne se présente à leurs yeux. Voilà ce qui demande toute la vigilance d’un père de famille.

Dès qu’un jeune garçon a atteint sa douzième année, l’entrée de l’appartement intérieur doit lui être défendue : de même une jeune fille à cet âge ne doit plus avoir la liberté de sortir de son appartement : qu’on ne dise point, ce sont encore des enfants, il n’y a rien à craindre. On ne se défie point de vieilles domestiques ; elles vont et viennent partout : cependant c’est par leur canal, que des mots secrets pénètrent jusque dans l’intérieur des maisons. De là quel désordre !

Lorsque dans l’appartement des dames on n’entend point chanter des lambeaux de comédie, ni contrefaire la voix des comédiens, c’est signe qu’il y a de l’ordre et de la vertu. Si dans le temps que le mari est retiré avec sa femme, on n’entend point des éclats de rire ; c’est une marque qu’ils se traitent avec respect. On ne doit pas souffrir que pendant la nuit, les domestiques errent par la maison sans lumière. Cette précaution est nécessaire, et pare à de grands inconvénients : le maître et la maîtresse sont également intéressés à faire observer cet usage.


  1. Expression chinoise.