De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 24

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 86-90).
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XXIV. On se trompe si l’on croit que donner soit une chose facile. Elle présente beaucoup de difficulté pour qui du moins donne avec réflexion, sans semer au hasard et par boutade. Ici j’oblige sans rien devoir, là je m’acquitte ; j’accours à la voix du malheur, ou poussé par la seule pitié ; je relève un homme qui ne mérite pas que la pauvreté le dégrade et le retienne dans ses entraves ; je refuse à d’autres, bien qu’ils aient besoin, parce que lors même que j’aurais donné, ils seront toujours dans le dénuement. Tantôt j’offrirai simplement, tantôt j’userai d’une sorte de pression. Puis-je montrer ici de la négligence, moi qui ne place jamais mieux que lorsque je donne ? « Quoi ! vous ne donnez que pour recouvrer ? » Dites mieux : pour ne pas perdre. Tel doit être le placement de nos dons, que nous n’ayons pas droit de réclamer, mais qu’on puisse nous rendre. Qu’il en soit du bienfait comme d’un trésor profondément enfoui, que l’on n’exhume qu’en cas de nécessité. Et la maison même du riche, quelle large sphère n’ouvre-t-elle pas à sa bienfaisance ! Car qui oserait n’appeler la libéralité que sur des hommes libres ? Faites du bien aux hommes, nous dit la nature ; esclaves ou libres, ingénus ou affranchis, affranchis devant le prêteur ou devant nos amis, il n’importe : partout où il y a un homme, il y a place pour le bienfait. Le sage peut donc aussi répandre l’argent dans son particulier et y pratiquer la libéralité, vertu ainsi appelée non qu’elle se doive aux hommes libres seuls, mais parce qu’elle part d’un cœur libre. Les bienfaits du sage ne se jettent jamais à des hommes flétris et indignes, comme aussi jamais ne s’épuisent et ne s’éparpillent tellement, qu’à l’aspect de qui les mérite ils ne puissent plus couler à pleine source. N’allez donc pas interpréter à faux ce que disent de moral, de courageux, de magnanime les aspirants de la sagesse ; et d’abord, prenez-y bien garde : autre est l’aspirant, autre est l’adepte de la sagesse. Le premier vous dira : « Je parle vertu ; mais je me débats encore au milieu d’une foule de vices. Ne me jugez pas d’après la règle que j’ai posée moi-même ; en ce moment je travaille à me faire, à me former, je m’élève vers un idéal sublime. Quand j’aurai atteint complètement mon but, vous pourrez exiger que mes œuvres répondent à mon langage. » Mais l’homme arrivé au bien suprême plaidera autrement sa cause, et dira : « D’abord il ne vous appartient pas de vous porter juges de ceux qui valent mieux que vous : pour moi, déjà, preuve que je tiens le droit chemin, j’ai le bonheur de déplaire aux méchants. Mais je veux bien vous rendre un compte que je ne refuse à aucun mortel : écoutez ma profession de foi, et apprenez quel cas je fais de toute chose. Je nie que les richesses soient un bien ; autrement, elles rendraient l’homme bon ; puisque donc ce qui se rencontre chez les méchants ne peut pas être appelé un bien, je refuse ce titre aux richesses ; du reste, qu’elles soient permises, utiles, et d’une grande commodité dans la vie, je le confesse.

XXIV. Errat, si quis existimat facilem rem esse donare. Plurimum ista res habet difficultatis, si modo consilio tribuitur, non casu et impetu spargitur. Hunc promereor, illi reddo ; huic succurro, hujus misereor. Illum instruo, dignum quem non deducat paupertas, nec occupatum teneat. Quibusdam non dabo, quamvis desit : quia, etiamsi dedero, erit defuturum ; quibusdam offeram ; quibusdam etiam inculcabo. Non possum in hac re esse negligens : nunquam magis nomina facio quam quum dono. « Quid ? tu, inquis, recepturus donas » ? immo non perditurus. Eo loco sit donatio, unde repeti non debeat, reddi possit. Beneficium collocetur, quemadmodum thesaurus alte obrutus : quem non eruas, nisi fuerit necesse. Quid ? domus ipsa divitis viri, quantum habet benefaciendi materiam ? Quis enim liberalitatem tantum ad togatos vocat ? hominibus prodesse natura me jubet : servi liberine sint, ingenui an libertini, justæ libertatis, an inter amicos datæ, qui refert ? ubicumque homo est, ibi beneficii locus est. Potest itaque pecuniam etiam intra limen suum diffundere, et liberalitatem exercere : quæ non quia liberis debetur, sed quia a libero animo proficiscitur, ita nominata est. Hæc apud sapientem nec unquam in turpes indignosque impingitur ; nec unquam ita defatigata errat, ut non, quoties dignum invenerit, quasi ex pleno fluat. Non est ergo quod perperam exaudiatis, quæ honeste, fortiter, animose, a studiosis sapientiæ dicuntur ; et hoc primum attendite : aliud est, studiosus sapientiæ : aliud, jam adeptus sapientiam. Ille tibi dicet : « Optime loquor, sed adhuc inter mala volutor plurima. Non est quod me ad formulam meam exigas : quum maxime facio me et formo, et ad exemplar ingens attollo ; si processero quantum proposui, exige ut dictis facta respondeant. » Assecutus vero humani boni summa, aliter tecum aget, et dicet : « Primum, non est quod tibi permittas de melioribus ferre sententiam ; mihi jam, quod argumentum est recti, contingit malis displicere. Sed ut tibi rationem reddam, qua nulli mortalium invideo, audi quid promittam, et quanti quæque æstimem. Divitias nego bonum esse : nam si essent, bonos facerent ; nunc quoniam quod apud malos deprehenditur, dici bonum non potest, hoc illis nomen nego ; ceterum et habendas esse, et utiles, et magna commoda vitæ afferentes, fateor.