De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 14

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 97-123).
Chap. XV.  ►


CHAPITRE XIV.

De l’Amitié.


Aimer c’est avoir besoin. Nulle amitié sans besoin : ce seroit un effet sans cause. Les hommes n’ont pas tous les mêmes besoins ; l’amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents. Les uns ont besoin de plaisir ou d’argent, les autres de crédit, ceux-ci de converser, ceux-là de confier leurs peines : en conséquence, il est des amis de plaisir, d’argent[1], d’intrigue, d’esprit, et de malheur. Rien de plus utile que de considérer l’amitié sous ce point de vue, et de s’en former des idées nettes.

En amitié, comme en amour, on fait souvent des romans : on en cherche par-tout le héros ; on croit à chaque instant l’avoir trouvé ; on s’accroche au premier venu ; on l’aime tant qu’on le connoît peu et qu’on est curieux de le connoître. La curiosité est-elle satisfaite ? on s’en dégoûte : on n’a point rencontré le héros de son roman. C’est ainsi qu’on devient susceptible d’engouement, mais incapable d’amitié. Pour l’intérêt même de l’amitié, il faut donc en avoir une idée nette.

J’avouerai qu’en la considérant comme un besoin réciproque on ne peut se cacher que, dans un long espace de temps, il est très difficile que le même besoin, et par conséquent la même amitié[2], subsiste entre deux hommes. Aussi rien de plus rare que les anciennes amitiés[3].

Mais, si le sentiment de l’amitié, beaucoup plus durable que celui de l’amour, a cependant sa naissance, son accroissement et son dépérissement, qui le sait ne passe pas du moins de l’amitié la plus vive à la haine la plus forte, et n’est point exposé à détester ce qu’il a aimé. Un ami vient-il à lui manquer ? il ne s’emporte point contre lui ; il gémit sur la nature humaine, et s’écrie, en pleurant, Mon ami n’a plus les mêmes besoins !

Il est assez difficile de se faire des idées nettes de l’amitié. Tout ce qui nous environne cherche à cet égard à nous tromper. Parmi les hommes il en est qui, pour se trouver plus estimables à leurs propres yeux, s’exagerent à eux-mêmes leurs sentiments pour leurs amis, se font de l’amitié des descriptions romanesques, et s’en persuadent la réalité, jusqu’à ce que l’occasion, les détrompant eux et leurs amis, leur apprenne qu’ils n’aimoient pas autant qu’ils le pensoient.

Ces sortes de gens prétendent ordinairement avoir le besoin d’aimer et d’être aimés très vivement. Or, comme on n’est jamais si vivement frappé des vertus d’un homme que les premieres fois qu’on le voit ; comme l’habitude nous rend insensibles à la beauté, à l’esprit et même aux qualités de l’ame ; et que nous ne sommes enfin fortement émus que par le plaisir de la surprise ; un homme d’esprit disoit assez plaisamment à ce sujet que ceux qui veulent être aimés si vivement[4] doivent, en amitié comme en amour, avoir beaucoup de passades, et point de passion ; parceque les moments du début, ajoutoit-il, sont, en l’un et l’autre genre, toujours les moments les plus vifs et les plus tendres.

Mais, pour un homme qui se fait illusion à lui-même, il est en amitié dix hypocrites qui affectent des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font des dupes, et ne le sont jamais. Ils peignent l’amitié de couleurs vives, mais fausses. Uniquement attentifs à leur intérêt, ils ne veulent qu’engager les autres à se modeler en leur faveur sur un pareil portrait[5].

Exposés à tant d’erreurs, il est donc très difficile de se faire des notions nettes de l’amitié. Mais, dira-t-on, quel mal à s’exagérer un peu la force de ce sentiment ? Le mal d’habituer les hommes à exiger de leurs amis des perfections que la nature ne comporte pas.

Séduits par de pareilles peintures, mais enfin éclairés par l’expérience, une infinité de gens nés sensibles, mais lassés de courir sans cesse après une chimere, se dégoûtent de l’amitié, à laquelle ils eussent été propres s’ils ne s’en fussent pas fait une idée romanesque.

L’amitié suppose un besoin. Plus ce besoin sera vif, plus l’amitié sera forte : le besoin est donc la mesure du sentiment. Qu’échappés du naufrage un homme et une femme se sauvent dans une île déserte ; que là, sans espoir de revoir leur patrie, ils soient forcés de se prêter un secours mutuel pour se défendre des bêtes féroces, pour vivre et s’arracher au désespoir : nulle amitié plus vive que celle de cet homme et de cette femme, qui se seroient peut-être détestés s’ils fussent restés à Paris. L’un des deux vient-il à périr ? l’autre a réellement perdu la moitié de lui-même ; nulle douleur égale à sa douleur : il faut avoir habité l’île déserte pour en sentir toute la violence.

Mais, si la force de l’amitié est toujours proportionnée à nos besoins, il est par conséquent des formes de gouvernement, des mœurs, des conditions, et enfin des siecles, plus favorables à l’amitié les uns que les autres.

Dans les siecles de chevalerie, où l’on prenoit un compagnon d’armes, où deux chevaliers faisoient communauté de gloire et de danger, où la lâcheté de l’un pouvoit coûter la vie et l’honneur à l’autre ; alors, devenu par son propre intérêt plus attentif au choix de ses amis, on leur étoit plus fortement attaché.

Lorsque la mode des duels prit la place de la chevalerie, des gens qui tous les jours s’exposoient ensemble à la mort devoient certainement être fort chers l’un à l’autre. Alors l’amitié étoit en grande vénération, et comptée parmi les vertus : elle supposoit du moins dans les duellistes et les chevaliers beaucoup de loyauté et de valeur ; vertus qu’on honoroit beaucoup, et qu’on devoit alors extrêmement honorer, puisque ces vertus étoient presque toujours en action[6].

Il est bon de se rappeler quelquefois que les mêmes vertus sont dans les divers temps mises à des taux différents, selon l’inégale utilité dont elles sont à chaque siecle.

Qui doute que, dans des temps de troubles et de révolutions, et dans une forme de gouvernement qui se prête aux factions, l’amitié ne soit plus forte et plus courageuse qu’elle ne l’est dans un état tranquille ? L’histoire fournit dans ce genre mille exemples d’héroïsme. Alors l’amitié suppose dans un homme du courage, de la discrétion, de la fermeté, des lumieres, et de la prudence ; qualités qui, absolument nécessaires dans ces moments de troubles, et rarement rassemblées dans le même homme, doivent le rendre extrêmement cher à son ami.

Si dans nos mœurs actuelles nous ne demandons plus les mêmes qualités à nos amis[7], c’est que ces qualités nous sont inutiles ; c’est qu’on n’a plus de secrets importants à se confier, de combats à livrer ; et qu’on n’a par conséquent besoin, ni de la prudence, ni des lumieres, ni de la discrétion, ni du courage, de son ami.

Dans la forme actuelle de notre gouvernement, les particuliers ne sont unis par aucun intérêt commun. Pour faire fortune on a moins besoin d’amis que de protecteurs. En ouvrant l’entrée de toutes les maisons, le luxe, et ce qu’on appelle l’esprit de société, a soustrait une infinité de gens au besoin de l’amitié. Nul motif, nul intérêt suffisant pour nous faire maintenant supporter les défauts réels ou respectifs de nos amis. Il n’est donc plus d’amitié[8] ; on n’attache donc plus au mot d’ami les mêmes idées qu’on y attachoit autrefois ; on peut donc en ce siecle s’écrier avec Aristote[9], Ô mes amis ! il n’est plus d’amis.

Or, s’il est des siecles, des mœurs, et des formes de gouvernement, où l’on a plus ou moins besoin d’amis ; et si la force de l’amitié est toujours proportionnée à la vivacité de ce besoin ; il est aussi des conditions où le cœur s’ouvre plus facilement à l’amitié, et ce sont ordinairement celles où l’on a le plus souvent besoin du secours d’autrui.

Les infortunés sont en général les amis les plus tendres. Unis par une communauté de malheur, ils jouissent, en plaignant les maux de leur ami, du plaisir de s’attendrir sur eux-mêmes.

Ce que je dis des conditions je le dis des caracteres : il en est qui ne peuvent se passer d’amis. Les premiers sont ces caracteres foibles et timides qui dans toute leur conduite ne se déterminent qu’à l’aide et par le conseil d’autrui ; les seconds sont ces caracteres mornes, séveres, despotiques, et qui, chauds amis de ceux qu’ils tyrannisent, sont assez semblables à l’une des deux femmes de Socrate, qui, à la mort de ce grand homme, s’abandonna à une douleur plus vive que la seconde, parce que celle-ci, d’un caractere doux et aimable, ne perdoit dans Socrate qu’un mari, lorsque celle-là perdoit en lui le martyr de ses caprices, et le seul homme qui pût les supporter.

Il est enfin des hommes exempts de toute ambition, de toutes passions fortes, et qui font leurs délices de la conversation des gens instruits. Dans nos mœurs actuelles, les hommes de cette espece, s’ils sont vertueux, sont les amis les plus tendres et les plus constants. Leur ame toujours ouverte à l’amitié en connoît tout le charme. N’ayant, par ma supposition, aucune passion qui puisse contrebalancer en eux ce sentiment, il devient leur unique besoin : aussi sont-ils capables d’une amitié très éclairée et très courageuse, sans qu’elle le soit néanmoins autant que celle des Grecs et des Scythes.

Par la raison contraire, on est en général d’autant moins susceptible d’amitié qu’on est plus indépendant des autres hommes. Aussi les gens riches et puissants sont-ils communément peu sensibles à l’amitié ; ils passent même ordinairement pour durs. En effet, soit que les hommes soient naturellement cruels toutes les fois qu’ils peuvent l’être impunément, soit que les riches et les puissants regardent la misere d’autrui comme un reproche de leur bonheur, soit enfin qu’ils veuillent se soustraire aux demandes importunes des malheureux, il est certain qu’ils maltraitent presque toujours le misérable[10]. La vue de l’infortuné fait sur la plupart des hommes l’effet de la tête de Méduse : à son aspect les cœurs se changent en rochers.

Il est encore des gens indifférents à l’amitié ; et ce sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes[11]. Accoutumés à chercher, à trouver le bonheur en eux, et d’ailleurs trop éclairés pour goûter encore le plaisir d’être dupes, ils ne peuvent conserver l’heureuse ignorance de la méchanceté des hommes (ignorance précieuse qui dans la premiere jeunesse resserre si fort les liens de l’amitié) : aussi sont-ils peu sensibles au charme de ce sentiment ; non qu’ils n’en soient susceptibles : Ce sont souvent, comme l’a dit une femme de beaucoup d’esprit, moins des hommes insensibles que des hommes désabusés.

Il résulte de ce que j’ai dit, que la force de l’amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres[12], et que ce besoin varie selon la différence des siecles, des mœurs, des formes de gouvernement, des conditions et des caracteres. Mais, dira-t-on, si l’amitié suppose toujours un besoin, ce n’est pas du moins un besoin physique. Qu’est-ce qu’un ami ? un parent de notre choix. On desire un ami pour vivre, pour ainsi dire, en lui, pour épancher notre ame dans la sienne, et jouir d’une conversation que la confiance rend toujours délicieuse. Cette passion n’est donc fondée ni sur la crainte de la douleur, ni sur l’amour des plaisirs physiques. Mais, répondrai-je, à quoi tient le charme de la conversation d’un ami ? Au plaisir d’y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête ? on s’entretient avec son ami des moyens d’accroître ses biens, ses honneurs, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misere ? on cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l’indigence, et son entretien nous épargne du moins dans le malheur l’ennui des conversations indifférentes. C’est donc toujours de ses peines ou de ses plaisirs dont on parle à son ami. Or, s’il n’est de vrais plaisirs et de vraies peines, comme je l’ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques ; si les moyens de se les procurer ne sont que des plaisirs d’espérance qui supposent l’existence des premiers, et qui n’en sont, pour ainsi dire, qu’une conséquence ; il s’ensuit que l’amitié, ainsi que l’avarice, l’orgueil, l’ambition et les autres passions, est l’effet immédiat de la sensibilité physique.

Pour derniere preuve de cette vérité, je vais montrer qu’avec le secours de ces mêmes peines et de ces mêmes plaisirs on peut exciter en nous toute espece de passions ; et qu’ainsi les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment.


  1. On s’est tué jusqu’à présent à répéter les uns d’après les autres qu’on ne doit pas compter parmi ses amis ceux dont l’amitié intéressée ne nous aime que pour notre argent. Cette sorte d’amitié n’est pas sans doute la plus flatteuse ; mais ce n’en est pas moins une amitié réelle. Les hommes aiment, par exemple, dans un contrôleur-général la puissance qu’il a d’obliger. Dans la plupart d’entre eux l’amour de la personne s’identifie avec l’amour de l’argent. Pourquoi refuseroit-on le nom d’amitié à cette espece de sentiment ? On ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais toujours pour quelque cause ; et celle-là en vaut bien une autre. Un homme est amoureux d’une femme : peut-on dire qu’il ne l’aime pas, parce que c’est uniquement la beauté de ses yeux ou de son teint qu’il aime en elle ? Mais, dira-t-on, à peine l’homme riche est-il tombé dans l’indigence qu’on cesse alors de l’aimer. Oui, sans doute. Mais, que la petite vérole gâte une femme, on rompra communément avec elle, et cette rupture ne prouve pas qu’on ne l’ait point aimée lorsqu’elle étoit belle. Que l’ami en qui nous avons le plus de confiance, et dont nous estimons le plus l’ame, l’esprit et le caractere, devienne tout-à-coup aveugle, sourd et muet, nous regretterons en lui la perte de notre ancien ami : nous respecterons encore sa momie ; mais, dans le fait, nous ne l’aimons plus, parceque ce n’est pas un tel homme que nous avons aimé. Un contrôleur-général est-il disgracié ? on ne l’aime plus : c’est précisément l’ami devenu tout-à-coup aveugle, sourd et muet. Il n’en est pas cependant moins vrai que l’homme avide d’argent n’ait eu beaucoup de tendresse pour celui qui pouvoit lui en procurer. Quiconque a ce besoin d’argent est ami né du contrôle-général et de celui qui l’occupe. Son nom peut être inscrit dans l’inventaire des meubles et ustensiles appartenants à la place. C’est notre vanité qui nous fait refuser le nom d’amitié à l’amitié intéressée. Sur quoi j’observerai qu’en fait d’amitié, la plus solide et la plus durable est communément celle des gens vertueux : cependant les scélérats mêmes en sont susceptibles. Si, comme l’on est forcé d’en convenir, l’amitié n’est autre chose que le sentiment qui unit deux hommes, soutenir qu’il n’est point d’amitié entre les méchants c’est nier les faits les plus authentiques. Peut-on douter que deux conspirateurs, par exemple, ne puissent être liés de l’amitié la plus vive ; que Jaffier n’aimât le capitaine Jacques-Pierre ; qu’Octave, qui n’étoit certainement pas un homme vertueux, n’aimât Mécene, qui sûrement n’étoit qu’une ame foible ? La force de l’amitié ne se mesure pas sur l’honnêteté de deux amis, mais sur la force de l’intérêt qui les unit.
  2. Les circonstances dans lesquelles deux amis doivent se trouver une fois données, et leurs caracteres connus, s’ils doivent se brouiller, nul doute qu’un homme de beaucoup d’esprit, en prédisant l’instant où ces deux hommes cesseront de s’être réciproquement utiles, ne pût calculer le moment de leur rupture, comme l’astronome calcule le moment de l’éclipse.
  3. Il ne faut pas confondre avec l’amitié les liens de l’habitude, le respect estimable qu’on a pour une amitié avouée, et enfin ce point d’honneur heureux et utile à la société qui nous fait continuer à vivre avec ceux qu’on appelle ses amis. On leur rendroit bien les mêmes services qu’on leur eût rendus lorsqu’on étoit affecté pour eux des sentiments les plus vifs ; mais, dans le fait, leur présence ne nous est plus nécessaire, et on ne les aime plus.
  4. L’amitié n’est pas, comme le prétendent certaines gens, un sentiment perpétuel de tendresse, parceque les hommes ne sont rien continument. Entre les amis les plus tendres il y a des moments de froideur. L’amitié est donc une succession continuelle de sentiments de tendresse et de froideur, où ceux de froideur sont très rares.
  5. Peut-être faut-il du courage, et soi-même être capable d’amitié, pour oser en donner une idée nette. On est du moins sûr de soulever contre soi les hypocrites d’amitié. Il en est de ces sortes de gens comme des poltrons qui racontent toujours leurs exploits. Que ceux qui se disent si susceptibles de sentiments d’amitié lisent le Toxaris de Lucien ; qu’ils se demandent s’ils sont capables des actions que l’amitié faisoit exécuter aux Scythes et aux Grecs. S’ils s’interrogent de bonne foi, ils avoueront que dans ce siecle on n’a pas même d’idée de cette espece d’amitié. Aussi, chez les Scythes et les Grecs, l’amitié étoit-elle mise au rang des vertus. Un Scythe ne pouvoit avoir plus de deux amis ; mais, pour les secourir, il étoit en droit de tout entreprendre. Sous le nom d’amitié, c’étoit en partie l’amour de l’estime qui les animoit. La seule amitié n’eût pas été si courageuse.
  6. Brave étoit alors synonyme d’honnête homme ; et c’est par un reste de cet ancien usage qu’on dit encore un brave homme pour exprimer un homme loyal et honnête.
  7. Dans ce siècle l’amitié n’exige presque aucune qualité. Une infinité de gens se donnent pour de vrais amis, pour être quelque chose dans le monde. Les uns se font solliciteurs bannaux des affaires d’autrui, pour échapper à l’ennui de n’avoir rien à faire ; d’autres rendent des services, mais les font payer à leurs obligés du prix de l’ennui et de la perte de leur liberté ; quelques autres enfin se croient très dignes d’amitié, parce qu’ils seront sûrs gardiens d’un dépôt, et qu’ils ont la vertu d’un coffre-fort.
  8. Aussi, dit le proverbe, faut-il se dire beaucoup d’amis, et s’en croire peu.
  9. Chacun répete, d’après Aristote, qu’il n’est point d’amis ; et chacun en particulier soutient qu’il est bon ami. Pour avancer deux propositions si contradictoires, il faut qu’en fait d’amitié il y ait bien des hypocrites et bien des gens qui s’ignorent eux-mêmes.

    Ces derniers, comme je l’ai déja dit, s’éleveront contre quelques propositions de ce chapitre. J’aurai contre moi leurs clameurs, et malheureusement j’aurai pour moi l’expérience.

  10. La moindre faute qu’il fait est un prétexte suffisant pour lui refuser tout secours : on veut que les malheureux soient parfaits.
  11. Il est peu d’hommes dans ce cas : et cette puissance de se suffire à soi-même, dont on fait un attribut de la divinité, et qu’on est forcé de respecter en elle, est toujours mise au rang des vices lorsqu’on la rencontre dans un homme. C’est ainsi qu’on blâme sous un nom ce qu’on admire sous un autre. Combien de fois n’a-t-on pas, sous le nom d’insensibilité, reproché à M. de Fontenelle la puissance qu’il avoit de se suffire à lui-même, c’est-à-dire d’être un des plus sages et des plus heureux des hommes !

    Si les grands de Madagascar font la guerre à tous ceux de leurs voisins dont les troupeaux sont plus nombreux que les leurs ; s’ils répètent toujours ces paroles, Ceux-là sont nos ennemis qui sont plus riches et plus heureux que nous ; on peut assurer qu’à leur exemple la plupart des hommes font pareillement la guerre au sage. Ils haïssent en lui une modération de caractere qui, réduisant ses desirs à ses possessions, fait la critique de leur conduite, et rend le sage trop indépendant d’eux. Ils regardent cette indépendance comme le germe de tous les vices, parce qu’ils sentent qu’en eux la source de l’humanité tariroit aussitôt que celle des besoins réciproques.

    Ces sages cependant doivent être très chers à la société. Si l’extrême sagesse les rend quelquefois indifférents à l’amitié des particuliers, elle leur fait aussi, comme le prouve l’exemple de l’abbé de S.-Pierre et de Fontenelle, répandre sur l’humanité les sentiments de tendresse que les passions vives nous forcent à rassembler sur un seul individu. Bien différent de ces hommes qui ne sont bons que parce qu’ils sont dupes, et dont la bonté diminue à proportion que leur esprit s’éclaire, le seul sage peut être constamment bon, parce que lui seul connoît les hommes. Leur méchanceté ne l’irrite point. Il ne voit en eux, comme Démocrite, que des fous ou des enfants contre lesquels il seroit ridicule de se fâcher, et qui sont plus dignes de pitié que de colere. Il les considere enfin de l’œil dont un méchanicien regarde le jeu d’une machine : sans insulter à l’humanité, il se plaint de la nature qui attache la conservation d’un être à la destruction d’un autre ; qui, pour se nourrir, ordonne à l’autour de fondre sur la colombe, à la colombe de dévorer l’insecte, et qui de chaque être a fait un assassin.

    Si les lois seules sont des juges sans humeur, le sage, à cet égard, est comparable aux lois. Son indifférence est toujours juste et toujours impartiale ; elle doit être considérée comme une des plus grandes vertus de l’homme en place, qu’un trop grand besoin d’amis nécessite toujours à quelque injustice.

    Le sage seul, enfin, peut être généreux, parce qu’il est indépendant. Ceux qu’unissent les liens d’une utilité réciproque ne peuvent être libéraux les uns envers les autres. L’amitié ne fait que des échanges, l’indépendance seule fait des dons.

  12. Si l’on aimait son ami pour lui-même, nous ne considérerions jamais que son bien-être ; on ne lui reprocheroit pas le temps qu’il est sans nous voir ou nous écrire ; apparemment, dirions-nous, qu’il s’occupe plus agréablement ; et nous nous féliciterions de son bonheur.