De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 13

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 84-96).
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CHAPITRE XIII

De l’Orgueil.


L’orgueil n’est dans nous que le sentiment vrai ou faux de notre excellence : sentiment qui, dépendant de la comparaison avantageuse qu’on fait de soi aux autres, suppose par conséquent l’existence des hommes, et même l’établissement des sociétés.

Le sentiment de l’orgueil n’est donc point inné, comme celui du plaisir et de la douleur. L’orgueil n’est donc qu’une passion factice qui suppose la connoissance du beau et de l’excellent. Or l’excellent ou le beau ne sont autre chose que ce que le plus grand nombre des hommes a toujours regardé, estimé et honoré, comme tels. L’idée de l’estimé a donc précédé l’idée de l’estimable. Il est vrai que ces deux idées ont dû bientôt se confondre ensemble. Aussi l’homme qu’anime le noble et superbe desir de se plaire à lui-même, et qui, content de sa propre estime, se croit indifférent à l’opinion générale, est en ce point dupe de son propre orgueil, et prend en lui le desir d’être estimé pour le desir d’être estimable.

L’orgueil, en effet, ne peut jamais être qu’un desir secret et déguisé de l’estime publique. Pourquoi le même homme qui dans les forêts de l’Amérique tire vanité de l’adresse, de la force et de l’agilité de son corps, ne s’enorgueillira-t-il en France de ces avantages corporels qu’au défaut de qualités plus essentielles ? C’est que la force et l’agilité du corps ne sont ni ne doivent être autant estimées d’un Français que d’un Sauvage.

Pour preuve que l’orgueil n’est qu’un amour déguisé de l’estime, supposons un homme uniquement occupé du desir de s’assurer de son excellence et de sa supériorité. Dans cette hypothese, la supériorité la plus personnelle, la plus indépendante du hasard, lui paroîtroit sans doute la plus flatteuse : ayant à choisir entre la gloire des lettres et celle des armes, ce seroit par conséquent à la premiere qu’il donneroit la préférence. Oseroit-il contredire César lui-même ? Ne conviendroit-il pas avec ce héros que les lauriers de la victoire sont par le public éclairé toujours partagés entre le général, le soldat, et le hasard ; et qu’au contraire les lauriers des muses appartiennent sans partage à ceux qu’elles inspirent ? N’avoueroit-il pas que le hasard a pu souvent placer l’ignorance et la lâcheté sur un char de triomphe, et qu’il n’a jamais couronné le front d’un stupide auteur ?

En n’interrogeant que son orgueil, c’est-à-dire le desir de s’assurer de son excellence, il est donc certain que la premiere espece de gloire lui paroîtroit la plus desirable. La préférence qu’on donne au grand capitaine sur le philosophe profond ne changeroit point à cet égard son opinion : il sentiroit que, si le public accorde plus d’estime au général qu’au philosophe, c’est que les talents du premier ont une influence plus prompte sur le bonheur public que les maximes d’un sage, qui ne paroissent immédiatement utiles qu’au petit nombre de ceux qui veulent être éclairés.

Or, s’il n’est cependant en France personne qui ne préférât la gloire des armes à celle des lettres, j’en conclus que ce n’est qu’au desir d’être estimé qu’on doit le desir d’être estimable, et que l’orgueil n’est que l’amour même de l’estime.

Pour prouver ensuite que cette passion de l’orgueil ou de l’estime est un effet de la sensibilité physique, il faut maintenant examiner si l’on desire l’estime pour l’estime même, et si cet amour de l’estime ne seroit pas l’effet de la crainte de la douleur, et de l’amour du plaisir.

À quelle autre cause, en effet, peut-on attribuer l’empressement avec lequel on recherche l’estime publique ? Seroit-ce à la méfiance intérieure que chacun a de son mérite, et par conséquent à l’orgueil, qui, voulant s’estimer, et ne pouvant s’estimer seul, a besoin du suffrage public pour étayer la haute opinion qu’il a de lui-même, et pour jouir du sentiment délicieux de son excellence ?

Mais, si nous ne devions qu’à ce motif le desir de l’estime, alors l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, celle qui nous seroit accordée par le plus grand nombre d’hommes, nous paroîtroit sans contredit la plus flatteuse et la plus desirable, comme la plus propre à faire taire en nous une méfiance importune, et à nous rassurer sur notre mérite. Or, supposons les planetes habitées par des êtres semblables à nous ; supposons qu’un génie vînt à chaque instant nous informer de ce qui se passe, et qu’un homme eût à choisir entre l’estime de son pays et celle de tous ces mondes célestes ; dans cette supposition, n’est-il pas évident que ce seroit à l’estime la plus étendue, c’est-à-dire à celle de tous les habitants planétaires, qu’il devroit donner la préférence sur celle de ses concitoyens ? Il n’est cependant personne qui dans ce cas ne se déterminât en faveur de l’estime nationale. Ce n’est donc point au desir qu’on a de s’assurer de son mérite qu’on doit le desir de l’estime, mais aux avantages que cette estime procure.

Pour s’en convaincre, qu’on se demande d’où vient l’empressement avec lequel ceux qui se disent le plus jaloux de l’estime publique recherchent les grandes places dans les siecles même où, contrariés par des intrigues et des cabales, ils ne peuvent rien faire d’utile à leur nation ; où par conséquent ils sont exposés à la risée du public, qui, toujours juste dans ses jugements, méprise quiconque est assez indifférent à son estime pour accepter un emploi qu’il ne peut remplir dignement : qu’on se demande encore pourquoi l’on est plus flatté de l’estime d’un prince que de celle d’un homme sans crédit ; et l’on verra que dans tous les cas notre amour pour l’estime est proportionné aux avantages qu’elle nous promet.

Si nous préférons à l’estime d’un petit nombre d’hommes choisis celle d’une multitude sans lumiere, c’est que dans une multitude nous voyons plus d’hommes soumis à cette espece d’empire que l’estime donne sur les ames ; c’est qu’un plus grand nombre d’admirateurs rappelle plus souvent à notre esprit l’image agréable des plaisirs qu’ils peuvent nous procurer.

C’est la raison pour laquelle, indifférent à l’admiration d’un peuple avec lequel on n’auroit aucune relation, il est peu de Français qui fussent fort touchés de l’estime qu’auroient pour eux les habitants du grand Tibet. S’il est des hommes qui voudroient envahir l’estime universelle, et qui seroient même jaloux de l’estime des terres australes, ce desir n’est pas l’effet d’un plus grand amour pour l’estime, mais seulement de l’habitude qu’ils ont d’unir l’idée d’un plus grand bonheur à l’idée d’une plus grande estime[1].

La derniere et la plus forte preuve de cette vérité c’est le dégoût qu’on a pour l’estime[2], et la disette où l’on est de grands hommes dans les siecles où l’on ne décerne pas les plus grandes récompenses au mérite. Il semble qu’un homme capable d’acquérir de grands talents ou de grandes vertus passe un contrat tacite avec sa nation, par lequel il s’engage à s’illustrer par des talents et des actions utiles à ses concitoyens, pourvu que ses concitoyens reconnoissants, attentifs à le soulager dans ses peines, rassemblent près de lui tous les plaisirs.

C’est de la négligence ou de l’exactitude du public à remplir ces engagements tacites que dépend, dans tous les siecles et tous les pays, l’abondance ou la rareté des grands hommes.

Nous n’aimons donc pas l’estime pour l’estime, mais uniquement pour les avantages qu’elle procure. En vain voudroit-on s’armer, contre cette conclusion, de l’exemple de Curtius : un fait presque unique ne prouve rien contre des principes appuyés sur les expériences les plus multipliées ; sur-tout lorsque ce même fait peut s’attribuer à d’autres principes et s’expliquer naturellement par d’autres causes.

Pour former un Curtius, il suffit qu’un homme, fatigué de la vie, se trouve dans la malheureuse disposition de corps qui détermine tant d’Anglais au suicide ; ou que, dans un siecle très superstitieux, comme celui de Curtius, il naisse un homme qui, plus fanatique et plus crédule encore que les autres, croie par son dévouement obtenir une place parmi les dieux. Dans l’une ou l’autre supposition, on peut se vouer à la mort, ou pour mettre fin à ses miseres, ou pour s’ouvrir l’entrée aux plaisirs célestes.

La conclusion de ce chapitre, c’est qu’on ne desire d’être estimable que pour être estimé, et qu’on ne desire l’estime des hommes que pour jouir des plaisirs attachés à cette estime. L’amour de l’estime n’est donc que l’amour déguisé du plaisir. Or il n’est que deux sortes de plaisirs : les uns sont les plaisirs des sens, et les autres sont les moyens d’acquérir ces mêmes plaisirs ; moyens qu’on a rangés dans la classe des plaisirs, parceque l’espoir d’un plaisir est un commencement de plaisir ; plaisir cependant qui n’existe que lorsque cet espoir peut se réaliser. La sensibilité physique est donc le germe productif de l’orgueil et de toutes les autres passions, dans le nombre desquelles je comprends l’amitié, qui, plus indépendante en apparence du plaisir des sens, mérite d’être examinée, pour confirmer par ce dernier exemple tout ce que j’ai dit de l’origine des passions.


  1. Les hommes sont habitués, par les principes d’une bonne éducation, à confondre l’idée de bonheur avec l’idée d’estime ; mais, sous le nom d’estime, ils ne desirent réellement que les avantages qu’elle procure.
  2. On fait peu pour mériter l’estime dans les pays où l’estime est stérile ; mais, par-tout où l’estime procure de grands avantages, on court, comme Léonidas, défendre, avec trois cents Spartiates, le pas des Thermopyles.