De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 201-204).



CHAPITRE II.


Socrate démontre, en raillant, à Critobule qu’il est pauvre dans sa richesse, et que lui, Socrate, est riche dans sa pauvreté. Critobule le prie de lui enseigner l’art d’augmenter sa fortune. Socrate répond qu’il ne le connaît pas, mais qu’il lui désignera ceux auprès desquels il peut l’apprendre.


À cela Critobule répondit à peu près ainsi : « Je crois sur tout cela comprendre à merveille ce que je viens de l’entendre dire ; et, quand je m’examine moi-même, il me semble que pour ce qui est de cet esclavage, je suis suffisamment maître de moi ; en sorte que, si tu veux me conseiller ce que j’ai à faire pour augmenter ma maison, je ne pense pas trouver d’obstacles dans ce que tu appelles des maîtresses. Donne-moi donc, en toute confiance, ce que tu as de bons conseils. Crois-tu donc, Socrate, que nous sommes assez riches, et te semble-t-il que nous n’avons plus besoin d’acquérir ? — Si c’est de moi que tu parles, dit Socrate, je ne crois plus avoir besoin d’acquérir, et je me trouve assez riche. Mais toi, Critobule, tu m’as l’air tout à fait pauvre, et, par Jupiter, il y a des instants où j’ai réellement pitié de toi. » Alors Critobule se mettant à rire : « Eh mais, au nom des dieux, quelle somme crois-tu donc, Socrate, que l’on trouverait eu vendant tous mes biens, et quelle en vendant les tiens ? — Moi, je crois, dit Socrate, que, si je tombais sur un bon acquéreur, je trouverais de ma maison et de tous mes biens très-facilement cinq mines[1] ; quant à toi, je sais positivement que tu trouverais de tes biens plus de cent fois la même somme. — Comment ! tu sais cela, et tu crois n’avoir besoin de rien acquérir, et tu as pitié de ma pauvreté ? — Oui, car ce que j’ai suffit à me procurer le nécessaire, tandis que toi, vu le train qui t’environne, et pour soutenir ta réputation, eusses-tu le triple de ce que tu possèdes à présent, il me semble que tu n’aurais point assez. — Pourquoi cela ? dit Critobule. — Parce que d’abord, dit Socrate en s’expliquant, je te vois obligé à de grands et nombreux sacrifices ; autrement ni les dieux ni les hommes ne te seraient favorables. Ensuite ton rang t’impose la nécessité de recevoir beaucoup d’hôtes, et de les traiter magnifiquement : tu dois donner à dîner à tes concitoyens et leur rendre de bons offices, sous peine d’être sans partisans.

« Ce n’est pas tout : je sais qu’à présent même la ville t’impose de grandes contributions, entretien de chevaux, chorégies, fonctions de gymnasiarque et de prostate[2] ; en cas de guerre, on te nommera triérarque, et l’on te chargera d’impôts et de contributions si fortes qu’il ne te sera pas aisé d’y faire honneur ; et si tu ne fournis pas à tout noblement, je sais que les Athéniens te puniront avec la même rigueur que s’ils te prenaient à voler leurs biens. En outre, je vois que, te croyant riche, tu négliges les moyens de faire fortune, et que tu t’occupes d’enfantillages, comme si cela t’était permis. Voilà pourquoi j’ai pitié de toi ; je crains qu’il ne t’arrive quelque malheur irréparable et que tu ne tombes dans une extrême indigence. Quant à moi, s’il me manquait quelque chose, je sais, et tu ne l’ignores pas toi-même, qu’il y a telles personnes qui, même en me donnant peu, verseraient l’abondance dans mon humble maison ; tes amis, au contraire, qui ont plus de ressources pour soutenir leur état que tu n’en as pour le tien, ne songent qu’à tirer parti de toi. »

Alors Critobule : « À cela, Socrate, dit-il, je n’ai rien à répliquer ; mais il est temps que tu arrives à mon aide, afin que je ne devienne pas réellement un objet de pitié. » En entendant ces mots, Socrate repartit : « Est-ce que tu ne trouves pas étrange, Critobule, ton procédé envers toi-même ? Il n’y a qu’un instant, quand je te disais que j’étais riche, tu t’es mis à rire comme si je ne savais pas ce qu’il en est ; tu as tenu bon jusqu’à ce que tu m’eusses convaincu et fait avouer que ma fortune n’est pas la centième partie de la tienne ; et maintenant tu veux que je te protége et que mes soins t’empêchent de tomber dans une véritable et complète pauvreté. — C’est que je te vois, Socrate, en possession d’un moyen sûr de faire fortune. Or, quiconque sait gagner avec peu, est à plus forte raison capable avec beaucoup de faire une grande fortune. — Tu as donc oublié que tout à l’heure, dans la conversation, tu disais, sans me laisser la permission d’ouvrir la bouche, que, quand on n’en sait point tirer parti, les chevaux ne sont pas une valeur, pas plus que la terre, les brebis, l’argent ou toute autre chose, pour qui ne sait pas s’en servir. On peut bien de tout cela tirer des revenus ; mais, moi, comment veux-tu que je sache les faire valoir, quand de ma vie je n’ai eu rien de tel en propre ? — Cependant nous sommes convenus que, quand même on ne posséderait rien, il y aurait toujours une science économique. Qui t’empêche donc de l’avoir ? — Ce qui, par Jupiter ! peut empêcher un homme de savoir jouer de la flûte quand il n’a jamais eu de flûte à lui, et que personne ne lui en a prêté pour apprendre : voilà où j’en suis pour ce qui est de l’économie. L’instrument nécessaire pour apprendre, c’est-à-dire les biens, je n’en ai jamais eu, et jamais personne ne m’a prêté les siens à administrer, toi seul as maintenant cette idée. Or, ceux qui apprennent pour la première fois à jouer de la cithare gâteraient même les lyres[3] ; de même moi, si j’essayais sur ta maison l’étude de l’économie, je serais peut-être capable de la ruiner. » À cela Critobule répondit : « Tu as grande envie de m’échapper, Socrate, et tu ne veux pas me venir en aide pour m’alléger la charge des affaires que je suis contraint de porter. — Mais non, par Jupiter ! dit Socrate, je n’y songe point ; au contraire, tout ce que je sais, je m’empresserai de te l’apprendre. Je crois que, si tu venais me demander du feu, et que, n’en ayant pas, je te conduisisse où tu en pourrais prendre, tu ne te plaindrais pas de moi. De même pour de l’eau ; si tu m’en demandais et que, n’en ayant pas, je te conduisisse où tu pourrais aussi t’en procurer, je suis sûr que tu ne m’en voudrais pas davantage. Enfin si, me priant de t’enseigner la musique, je t’adressais à des maîtres plus habiles que moi et qui, de plus, te sauraient gré de prendre leurs leçons, sur cela, quel reproche aurais-tu à me faire ? — Aucun du moins qui fût fondé, Socrate. — Eh bien, Critobule, je vais t’indiquer des gens plus habiles que moi dans la science dont tu me pries en ce moment de te donner des leçons. J’avoue que j’ai soigneusement cherché quels sont, dans tous les genres, les meilleurs maîtres de notre ville : car, ayant un jour remarqué que la même profession laisse les uns tout à fait pauvres et rend les autres tout à fait riches, cette singularité me parut mériter d’être approfondie ; et l’examen me fit trouver qu’il n’y avait rien là que de naturel. Je vis que ceux qui exercent au hasard ces professions ne manquent pas d’y perdre, tandis que ceux qui raisonnent et combinent avec soin arrivent à un gain plus prompt et plus facile. Je crois qu’à pareille école, si tu le veux, et si la divinité n’y met point obstacle, tu pourras devenir un excellent faiseur d’affaires. »



  1. Moins de 500 francs. Cf. Platon, Αpologie de Socrate, chap. xi, et Xénophon, Mém., I, ii.
  2. Pour ces prestations, entretiens de chevaux, etc. Cf. Mém., II, chap. vii ; Commandant de cavalerie, i ; Lucien, Timon, 23 ; Aristophane, Nuées, v. 13, etc.
  3. Il y avait une différence entre les lyres et les cithares. La grande lyre, appelée barbitos, se jouait avec un plectrum, espèce d’archet, et les branches en étaient ajustées sur un magas ou coffret qui augmentait la sonorité des cordes ; la petite lyre, dite chelys ou cithare, était beaucoup moins grande, et l’on en pinçait directement avec le doigt les cordes adaptées à des branches qui avaient pour base une carapace de tortue mise de champ.