De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. De l'économie-200).


DE L’ÉCONOMIE[1].



CHAPITRE PREMIER.


Principes de l’économie : c’est l’art de gouverner sa maison ou celle d’un autre ; mais cette science ne suffit pas pour faire un bon père de famille, il faut encore être libre des mauvaises passions.


J’ai entendu un jour Socrate s’entretenir ainsi sur l’économie : « Dis-moi, Critobule[2], l’économie a-t-elle un nom de science comme la médecine, la métallurgie et l’architecture ? — Je le crois, dit Critobule. — Oui, mais de même que nous pouvons déterminer l’objet de chacun de ces arts, pouvons-nous dire aussi ce que l’économie a pour objet ? — Je crois, dit Critobule, qu’il est d’un bon économe de bien gouverner sa maison. — Et la maison d’un autre, dit Socrate, si on l’en chargeait, ne pourrait-il pas, en le voulant, la gouverner aussi bien que la sienne ? Celui qui sait l’architecture peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : il en est de même de l’économie. — Je le crois, Socrate. — Ainsi, reprit Socrate, celui qui, connaissant la science économique, se trouverait sans bien, pourrait comme gouverneur de maison, ainsi que le faiseur de maisons[3], recevoir un salaire ? — Oui, par Jupiter, dit Critobule, et même un salaire plus considérable, s’il pouvait, en administrant la maison, remplir tous ses devoirs et en augmenter la prospérité. — Une maison, qu’est-ce donc, selon nous ? Est-ce la même chose qu’une habitation, ou bien tout ce qu’on possède en dehors de l’habitation fait-il partie de la maison ? — Je le crois, dit Critobule ; et, quand même on n’aurait aucun bien dans la ville où l’on réside, tout ce qu’on possède fait partie de la maison. — Mais ne possède-t-on pas des ennemis ? — Oui, par Jupiter, et quelques-uns beaucoup. — Dirons-nous que les ennemis font partie de nos possessions ? — Il serait plaisant, dit Critobule, qu’en augmentant le nombre des ennemis, on reçût pour cela un salaire. — Tu disais pourtant que la maison d’un homme est la même chose que la possession. — Par Jupiter, dit Critobule, quand on possède quelque chose de bon ; mais, par Jupiter, quand c’est quelque chose de mauvais, je n’appelle pas cela une possession. — Tu m’as l’air d’appeler possession ce qui est utile à chacun. — C’est cela même ; car ce qui nuit, je l’appelle perte plutôt que valeur[4]. — Et si quelqu’un achetant un cheval, sans savoir le mener, tombe et se fait mal, ce cheval ne sera donc pas une valeur ? — Non, puisqu’une valeur est un bien. — La terre n’est donc pas non plus une valeur, quand celui qui la façonne perd en la façonnant ? — Évidemment, elle n’en est pas une, quand au lieu de nourrir elle produit la pauvreté. — N’en diras-tu pas autant des brebis ? Quand un homme qui ne sait pas en tirer parti éprouve une perte, les brebis sont-elles pour lui une valeur ? — Pas du tout, selon moi. — Ainsi, à ton avis, ce qui est utile est une valeur, et ce qui est nuisible une non-valeur. — C’est cela. — La même chose, pour qui sait en user, est donc une valeur, et une non-valeur pour qui ne le sait pas. Ainsi une flûte pour un homme qui sait bien jouer de la flûte est une valeur, tandis que pour celui qui ne sait pas, elle ne lui sert pas plus que de vils cailloux, à moins qu’il ne la vende. — Oh ! alors, si nous vendons la flûte, elle devient une valeur ; mais si nous ne la vendons pas et que nous la gardions, c’est une non-valeur pour qui n’en sait point tirer parti. — Nous sommes conséquents, Socrate, dans notre raisonnement ; puisqu’il a été dit que ce qui est utile est une valeur, par suite une flûte non vendue n’est pas une valeur, attendu qu’elle est inutile, au lieu que, vendue, c’en est une. » Alors Socrate : « Oui, mais il faut savoir la vendre : car, si on la vend à un homme qui n’en sait pas tirer parti, on ne lui aura pas fait acquérir une valeur, d’après ton raisonnement. — Tu m’as l’air de dire, Socrate, que l’argent même n’est pas une valeur, si l’on ne sait pas s’en servir. — Et toi, tu m’as l’air de convenir que tout ce qui peut être utile est une valeur. Si donc quelqu’un emploie son argent à l’achat d’une maîtresse qui dérange sa santé, son âme et sa maison, dira-t-on que l’argent lui soit utile ? — Pas du tout ; à moins que nous n’appelions valeur la jusquiame, qui rend fous ceux qui en mangent. Que l’argent donc, si l’on ne sait pas s’en servir, Critobule, soit rejeté bien loin comme une chose qui n’est nullement une valeur. Mais les amis, quand on sait s’en servir à son avantage, qu’en dirons-nous ? — Par Jupiter, que ce sont des valeurs, repartit Critobule, et ils méritent mieux d’être appelés ainsi que des bœufs, puisqu’ils sont beaucoup plus utiles. — Les ennemis alors, d’après ton raisonnement, sont donc des valeurs pour qui sait en tirer avantage ? — C’est mon avis. — Il est donc d’un bon économe de savoir user de ses ennemis de façon à en tirer avantage ? — Assurément. — Tu vois, en effet, Critobule, combien de maisons particulières se sont enrichies à la guerre, combien de maisons de tyrans. — Voilà qui est bien dit, Socrate, à mon avis, reprit Critobule. Mais que penser, quand nous avons sous les yeux des gens qui pourraient, avec leurs talents et leurs ressources, agrandir leurs maisons en travaillant, et que nous les voyons s’obstiner à ne rien faire, et rendre par cela même leurs talents inutiles ? Peut-on dire autre chose, sinon que pour ces gens-là les talents ne sont ni des valeurs, ni des possessions ? — C’est des esclaves, sans doute, Critobule, repartit Socrate, que tu veux me parler ? — Non, par Jupiter, mais de certaines gens qui passent pour nobles, que je vois versés les uns dans les arts de la guerre, les autres dans ceux de la paix, mais s’obstinant à n’en point tirer parti, faute, selon moi, d’avoir des maîtres. — Et comment n’auraient-ils pas de maîtres, dit Socrate, puisque, désirant être heureux et voulant faire ce qu’il faut pour atteindre aux biens, ils se trouvent arrêtés par des maîtres absolus ? — Mais quels sont donc, dit Critobule, ces maîtres absolus et invisibles qui les gouvernent ? — Par Jupiter, dit Socrate, ils ne sont pas invisibles ; on les peut voir au grand jour ; et tu ne peux ignorer combien ils sont pervers, si tu nommes perversité la paresse, la mollesse de l’âme et l’insouciance. Il est encore d’autres perfides souveraines, qui trompent sous le nom de voluptés, les jeux de hasard, les sociétés frivoles, qui, avec le temps, démasquées par leurs dupes mêmes, laissent voir qu’elles sont des peines déguisées en plaisirs, dont la domination nous détourne d’utiles travaux. — Il y a pourtant des gens, Socrate, qui, loin d’être détournés par cette tyrannie, se montrent, au contraire, très-actifs, très industrieux à augmenter leurs revenus ; et cependant ils ruinent leurs maisons et voient échouer leur industrie. — C’est que ce sont encore des esclaves, dit Socrate, asservis à de dures maîtresses : les uns à la gourmandise, les autres à la lubricité, ceux-ci à l’ivrognerie, ceux-là à une folle ambition et à la prodigalité, qui font peser un joug si lourd sur les hommes, dont elles sont souveraines, que, tant qu’elles les voient jeunes et capables de travailler, elles les contraignent à leur apporter tout le fruit de leurs labeurs et à fournir à tous leurs caprices ; puis, quand elles s’aperçoivent qu’ils sont devenus incapables de rien faire, à cause de leur grand âge, elles les abandonnent à une vieillesse misérable, et s’efforcent de trouver d’autres esclaves. Il faut donc, Critobule, combattre avec ces ennemis pour notre indépendance avec autant de cœur que contre ceux qui essayeraient, les armes à la main, de nous réduire en servitude. Et encore des ennemis généreux, après avoir donné des fers, ont souvent forcé les vaincus, par cette leçon[5], à devenir meilleurs, et les ont fait vivre plus heureux à l’avenir, au lieu que ces souveraines impérieuses ne cessent de ruiner le corps, l’âme et la maison des hommes, tant qu’elles exercent sur eux leur empire. »



  1. J’ai préféré ce titre à celui d’Économique, par lequel on désigne parfois l’ouvrage de Xénophon. Étienne de La Boëtie, l’ami de Montaigne, auteur d’une traduction de ce dialogue, l’avait parfaitement intitulé la Mesnagerie. Le mot n’a plus cours aujourd’hui, mais il exprime bien l’idée de l’auteur grec. M. Legouvé, de l’Académie française, qui a donné, il y a quelques années, dans le Magasin pittoresque, une analyse très-judicieuse de ce dialogue de Xénophon, en a eu sous les yeux une traduction très-rare, faite par Pyramus de Candolle, un des ancêtres de l’illustre botaniste. Je regrette de n’avoir pu me la procurer. Mais je signalerai au lecteur un excellent livre à rapprocher de celui de Xénophon : c’est l’ouvrage de M. L. Mézières, intitulé l’Économie, ou remède au paupérisme. M. Mézières appelle quelque part Xénophon l’un des plus aimables écrivains de l’antiquité ; il a bien fait de traiter son devancier en termes courtois : on ne doit jamais dire de mal des gens de sa famille.
  2. Sur Critobule, voy. Mémoires, II, chap. vi.
  3. Nous avons essayé de donner une idée de l’allitération produite en grec par la rencontre des mots οἶκον οἰκονομοῦντα, ὥσπερ καὶ οἰκοδομούντα.
  4. L’auteur joue longtemps sur le verbe χρῆσθαι et le mot χρῆμα : j’ai tâché de conserver de mon mieux cette distinction et même un peu subtiles, en adoptant, pour traduite χρῆμα, le mot valeur, dans le sens spécial de tout bien disponible.
  5. Je lis σωφρονίσαντες avec H. Estienne et Zeune, la leçon ordinaire σωφρονήσαντας formant un pléonasme avec βελτίους.