DÉMÉTRIUS,

TRAGÉDIE.

ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.

STRATONICE, ANTIOCHUS, gardes au fond.
STRATONICE, en entrant, désignant les gardes.

Suis-je libre en ces lieux ? Suis-je captive encor ?

(Antiochus fait signe aux gardes de se retirer ; ils sortent.)

Vais-je dans ce palais retrouver Nicanor ?
Il souffre loin de moi l’exil et la misère.
Pourquoi nous séparer ? Seigneur ! il est mon père.

ANTIOCHUS.

Il vous sera rendu.

STRATONICE.

Il vous sera rendu. Pourquoi me taire aussi
Jusqu’au nom du mortel qui me conduit ici ?

ANTIOCHUS.

Je suis Antiochus.

STRATONICE.

Je suis Antiochus. Vous, le fils de la reine ?
Je doute si je veille, et je vous crois à peine.

L’impitoyable auteur des maux que j’ai soufferts
Vous a donné le jour, et vous brisez mes fers !
De votre aîné proscrit la marâtre cruelle
Au milieu de sa cour par vos soins me rappelle !
Pourrai-je y contempler sans horreur, sans effroi
Son trôle encore fumant du pur sang de mon roi ?

ANTIOCHUS.

Madame !

STRATONICE.

Madame ! Ô trahison ! ô crime épouvantable !
J’ai vu dans ce palais cette reine coupable,
Également fatale à votre frère, à vous,
Dépouiller de ses droits le fils de son époux ;
J’ai vu, pour désoler ce malheureux rivage,
Des barbares, suivis du meurtre, du ravage,
Accourir à sa voix, et, de sang tout couverts,
Dévaster nos cités et peupler nos déserts !

ANTIOCHUS.

Étonné d’un discours qui m’afflige et m’offense,
D’une mère accusée embrassant la défense,
J’ose, fier d’écarter vos soupçons odieux,
Hautement démentir un bruit injurieux.
Rappelez-vous ces temps et de trouble et de haines,
Où, faible, de l’état abandonnant les rênes,
De ses lâches flatteurs mon père environné,
Par un traître inconnu périt empoisonné.
Il respirait encor, mais son front vénérable
Présentait du trépas l’image déplorable.
Ses yeux étaient mourans et se tournaient vers moi.
Muet, je déplorais le destin de mon roi.
Le ciel, s’il avait lu dans mon âme attendrie,
Aux dépens de mes jours eût prolongé sa vie !…
Près de lui resté seul, je reçus en ces lieux
De mon père expirant les éternels adieux.

La reine en son palais, éperdue, éplorée,
De ses gardes en deuil m’attendait entourée.
Je parais : sur son front une morne pâleur
D’une épouse innocente attestait la douleur.
Je me jette à ses pieds devant Héliodore.
Elle me tend la main. Je crois la voir encore
Au trône, avec bonté, près d’elle me placer ;
Me parer du bandeau, dans ses bras me presser ;
En frémissant pour moi dissiper mes alarmes ;
Me baigner de ses pleurs en essuyant mes larmes !…
Connaissez donc la reine avant de la juger.
« Votre père n’est plus ; vivez pour le venger,
» Me dit-elle. Vivez pour punir un impie,
» Qui d’un roi que j’aimais vient de trancher la vie.
» Déguisant sa fureur, et dans l’ombre caché,
» Ce traître à notre perte est sans cesse attaché.
» Prévenons-le ! »

STRATONICE.

» Prévenons-le ! Quel est ce traître ?

ANTIOCHUS.

» Prévenons-le ! Quel est ce traître ? Votre père.

STRATONICE.

Nicanor ?

ANTIOCHUS.

Nicanor ? Pour régner, il immola son frère.

STRATONICE.

Et vous avez pu croire à cet excès d’horreur ?
Vous !… fils de Séleucus, abjurez votre erreur.
Quand de ce noir complot il dut être victime,
Mon père est par vous-même accusé d’un tel crime !
Nicanor immoler et son frère et son roi !
Vingt ans, dans les combats, il lui prouva sa foi.
Affreuse calomnie ! exécrable mystère !

ANTIOCHUS.

Quel est donc l’assassin ?

STRATONICE.

Quel est donc l’assassin ? Laodice !

ANTIOCHUS.

Quel est donc l’assassin ? Laodice ! Ma mère ?

STRATONICE.

Démétrius par elle à Rome est dans les fers ;
Par elle Nicanor gémit dans nos déserts ;
D’un père, d’un époux, sa fureur me sépare.

ANTIOCHUS.

Nicanor est ici ; la douleur vous égare.

STRATONICE.

Mon père ?… et mon époux, mon roi, Démétrius ?

ANTIOCHUS.

En ôtage dans Rome, il n’en sortira plus.

STRATONICE.

Il n’en sortira plus ? Cependant auprès d’elle,
Après quinze ans d’exil, la reine me rappelle ?
Ne puis-je, quand son fils a pressé mon retour,
Apprendre quel motif me ramène à sa cour ?

ANTIOCHUS.

Avant d’être en ces lieux, où j’ai dû vous conduire,
De son projet fatal je n’ai pu vous instruire.
Elle veut qu’en ce jour, oubliant votre époux,
Vous acceptiez le nœud qui doit m’unir à vous.

STRATONICE.

Seigneur ! vous céderez aux lois de votre mère ?

ANTIOCHUS.

Moi ? Je respecterai l’épouse de mon frère.
J’ai dû, secrètement jusqu’à vous parvenu,
Terminer votre exil et rester inconnu.
La reine l’ordonnait. Mais, en brisant vos chaînes,
Étranger à l’amour, je n’ai vu que vos peines.
J’espérais que les dieux, touchés de vos malheurs,
Emprunteraient ma main pour essuyer vos pleurs :
Et que par ma prière une reine attendrie
Vous rendrait un époux, un père, une patrie.
Oui : quel que soit l’attrait que j’éprouve à vous voir,
Vous aimer est un crime, et vous plaindre un devoir.
De l’orgueil des Romains victime infortunée,
Mon frère à votre sort unit sa destinée ;
Au temple de nos Dieux il vous jura sa foi ;
Il reçut vos sermens : ils sont sacrés pour moi.

STRATONICE.

Que de votre équité cette preuve m’est chère !
Le ciel à vos vertus devait une autre mère !…
Connaissez-moi, seigneur ! dès l’enfance, à l’autel,
Unie à votre aîné par un nœud solennel,
Près de lui je dus vivre ; et, de lui séparée,
Je lui garde à jamais la foi que j’ai jurée.
À mes premiers sermens Nicanor applaudit ;
Le roi me les dicta, le ciel les entendit.
Démétrius, soumis à cet usage antique,
Consacré par nos mœurs et par la politique,
Jeune encor comme moi, serra ce doux lien.
Douze ans marquaient alors et son âge et le mien.
Au temple à mon époux j’étais unie à peine,
Quand l’ordre du sénat, ou plutôt de la reine,
Le poursuit, nous sépare aux yeux des immortels,
Et le bannit à Rome en quittant leurs autels !

Il partit… Je l’aimais, hélas ! avec tendresse.
Des transports amoureux ce n’était point l’ivresse ;
C’était le devoir seul ; et, même dans ce jour,
Je pleure mon époux, et j’ignore l’amour.
Loin de lui si long-temps aux fers abandonnée,
À l’opprobre, à la mort j’ai langui condamnée.
Alors j’étais du moins heureuse en mes douleurs ;
Je goûtais le plaisir de lui donner des pleurs.
Depuis quinze ans, l’exil m’a ravi l’espérance
De voir Démétrius, guidé par la vengeance,
Abusant Laodice et trompant les Romains,
Par miracle échappé de leurs barbares mains,
Pour remonter au trône où son peuple l’appelle,
Reparaître, attaquer une reine cruelle ;
Et, purgeant ses états de ce monstre odieux,
Venger, en l’immolant, moi, son père et les dieux.

ANTIOCHUS.

Madame ! commandez à votre injuste haine.
Daignez, en ma présence, épargner votre reine.
Quels noms injurieux osez-vous lui donner ?
Quand sa bonté pour vous aime à vous pardonner,
Quand par elle aujourd’hui votre bonheur commence,
Oubliez ses rigueurs, songez à sa clémence.

STRATONICE.

À sa clémence, prince ? Ardent à se venger,
Son cœur à la vertu fut toujours étranger.
Au trône encor sanglant seule elle osa prétendre.
Pour y placer son fils, daigne-t-elle en descendre ?
Sa main, en vous offrant le sceptre d’un époux,
Vous a-t-elle attesté sa tendresse pour vous ?
De la soif de régner qui toujours la dévore,
Ah ! prince, craignez tout ; craignez Héliodore.

Favori de la reine et seul près d’elle admis,
Il immola le père ; il veut perdre les fils.
Oui, de son attentat j’ai la preuve certaine.
Héliodore, ici, par l’ordre de la reine,
A versé le poison dans le sein paternel…

(Antiochus va pour parler.)

En la justifiant vous seriez criminel.
Je dirai plus : la main qui vous priva d’un père,
A sans doute dans Rome immolé votre frère.

ANTIOCHUS.

Démétrius ?… Sortez du trouble où je vous voi !
Les dieux veillent encore sur les jours de mon roi.
Il respire ! ah ! calmez vos injustes alarmes.
Bannissez vos soupçons, et retenez vos larmes,
Stratonice… en ces lieux la reine va venir.
D’un frère qui m’est cher je veux l’entretenir.

STRATONICE.

S’il est vrai qu’il respire, ô justice éternelle !
Entends, entends les vœux du peuple qui l’appelle !
Exauce ma prière ! écoute enfin ma voix !
Du glaive des Romains sauve le fils des rois,
Ô ciel ! et, pour punir sa marâtre jalouse,
Rands à Démétrius son trône et son épouse !

(Elle sort à droite ; les gardes entrent par le fond.)

Scène II.

HÉLIODORE, LAODICE, ANTIOCHUS, ARSACE, un officier, gardes, suite.
(Nota. La reine entre vivement et la dernière.)
LAODICE, en entrant.
(à Héliodore.)

Portez à Nicanor mes ordres absolus ;
Allez, et qu’à mes lois il ne résiste plus !

(à Arsace.)llez sur le camp ; (à un officier.)

Vous, veillez sur le camp ; et vous, sur la princesse !
Antiochus, restez ! vous, gardes, qu’on nous laisse !

(Héliodore, Arsace et les gardes, sortent.)

Scène III.

LAODICE, ANTIOCHUS.
LAODICE.

La fière Stratonice a-t-elle appris de vous
Que mon fils aujourd’hui doit être son époux ?
À son nouvel hymen l’avez-vous préparée ?
Sur le sort qui l’attend l’avez-vous éclairée ?

ANTIOCHUS.

Oui, reine !

LAODICE.

Oui, reine ! Après quinze ans d’exil et de douleurs,
Lorsque ma main tarit la source de ses pleurs ;
Lorsque, pour satisfaire aux vœux de mon empire,
Au trône où je m’assieds je permets qu’elle aspire ;
Je ne présume point que son cœur indompté
Puisse opposer encor sa haine à ma bonté.
Stratonice est d’un sang adoré dans l’Asie.
Je sais que pour son fils le roi l’avait choisie.
J’approuve ses projets ; je respecte son choix.
Qu’elle règne avec vous ; j’y consens, je le dois.
L’intérêt de l’état veut que je vous unisse…
Mais je veux que, content d’épouser Stratonice,
De mes vastes desseins unique et cher objet,
Enorgueilli du rang de mon premier sujet,
Vous donniez à mon peuple, en servant ma puissance,
L’exemple du courage et de l’obéissance…

Mon fils, j’ai provoqué le décret du sénat
Qui vous lègue après moi, les rênes de l’état.
Je hais Démétrius !… son fatal droit d’aînesse
A pour vous trop long-temps alarmé ma tendresse.
Mon cœur est satisfait, mes vœux sont accomplis ;
J’ai le prix de mes soins : vous régnerez, mon fils.
Cette Rome, autrefois temple de la justice,
Dont les remparts étaient un Émile, un Fabrice,
Rome, à qui tant de rois ne pouvaient résister,
Appartient maintenant à qui l’ose acheter.
Elle est à moi !… mon or, enchaînant son otage,
De mon trône à vous seul assure l’héritage !…

(Après avoir regardé autour d’elle.)

Apprenez qu’en secret le fier Valérius
Doit aux mains des licteurs livrer Démétrius.

(Antiochus cache sa surprise et son indignation.)

Mais, tandis qu’à mes vœux Rome paraît souscrire,
Au sein de mes états je sais que l’on conspire.
Je sais que près de nous un ennemi caché,
Inconnu, sourdement à ma perte attaché,
Sous un masque trompeur déguisant sa furie,
Vers la rébellion fait pencher la Syrie.
L’Euphrate sur ses bords entend des factieux
Élever contre moi des cris séditieux.
J’ai prévu nos dangers, sans en être alarmée.
Je préside au conseil ; vous, commandez l’armée.
Mon camp est sous nos murs, marchez : nos ennemis
Vont tomber à mes pieds, désarmés et soumis.
Enchaînez la discorde, et, dans un fils que j’aime,
Montrez à l’univers l’espoir du diadème.
Mais avant d’y prétendre, il le faut mériter ;
Il faut peser le sceptre avant de le porter !…
Avant que d’aspirer au trône d’une mère,
Je veux qu’Antiochus ait fermé ma paupière.

À mes justes désirs si vous n’applaudissez,
J’ai dit ma volonté : je règne, obéissez !

ANTIOCHUS.

Les dieux vous ont donné l’empire de l’Asie.
Fils sans ambition, sujet sans jalousie,
Je suis loin d’envier le rang où je vous voi.
Vous plaire est mon bonheur, vous servir est ma loi.
Mais vous me proclamez héritier de l’empire,
Vous m’offrez Stratonice, et mon frère respire !
Pour elle la pitié parle seule à mon cœur.
Puis-je aimer une épouse où je vois une sœur ?
Puis-je, en serrant les nœuds d’un hymen si funeste,
Priver Démétrius du seul bien qui lui reste ?…

(Avec fermeté.)

Non, reine ! je dis plus, je suis fier d’avouer
Un intérêt sacré dont je dois me louer.
Vous m’avez daigné rendre une sœur qui m’est chère ;
À ses désirs, aux miens, rendez aussi son père !

LAODICE.

Qui ? Nicanor ? mon fils, que me proposez-vous ?
La grâce d’un ingrat ?

ANTIOCHUS, tombant aux pieds de la reine.

La grâce d’un ingrat ? Je l’implore à genoux !
Ah ! quand votre bonté pardonne à sa famille,
Quand vous daignez offrir la couronne à sa fille,
Prenez, prenez pitié des maux qu’il a soufferts.
Qu’enfin sa liberté…

LAODICE.

Qu’enfin sa liberté… Qui ? moi ! briser ses fers ?

ANTIOCHUS, se levant, avec courage.

Ah ! Madame !… à mon zèle au moins rendez justice.
Quand par votre ordre ici j’ai conduit Stratonice,

Pour elle j’ai connu la pitié, non l’amour.
Sans peine, sans regret, j’ai vu jusqu’à ce jour
Le sceptre paternel dans la main de ma mère.
Puissé-je enfin vous voir le transmettre à mon frère !
Ses droits…

LAODICE.

Ses droits… Il n’en a plus ! il est proscrit par moi.
Il est esclave à Rome !

ANTIOCHUS.

Il est esclave à Rome ! En Syrie il est roi !

LAODICE.

Eh ! sait-on seulement s’il voit le jour encore ?…
Mais quel motif vers moi conduit Héliodore ?


Scène IV.

LAODICE, ANTIOCHUS, HÉLIODORE.
HÉLIODORE.

Reine, enfin du sénat les desseins sont connus.
Rome immole les rois et ne les combat plus.
Je dois en ce moment taire son nouveau crime.
Je n’ose à votre fils annoncer la victime.

ANTIOCHUS.

Son nom ?

HÉLIODORE, après avoir hésité.

Son nom ? Démétrius.

ANTIOCHUS.

Son nom ? Démétrius. Mon frère ?

HÉLIODORE, affectant la douleur.

Son nom ? Démétrius. Mon frère ? Oui, les Romains
Ont du sang d’un otage osé souiller leurs mains.

ANTIOCHUS.

Les Romains ? je respecte un odieux mystère.
Si Rome a vu couler le pur sang de mon frère,
Un jour le lâche auteur de cette trahison
Ne doit pas oublier qu’il m’en fera raison.

(Héliodore fait à part un mouvement de fureur.)
LAODICE.

Mon fils !

ANTIOCHUS.

Mon fils ! Adieu, ma mère !

(Il sort)

Scène V.

LAODICE, HÉLIODORE.
HÉLIODORE.

Mon fils ! Adieu, ma mère ! Il fuit votre présence !…
Il m’accuse !… sur vous il garde le silence,
Reine !… mais je l’ai vu devant vous se troubler.
Tremblez que ses soupçons…

LAODICE.

Tremblez que ses soupçons… C’est à lui de trembler !…
Poursuivez : le proscrit a-t-il perdu la vie ?
Est-ce un faux bruit semé pour abuser l’Asie ?
Achevez : dois-je encor craindre Démétrius ?

HÉLIODORE.

Non : vos vœux sont remplis ; votre ennemi n’est plus.
Armé pour l’immoler aux murs du Capitole,
Votre envoyé secret a tenu sa parole.

Autorisé par vous à choisir pour appui,
Un soldat étranger qui fût digne de lui,
Lysias a fait choix de ce prince sarmate
Jadis par votre époux banni loin de l’Euphrate.
Libre par vous, heureux de vous prêter son bras,
Pharasmin jusqu’à Rome a suivi Lysias.

LAODICE.

Ils reviennent ensemble ?

HÉLIODORE.

Ils reviennent ensemble ? ô disgrâce cruelle !
Lysias a péri victime de son zèle.
Dans un si long voyage il a trouvé la mort.
Privé d’un compagnon dont il pleure le sort,
Pharasmin, satisfait de vous avoir servie,
De l’otage de Rome a vu trancher la vie.
Il vient vous présenter le gage de sa foi.

LAODICE.

Ah ! je reconnaîtrai ce qu’il a fait pour moi !
Docile à vos conseils, j’ai dû briser sa chaîne.
Sensible à mes bienfaits, il a servi ma haine :
Il fut par mon époux injustement banni :
Qu’il reprenne son rang ; son exil est fini.
Qu’il vienne recevoir le prix de son courage…

(À elle-même.)

Enfin je ne crains plus Rome ni son otage !
Combien je m’applaudis d’avoir saisi soudain
Le sceptre que ta mort replaçait dans ma main !
Parjure Séleucus !… l’orgueil de voir unie
À tes vastes états ma fertile Arménie,
T’avait fait d’une reine envier le pouvoir.

(À Héliodore.)

Je voulus le combattre ; il désira me voir.

Je parus à ses yeux ; et la même journée
Vit terminer la guerre et fixer l’hyménée !…
Le roi, captif heureux, enchaîné dans ma cour,
Oubliant son empire, écoutait son amour.
Antiochus naquit : élevé loin d’un frère,
Seul il fut l’espérance et l’orgueil de sa mère.
J’exigeai pour mon fils le serment solennel
De ceindre un jour son front du bandeau paternel.
Le roi promit : son cœur démentant sa promesse,
Au fils d’une autre épouse il garda sa tendresse.
Le traître, m’abusant par des prétextes vains,
Songeait à rappeler l’otage des Romains !

(Avec fureur.)

Si je n’eusse prévu sa volonté secrète,
De reine que je suis, je devenais sujette !
J’aurais vu, dans ces lieux, mon fils infortuné,
Arraché de mes bras, proscrit, assassiné !
Pour conserver le fils, je dus perdre le père.
Pardonnez mon forfait, dieux vengeurs, j’étais mère !…

(Parcourant l’avant-scène.)

Je sais que sous mes lois, inquiet, abattu,
En secret déplorant ton antique vertu,
Peuple ingrat ! tu maudis, en déguisant ta rage,
Ma main qui te façonne au joug de l’esclavage.
Tu m’oses demander encor Démétrius.
Tu l’attends : vain espoir ! ton idole n’est plus !

HÉLIODORE.

Déjà de son trépas la cour est informée.

LAODICE.

Que la voix des hérauts en instruise l’armée…

(Avec fermeté.)

Je puis enfin briser les fers de Nicanor !

HÉLIODORE.

Vous ?… À Démétrius il est fidèle encor.
Par ses vœux il l’appelle.

LAODICE.

Par ses vœux il l’appelle. Un seul mot du Sarmate
L’éclaire, et met un terme à l’erreur qui le flatte.
Nicanor dans son cœur nourrit un fol espoir.
Pour le désabuser, ici je veux le voir.

HÉLIODORE.

Il vous hait.

LAODICE.

Il vous hait. Je le sais.

HÉLIODORE.

Il vous hait. Je le sais. Qui ? vous, briser sa chaîne ?

LAODICE.

Oui, moi ! Par mes bienfaits je veux dompter sa haine.

(Héliodore va pour répondre.)

Je le veux ! Dès long-temps votre sévérité
Contre moi, contre vous, arme un peuple irrité.
Démétrius est mort aux rivages du Tibre.
Sans crainte je permets que Nicanor soit libre.
Mais le trépas l’attend s’il m’ose résister !…
Sur la foi du Sarmate au moins je puis compter ?

HÉLIODORE.

Oui, reine ! Ce guerrier, appui du diadème,
Rapporte votre lettre, où le consul lui-même
Atteste que le bras armé pour vous venger…

LAODICE.

Il suffit : sans témoins je veux l’interroger.

(Après avoir réfléchi, se reprenant.)

Que devant Pharasmin Stratonice conduite,
Du sort de son époux à l’instant soit instruite.
Si l’ingrate à mes yeux oppose ses mépris ;
Si, dédaignant le trône et la vie et mon fils,
Aux mânes d’un proscrit elle reste fidelle,
La tombe s’ouvrira pour son père et pour elle !

fin du premier acte.