Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Un moment de grave péril

CHAPITRE V

Un Moment de Grave Péril

Durant l’absence de Sylvestre, Vladimir se doutant qu’aucune guerre ne viendrait plus de sitôt le tirer de sa retraite, se décida, pour se distraire, à partir à la chasse. Ses chefs principaux — qui aimaient autant ce sport que le Prince, vinrent avec empressement se joindre à lui, et ils s’en allèrent, suivant la rive droite du Dniéper qui était dans ces temps, recouverte de bois épais et abondait en gibiers de toutes espèces.

C’était la bonne saison, car les six mois de gelée étaient à leur fin, et les ours s’éveillaient affamés et sauvages, de leur sommeil hivernal, tandis que les loups, après ces longs mois de froid et de famine, étaient plus féroces que d’habitude. En effet, ils avaient à peine accompli le premier jour de marche, la moitié du chemin, que les chasseurs apprirent une nouvelle qui les rendit tout joyeux.

Un homme au regard sauvage, armé d’une courte épée et habillé d’un vêtement de peau de chèvre déchiré, entrant précipitamment au camp au moment où les chasseurs commençaient leur dîner, demanda à voir le « Grand Prince ». Il fut amené tout de suite devant Vladimir, car en ces temps simples, tout homme qui désirait voir le roi pouvait lui parler ; et le Prince-Guerrier de Russie (qui détestait toute cérémonie et formalité) était le souverain le plus approché de ces temps.

Le nouveau venu mangea à la hâte une patte de gibier qu’on lui offrit (car il aurait été considéré de la plus grossière impolitesse de laisser quelque étranger raconter ses affaires, sans lui donner tout d’abord quelque chose à manger) et, se tournant vers Vladimir, l’homme parla :

— « Sois heureux, Vladimir Sviatoslavovitch (fils de Sviatoslav), rayon de soleil de la Russie ! Tes enfants du village de Volkovo m’envoient te dire qu’ils sont fortement troublés par un énorme ours noir. »

— « Un ours ! » répétèrent les chefs, la figure radieuse, « nous jouons de bonheur ! »

— « Il est bien plus gros que tous ceux que nous ayons jamais vu dans notre région », poursuivit l’homme, « et nous le reconnaissons bien, car il possède une étoile blanche sur le front et une autre sur la poitrine. Nous avons tenté souvent de le tuer, mais nous ne parvenons pas à lui faire le moindre mal, et nous croyons tous qu’il doit être enchanté ! »

À ce mot terrible la figure joyeuse des chasseurs s’obscurcit tout d’un coup car, quoique maintenant les Russes fussent nommément chrétiens, ils gardaient cependant en eux quelques-unes de leurs vieilles superstitions païennes dont la plus profondément enracinée était la foi en la magie.

— « C’est mauvais ! » s’écria quelqu’un, « et juste au moment où le grand sorcier chrétien, Sylvestre, est loin de nous. S’il était ici, il bénirait nos armes, prierait pour elles et alors, nous pourrions lutter ; mais que faire sans lui ? »

— « Tu crois ? » dit un autre, en remuant la tête. « Maintes fois, j’ai entendu mon père raconter que lorsque le Prince Igor guerroyait contre les Petcheneygans, il y avait dans leur armée un homme dont les flèches et les épées rebondissaient sur sa poitrine nue, comme la grêle rebondit sur un toit ; et le seul moyen de se débarrasser de lui, fut de l’abattre à coups de pierres énormes. »

Alors parla un jeune homme aux cheveux blonds qui, bien que enfant en comparaison des vieux guerriers placés autour de lui, était assis à droite de Vladimir lui-même. Il méritait bien cet honneur car ce n’était autre que Féodor, le meurtrier du géant tartare, Mamai.

— « Souvent j’ai entendu dire par mon père Sylvestre », dit-il hardiment, « qu’aucun enchantement n’est à l’abri d’une arme qui combat pour une juste cause. Ne parlons pas de charme et de magie alors que les foyers de nos frères sont en danger ; allons et bravons ce monstre, et je suis sûr que nous le vaincrons. »

— « Bien parlé ! » cria Vladimir joyeusement. « Nous irons, qu’il y ait enchantement ou non, et avant que la nuit soit passée, je saurai qui aura le dessus de mon épée ou de la magie de l’ours. Tiens, frère, » ajouta-t-il en prenant un bracelet de son bras et le donnant à l’homme, « prends ceci pour cette bonne nouvelle ; et mène nous maintenant à l’endroit où vit cet animal dangereux. ».

Quelques minutes plus tard ils étaient en marche et malgré la neige profonde et les buissons inextricables, ils arrivèrent à Volkovo (bâtie sur une colline surplombant le fleuve) après la tombée de la nuit.

Les villageois, tout heureux de l’aide qui leur arrivait, accoururent faire bon accueil au prince et le forcèrent ainsi que ses hommes à manger avec eux ; mais Vladimir n’avala que quelques bouchées tant il avait hâte de partir à la chasse.

Il plaça, en quelques instants, ses compagnons en sentinelle çà et là parmi les buissons, tout autour du village, aux endroits où l’ours passerait probablement et il donna ses ordres : le premier qui apercevrait la bête, sonnerait instantanément du cor, pour avertir le reste de la troupe.

Le Prince avait choisi pour son poste — comme d’habitude — la place la plus dangereuse — un trou profond, étroit, obscur, entre deux énormes talus couverts de buissons. Beaucoup d’hommes n’auraient pas accepté cette place, car là il n’y avait point de chance d’échapper à l’ours ; mais Vladimir, d’un autre côté, la choisit parce qu’elle ne donnait aucune chance à l’ours de lui échapper, à lui.

Comme il se tenait là en pleine obscurité, sa fidèle épée tenue à deux mains, attendant l’arrivée de son terrible ennemi, on pouvait croire que Vladimir ne pensait qu’à son adversaire. Mais sa pensée voguait au loin, vers l’absent, vers Sylvestre. Il tentait de la ramener sur d’autres matières, mais chaque fois, obstinément, elle revenait au moine jusqu’à ce que le Prince, finalement, commença à se sentir inquiet, et à croire que quelque accident était survenu à son ami durant son long voyage solitaire à travers la tempête et la neige.

Chut ! Quel est ce faible bruissement, dans l’ombre épaisse des buissons ?

Au moment où les fines oreilles de Vladimir le perçurent, toutes les pensées qui le harcelaient s’enfuirent. L’ours arrivait enfin ! Le grand soldat s’établit fermement et se tint prêt à frapper.

Le bruit se répéta, et il perçut la cassure des rameaux gelés et le froissement des feuilles tombées, ce qui lui fit supposer que quelque être lourd forçait son chemin à travers les taillis. Le bruit approchait de plus en plus et à la fin, une énorme masse obscure s’échappa des buissons à quelques mètres seulement du Prince.

Vladimir porta le cor à ses lèvres et souffla de toutes ses forces. Comme la bête s’élevait sur ses pattes de derrière pour l’attaquer, il vit aux rayons de la lune — qui apparaissait juste au-dessus des pins noirs — une sorte d’étoile blanche sur le front large et bas de l’animal, et une autre sur sa poitrine velue. C’était l’Ours Enchanté !

Les coups que Vladimir frappa sur son ennemi, semblaient toucher du fer ; en effet tous ceux qui avaient attaqué la bête, savaient à leurs dépens que Michel (comme les paysans l’appelaient) était aussi difficile à tuer qu’un requin ou un octopus.[1] Le choc de l’arme rendit le monstre plus furieux et tout à coup son énorme patte s’abattit. Le combat aurait certainement été achevé si l’animal avait touché Vladimir, mais celui-ci, agilement, sauta de côté et en même temps enfonça la pointe de son épée dans le corps de son adversaire.

— « Son charme n’agit pas contre l’acier, toutefois, » s’écria le Prince, dans un rire sauvage.

Comme il disait ces mots, l’ours, exaspéré de sa blessure, saisit l’épée dans sa terrible mâchoire et la brisa comme un fétu de paille.

Désarmé, mais plus indomptable que jamais, le Russe se recula prudemment des griffes cruelles qui l’effleuraient et il banda son arc. La flèche partit et vint s’écraser sur la tête de l’animal ; celui-ci, étourdi, fut pour l’instant à la merci du Prince.

C’était le moment d’en finir en une fois. Vladimir s’élança en poussant un cri de triomphe et mit la main à sa ceinture pour en retirer son couteau de chasse. Celui-ci n’y était plus.

Comme il se tenait immobile, pétrifié de sa fatale découverte, la bête sauvage, indomptée, s’avança et se jeta, la gueule ouverte, sur le Prince des Russes.

Une minute de plus et c’en était fini de Vladimir — ce qui aurait changé peut-être, la future histoire de la Russie — lorsque, soudain, un bruit indéfini se fit entendre derrière lui. C’étaient des pas lourds, des clameurs rauques : une demi-douzaine d’épées reluirent sous les rayons de la lune, et l’Ours Enchanté s’affaissa lourdement, percé de part en part en plein cœur.

— « Son charme n’existe plus », dit le jeune Féodor qui se trouvait être le premier des libérateurs du Prince. « Il ne troublera jamais plus les habitants de Volkovo. »

— « Et comme il leur a mangé pas mal de cochons et de chèvres, » dit Vladimir en montrant l’animal tué à ses pieds, « il ne serait pas désagréable qu’ils le mangeassent à leur tour. Portez-le au village et dites aux gens d’en distribuer la viande de façon que chacun ait sa part. »

Mais ils avaient à peine fait la moitié du chemin, portant leur lourd fardeau (leurs muscles de fer ne sentaient pas le poids d’un ours presque aussi gros qu’un cheval), qu’ils furent secoués par un cri sourd et inhumain qui, bien que poussé, évidemment, à une grande distance, fut distinctement entendu par tous les chasseurs.

— « Qu’est-ce que c’est ? » dit un des chefs, s’arrêtant pour mieux écouter.

— « La glace qui se rompt sur le fleuve supérieur, sans doute, » répondit Vladimir, et si jamais quelque animal a essayé de le traverser à ce moment, il sera bien attrapé. »

Au loin sur le fleuve — qui était libéré de sa glace sur une immense longueur — un ruban luisant qui semblait combler toute la largeur du fleuve, descendait à une effrayante vitesse. Comme il avançait brillant et étincelant comme un millier de lances agitées sous la lune rayonnante, des craquements tristes et profonds frappèrent les oreilles des auditeurs.

— « Ah ! » s’écria Féodor, soudainement, « qu’est-ce que c’est que ça, là-bas, sur la glace ? On dirait une hutte ».

— « C’en est une ! » dit un autre chasseur connu pour sa puissante vue ; « et un homme s’y cramponne : il se remue même à ce moment ».

Tout de suite la troupe se précipita vers le fleuve, bien qu’ayant un faible espoir de sauver l’homme abandonné qui semblait déjà condamné à la mort.

Mais à peine avaient-ils atteint la rive, que Vladimir poussa un cri pareil au rugissement d’un lion blessé. L’épave flottante était assez proche, maintenant, pour la distinguer, et le Prince y vit deux êtres qui s’y cramponnaient désespérément, il reconnut Cyril et Sylvestre.

Avant qu’on eût le temps de dire un mot ou de faire un geste, le moment critique arrivait. À la courbure que le fleuve faisait à ce point, la largeur n’était plus aussi grande à cause de deux petits bancs de sable faisant saillie, entre lesquels le champ de glace le plus avancé s’était encastré, pendant que ceux de derrière, entraînés par le courant torrentiel, vinrent s’élever sur le premier dans une vague glacée se brisant, se broyant et volant en éclats, ensevelissant sous eux les deux êtres qui se soutenaient faiblement aux planches de la hutte.


  1. Nom scientifique des poulpes.