Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Pris dans les glaces

CHAPITRE VI

Pris dans les Glaces

Vladimir crut mourir en voyant ses deux amis disparaître sous cette avalanche de blocs de glace brisés, mais il n’était pas homme à regarder un désastre sans y porter secours.

— « Suivez-moi, si vous êtes des hommes ! » cria-t-il de sa puissante voix, et brandissant d’une main une perche que peu d’hommes auraient pu tenir des deux, il sauta sur le glacier.

Féodor fut à ses côtés en une seconde et le reste de la troupe suivit sans hésitation ; pourtant ils connaissaient tous les dangers qu’ils affrontaient, car si jamais le champ de glace venait à se détacher de nouveau, la vie de ces hommes intrépides serait en péril. Mais le risque d’une mort soudaine était ce qu’ils bravaient chaque jour, et il n’y en avait pas un d’entre eux qui n’aurait donné son âme à Dieu pour sauver celle du « Grand Chrétien Enchanté ».

Vladimir se lança témérairement vers le lieu où Cyril et Sylvestre défaillants se soutenaient, tant bien que mal, aux planches chancelantes de la cabane, et essayaient sans progrès, de se remettre d’aplomb sur la glace.

Le péril augmentait à chaque moment, car maintenant les grandes nappes de glace qui s’étaient empilées les unes sur les autres au premier choc, dévalaient de nouveau le courant, craquant et éclatant dans un bruit de tonnerre, comme l’explosion de bombes infernales et menaçaient d’une mort certaine quiconque se trouverait sous leur portée destructive. Un des chasseurs fut abattu par un énorme éclat de glace, un autre fut blessé mortellement à l’épaule et le Prince Vladimir lui-même échappa deux fois à la mort par un saut agile de côté, juste au moment où l’extrémité pointue d’un vaste bloc glacé, de douze pieds de long, vint balayer comme une faux, l’endroit où le Russe se trouvait l’instant avant.

C’était un spectacle étrange de voir cette poignée d’hommes, rampant comme des fourmis sur la surface brisée et tremblante de cette petite colline de glace, et avançant pas à pas où plusieurs personnes auraient cru impossible de s’aventurer en aussi grand nombre. Ces simples héros ne s’imaginaient guère qu’ils accomplissaient quelque chose de grand ; ils riaient et plaisantaient comme des enfants à chaque glissade, à chaque faux pas que l’un d’eux subissait ; ils saluaient de railleries les masses qui les frôlaient en emportant la mort, et ils répondaient à l’avalanche des blocs tombant, par des chants de chasse et des cris de joie juvéniles.

Enfin, le Prince meurtri et saignant, mais plus intrépide encore, atteignit le bas du rempart de glace sous lequel Sylvestre et Cyril avaient disparu, et il cria d’une voix surpassant les bruits qui l’environnaient :

— « Père Sylvestre, êtes-vous là ? »

Ils retinrent leur respiration pour mieux écouter, car malgré l’influence magique que leur superstition attribuait au moine grec, ils avaient peu d’espoir de le voir échapper à la mort, le salut semblait impossible. Mais la voix claire et musicale qu’ils connaissaient si bien monta, calme et résolue comme toujours, de l’abîme froid et blanc de cette tombe.

— « Je suis ici, mon fils, et que Dieu soit loué, nous ne sommes pas blessés. »

Les acclamations qui accueillirent ces mots, roulèrent le long du désert gelé, formidables et joyeuses, et toute la bande sauta à l’endroit d’où venait la voix, aussi avidement que s’il y allait de leur vie.

— « Hurrah ! » cria Vladimir ; « je savais bien qu’il ne pourrait être tué ! À l’ouvrage, mes amis ; nous l’aurons hors de ce maudit endroit ! »

Mais comme ils allaient attaquer le rempart, la voix de Sylvestre se fit entendre de nouveau :

— « Prenez garde, mes enfants, de faire tomber le glaçon qui pend au-dessus de nos têtes ! Allez du côté où vous entendez ma voix, vous aurez plus de facilité. »

ils se mirent tous au travail sans perdre une minute. Sous les rudes coups des épées et des bâtons ferrés, la glace, lentement mais sûrement, s’écroula et Vladimir, poussant un cri de triomphe, put enfin entrevoir les figures familières de ses deux compagnons.

Mais à ce moment les sauveteurs perçurent sous leurs pieds un faible tremblement ; leur cœur sembla s’arrêter de battre, car ils connaissaient trop bien la signification de ce mouvement invisible. La barrière de glace encastrée entre les deux bancs de sable commençait à céder et dans quelques minutes, la masse glacée, entraînant ces valeureux avec elle, descendrait en tourbillonnant, le fleuve gonflé.

Les hommes, toutefois, ne pensèrent pas à se sauver. Bien que le glacier allait glisser sous leurs pieds et que la mort leur était trop évidente, ils continuèrent leur travail inflexiblement jusqu’à ce que la prison du moine fut complètement ouverte.

On vit alors par quelle merveilleuse Providence Cyril et Sylvestre avaient échappé à la mort. Deux grands blocs gelés de plusieurs mètres de long, élevés au-dessus des autres par la poussée des glaçons de derrière, avaient formé une sorte d’arche sur le couple emprisonné, les protégeant tout à fait des masses tombant autour d’eux.

— « Il n’y a pas de temps à perdre, père », dit Vladimir en faisant sortir de force le moine, pendant que Féodor (l’inséparable ami du Tartare) aidait Cyril à sortir de son trou. « Si nous ne sautons pas tout de suite sur la berge, les poissons, entre cet endroit et Kief, pourraient bien goûter de notre personne ».

Certes, il était temps. Comme ils avançaient pour atteindre la rive, la glace craqua et se partagea sous eux dans toutes les directions, et l’eau se mit à bouillonner formidablement. Le moine était couché et les chasseurs qui le transportaient, voyaient à peine, dans cette obscurité profonde, où poser leurs pieds, or un faux pas amènerait sûrement une mort inévitable.

Ah ! si les Russes pensaient seulement à sauter sur les glaçons intermédiaires, comme le font les loups de leurs forêts ! Mais Sylvestre, non habitué à ces rudes exercices et exténué par les difficultés multiples de la nuit, pouvait à peine se tenir debout, et la nécessité de l’aider retardait la troupe.

Un glacier se divisa en maints petits glaçons et les hommes qui s’y trouvaient furent engloutis par le fleuve glacé. Un autre se brisa, puis un troisième… La masse entière allait céder et dévaler le fleuve. La rive maintenant était près d’eux et l’atteindre c’était le salut ; mais y arriveraient-ils jamais ?

— « Saute à terre, Kirsha », (Cyril), dit le Prince, d’un ton qui n’admettait point de répliques.

L’ordre était désagréable pour le brave Tartare mais il avait depuis longtemps appris à obéir sans rechigner. Il sauta sur la berge, et les hommes formant une chaine, se passèrent Sylvestre jusqu’à ce qu’il fut sain et sauf à côté de Cyril. La troupe le suivit et le dernier à sauter sur le sol était Vladimir qui restait toujours le dernier au péril,