Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/8

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 50-55).




VIII

De la représentation logique de la finalité de la nature.


La finalité d’un objet donné dans l’expérience peut être représentée, ou bien, à un point de vue tout subjectif, comme la concordance que montre sa forme, dans une appréhension (apprehensio) antérieure à tout concept, avec les facultés de connaître, et qui a pour effet l’union de l’intuition et des concepts pour une connaissance en général ; ou bien, à un point de vue objectif, comme la concordance de la forme avec la possibilité de la chose même, suivant un concept de cette chose qui contient antérieurement le principe de sa forme. Nous avons vu que la représentation de la première espèce de finalité repose sur le plaisir immédiatement lié à la forme de l’objet dans une simple réflexion sur cette forme ; et que celle, au contraire, de la seconde espèce de finalité, où il ne s’agit pas du rapport de la forme de l’objet aux facultés de connaître du sujet dans l’appréhension de cet objet, mais de son rapport à une connaissance déterminée ou à un concept antérieur, n’a rien à démêler avec le sentiment du plaisir attaché aux objets, mais avec l’entendement et sa manière de juger des choses. Quand le concept d’un objet est donné, la fonction du Jugement est d’en former une connaissance d’exhibition (exhibitio), c’est-à —dire de placer à côté du concept une intuition correspondante, que cela ait lieu par l’effet de notre propre imagination, comme il arrive dans l’art, lorsque nous réalisons un concept que nous avons formé préalablement et que nous nous proposons pour fin, ou que la nature soit elle-même en jeu, comme il arrive dans la technique de la nature (dans les corps organisés), lorsque nous lui appliquons notre concept de fin pour juger ses productions : dans ce dernier cas, ce n’est pas seulement la finalité de la nature dans la forme de la chose, mais la production même qui est représentée comme fin de la nature. — Quoique notre concept d’une finalité subjective de la nature dans les formes qu’elle prend suivant des lois empiriques, ne soifc pas un concept d’objet, mais un principe employé par le Jugement pour se former des concepts au milieu de cette immense variété de la nature (et pouvoir s’y orienter), nous attribuons par là cependant à la nature une relation avec notre faculté de connaître, analogue à celle de fin ; c’est ainsi que nous pouvons considérer la beauté de la nature comme une exhibition du concept d’une finalité formelle (purement subjective), et les fins de la nature comme des exhibitions du concept d’une finalité réelle (objective) : nous jugeons la première par le goût (esthétiquement, au moyen du sentiment du plaisir), la seconde, par l’entendement et la raison (logiquement, suivant des concepts).

Là est le fondement de la division de la critique du Jugement en critique du Jugement esthétique et critique du Jugement téléologique : il s’agit, d’un côté, de la faculté de juger la finalité formelle (appelée aussi subjective) par le sentiment du plaisir ou de la peine ; de l’autre, de celle de juger la finalité réelle (objective) de la nature par l’entendement et la raison.

La partie de la critique du Jugement, qui contient le Jugement esthétique, en est une partie essentielle ; car elle seule renferme un principe sur lequel le Jugement fonde tout à fait a priori sa réflexion sur la nature ; à savoir le principe d’une finalité formelle de la nature, dans ses lois particulières (empiriques), pour notre faculté de connaître, d’une finalité sans laquelle l’entendement ne pourrait se retrouver. Là, au contraire, où aucun principe ne peut être donné a priori, où il n’est pas même possible de tirer un tel principe du concept d’une nature considérée comme objet de l’expérience en général aussi bien qu’en particulier, il est clair qu’il doit y avoir des fins objectives de la nature, c’est-à-dire des choses qui ne sont possibles que comme fins de la nature, et que, relativement à ces choses, le Jugement, sans contenir pour cela un principe a priori, doit seulement fournir la règle qui, dans les cas donnés (de certaines productions), permette d’employer au profit de la raison le concept de fin, lorsque le principe transcendental du Jugement esthétique a déjà préparé l’entendement à appliquer ce concept à la nature ( au moins quant à la forme).

Mais le principe transcendental, en vertu duquel nous nous représentons une finalité de la nature dans la forme d’une chose comme une règle pour juger cette forme, et par conséquent à un point de vue subjectif et relatif à notre faculté de connaître, ce principe ne détermine nullement où et dans quels cas nous avons à juger une production d’après la loi de la finalité, et non pas seulement d’après les lois générales de la nature, et il laisse au Jugement esthétique le soin de décider par le goût de la concordance de la chose (ou de sa forme) avec nos facultés de connaître (cette décision ne reposant point sur des concepts, mais sur le sentiment). Le Jugement téléologique, au contraire, détermine les conditions qui nous permettent de juger quelque chose (par exemple un corps organisé) d’après l’idée d’une fin de la nature ; mais il ne peut tirer du concept de la nature, considérée comme objet d’expérience, un principe qui nous donne le droit d’attribuer a priori à la nature un rapport à des fins, ou même seulement de le recueillir d’une manière indéterminée de l’expérience réelle que nous avons de ces sortes de choses : la raison en est qu’il faut faire et considérer dans l’unité de leur principe beaucoup d’expériences particulières pour pouvoir reconnaître empiriquement une finalité objective en un certain objet. — Le Jugement esthétique est donc un pouvoir particulier de juger les choses d’après une règle, mais non d’après des concepts. Le Jugement téléologique n’est pas un pouvoir particulier, mais le Jugement réfléchissant en général, en tant qu’il procède non-seulement, comme il arrive partout dans la connaissance théorique, d’après des concepts, mais, relativement à certains objets de la nature, d’après des principes particuliers, à savoir ceux d’un Jugement qui se borne à réfléchir sur les objets, mais n’en détermine aucun. Par conséquent, considéré dans son application, ce Jugement se rattache à la partie théorique de la philosophie, et à cause des principes particuliers qu’il suppose et qui ne sont pas, comme il convient dans une doctrine, déterminants, il constitue une partie spéciale de la critique, tandis que le Jugement esthétique, n’apportant rien à la connaissance de ses objets, ne doit entrer dans la critique du sujet jugeant et de ses facultés de connaître, ou dans la propédeutique de toute la philosophie, qu’en tant que ces facultés sont capables de principes a priori, quel que puisse être d’ailleurs leur usage (qu’il soit théorique ou pratique).


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier