Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/7

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 43-49).


VII

De la représentation esthétique de la finalité de la nature.


Ce qui, dans la représentation d’un objet, est purement subjectif, c’est-à-dire ce qui constitue le rapport de cette représentation au sujet, et non à l’objet, est sa qualité esthétique ; mais ce qui, en elle, sert ou peut servir à la détermination de l’objet (à la connaissance) fait sa valeur logique. La connaissance d’un objet des sens peut être considérée sous ces deux points de vue. Dans la représentation sensible des choses extérieures la qualité de l’espace, où elles m’apparaissent, est l’élément purement subjectif de la représentation que j’ai de ces choses (il ne détermine pas ce qu’elles peuvent être comme objets en soi) : aussi l’objet est-il simplement conçu comme un phénomène ; mais l’espace, malgré sa qualité purement subjective, n’en est pas moins un élément de la connaissance des choses comme phénomènes. De même que l’espace est simplement la forme a priori de la possibilité de nos représentations des choses extérieures, la sensation (ici la sensation extérieure) exprime l’élément purement subjectif de ces représentations, mais particulièrement l’élément matériel (le réel, ce par quoi quelque chose d’existant est donné), et elle sert aussi à la connaissance des objets extérieurs.

Mais l’élément subjectif qui, dans une représentation, ne peut être un élément de connaissance, est le plaisir ou la peine mêlée à cette représentation ; car le plaisir ne me fait rien connaître de l’objet de la représentation, quoiqu’il puisse bien être l’effet de quelque connaissance. Or la finalité d’un objet, en tant qu’elle est représentée dans la perception, n’est pas une qualité de l’objet même (car une telle qualité ne peut être perçue), quoiqu’on puisse la déduire d’une connaissance des objets. Par conséquent, la finalité qui précède la connaissance d’un objet, et qui, même alors qu’on ne veut pas se servir de la représentation de cet objet en vue d’une connaissance, est immédiatement liée à cette représentation, c’est là un élément subjectif qui ne peut être un élément de connaissance. Nous ne parlons alors de la finalité de l’objet que parce que la représentation de cet objet est immédiatement liée au sentiment du plaisir, et cette représentation même est une représentation esthétique de la finalité. — Reste à savoir seulement s’il y a en général une telle représentation de la finalité.

Lorsque le plaisir est lié à la simple appréhension (apprehensio) de la forme d’un objet de l’intuition, sans que cette appréhension soit rapportée à un concept et serve à une connaissance déterminée, la représentation n’est pas alors rapportée à l’objet, mais seulement au sujet ; et le plaisir ne peut exprimer autre chose que la concordance de l’objet avec les facultés de connaître qui sont en jeu dans le Jugement réfléchissant, et en tant qu’elles y sont en jeu, et par conséquent une finalité formelle et subjective de l’objet. En effet, cette appréhension des formes qu’opère l’imagination ne peut avoir lieu sans que le Jugement réfléchissant les compare au moins, même sans but, avec le pouvoir qu’il a de rapporter les intuitions à des concepts. Or si, dans cette comparaison, l’imagination (en tant que faculté des intuitions a priori), par l’effet naturel d’une représentation donnée, se trouve d’accord avec l’entendement, ou la faculté des concepts, et qu’il en résulte un sentiment de plaisir, l’objet doit être jugé alors comme approprié au Jugement réfléchissant. Juger ainsi, c’est porter un jugement esthétique sur la finalité de l’objet, un jugement qui n’est point fondé sur un concept actuel de l’objet et n’en fournit aucun. Et quand nous jugeons de la sorte que le plaisir lié à la représentation d’un objet a sa source dans la forme de cet objet (et non dans l’élément matériel de sa représentation considérée comme sensation), telle que nous la trouvons dans la réflexion que nous faisons sur elle (sans avoir pour but d’obtenir un concept de l’objet même), nous jugeons aussi que ce plaisir est nécessairement lié à la représentation de l’objet, par conséquent qu’il est nécessaire, non-seulement pour le sujet qui saisit cette forme, mais pour tous ceux qui jugent. L’objet s’appelle alors beau, et la faculté de juger, au moyen d’un plaisir de cette espèce (et en même temps d’une manière universellement valable) s’appelle goût. En effet, comme le principe du plaisir est placé simplement dans la forme de l’objet, telle qu’elle se présente à la réflexion en général, et non dans une sensation de l’objet, et n’a point rapport à quelque concept contenant un but, ce qui s’accorde avec la représentation de l’objet dans la réflexion, dont les conditions ont une valeur universelle a priori, c’est seulement le caractère de légalité de l’usage empirique que le sujet fait du Jugement en général (ou l’harmonie de l’imagination et de l’entendement) ; et, comme cette concordance de l’objet avec les facultés du sujet est contingente, il en résulte une représentation d’une finalité de l’objet pour les facultés de connaître du sujet.

Or le plaisir dont il s’agit ici, comme tout plaisir ou toute peine qui n’est pas produite par le concept de la liberté (c’est-à-dire par la détermination préalable de cette faculté de désirer qui a son principe dans la raison pure), ne peut jamais être considéré d’après des concepts comme nécessairement lié à la représentation d’un objet ; seulement la réflexion doit toujours le montrer lié à cette représentation. Par conséquent, comme tous les jugements empiriques, il ne peut s’attribuer une nécessité objective, et prétendre à une valeur a prioriMais le jugement de goût a aussi la prétention, comme tout autre jugement empirique, d’avoir une valeur universelle, et, malgré la contingence interne de ce jugement, cette prétention est légitime. Ce qu’il y a ici de singulier et d’étrange vient uniquement de ce que ce n’est pas un concept empirique, mais un sentiment de plaisir qui, comme s’il s’agissait d’un prédicat lié à la représentation de l’objet, doit être attribué à chacun par le jugement de goût et lié à la représentation de l’objet.

Un jugement individuel d’expérience, le jugement, par exemple, de celui qui, dans du cristal de roche, perçoit une goutte d’eau mobile, peut justement réclamer l’assentiment de chacun, puisque ce jugement, fondé sur les conditions générales du Jugement déterminant, tombe sous les lois qui rendent l’expérience possible en général. De même celui qui, dans la pure réflexion qu’il fait sur la forme d’un objet, sans avoir en vue aucun concept, éprouve du plaisir, celui-là, tout en portant un jugement, empirique et individuel, a le droit de prétendre à l’assentiment de chacun ; car le principe de ce plaisir se trouve dans la condition universelle, quoique subjective, des jugements réfléchissants, à savoir dans la concordance, exigée pour toute connaissance empirique, d’un objet (d’une production de la nature ou de l’art) avec le rapport des facultés de connaître entre elles (l’imagination et l’entendement). Ainsi, le plaisir dans le jugement de goût dépend, il est vrai, d’une représentation empirique, et ne peut être lié a priori à aucun concept (on ne peut déterminer a priori quel objet est ou n’est pas conforme au goût, il faut en faire l’expérience) ; mais il est le principe de ce jugement, par cette raison seule qu’il a conscience de reposer uniquement sur la réflexion et sur les conditions générales, quoique subjectives, qui déterminent l’accord de la réflexion avec la connaissance des objets en général, et auxquelles est appropriée la forme de l’objet.

C’est parce que les jugements de goût supposent un principe a priori, qu’ils sont soumis aussi à la critique, quoique ce principe ne soit ni un principe de connaissance pour l’entendement, ni un principe pratique pour la volonté, et par conséquent ne soit pas déterminant a priori.

Mais la capacité que nous avons de trouver dans notre réflexion sur les formes des choses (de la nature aussi bien que de l’art) un plaisir particulier n’exprime pas seulement une finalité des objets pour le Jugement réfléchissant, au point de vue du concept de la nature, mais aussi au point de vue du concept de la liberté du sujet, dans son rapport avec les objets considérés dans leur forme ou même dans la privation de toute forme ; il suit de là que le jugement esthétique n’a pas seulement rapport au beau comme jugement de goût, mais aussi au sublime en tant qu’il dérive d’un sentiment de l’esprit, et qu’ainsi cette critique du Jugement esthétique doit être partagée en deux grandes parties correspondant à ces deux divisions.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier