Coups de clairon/Visions nantaises

Coups de Clairon : Chants et Poèmes héroïques
Georges Ondet, Éditeur (p. 233-238).


Visions nantaises

À nos amis Le Gualès de Mézaubran.













VISIONS NANTAISES


Un soir d’hiver, quittant ma chambrette joyeuse
Pour la blafarde nuit morne et mystérieuse,
Le long des larges quais Nantais j’errais tout seul :
La neige à gros flocons tombait, silencieuse,
M’enveloppant dans son linceul !

J’aime à rôder ainsi le long des quais de Nantes :
J’y découvre toujours des choses surprenantes,
Soit que la Loire chante une de ses chansons,
Soit que la nuit s’emplisse aussi de voix tonnantes
Et de sanglots et de frissons :

Hosannahs de triomphe ou complaintes naïves,
Lugubres libera, barcarolles plaintives,
Guerz bretons, chants français et refrains étrangers :
Tout ce qu’en deux mille ans chantèrent sur ses rives
Martyrs, marins, soldats, bergers !

Et, me penchant alors, des chansons plein la tête,
Sur la Loire grondante ou doucement discrète,
Je crois voir, tout à coup, au rythme d’un refrain
Surgir du Fleuve après l’Ancêtre, le Namnète,
Ô Nantes ! qui fut ton parrain,

Le Romain orgueilleux dressant sa tête altière,
Et Donatien suivi de Rogatien, son frère,
Qui confessaient Jésus en marchant à la mort ;
Et le chef des Bretons, à l’âme rude et fière,
Conan-Mériadek-le-Fort !


Puis, c’est des Huns velus la hideuse cohorte,
Et, plus hideux encor, Lantbert ouvrant la Porte
Aux farouches Normands qui pillent la Cité ;
Mais, voici les vengeurs : c’est Alain-Barbe-Torte
Après le grand Nominoë !

Et c’est Pierre de Dreux, vainqueur de Jean-sans-Terre…
Puis, hélas ! rougissant d’un même sang la terre,
Jean de Montfort luttant contre Charles de Blois ;
Et voici que surgit, tout-à-coup, l’Angleterre,
Jalouse et traîtresse à la fois ;

Puis, dans un gai refrain qui monte plus à l’aise,
La Duchesse Anne accourt, qui fit Nantes Française
En recevant, deux fois, le nuptial anneau ;
Puis la Ligue et Mercœur, et puis Quatre-vingt-treize
Et Charette et Cathelineau !

Oui, vous dis-je, les pleurs, les rires, les alarmes,
Les refrains triomphants, les cris d’appel aux armes,
Ce que Nante entendit, la Loire le redit…
Si bien qu’en l’écoutant, mes yeux emplis de larmes
Ont des Visions dans la nuit !…

. . . . . . . . . . . . . . . .


Et c’est ainsi qu’un soir, en voyant par la Ville
Le Fleuve charrier des glaçons à la file
Sous la neige épandant une glauque clarté,
Je songeais aux martyrs qui, par mille et par mille,
Autrefois l’ont ensanglanté…

Et, comme j’arrivais aux confins de l’Histoire,
Chacun des lourds glaçons qu’entraînait l’onde noire

Me parut, en la nuit où mouraient des sanglots.
Un noyé de Carrier qui descendait la Loire,
La bouche ouverte et les yeux clos !