Coups de clairon/Ode à Bouvet

Coups de Clairon : Chants et Poèmes héroïques
Georges Ondet, Éditeur (p. 65-72).


Ode à Bouvet

Monument par Oge, à Saint-Servan













ODE À BOUVET


(Poésie récitée par l’auteur, à Saint-Serran, le 2 Septembre 1900,
lors de l’inauguration du monument à V Amiral Bouvet).


Aux cris des matelots manœuvrant leurs gabares,
Au son des carillons du vieux clocher fervent,
Aux bruits de foule en marche au rythme des fanfares
Et des Drapeaux claquant au vent,

Aleth[1] s’est, tout à coup, ce matin, réveillée !…
Je l’ai vue — Elle qui, depuis des siècles, dort,
Les deux pieds dans la nuit, la tête ensoleillée, —
Surgir derrière Solidor :


La Celte rude et belle avait un œil farouche
Où l’on voyait passer un éclair aveuglant,
Et ses longs cheveux roux flamboyaient, et sa bouche
Tremblait de colère en parlant !

Elle disait : « Pourquoi ne point me laisser seule ?
Pourquoi venir troubler le Rêve décevant
De celle-là qui fut de Saint-Malo l’Aïeule,
Et la Mère de Saint-Servan ?

D’où vient-on ? De la Mer ou bien de la Campagne ?
Et qui vient ? Est-ce encor César et les Romains ?
Est-ce Roland guidant la Marche de Bretagne,
Ou bien les Northmans inhumains ?

Sont-ce les Ducs Bretons ou les Princes de France
Qui repoussent l’Anglais, traître comme un félin ?
Et vais-je voir planer, à nouveau, sur la Rance
L’Aigle de Bertrand Duguesclin ?

Bien ! s’il en est ainsi, debout ! Que l’on me donne
Un des Glaives fameux des Aïeux triomphants,
Et l’on verra comment une vieille Bretonne
Bataille et meurt pour ses enfants ! »

Et j’ai dit à l’Aïeule, en secouant la tête :
« Calme-toi ! Calme-toi ! C’est un hymne joyeux
Que l’ancestral écho du Clos-Poulet[2] répète
Avant de l’envoyer aux Cieux !


Les siècles ont passé : de ta Cité les cloches
Sonnent des Te Deum et non plus des Tocsins,
Et tu ne verras plus, dans le creux de tes roches,
Les Northmans ni les Sarrasins !

Fanfares et canons fêtent à leur manière
Un Héros comme ceux que tu chérissais tant ;
Pour le fêter aussi, reste avec nous, grand’mere :
Ton petit-fils sera content !

Tu ne sais rien de lui, ni son nom, ni sa Gloire ;
Mais lui te connaissait, t’aimait et te servait…
Et je vais, en deux mots, te raconter l’Histoire
De ton enfant, Pierre Bouvet :

Fils d’un héros, futur Corsaire,
Sur la flûte : le Nécessaire
À dix ans il bravait les flots ;
Et, penché sur les bastingages,
Il parlait déjà d’abordages
À ses amis, les matelots !

Et le voilà sur l’Atalante !
La Course était toujours trop lente
Pour le valeureux lieutenant :
Prisonnier de la Flotte anglaise,
On l’échange et, tout à son aise,
Il construit son Entreprenant !

Ah ! la felouque merveilleuse !
Et comme elle a bien, l’orgueilleuse,

Mérité de porter son nom !
Voyez-la, la brave petite,
Prenant l’immense Marguerite
Avec son unique canon !

Puis Bouvet, sans relâche, affole
Flotte anglaise et Flotte espagnole,
Prend l’Idéros et l’Ovidor,
Prend la Néréide, et préserve
Et le Bellone et la Minerve
Et le Ceylan et le Victor !

Hanche à hanche — lutte inouïe ; —
L’Africaine et l’Ilphigénie
Se bombardent un jour entier ;
Mais à Bouvet toute la Gloire !
À son bord il a la Victoire
Pour pilote et pour timonier !

Et Corbett, le grand Commodore,
Avant de mourir veut encore
Voir le plus fier des amiraux ;
Et, tout sanglant, il lui fait fête,
Trouvant moins dure la Défaite
De la devoir à ce Héros !

Et puis, enfin, c’est l’Aréthuse !
Chante, en passant, ma pauvre Muse,
La Mémoire de Danycan,
De Duhautcilly, l’héroïque,
Et de Desmarets, le stoïque,
Tous « nés-natifs » de Saint-Servan !


Près de Bouvet ils bourlinguèrent
Et dévastèrent et coulèrent
Dix vaisseaux, dont l’Amélia !
De ces Bretons très fiers nous sommes,
Car ils étaient de rudes hommes
Les matelots de ce temps-là !

— Mais, de Bonaparte occupée,
La France ignora l’Épopée
Du Mozambique et du Grand-Port !
C’est alors que Bouvet s’écrie :
« Toute ma Gloire à la Patrie,
« Et pour moi l’Oubli dans la Mort ! »

Non ! non ! jamais l’Oubli, l’Oubli jaloux et sombre,
N’oserait effleurer ton front superbe et doux !
Et nous verrons toujours, hantés par ta grande Ombre,
La Flourie et le Glorioux !

Un seul voile est tombé, comme un linceul qui tombe,
Et te voilà vivant, guidant notre vaisseau,
Toi qui voulus avoir Saint-Servan pour ta tombe,
Ne l’ayant pas eu pour berceau !

Et tous les grands marins Malouins… et les nôtres :
Cartier, Protêt, Magon — qui fut à Trafalgar —
Duguay, Surcouf, Cochet, Arondel et vingt autres
Sont venus te « rendre le quart » :

« Amiral, — disent-ils en leur parler sonore —
« Le navire « La France » est encore agité,
« Mais dans les plis soyeux du Drapeau tricolore
« Souffle un Vent de Fraternité ! »


Regarde encor, Bouvet : c’est Aleth, Elle-même,
Qui franchit Solidor, traverse la Cité
Et se penche vers toi pour le Baiser suprême
Qui donne l’Immortalité !

Oui, fêtons les Héros ! Sonne plus haut, fanfare !
Cloches, canons, chantez un hymne surhumain,
Car c’est en les fêtant, ceux d’Hier, qu’on prépare
Tous les grands Héros de Demain !

C’est pourquoi j’ai voulu chanter aussi l’Ancêtre
Pour faire tressaillir plus fort, s’il se pouvait,
Le cœur d’un Duguesclin qui m’écoute, peut-être,
À côté d’un futur Bouvet !


Le cuirassé « Le Bouvet ».

  1. Premier nom de Saint-Servan, avant le Christianisme.
  2. Poul-Aleth égale : Pays d’Aleth.