Coups de clairon/Du Guesclin/Son Berceau

Coups de Clairon : Chants et Poèmes héroïques
Georges Ondet, Éditeur (p. 203-206).


LE BERCEAU DE DU GUESCLIN


Poésie récitée par l’auteur, à Broons[1], (aux lieux mêmes
où naquit Du Guesclin), au pied de la statue du Héros
.

À la mémoire de mon père.

Rêvant à la Fête prochaine,
L’autre jour, en me promenant,
Je me suis assis sous un chêne
Entre Broons et mon cher Dinan ;

C’était un vieux chêne sans force,
Tortu, bossu, ridé, cagneux
Et couvert d’un semblant d’écorce
Pareille au vieux manteau d’un gueux :

Et, lassé de ma longue marche,
J’allais m’assoupir à son pied
Quand je vis le vieux Patriarche
Raidir son gros torse estropié ;

Puis, sur un ton plein de mystère,
Empruntant sa voix au Vent fou,
Le pauvre chêne solitaire
Se mit à parler tout à coup :


« Écoute, disait-il, écoute, toi, poète
Qui daignes écouter encor la voix des Vieux :
Quatre siècles et plus ont passé sur ma tête,
Et j’ai vu défiler ici tous tes Aïeux ;

Le dernier, Jean Botrel, naquit dans une forge,
Là, tout proche de nous, entre la Motte et Broons ;
— Je crois l’entendre encor chanter à pleine gorge —
Celui-là fut ton père, ô fils des Forgerons !

Il s’en venait ici, presque tous les dimanches,
Se régaler d’un peu de cidre et de pain bis,
Et je le sens encore escalader mes branches
Pour surveiller un nid de pinsons, ses amis.

Or, un jour qu’il venait de nous faire sa visite
En chantant, doucement, un cantique béni,
11 vit un bûcheron de sa hache maudite
Menacer le vieux chêne… avec le jeune nid !


Et ton père, mon fils — le brave petit homme ! —
Se fit si cajoleur et tant le supplia
Que le vieux bûcheron finit par dire : « En somme,
Je puis attendre encor… », s’en fut… et m’oublia !

Et je n’ai plus revu mon sauveur, — Dieu le garde ! —
Mais je me doutais bien qu’un jour son fils viendrait ;
Et, puisque te voici venu, je veux, ô barde !
Afin de m’acquitter, te dire mon secret :

On a, de mes rameaux émondés chaque année
Et du bois de mes fiers et nombreux rejetons,
Meublé, du sol au toit, plus d’une maisonnée
Et fait bien des berceaux pour les petits Bretons ;

Et c’est ainsi qu’un jour, au temps de ma jeunesse,
Un rustique artisan, de son humble ciseau
Fouilla, longtemps, le bois de ma branche maîtresse
Afin d’en façonner un illustre berceau…

 

Et j’ai l’immense Orgueil (j’y songe encor sans trêve
Et j’en frémis encore à l’heure du déclin)
D’avoir bercé, jadis, le formidable Rêve
Du petit gâs de Broons… qui fut le grand Guesclin ! »


Mais le Vent jaseur de la plaine
À cet instant même calmit :
Avec lui se tut le vieux chêne
Qui de mon père fut l’ami…

Et, frémissant de tout mon être,
Ayant fait un signe de croix,
Le chapeau bas devant l’Ancêtre
À mon tour j’élevai la voix :


« Salut à toi, témoin du grand Passé prospère
Qui berças le Sauveur de la France et d’Armor !
Si tu dois quelque peu ton existence au père
Tu vas devoir au fils, dès aujourd’hui, ta mort :

Je te salue, ô chêne, à ton heure dernière !
Puisque tu m’espérais, m’as-tu dit, pour mourir,
Que le bûcheron vienne et te renverse à terre
Avant que ton vieux tronc n’achève de pourrir ;

Et que des artisans, de leurs gros doigts honnêtes,
Plongent dans ton vieux cœur l’acier de leurs outils
Et creusent dans ton bois quelques bercelonnettes
Où les Bretons pourront coucher leurs tout-petits…

Dans l’Espoir que l’un d’eux — bourgeois, seigneur ou rustre —
Mignon que bercera quelque femme, en chantant,
Devienne le Sauveur, le Conquérant illustre,
Le nouveau Du Guesclin… que la Patrie attend !…

Saint-Buc (Ille-et-Vilaine).


  1. Le père et les ancêtres paternels de Botrel étaient natifs de Broons.(N. D. L’É.).