Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7472

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 251-253).
7472. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
3 février.

Voici le temps, madame, où vous devez avoir pour moi plus de bontés que jamais. Vous savez que je suis aveugle comme vous, dès qu’il y a de la neige sur la terre ; et j’ai par-dessus vous les souffrances. Le meilleur des mondes possibles est étrangement fait. Il est vrai qu’en été je suis plus heureux que vous ; et je vous en demande pardon, car cela n’est pas juste.

Serait-il bien vrai, madame, que le marquis de Beleslat, qui est très-estimé dans sa province, qui est riche, qui vient de faire un grand mariage, eût osé lire a l’Académie de Toulouse un ouvrage qu’il aurait fait faire par un autre, et qu’il se déshonorât de gaieté de cœur pour avoir de la réputation ? Comment pourrait-on être à la fois si hardi, si lâche, et si bête ? Il est vrai que la rage du bel esprit va bien loin, et qu’il y a autant de friponnerie en ce genre qu’en fait de finance et de politique. Presque tout le monde cherche à tromper, depuis le prédicateur jusqu’au faiseur de madrigaux.

Vous, madame, vous ne trompez personne. Vous avez de l’esprit malgré vous : vous dites ce que vous pensez avec sincérité. Vous haïssez trop les philosophes, mais vous avez plus d’imagination qu’eux. Tout cela fait que je vous pardonne votre crime contre la philosophie, et même votre tendresse pour le pincé La Bletterie.

Je songe toujours à vous amuser. J’ai découvert un manuscrit sur la canonisation que notre saint-père le pape a faite, il y a deux ans, d’un capucin nommé Cucufin. Le procès-verbal de la canonisation est rapporté fidèlement dans ce manuscrit : on croit être au xive siècle. Il faut que le pape soit un grand imbécile de croire que tous les siècles se ressemblent, et qu’on puisse insulter aujourd’hui à la raison comme on faisait autrefois.

J’ai envoyé[1] le manuscrit de la Canonisation de frère Cucufin à votre grand’maman, avec prière expresse de vous en faire part. Je ne désespère pas que ce monument d’impertinence ne soit bientôt imprimé en Hollande. Je vous l’enverrai dès que j’en aurai un exemplaire. Mais vous ne voulez jamais me dire si votre grand’maman a ses ports francs, et s’il faut lui adresser les paquets sous l’enveloppe de son mari.

Je vous prie instamment, madame, de me mander des nouvelles de la santé du président ; je l’aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie. Est-ce que son âme voudrait partir avant son corps ? Quand je dis âme, c’est pour me conformer à l’usage : car nous ne sommes peut-être que des machines qui pensons avec la tête comme nous marchons avec les pieds. Nous ne marchons point quand nous avons la goutte, nous ne pensons point quand la moelle du cerveau est malade.

Vous souciez-vous, madame, d’un petit ouvrage nouveau dans lequel on se moque, avec discrétion, de plusieurs systèmes de philosophie ? Cela est intitulé les Singularités de la nature. Il n’y a d’un peu plaisant, à mon gré, qu’un chapitre sur un bateau de l’invention du maréchal de Saxe, et l’histoire d’une Anglaise qui accouchait tous les huit jours d’un lapin. Les autres ridicules sont d’un ton plus sérieux. Vous êtes très-naturelle, mais je soupçonne que vous n’aimez pas trop l’histoire naturelle.

Cependant cette histoire là vaut bien celle de France, et l’on nous a souvent trompés sur l’une et sur l’autre. Quoi qu’il en soit, si vous voulez ce petit livre, j’en enverrai deux exemplaires à votre grand’maman dès que vous me l’aurez ordonné.

Adieu, madame ; je suis à vos pieds. Je vous prie de dire a M. le président Hénault combien je m’intéresse à sa santé.

  1. Voyez page 250.