Contes et légendes des Bretons armoricains/les deux capucins

Texte établi par Anatole Le BrazHenri Gautier Editeur (p. 344-347).


LES DEUX CAPUCINS OU LA DESTINÉE

Deux capucins se présentèrent un soir à la porte d’un château et demandèrent l’hospitalité pour la nuit. Ils furent bien accueillis.

Au milieu de la nuit, étant au lit, ils furent éveillés par des gémissements et des cris de douleur. Et ils apprirent que le châtelain venait d’avoir un fils.

Le plus âgé des deux capucins ouvrit une fenêtre, examina les étoiles, qui brillaient au ciel, et dit, en frappant du pied la terre :

— Malheureux enfant ! Il est né sous une mauvaise étoile. Il lui arrivera malheur.

— Pourquoi cela ? lui demanda-t-on.

— C’est, répondit-il, qu’un autre enfant, un prince, vient de naître au même moment que lui, loin d’ici, et, lorsque le fils de notre hôtesse aura atteint l’âge de vingt et un ans, il sera tué par ce prince, qui a nom le Prince Mauvais.

On fit part de cette prédiction au père, qui en fut alarmé et demanda au capucin :

— N’y a-t-il aucun moyen de conjurer ce sort ?

— C’est difficile ; cependant je vous conseille de tenir l’enfant caché à tous les yeux, dans une forte tour, et de ne l’en laisser jamais sortir, même dans vos jardins, que bien escorté, jusqu’au jour où il atteindra sa vingt et unième année.

L’enfant fut baptisé et nommé Arzur, et on l’enferma aussitôt, avec sa nourrice, dans la plus forte tour du château, où, seuls, sa mère et son père le visitaient ; et, nuit et jour, des soldats armés montaient la garde, au pied de la tour.

Mais, pendant qu’il avance en âge et grandit, dans sa tour, occupons-nous un peu de l’autre enfant, né juste à la même heure que lui et qu’on appelait le Prince Mauvais.


Quand le Prince Mauvais approchait de sa vingt et unième année, il voulut voyager, pour voir du pays et chercher des aventures. Au moment du départ, sa mère, qui était un peu magicienne ou sorcière, lui donna trois noisettes, et lui dit :

— Voici trois noisettes que je te donne, mon fils, et qui te seront utiles dans tes voyages. Toutes les fois que tu te trouveras dans un grand danger, — mais alors seulement, — tu en casseras une, et aussitôt tu seras secouru.

Voilà donc le Prince Mauvais en route, avec ses trois noisettes dans sa poche, et la bourse bien garnie. Il va, il va plus loin, toujours plus loin, et par terre et par mer, et, comme il paie bien partout où il passe, il ne rencontre pas de difficultés sérieuses et n’a pas eu besoin encore de casser aucune de ses noisettes.

Un jour, après une longue navigation, il aborde à une île, où il rencontre, sur le rivage, une femme courbée sur un bâton et vieille comme la terre.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il, en l’abordant.

— Bonjour, mon fils, lui dit la vieille, et Dieu te bénisse, car tu vas me rendre un grand service.

— Très volontiers, grand’mère, si je le puis : dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Voici cinq cents ans que j’attends celui qui nous délivrera d’un méchant géant, qui désole et ruine tout le pays. Pour cela, il faut le tuer, ce qui n’est pas facile ; mais, avec du courage et mon aide, tu pourras cependant en venir à bout, si tu veux tenter l’aventure.

— Je le veux bien, grand’mère, car je cherche précisément des aventures dignes de mon courage.

— C’est bien, mon fils, et tu es l’homme que j’attendais. Voici une épée enchantée, dont les moindres blessures sont mortelles, et, avec elle, tu viendras à bout du monstre, puisque tu oses l’affronter.

Le Prince prit l’épée et demanda :

— Où est le géant ? que je marche tout droit contre lui. Tu vois ce château, là haut, sur ces rochers ? C’est là qu’est le monstre.

C’est bien ! répondit le Prince.

Et il marcha tranquillement vers le château. Arrivé à la porte, il la heurte fortement du pommeau de son épée, et le géant lui-même vint ouvrir.

— Ah ! te voilà, Prince Mauvais ! s’écria-t-il ; il Ꭹ a longtemps que je t’attends, et tu vas me fournir un excellent dîner, ce soir !

— Doucement, vilaine bête ! répondit le Prince Mauvais, sans s’émouvoir il faudra combattre avant de savoir si ma chair est tendre ou non, et je suis homme à défendre ma peau, comme tu vas le voir. Et le combat commença aussitôt, dans la cour du château. Un seul coup bien porté du géant eût fendu le Prince de la tête aux pieds ; mais, grâce à son agilité, il évitait les bottes les plus terribles et touchait souvent le monstre. Celui-ci poussait des cris et des beuglements qui faisaient trembler tous les animaux, à plus d’une lieue à la ronde. Le Prince commençait à faiblir, lorsqu’il réussit à frapper le géant à l’œil gauche. Aussitôt il tomba à terre, comme une tour qui s’écroule, et le vainqueur lui coupa la tête et la jeta en pâture aux dogues qui gardaient le château.

Alors la vieille entra dans la cour et se jeta au cou du prince en disant :

— Vous nous avez délivrées, ma fille et moi, et tout ce qui est ici vous appartient, à présent, si vous voulez rester avec nous. Entrez dans le château, venez, que je vous présente à ma fille.

Le prince admira la beauté et les grâces de la jeune fille, mais ne se laissa pas séduire.

— Le but de mon voyage, dit-il, n’est pas de chercher une femme, mais bien un ami, un frère que j’ai quelque part au monde, je ne sais où, mais je ne m’arrêterai que quand je l’aurai trouvé. Alors seulement je pourrai songer à me marier, et je ne vous oublierai pas.

Et il salua poliment la jeune fille et la vieille et partit, à leur grand regret. Il se rendit au bord de la mer, à l’endroit où il avait laissé sa barque. Mais elle n’y était plus, et le voilà dans un grand embarras.

— C’est bien le moment, se dit-il, d’avoir recours aux noisettes de ma mère. Voyons si elles ont la vertu qu’elle m’a dit.

Et il en cassa une, en souhaitant qu’elle lui procurât une barque pour franchir la mer. Et la barque demandée arriva aussitôt. Mais elle manquait d’agrès et de matelots. Il cassa une seconde noisette, en demandant que la barque fût munie d’agrès, de matelots et de tout ce qu’il fallait pour une longue navigation. Ce qui fut fait à l’instant Alors, quand il se fut assuré qu’il ne manquait plus rien, il fit dresser les voiles, et partit. La mer était belle et la navigation fut d’abord heureuse. Mais ensuite une tempête effroyable survint, et la barque alla se briser contre un rocher, en vue d’un château bâti sur une haute falaise. Le prince fut d’abord submergé, puis il revint sur l’eau et cassa sa troisième noisette, en souhaitant d’être vu et secouru du château. Ce château était celui des parents d’Arzur. Arzur lui-même, du haut de sa tour, avait assisté au naufrage, et, voyant un homme qui luttait péniblement contre le vagues furieuses, il éluda la surveillance de ses gardiens, descendit au rivage, se jeta à l’eau et sauva le naufragé. Il l’emmena au château, lui donna des vêtements et le soigna comme un frère. Le prince se sentait retenu là par un lien secret. Cependant, au bout de quelques jours, il parla de se remettre en route. Mais Arzur, qui, de son côté, se sentait attiré vers lui et l’aimait déjà, le pria instamment de rester, et il céda facilement. Ils furent bientôt grands amis et se firent leurs confidences. Le Prince raconta son aventure dans l’île, où il avait tué un géant et refusé d’épouser une belle princesse que le monstre retenait captive. Pourquoi donc n’avez-vous pas amené avec vous cette belle princesse ? lui demanda Arzur.

— Ce n’est pas une femme que je cherche, répondit-il, mais un ami, presque un frère, que j’ai je ne sais où, mais vers lequel je me sens attiré par je ne sais quelle puissance secrète, et je n’aurai le repos et ne cesserai de courir le monde que lorsque je l’aurai trouvé.

— Moi, dit Arzur, je suis relégué dans cette tour, que je n’ose quitter, parce que, le jour de ma naissance, deux moines mendiants qui avaient reçu l’hospitalité, pour une nuit, dans le château, prétendirent que j’étais né sous une mauvaise étoile, et que si j’atteignais ma vingt et unième année, je serais tué, le jour même, par un inconnu, venu d’un pays lointain, et qui se nomme le Prince Mauvais. Or, dans quelques jours, j’atteindrai ma vingt et unième année. Restez donc ici, avec moi, jusqu’à ce que le terme fatal soit révolu, et, s’il ne m’arrive malheur, je vous accompagnerai dans vos voyages, et nous vivrons toujours en bons amis, jusqu’à la mort.

Le Prince fut frappé de cette révélation ; mais il ne le laissa pas paraître et ne se fit pas connaître, bien résolu à faire mentir la prédiction du moine, et enchanté de pouvoir avoir bientôt pour compagnon de voyage celui qui lui avait sauvé la vie et pour lequel il n’éprouvait d’autre sentiment que de la reconnaissance et une vive affection.

La veille du jour où devait s’achever sa vingt et unième année, Arzur se sentit fortement indisposé, et il se mit au lit. Il avait la fièvre, et, à mesure que la nuit avançait, elle redoublait d’intensité. Le prince le veillait et lui prodiguait ses soins. Un peu après minuit, Arzur, tourmenté par une grande soif, pria son ami de lui aller cueillir une orange dans le jardin du château, le Prince s’empressa d’accomplir son désir et revint bientôt avec une orange. Il s’assit sur le bord du lit pour la peler, en s’aidant de la pointe son épée, n’ayant pas de couteau sous la main. Or, c’était l’épée avec laquelle il avait tué le géant, et qui était empoisonnée. Aussi, dès qu’Arzur eut mangé l’orange, il se mit à vomir, à se ftrdre de douleur, et il mourut bientôt dans les plus cruelles souffrances.

— Ah ! s’écria-t-il en mourant, la prédiction du moine s’accomplit ! car yous devez être le Prince Mauvais, et c’est moi-même qui vous ai introduit près de moi, pour mon malheur ! Ce qui prouve que le sort de chacun de nous est fixé, dès l’heure de sa naissance, et que, quoi qu’il fasse, nul ne peut l’éviter.

Conté par Marguerite Philippe, à Kercabin, le 18 septembre 1888.