Contes et légendes des Bretons armoricains/L’héritage De Hervé Kéravel

Texte établi par Anatole Le BrazHenri Gautier Editeur (p. 355-360).


L’HÉRITAGE DES ENFANTS DE HERVÉ KERAVEL


Autrefois, dans les temps anciens, vivait, au village de Kernaoun, un pauvre homme, nommé Hervé Keravel, qui vivait de la charité publique. Sa femme, Jeannette Ar Balc’h, était morte, et il était resté veuf avec trois jeunes garçons, Goulven, Mélar et Louarn.

Quand le bonhomme mourut, à son tour, il laissa à ses fils pour unique héritage un coq, une faucille et une pelote de fil d’étoupe, qu’ils partagèrent entre eux.

Goulven, en sa qualité d’aîné, eut le choix, et prit le coq ; Mélar le puîné, eut la faucille, et Louarn, le cadet, dut se contenter de la pelote de fil d’étoupe.

Ils résolurent de voyager, pour chercher fortune, en emportant chacun sa part de l’héritage paternel.

Ils partirent ensemble, un beau matin de juin ; mais bientôt, à un carrefour, où se trouvait une vieille croix de pierre, ils convinrent de prendre des routes différentes et de se retrouver au même endroit, dans un an et un jour, pour se faire part réciproquement de leurs aventures.

Suivons d’abord Goulven et son coq.

Après avoir marché longtemps, étant arrivé dans un pays qu’il ne connaissait point, il se trouva un soir, au coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château entouré de bois. Il frappa à la grande porte de la cour, et le portier vint lui ouvrir. Il le salua poliment et lui demanda si le maître du château n’avait pas besoin d’un coq.

— Un coq, qu’est ce que cela ? lui dit le portier.

— C’est ce joli animal que voici.

Et il le lui fit voir, en passant la main sur son beau plumage rouge.

— Il est bien joli, en effet, mais à quoi sert-il aussi ?

— Eh bien, il annonce, tous les matins, le lever du soleil et la venue du jour, et ne se trompe jamais.

— Si cela est vrai, cet animal serait bien utile à monseigneur qui se plaint toujours de ne savoir jamais l’heure qu’il est. Le château est entouré de bois si hauts et si touffus qu’ils interceptent entièrement les rayons du soleil, et nous ne savons jamais bien, ici, à quelle heure du jour l’on est, et cela est fort incommode. Suivez-moi, et je vais vous conduire à monseigneur.

Et il conduisit Goulven à une grande salle du rez-de-chaussée, où le seigneur et sa dame se chauffaient devant un grand feu, Assis chacun dans un fauteuil, aux deux côtés d’un vaste foyer, et écoutant un vieillard qui leur contait des contes et chantait des chansons, pour les divertir.

— Quoi de nouveau, portier ? demanda le seigneur, en les voyant entrer.

— Voici un homme, monseigneur, qui vient de loin vous proposer de lui acheter le précieux animal que vous lui voyez sur le bras.

― Comment s’appelle donc cet animal, et qu’a-t-il de si extraordinaire ?

— Il s’appelle coq, et, tous les jours, il annonce, sans jamais se tromper, le lever du soleil et la venue du jour.

— Est-ce bien vrai ? demanda le seigneur à Goulven. Parfaitement vrai, monseigneur.

— Eh bien ! Voilà ce que je cherche depuis longtemps ; nous ne savons jamais, ici, à quel point du jour ou de la nuit nous en sommes. Combien veux-tu de ton coq ? N’est-ce pas coq que tu l’appelles ?

— Oui, monseigneur, coq ; j’en veux cent écus.

— C’est entendu, tu auras cent écus, mais à la condition que l’animal nous annoncera exactement l’arrivée du jour, comme tu l’as promis. Tu resteras ici huit jours, et après, si je suis content, je te donnerai les cent écus, et tu pourras partir.

Le coq fit son devoir, à la satisfaction de tout le monde, annoncant régulièrement l’arrivée du jour, ět, les huit jours expirés, Goulven reçut les cent écus promis et partit, heureux de posséder plus d’argent qu’il n’en avait jamais vu, et se croyant riche et à l’abri du besoin pour toujours.

Il y avait huit mois qu’il était parti de la maison, il lui en fallait bien quatre pour y retourner et arriver au terme convenu, et il se remit gaîment en route.

Mais, pendant qu’il chemine, voyons ce que sont devenus ses deux frères.

D’abord Milliau avec sa faucille.

Il essaya de vendre sa faucille dans les fermes de sa paroisse, puis dans les paroisses environnantes, mais sans le moindre succès Il en demandait invariablement cent écus, et on lui en offrait vingt sous, vingt-cinq sous, et au plus trente sous. On croyait que c’était par plaisanterie qu’il demandait cent écus, et on en riait ; mais comme il persistait, on le traitait d’imbécile, d’idiot, et on le huait et bafouait. Il ne se décourageait pourtant pas, et allait plus loin, toujours plus loin. Après avoir marché longtemps, poussant toujours devant lui, au hasard, il arriva dans un pays où il vit une vingtaine d’hommes et de femmes occupés, dans une vaste plaine, à couper du blé mûr avec des couteaux de bois ou d’os. Cela l’étonna fort, et il s’approcha d’eux et dit :

— Comment, mes pauvres gens, pouvez-vous vous donner tant de mal inutilement ? Il vous faudra plus d’un mois, à ce train-là, pour couper tout ce blé, au lieu que moi, tout seul, je pourrais le faire en deux jours avec l’instrument que voici.

Et il leur montrait sa faucille.

— Vous vous moquez de nous, lui répondit-on ; laissez-nous travailler et passez votre chemin.

— Je ne me moque pas de vous, et je vais vous le prouver…

Et Milliau, avec sa bonne faucille, se mit à abattre du blé, comme quatre, au grand ébahissement des moissonneurs et moissonneuses.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? leur demanda-t-il, après avoir couché tout un sillon par terre, en quelques minutes.

— C’est merveilleux, et un instrument pareil nous épargnerait bien du mal. Est-ce que vous consentiriez à la vendre ?

— Volontiers, si l’on m’en donnait un prix convenable.

— Il faut prévenir le maître, et le prier de venir voir.

Et un des moissonneurs courut au château ; et revint sans farder, accompagné du seigneur :

Milliau, en un moment, coucha à terre un second sillon ; sous ses yeux, et il en fut tellement émerveillé qu’il voulut lui acheter immédiatement la faucille :

— Comment appelles-tu ce merveilleux instrument ? lui demanda-t-il.

— Faucille

— Eh bien veux-tu me vendre ta faucille ?

— Volontiers, si vous m’en offrez un prix convenable.

— Combien en veux-tu ?

— Cent écus.

— C’est entendu ; viens avec moi au château, et je vais te compter cent écus.

Milliau accompagna le seigneur au château, reçut les cent écus, plus un bon repas, tant il était content, puis il se remit en route pour retourner au pays, heureux comme un roi.

Voyons maintenant ce que devient le cadet Louarn, avec sa pelote de fil d’étoupe.

À peine eut-il quitté ses deux frères qu’il laissa sa pelote tomber dans une mare. Il l’en retira toute salie et souillée, ce dont il fut désolé, car il ne pouvait songer à la vendre, dans cet état. Il la lava à une fontaine d’eau claire, au bord de la route ; puis, pour la sécher, il la dévida et étendit le fil sur le pré voisin. Mais il ventait fort, du nord ; un tourbillon passa, qui enleva le fil et le dispersa au sommet des arbres et ailleurs.

— Voilà que le vent du nord me vole mon héritage !… Et il se mit à pleurer et à jurer après le vent du nord.

— Que vais-je faire à présent ? Je ne veux pas m’en retourner comme cela au pays ; je vais me mettre à la poursuite du voleur et je ne m’arrêterai pas que je ne l’aie trouvé et forcé à me rendre mon fil, ou à me le payer cent écus.

Et le voilà en route vers le nord. Il demandait à tous ceux qu’il rencontrait :

— Savez-vous où demeure le vent du nord, ce voleur qui n’a enlevé mon fil, toute ma fortune ?

Les uns haussaient les épaules et passaient ; d’autres songeaient : le pauvre fou !

Et on lui disait :

— Allez toujours vers le nord, et vous finirez par le trouver.

À force de marcher, il arriva sur une grande lande nue et désolée, au milieu de laquelle il aperçut une pauvre habitation faite de mottes de terre et de branchages d’arbres et ouverte à tous les vents. Il se dirigea vers elle trouva la porte ouverte, entra et aperçut au fond deux pauvres vieillards, qui paraissaient vieux comme la terre, et qui se chauffaient en grelottant à un pauvre feu.

— Est-ce ici la maison du vent du nord, demanda-t-il brusquement.

— Oui, répondit le vieillard, que me voulez-vous ?

— Ah ! je vous trouve donc enfin, méchant voleur ! À nous deux à présent ; vous allez me rendre mon fil ou me le payer, sinon ce bâton va vous caresser les épaules.

Et il lui montrait son bâton terminé en boule, son penn-bâz.

— De quel fil voulez-vous donc parler ? demanda le vieillard.

— De la pelote de fil d’étoupe que mon père m’a laissée pour tout héritage, que j’avais étendue à sécher sur un pré, et que vous m’avez enlevée, en passant, et dispersée au sommet des arbres.

— Ce n’est que cela ? Vous faites vraiment beaucoup de bruit pour peu de chose : une pelote de fil d’étoupe !

— Mais c’est toute ma fortune, ce fil, et vous allez me le rendre ou le payer cent écus, sinon je vais jouer du bâton sur votre dos.

— Je ne puis pas vous rendre votre fil ; je n’ai pas non plus d’argent à vous donner ; mais, comme je suis un honnête homme, je veux vous dédommager amplement du tort que je vous ai fait. J’ai là une oie blanche qui… fait en or ce que les autres font autrement ; je veux bien vous la céder, et, pendant que vous la posséderez, vous ne manquerez pas d’or, ni d’autre chose, par conséquent.

On lui fit voir l’oie, on lui montra l’or qu’elle produisait, et il l’accepta, avec joie et se calma. Comme la nuit était venue, le vieillard lui proposa l’hospitalité jusqu’au lendemain matin, ce qu’il accepta, et les voilà bons amis. Il se coucha sur un tas de bruyères et de fougères sèches, au bas de la hutte, et attacha l’oie, par une ficelle, à son pied, pour qu’on ne la lui dérobât pas, car il avait remarqué que la vieille grognait et n’était pas contente.

Comme il était fatigué, il dormait profondément, malgré le vacarme que firent, toute la nuit, les fils des deux vieux, en arrivant et en repartant, et pendant son sommeil, la vieille substitua une autre oie blanche à la sienne, sans qu’il s’en aperçût.

Au point du jour, il s’éveilla et partit, en emportant une oie ordinaire, au lieu du trésor qu’il croyait posséder. Le soir, il s’arrêta dans un gros bourg, entra à la meilleure auberge et se fit servir un bon repas, comptant sur son oie pour payer son écot. Le lendemain matin, il fit encore un bon déjeuner ; puis, le moment de payer venu, il pria son oie de faire son devoir. Mais, hélas ! l’oie, au lieu de pièces d’or, ne rendit que ce que rendent d’ordinaire les oies, il vit clairement qu’on l’avait joué. Il lui fallut laisser son oie pour payer son écot. Mais il courut, furieux, à la maison du vent du nord, entra comme un ouragan, en tempêtant et en criant :

— Ah ! vieux brigand, tu m’as trompé ! Mais tu vas me le payer !

Et il s’avança vers le vieillard, le bâton levé, en criant :

— Tu m’as trompé, méchant vieillard ! Je vais t’en punir !

— Calmez-vous, mon enfant, répondit tranquillement le vieillard ; si vous avez été trompé, ce n’est pas par moi. Si ce n’est toi, c’est donc ta coquine de femme qui m’aura dérobé l’oie pendant mon sommeil.

— Calmez-vous vous dis-je, et je vous dédommagerai de manière à ce que vous ne regrettiez pas l’oie perdue.

— Que me donnerez-vous à la place ?

— J’ai bien là un bâton qui a cela de particulier que, lorsque la personne qui le tient à la main lui dit : « Bâton, fais ton devoir ! » le bâton se jette sur la personne ou l’animal qu’on lui désigne, et ne cesse de frapper que quand on lui dit : « Bâton, dans ma main ! » et alors il revient de lui-même dans la main de son maître. Veux tu que je te donne ce bâton ?

— Oui, avec lui je saurai me faire rendre l’oie que l’on m’a volée, et me faire craindre et obéir, partout où j’irai. Le vieillard lui donna le bâton, et l’invita à passer encore la nuit sous son toit.

En se couchant, Louarn plaça le bâton sous sa tête et ne dormit pas, cette fois, car le repas avait été frugal, et, de plus, il se défiait un peu de ses hôtes.

Vers minuit, il vit la vieille se diriger vers lui et essayer de lui dérober le bâton et de lui en substituer un autre semblable, qu’elle tenait à la main. Mais il la prévint et saisit avant elle le bâton fée, en disant :

— Ah ! vieille sorcière ! Tu voulais me voler mon bâton ! Je vois clairement, à présent, que c’est toi qui m’as aussi volé l’oie, mais tu vas me le payer. Bâton, fais ton devoir sur le dos de la vieille !

Et le bâton de se jeter aussitôt sur la vieille et de frapper sans trève ni merci.

— Au secours ! au secours ! Fais-le cesser ! Il va me tuer !… criait-elle à son mari.

Mais celui-ci avait perdu toute autorité sur le bâton, en le cédant à un autre.

— Rendez-moi l’oie, répondait Louarn, et j’ordonnerai à mon bâton de cesser de vous frapper, mais pas avant.

La vieille ne voulait pas céder un talisman si précieux ; il le fallait pourtant ou périr sous le bâton. Elle rendit donc l’oie, et alors Louarn dit :

— Bâton, en main !

Et le bâton cessa aussitôt de frapper et revint se placer dans sa main droite.

Alors Louarn revint à son pays avec son oie et son bâton merveilleux

Il n’avait pu se trouver au lieu du rendez-vous commun, au bout de l’an et jour, et ses frères, qui l’avaient toujours considéré comme pauvre d’esprit, crurent qu’il ne reviendrait pas et qu’il avait péri, au loin, dans quelque aventure. Les trois cents écus du coq et de la faucille étaient dépensés, et ils étaient déjà aussi pauvres que devant. Aussi, quand leur cadet arriva, s’empressèrent-ils de l’interroger et de s’enquérir s’il avait fait fortune.

Louarn, qui avait bon cœur, partagea volontiers avec eux, de sorte qu’ils se trouvèrent être tous les trois les plus riches du pays. Ils acquirent des terres, bâtirent des châteaux et firent de bons mariages.

Je n’ai pas eu depuis de leurs nouvelles, ni de celles de leurs descendants ; mais si l’oie et le bâton fées sont toujours dans leur famille, nous pouvons être sans inquiétude sur leur sort.

Conté par Catherine Stéphan, couturière, à Plouaret, avril 1892.