Contes et légendes annamites/Légendes/038 Histoire de thi Phu

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 103-105).


XXXVIII

HISTOIRE DE THI PHU.



Au village de Trâo nha, dans la province de Hà tinh, vivait une femme nommée Châu thi phu qui était âgée de soixante ans ; elle n’avait plus aucun parent. Elle se retira pour faire pénitence dans la pagode de Thiên truong, sur la montagne de Hong lành. Le supérieur, voyant la piété de cette femme lui parla ainsi : « Puisque vous voulez faire pénitence, il faut vous acquérir des mérites en faisant le bien[1]. Établissez-vous au pied de la montagne et distribuez de l’eau aux pèlerins qui viennent à la pagode. Cette aumône vous sera éminemment méritoire. » Thi phù obéit et construisit au bas de la montagne une auberge, où les passants pouvaient boire et se reposer[2].

Il y avait déjà trois ans qu’elle habitait là, lorsqu’un jour elle vit arriver un homme à barbe et à cheveux blancs, avec la beauté et l’air imposant d’un génie mais qui parlait comme un Chinois. Il s’arrêta dans l’auberge ; Thi phù ne comprenait rien à ses paroles. Depuis lors il revint chaque jour, et l’on ne savait où était sa demeure. Comme Thj phn ne comprenait pas ses paroles, il écrivit ces quatre vers :

 Ne pense pas que tu ne comprends pas ;
La rencontre que tu as faite, en cinq cents ans nulle ne fera la pareille ;
La montagne, rougie de fleurs de prunier, se réjouit ;
Le pin aux mille branches ombreuses a porté un rameau qui a le parfum de la cannelle[3].

Il disparut ensuite et ne revint pas de plus de six ans. Thi phù pensait toujours à lui et regrettait son absence quand tout à coup il reparut. Ce jour-là il faisait grand vent, le temps était froid, Thi phù et le vieillard étaient seuls dans la maison ; quand vint la nuit l’hôtesse ferma les poites et alluma du feu. Le vieillard était très fatigué, il se pelotonna près du feu, et Thi phù le couvrit avec une natte. Au matin elle le trouva mort. Tout effrayée elle ne sut que faire et courut à la pagode pour prévenir le supérieur. « Cette nuit dit-elle, par le vent et la pluie, un vieillard est arrivé je ne sais d’où et s’est reposé dans mon auberge ; mais par malheur il y est mort. » Le supérieur consulta les sorts en comptant sur ses doigts et lui répondit : « Vous ne me dites pas la vérité, ce vieillard était un génie et non un mortel. Il y a longtemps que vous le connaissiez, il venait éprouver si votre pénitence était sincère, mais vous ne l’avez pas reconnu. Si vous ne me croyez pas, retournez chez vous, il n’est plus là et au lieu où il était couché s’élève un nid de termites qui a déjà couvert la maison. »

La bonzesse retourna chez elle et trouva les choses comme le lui avait annoncé le supérieur. À quelque temps de là elle reconnut qu’elle était enceinte et au terme voulu, donna le jour à un garçon. Honteuse de se voir mère à plus de soixante ans, elle se rendit auprès du supérieur, lui demandant de recevoir son fils, voulant mourir. Le supérieur lui dit : « Vous ne savez ce que vous faites, laissez-moi chercher un moyen pour vous tirer d’affaire. » Il écrivit alors un avis dans lequel il était dit que la nuit précédente une inconnue était venue derrière la pagode et y avait mis au monde un fils sans que personne s’en aperçut à cause de l’obscurité. Au matin on avait trouvé là un petit garçon qui avait été remis à Thi phù pour l’élever ; chacun était invité à venir voir s’il le connaissait. Naturellement personne ne reconnut l’enfant et Thi phù continua à l’élever. Il grandissait de jour en jour, et, sauf un seul détail, n’avait du reste rien d’extraordinaire. Il avait beaucoup d’intelligence et travaillait assidûment. Le supérieur voulant lui donner un nom pour qu’il put passer ses examens dit : « Puisque son père parlait comme un Chinois, nous allons donner à l’enfant le nom de Ngô[4], thi Bûu (précieux) sera son prénom[5]. À l’âge de treize ans il passa ses examens et fut reçu le premier dans les trois épreuves successives. Il fut l’ancêtre d’une famille chez laquelle les honneurs se sont perpétués. Sur l’emplacement de l’auberge de Chàu thi phû le nid de termites n’a cessé de s’élever et est devenu aussi grand qu’une colline. (Cette histoire se passait sous la dynastie Ly).



  1. Làm phuoc. Phuoc est le bonheur que l’on obtient dans cette existence ou dans une existence postérieure en récompense des mérites acquis par les bonnes œuvres et les œuvres pieuses. Làm phuoc est donc se faire du bonheur à soi-même.
  2. Nha quân. Ce sont des auberges où on peut loger et manger. En Basse-Cochinchine on donne le nom de quân à de petits établissements où l’on ne vend guère que du thé, des gâteaux, du vin et diverses friandises qui poussent à boire.
  3. Ces vers signifient que le vieux génie aura un fils.
  4. C’est le nom d’une ancienne dynastie chinoise par lequel on désigne les Chinois dans l’Annam.
  5. Ce prénom se compose de deux éléments, le prénom proprement dit, c’est-à-dire le nom individuel (en annamite tên, en chinois danh) et le nom intermédiaire, chu tôt (tôt, doubler, doublure) qui est vàn pour l’immense majorité des Annamites. Les individus qui aspirent à se distinguer choisissent seuls un autre mot qu’ils ont soin de prendre parmi ceux qui représentent des idées élevées ou de bon augure. Le plus souvent ces chu tôt deviennent héréditaires et tendent à constituer de véritables noms patronymiques. Il arrive cependant que les enfants en changent en prenant à leur tour un mot qui, dans l’écriture chinoise, a un élément seulement (clef ou phonétique) commun avec celui de leur père.