Contes et légendes annamites/Légendes/028 Histoire de la princesse céleste Lieu


XXVIII

HISTOIRE DE LA PRINCESSE CÉLESTE LIEU
ET DE SES FILS LES TRANG NGUYEN QUINH ET TRINH[1].



I


Au village de An dông, huyên de Quàn xurong, province de Thanh hôa, Phât bà[2] se transforma en deux poches qui se trouvaient l’une sur la montagne, l’autre dans la mer. Au bout d’un an, ces deux poches s’ouvrirent et il en sortit huit turông[3], doués de pouvoirs si merveilleux que nul ne les égalait. La déesse alors créa (d’elle-même) une pagode de pierre bâtie sur la montagne de Oi, dans le village de An dông ; quant aux huit turông, ils allèrent chacun vers un des points de l’horizon, détruisant partout les temples sans se soucier du pouvoir des génies. La déesse les rappela auprès d’elle pour faire pénitence et suivre la loi du Bouddha. Les turông furent transformés en des statues de pierre qui sont rangées des deux côtés de la déesse. C’est pourquoi dans les livres bouddhiques on leur a donné le nom de bât bo kim cang.

Du temps de Lé thâi tô[4], la princesse Lieu, fille de l’Empereur céleste[5] fut envoyée en exil. Elle s’incarna en une jolie fille et établit une auberge au pied du défilé de Dèo ngang. Tous ceux qui passaient par là entraient pour boire et lui faire la cour. Quelques-uns voulaient aller plus loin, mais à peine étaient-ils rentrés chez eux qu’ils mouraient, d’autres devenaient fous. Le prince héritier, fils de Lé thâi to, aimait les femmes. Il entendit dire qu’au défilé de Dèo ngang, dans le Quàng hinh il y avait dans une auberge une fille d’une beauté divine, il fit aussitôt ses préparatifs pour s’y rendre.

La princesse Lieu savait tout ; elle se transforma en un fruit d’un arbre voisin de son auberge. Ce fruit était la pêche des génies. Le prince la vit et la cueillit. Il voulut ensuite voir la princesse qu’il trouva fort jolie. Il lui dit : « Je suis loin de chez moi, il se fait tard, laissez-moi coucher ici une nuit. » La princesse lui répondit qu’il le pouvait.

Le soir venu on alla se coucher ; la princesse rentra dans sa chambre tandis que le prince demeurait dans la salle d’auberge, mais il s’approcha de la cloison et lui tint des propos galants auxquels elle répondait joyeusement.

Le prince se voyant seul s’introduisit dans la chambre et n’y trouva personne. La princesse était devenue invisible, mais le prince ne sachant pas à qui il avait affaire pensa qu’elle s’était enfuie. Il resta là à se plaindre. La princesse se dit : « Cet individu-là est le fils d’un roi et cependant il n’a aucune perspicacité, il ne sait pas distinguer une personne divine d’une femme vulgaire, il faut que je le punisse. » Elle prit un singe de la forêt et le métamorphosa en une belle jeune fille qui alla tout droit à l’endroit où le prince était assis. Celui-ci, tout joyeux de la voir si belle, la prit par la main et lui demanda : « Qui es-tu ? » La jeune fille répondit : « Ma sœur aînée a eu affaire, elle m’a envoyée pour prendre soin de la maison. » Le prince l’enleva dans ses bras pour la porter dans la chambre, mais la jeune fille se transforma en un grand serpent qui vomissait des flammes. Le prince fut effrayé et s’enfuit. Monté sur son cheval, il s’en alla en pleurant. Une fois rentré au palais, il tomba gravement malade. Quelquefois il se mettait à rire comme un fou. Aucun remède ne pouvait le guérir.

Sa mère dit au roi : « Notre fils est malade et aucun remède ne lui rend la santé, il faut qu’il ait été ensorcelé. Allons chercher des amulettes des huit Kim cang, peut-être sera-t-il guéri par elles. » On lui fit donc boire des amulettes des huit turong, et au bout de trois jours il fut guéri. Il dit alors au roi : « Il y a au défilé de Déo ngang une jeune fille très belle, je pense que c’est un démon incarné pour faire du mal ; je lui ai dit des galanteries, et il m’a rendu malade. » Le roi demanda à ses mandarins s’il en était ainsi ; ils répondirent que oui. — « Il faut donc, dit-il, aller implorer le secours des huit Kim cang Phât[6]pour la combattre, sans cela ce démon serait difficile à vaincre pour nous. » Les huit Bouddhas lurent transportés à la capitale, et le roi leur fit sa prière. Ils soulevèrent alors un orage pendant lequel ils combattirent la princesse Lieu. La terre et le ciel tremblèrent pendant trois jours au Dèo ngang, mais enfin ils la saisirent et l’amenèrent au roi. Celui-ci lui demanda pourquoi elle causait tous ces maux, ce Je suis, répondit-elle, une fille du ciel ; j’ai été exilée et envoyée au Dèo ngang pour y commander. Voyant les hommes adonnés à la débauche j’ai résolu de les punir. » Le roi lui dit : « Je vous donne trois chapelets de grains d’or afin que cessant de tourmenter les hommes, vous entriez en religion et suiviez la loi bouddhique. » Le roi décerna aux huit Kim cang Phât le titre de : génies du degré suprême.


II


Dans la province de Ninh binh se trouve la montagne de Than phii qui est Iraverséc par un large chemin portant le nom de Dèo ba gioi. Du temps de Lé thâi to, la princesse Lieu, fille de l’Empereur céleste, fut exilée des cieux et vint s’établir dans cette gorge où elle bâtit une tour à trois étages. Aux quatre côtés de la tour se trouvaient des filets de fer avec lesquels on prenait des oiseaux que l’on mettait en cage ; dans les jardins, il y avait toute espèce d’arbres, de plantes d’ornement et de rocailles ; devant la porte était creusé un lac où vivaient des poissons de toute espèce.

La princesse avait pris la forme d’une jeune fille d’une grande beauté. Elle se métamorphosait encore en une jeune fille du commun vendant des fruits et des boissons ; elle vendait aussi des statuettes, des dessins de paysage, d’oiseaux, de poissons, de dragons, de tigres et distribuait aux pauvres le prix de la vente. Tous les passants voyant ce beau pavillon y entraient pour se rafraîchir et voir les objets en vente. À ceux qui ne faisaient que manger, boire et acheter, sans parler d’amour à la fille, il n’arrivait rien ; ceux, au contraire, qui, la voyant si jolie, avaient voulu s’émanciper avec elle, quel que fut leur rang et leur fortune, s’ils avaient du bonheur[7] ils restaient continuellement comme ivres et hébétés ; les plus malheureux mouraient.

Il y avait trois ans que la princesse habitait Là sans que l’on sut qui elle était. Elle avait donné le jour à un garçon qui avait six doigts à chaque main[8]. La princesse le porta à la pagode de la montagne Hong lânh pour le faire instruire par le supérieur. Elle lui dit : « Je pense que j’ai fait là un roi ou pour le moins un premier docteur (trang). Devenu grand, il portera le nom de trang Quinh.

Après avoir remis son fils au bonze, la princesse mit le feu à son palais et s’envola dans la fumée avec ses servantes. L’on sut alors que l’on avait eu affaire à un génie et l’on s’expliqua le nombre de morts causées par elle. Par la suite, on lui éleva un temple sur le chemin qui sépare les provinces de Thanh béa et de Nghê an, sur une montagne élevée que l’on appelle le Palais des amours[9]. La divinité de ce temple se montra très puissante, aussi venait-on de toutes parts lui présenter ses vœux et lui apporter des présents, mais les gens du pays n’osaient y toucher et laissaient tout le produit au gardien du temple pour acheter les objets du culte.

Dès l’âge de dix ans, le trang Quînh[10] se montra d’une intelligence extraordinaire, connaissant toutes choses célestes et terrestres. Allant se présenter aux examens, il passa devant le temple dédié à sa mère, et entra pour lui rendre ses devoirs et lui demander de l’argent. Il lui dit aussi : « Faites que je réussisse dans mes examens et je vous sacrifierai trois bœufs. » Il prit ensuite de l’argent et le dépensa à s’amuser.

Une fois entré dans la salle du concours, il fit une cinquantaine de lignes et sur le reste de son cahier dessina des éléphants et des chevaux. Il fut naturellement refusé. Une autre fois il fit une composition où il ne parlait que d’amours et de plaisirs. En s’en retournant il entra dans le temple de sa mère et lui dit : « Vous ne m’avez pas protégé, j’ai été refusé à tous mes examens, mais n’importe ! je vais vous donner mes trois bœufs. » Le gardien du temple entendant Quînh parler de sacrifier trois bœufs, se mit bien vite à faire tous les préparatifs de baguettes odoriférantes, de bougies, papiers dorés, de vin et de thé, mais Quinh ne l’entendait pas ainsi. Il se mit tout nu et par trois fois marcha à quatre pattes devant l’autel, disant : « N’est-ce pas là ce que j’ai promis. »[11]

Du temps de Quinh, vivait aussi mademoiselle Dièm, femme célèbre par son savoir. Quinh allait la voir souvent pour causer avec elle de littérature. Un jour qu’il passait devant son auberge Dièm lui demanda de trouver un parallèle aux vers suivants :

 
Par les trous de la toiture passent les rayons de la lune
Dessinant les œufs de poule trois à trois, quatre à quatre[12].


Quinh répliqua aussitôt :

 
Les flots soulevés montent et descendent
Comme les écailles du dragon se recouvrant, se recouvrant.


Pour cette fois il sortit de la lutte à son avantage ; mais le jour suivant elle lui proposa un vers dont il ne put construire le similaire ; il fit donc semblant d’être emporté par son cheval. Le vers proposé par mademoiselle Dièm était ainsi conçu :

La poule pousse trois gloussements, elle dit : tâc, tâc, tâc.

Quinh, monté sur son cheval, avait bien trouvé comme parallèle aux quatre premiers mots ma hành thiên ly, mais il ne savait que mettre pour faire le pendant de viêt tac. Tout en poussant son cheval, il se mit à dire : « Long cong, long cong, long cong »[13], ce qui faisait le parallèle demandé. Ce fut ainsi qu’il trouva ce qu’il cherchait, tandis que s’il n’avait pas fait galoper son cheval il serait resté court.

En se promenant, Quinh avait coutume de passer par un certain bac, mais il ne payait jamais le passeur. Celui-ci naturellement lui faisait toujours des réclamations. Un jour Quinh lui dit : « C’est bon, ne te plains plus, je vais te donner un moyen de faire fortune. » Revenu chez lui, il fit construire une armoire bien close, laquée, couverte de jolis dessins et montée sur des colonnes de dix thuroc. Une inscription placée en dedans disait : Si quelqu’un veut voir, Quinh le lui permet, mais que le diable emporte celui qui racontera ce qu’il aura vu. Il fit ensuite porter sa machine près du bac. La foule s’assembla et chacun donna cinquante sapèques pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Après avoir vu ils comprenaient qu’ils avaient été joués, mais ils n’osaient rien dire, de crainte de tomber sous le coup de la malédiction de Quinh. De cette manière le passeur fit fortune[14]. Il alla remercier Quinh et lui porter des présents. Celui-ci riait toujours, tout content d’avoir joué ce bon tour.

  • Quinh invita un jour les mandarins de la cour à venir chez lui. Il les reçut à merveille, leur offrit à boire. Pendant ce temps ses serviteurs dans sa cour frappaient sur des billots de bois, ayant ainsi l’air de faire des hachis et de préparer un grand festin. À l’aide de ce stratagème il retint les mandarins toute la journée sans manger, mais, en revanche, les fit tellement boire qu’ils tombèrent sous les tables. Il les fit alors rapporter en ayant soin de les envoyer chacun dans une maison autre que la sienne et en recommandant aux porteurs de les porter jusque dans leur lit, de crainte qu’étant ivres il ne leur arrivât quelque malheur. Grâce à cette précaution, les mandarins se réveillèrent dans le lit de leurs collègues.
  • Un jour Quinh fit interdire l’entrée du marché pendant trois jours sous le prétexte qu’il voulait y étaler ses livres pour les faire sécher. L’on accourut pour voir cette vaste bibliothèque, mais l’on ne vit que Quinh qui s’y était couché le ventre à l’air. Quand on lui demanda où étaient ses livres il répondit qu’ils étaient dans son ventre[15].

Quinh était plein de finesse, mais cependant il fut joué une fois par un des gardiens des portes. Celui-ci se mit dans un palanquin semblable à celui du doc hoc[16], et, se faisant suivre par deux ou trois soldats qui jouaient le rôle de l’escorte, portant des parasols, une longue pique, etc, il se rendit à maison de Quinh. Celui-ci le prit pour un mandarin, mais, ne le reconnaissant pas, il lui demanda qui il était. « Mes fonctions, répondit l’autre, sont celles de giao quan (littéralement : fonctionnaire enseignant). Quinh le reçut avec honneur, l’invitant à boire du thé et du vin ; ensuite le visiteur partit. Le lendemain, son tour de garde étant venu, il veillait à la porte du palais lorsque Quinh passa pour se rendre à la cour. Il le reconnut et lui demanda comment il avait eu l’audace de prendre le titre de giao quan. L’autre lui montra sa lance (giao) et lui demanda : « Cette lance n’est-elle pas à l’État, est-ce une lance de particulier ? » Quinh vit qu’il avait été joué et en fut très mortifié, mais qu’y faire ?

Un jour le roi allait se promener en grande pompe[17], précédé d’étendards, de sabres et de lances. Quinh qui se trouva sur le passage du cortège voulut faire une farce, il se mit tout nu et se jeta la tête la première dans des broussailles qui bordaient la route. Les officiers de l’escorte pensant que ce fut le premier venu le firent empoigner pour le décapiter. Le roi voyant qui c’était lui demanda : « Pourquoi vous êtes-vous jeté tout nu dans ces broussailles ? » Quinh répondit : « Je voulais aller prendre du poisson (à la main), mais rencontrant Votre divine Majesté, j’ai eu peur et j’ai voulu me cacher. Comme ces broussailles sont très denses, j’y ai d’abord mis la tête, et, comme dit le proverbe : Qui cache la tête montre la queue. Là-dessus il prit ses jambes à son cou et s’enfuit.

Un autre jour, le roi voulut mettre à l’épreuve la perspicacité de Quinh ; il fit raboter un grand arbre, de manière que les deux extrémités fussent d’égale grosseur et le fit peindre en rouge. On le porta ensuite au milieu de la cour du palais. Le roi fit venir Quinh et lui demanda de quel côté était le tronc et de quel côté la cime. Quinh d’abord ne sut que dire, mais il s’avisa d’un stratagème. Il demanda trois jours pour répondre. Le roi les lui accorda. Pendant la nuit Quinh vint en secret souiller l’arbre d’ordures. Le lendemain les hommes de garde le portèrent à la rivière pour le nettoyer. Quinh qui les épiait remarqua quel était le côté qui plongeait et en conclut que c’était le côté du tronc, naturellement d’un grain plus dense. Le lendemain le roi le fil appeler pour donner sa réponse. Il indiqua le côté du tronc et celui de la cime, au grand étonnement du roi qui loua sa perspicacité.


  • Un jour l’on apporta au roi un plateau de fruits de longue vie (pêches). Quinh bien vite s’empara d’un fruit et le mangea. Le roi irrité ordonna de l’emmener et de le décapiter. « Ce ne sont donc pas des fruits de longue, mais bien de courte vie », dit Quinh. Le roi charmé de ce trait d’esprit lui pardonna.


  • Le roi avait un chat auquel il tenait beaucoup et qui était attaché par une chaîne d’or. Quinh le détourna, l’emporta chez lui, et là, chaque jour, lui faisait servir deux plats contenant l’un de belle viande et des hachis succulents, l’autre des restes de riz et de poisson. Aussitôt qu’il voulait toucher au premier il était battu.

Cependant l’on dit au roi que Quinh avait un chat semblable à celui qu’il avait perdu. Le roi demanda à Quinh ce qui en était. Celui-ci nia. « Que l’on apporte ici mon chat, dit-il. Le vôtre était nourri de bons morceaux, le mien de restes, qu’on lui présente deux plats et l’on verra ce qu’il choisira. » Le chat naturellement choisit le second et Quinh l’emporta en triomphe.


  • Les envoyés chinois présentèrent au roi une boule de cristal creuse qui n’avait pas d’orifice et qui cependant contenait de l’eau. Ils demandaient comment il fallait faire pour tirer de là cette eau. Ouinh prit un délai pour résoudre le problème. Le jour suivant il vint à l’audience avec un maillet et brisa la boule.


  • Le lendemain les Chinois présentèrent un buffle[18] qui avait vaincu au combat tous les buffles de Chine. Quinh demanda trois jours pour en fournir un qui put lui tenir tête. Il rentra chez lui et séquestra pendant ces trois jours un jeune buffle qui tétait encore. Au jour de la lutte il lâcha contre l’adversaire son buffleton qui, affamé, se précipita sur l’autre buffle qu’il prenait pour sa mère et s’efforçait de le têter. Le buffle de combat des Chinois s’enfuit laissant ainsi la victoire aux Annamites.


  • Quinh alla à son tour en ambassade en Chine. Là on le défia à qui improviserait le plus vite un poème en sautant à cheval à un signal donné et descendant de cheval quand il aurait fini. Quinh griffonna une page de traits illisibles qu’il dit être l’écriture de son pays et donna ensuite à loisir une belle copie d’un poème qu’il avait composé d’avance.


  • Autrefois, avant l’avènement du roi Dinh tien hoàng[19], l’Annam était divisé en douze provinces gouvernées chacune par un gouverneur chinois portant le titre de su quan. Un envoyé impérial, Luu thàng, avait la direction générale des affaires avec le titre de Dô hô phû.

Dinh tien hoàng se révolta contre la domination chinoise, tua les douze gouverneurs ainsi que Luu thang et se proclama roi de l’Annam. Plus tard il demanda l’investiture à l’Empereur de Chine. L’Empereur lui demanda ce qu’il avait fait de Luu thang. Dinh tien hoàng reconnut son crime, et l’Empereur le condamna à payer chaque année une statue d’or du poids d’environ un picul représentant Luu thâng.

Après Dinh tien hoàng le pouvoir passa successivement aux Lé, aux Ly, aux Trân et enfin aux seconds Lé. Lé thâi to régnait déjà depuis longtemps lorsqu’il envoya le trang Quinh en ambassade en Chine porter la statue d’or. Après avoir rempli sa mission Quinh dit à l’Empereur : « Notre pays est un tout petit pays, peu versé dans la connaissance des choses. Permettez-moi de vous demander, à vous et à vos grands officiers, quelle est ici la limite de l’extrême vieillesse, celle de la moyenne vieillesse et celle de la médiocre. » Les Chinois répondirent : « Cent ans sont l’extrême vieillesse, quatre-vingts la moyenne, soixante la médiocre »[20]. — « S’il en est ainsi, répondit Quhih, vous nous faites tort depuis longtemps. Luu thâng est mort au temps du roi Dinh tien hoàng ; il y a plusieurs centaines d’années, et chaque année nous vous donnons à sa place un homme d’or. Luu thâng vivrait-il encore ? » L’Empereur loua la sagesse du trang Quinh et, à partir de ce moment le tribut de la statue d’or cessa d’être payé par l’Annam.


  • Le premier ministre Chinois invita Quinh à venir chez lui. Il avait fait tendre tout le chemin de nattes qui couvraient des fosses où il voulait faire tomber Quinh afin que la Chine ne fût pas vaincue par l’Annam dans cette lutte de finesses. Mais Quinh se refusa obstinément à passer le premier et en suivant les traces du ministre évita le piège.

Un jour le roi manda son conseil pour délibérer au sujet de Quinh. Le trang Quinh, leur dit-il, est un homme artificieux ; il fait chaque jour cent choses qui montrent son mépris pour mon autorité ; il faut le faire périr. Tous les membres du conseil approuvèrent. Le roi alors manda le chef du service de la bouche et lui ordonna de préparer des mets empoisonnés pour Quinh ; il invita ensuite celui-ci à un festin. Quinh savait ce qui lui était réservé ; il fit venir son fils et lui dit : « Le roi m’invite à un festin où il doit me faire empoisonner. Lorsque je serai mort fais rapporter mon cadavre à la maison, mais ne m’enterre pas ; laisse-moi assis dans mon hamac, et pendant ce temps fais jouer la comédie, battre du tambour ; offre à boire et à manger sans te lamenter ni paraître triste. Si l’on te demande pourquoi ces réjouissances, dis que tu célèbres mon retour à la vie, mais ne laisse pénétrer personne jusqu’à moi. Quand tu apprendras la mort du roi, tu pourras te livrer à ta douleur, appeler les maîtres des cérémonies et me faire enterrer. » Le fils obéit. Le roi qui pensait que Quinh était mort du poison qu’on lui avait donné fut surpris d’apprendre que dans sa maison on se livrait ainsi à la joie. Irrité, il fit comparaître devant lui le chef des cuisines et lui demanda comment il se faisait que Quinh ne fut pas mort. Il se fit apporter les mets empoisonnés pour en juger, mais à peine les eut-il flairés qu’il se mit à vomir le sang et mourut. Le fils de Quinh alors fit cesser les réjouissances et enterra son père. C’est pourquoi le proverbe dit : Quand le roi fut mort Quinh mourut.

Quinh connaissait l’avenir de soixante générations ; il savait qu’au bout de dix générations ses descendants deviendraient des mendiants ; aussi avant sa mort fit-il faire une tablette à laquelle ses fils devaient rendre le culte. Sur une face étaient gravés son nom et ses titres, sur l’autre les deux vers suivants :

 
Je t’ai sauvé du malheur de la poutre qui était sur ta tête,
Sauve ma dixième génération de la pauvreté.


Ses enfants ne savaient ce que signifiait cette inscription.

Le dixième descendant de Quinh réduit à une extrême pauvreté dut se résoudre à mendier. Il avait encore la tablette de son ancêtre, mais il ne pouvait penser la vendre, et personne ne voulait la lui garder[21] ; il la cacha donc dans un massif de bambous et alla demander son pain. Arrivé à la maison d’un homme riche, il se mit à demander la charité, mais le riche dormait dans son hamac et ne l’entendait pas. Le mendiant éleva donc la voix et, voyant que le maître de la maison se réveillait, il lui dit : « Levez-vous bien vite, de peur que le toit ne vous tombe sur la tête. » Le riche se leva et, à ce même moment, une poutre se rompit et tomba juste sur le hamac. Le maître de la maison fut tout joyeux d’avoir ainsi échappé à la mort. Il dit au mendiant : « J’ai eu une heureuse fortune. Le Ciel vous a envoyé ici pour m’empêcher de périr. » Il le fit entrer dans sa maison pour lui rendre grâces ; il lui dit : « Je vois par l’inspection de vos traits que vous êtes destiné à la mendicité, mais je vais construire pour vous un bac où vous passerez les voyageurs, de cette manière vous gagnerez de quoi vivre et vous n’aurez plus besoin de mendier. Le descendant de Quinh fut tout heureux de cette aventure ; quand il eut un bac et une maison, il alla chercher dans la touffe de bambous la tablette de son ancêtre pour la placer dans sa maison et lui rendre le culte. Un jour son bienfaiteur vint le voir et, ayant aperçu cette tablette, demanda au mendiant ce que c’était. « C’est, répondit celui-ci, la tablette de mon dixième ascendant, le trang Quinh. L’autre prit la tablette pour la regarder et lut les vers inscrits sur la face postérieure ; il vanta la science de Quinh, à qui l’avenir avait été connu, et dit au passeur : « Je dois la vie au trang Quinh ; donnez-moi sa tablette, afin que je la mette sur mon autel domestique pour l’honorer. »


III


Du temps du loi Lé thâi to, la princesse Lieu avait mis au monde le trang Quinh. Plus tard, elle descendit de nouveau sur la terre et, comme la première fois, ouvrit une auberge qui fut aussitôt très fréquentée, mais de même qu’auparavant quiconque lui parlait d’amour était frappé de mort ou de folie. Elle y demeura deux ou trois ans et donna le jour à un garçon qui n’avait que neuf doigts. Elle alla alors à la pagode Ba dô pour confier son fils aux soins d’une bonzesse qui y habitait.

Cette bonzesse était d’une bonne famille et avait reçu une instruction supérieure. Depuis qu’elle faisait pénitence elle avait acquis tant de mérites qu’elle était sur le point d’arriver à la perfection. Elle avait quatre-vingt-dix ans. La princesse, en lui amenant son fils, lui dit : « J’ai déjà eu un fils et je voulais que ce fut un roi, mais il a été seulement le trang (nguyên) Quinh. Celui-ci que je pensais aussi devoir être un roi ne sera sans doute non plus qu’un trang nguyên. » — « Comment le savez-vous ? » lui demanda la bonzesse. — « Le premier, répondit la princesse, avait plus de doigts qu’il n’est de règle, à celui-ci il en manque un, c’est pourquoi je sais qu’il ne pourra être roi ; s’il avait eu tous ses doigts il l’aurait pu. J’ai été deux fois bannie des cieux et je voulais donner le jour à un roi, mais le ciel ne l’a pas permis. Maintenant le temps de mon exil est achevé, je vais reprendre ma forme divine. Je vous confie donc cet enfant pour l’élever. » Là-dessus elle disparut.

Dès l’âge de dix ans, Trinh se montra d’une intelligence merveilleuse ; une fois grand, il passa ses examens et obtint le titre de trang nguyên, c’est pourquoi on l’appelle le trang Trinh. Par la suite, les Mac firent la guerre aux Le et chassèrent devant eux le chua Nguyên bien qui ne put leur résister. Au col de Dèo ngang dans le Quang binh, il rencontra Trinh et lui dit : « Les destins sont conjurés contre nous, l’État est à la veille d’une transformation, que pensez-vous de cela ? » Trinh lui répondit : « C’est la loi du monde. Ne luttez pas davantage ; retirez-vous dans les montagnes de Hoành son et vous prospérerez pendant dix mille générations. » Le chua lui dit encore : « Les Mac sont plus forts que nous, j’ai été vaincu dans cent combats ; Que faut-il faire ? » Trinh lui répondit : « Écoutez-moi ! renoncez à la lutte, retirez-vous dans le Tran ninh, les Mac ne vous y poursuivront pas et, par la suite, votre postérité régnera pendant quatre générations. »



  1. *Je réunis sous un même titre, en les distinguant par un numéro d’ordre, plusieurs histoires relatives à un génie céleste qui s’incarne en une jolie fille, et donne le jour à des fils remarquables par leur talent et leur malice.
  2. Phat bà. C’est la déesse Quan am.
  3. Turong. Esprits, génies, chefs de légions d’esprits.
  4. Lé thâi to. Grand ancêtre, titre posthume de Lé Liyi, fondateur de la seconde dynastie Lé.
  5. Ngoc hoang thuong dé. Divinité suprême des Taoistes.
  6. Le Kim cang ho tac est Vadjrapani ou Indra, considéré comme protecteur du Bouddhisme. « Il est quelquefois identifié avec Mandjuri. Des formules magiques d’une merveilleuse efficacité passent pour venir de lui. » (Eitel, Handbook of Chinese Buddhism., p. 159.)
  7. Co phwoc duc. C’est-à-dire si leurs mérites antérieurs leur valaient d’échapper à la mort.
  8. Cette difformité passerait en général pour être de mauvais augure.
  9. Cung dâm.
  10. Quinh, ordinairement appelé công Qiùnh ou le trang Qiùnh est pour les Annamites le type de la finesse et de la malice. Les Cambodgiens ont un type analogue, Thménh chéy, que M. Aymonier rapproclie de Quinh, et de fait, plusieurs des anecdotes qu’on raconte de lui, et dont la plus caractéristique n’est, par malheur, pas de nature à être rapportée ici, se retrouvent également dans le conte khmèr. De plus les deux personnages vont tous les deux à la cour de Chine, mais dans des conditions bien différentes : Thmênh chéy comme fugitif et Quinh comme ambassadeur.
    Le conte cambodgien a une ressemblance évidente avec les récits de la vie d’Ésope. Nous y voyons le roi de Chine proposer des énigmes au roi du Cambodge, toujours vainqueur, grâce à Thmênh chéy ; celui-ci qui s’est fait de nombreux ennemis et qui a constamment humilié son roi, est condamné à mort mais réussit à échapper encore et même à rentrer en grâce quand on a de nouveau besoin de lui pour deviner les énigmes chinoises. Les Annamites en empruntant de nombreux traits à l’histoire de Thmênh chéy ont complètement transformé le personnage et l’ont rendu entièrement annamite. Il n’en est pas moins curieux de pouvoir reconnaître dans ces contes un dernier écho des histoires ésopiques. Il y a seulement à remarquer que l’apologue, élément si caractéristique de ces dernières, manque complètement dans le récit annamite aussi bien que dans le récit cambodgien. Du moins n’en ai-je trouvé aucune trace dans l’analyse que M. Aymonier a donnée de celui-ci (Textes khmêrs, pages 20-30).
    M. P. Truong Vinh ky, dans ses Chuyên doi xwa (n° 30 de la troisième édition), a publié un certain nombre d’historiettes relatives au cong Quinh. Je lui en ai emprunté quelques-unes qui ne se trouvaient pas dans les textes que j’ai pu recueillir. Elles seront marquées ici d’un astérisque.
  11. Tout ceci repose sur un calembour. Le bœuf est appelé en annamite , con bô, mais signifie aussi ramper, se traîner sur les genoux et les mains.
  12. Ces œufs sont les taches ovales de lumière que forment sur le sol de la maison les trous de la toiture éclairée par la lune.
  13. Long cong est le bruit des grelots pendus au coup du cheval. Le sens de ces vers est donc : le cheval fait mille ly, faisant sonner ses grelots. Pour rendre tant bien que mal le parallélisme du texte on pourrait traduire ainsi ces vers : la poule pousse trois cris, gloussant, gloussant, gloussant ; — le cheval fait mille ly, sonnant, sonnant, sonnant.
  14. Dans le Chuyên doi xwa la chose à voir est installée dans une île, et le passeur fait fortune à transporter les curieux.
  15. Le ventre est le siège de l’esprit. Un Européen dans un cas pareil montrerait son front.
  16. Directeur de l’enseignement d’une province.
  17. Une histoire analogue, plus inconvenante encore que le récit annamite, légèrement gazé ici, se trouve dans le cambodgien où elle s’explique tout naturellement par le fait que Thmenh chéy avait reçu défense de montrer son visage au roi.
  18. Ce conte se retrouve dans les aventures de Thménh Chéy.
  19. Voir n° XXIII, la légende de Dinh tien hoàng.
  20. Voir NDM, 106.
  21. Les Annamites paraissent avoir beaucoup de répugnance à conserver la tablette d’un mort qui n’est pas de leur famille ; il ne faut pas oublier que l’àme des morts est censée résider dans leurs tablettes.