Éditions Édouard Garand (p. 57-64).

CHAPITRE VIII

CONTE VRAI

De nouveau il y avait bruyante réjouissance chez les jeunes amis de Jean. La mère de ce dernier était de retour du Canada et sur le bon rapport que tante Rose avait fait sur la sagesse et l’obéissance de Jean, celui-ci avait obtenu après demande, qu’il y aurait une autre veillée de contes.

Tante Rose sans trop se faire prier s’était rendue à ce plaisir enfantin, et le soir, pas un seul ami de Jean ne manquait au rendez-vous.

Ils étaient là, attendant le régal et émettaient chacun à sa manière les émotions éprouvées aux récits racontés par tante Rose aux veillées précédentes.

« Moi ! disait le jeune orphelin, il me semble toujours que le méchant sorcier vient me chercher.

Jean lui, occupait le milieu de la chambre et gesticulait des bravades plus ou moins tapageuses :

« L’autre nuit j’ai rêvé que le diable venait à ma rencontre, je m’emparai d’une hache, je courus après, et le diable s’est sauvé comme un peureux qu’il est. »

— C’est curieux, disait une autre fillette, comme le diable est toujours partout.

Tante Rose arrivait juste à cet instant, elle sourit et dit : « Oui, mes petits enfants, le diable est partout et cherche toujours à faire faire le mal aux petits et aux grands enfin de les entraîner à souffrir avec lui dans le feu de l’enfer. Il faut toujours prier comme le bon petit garçon dont je vous ai parlé l’autre jour. Et tante Rose commença :

Mes petits enfants, je vais vous conter une petite histoire grise, comme vous aurez l’occasion d’en raconter, lorsque vous serez grands, histoire triste comme il y en a eu et qu’il y en aura toujours, ou chacun dans la vie prend large part sans toutefois en faire demande.

C’était une fois un petit vieillard, un peu courbaturé par l’âge, s’en allant marchant appuyé sur une canne de bois vrillé et noueux, malgré ses pas assurés, laissant voir que ses jambes étaient assez bonnes pour supporter son corps frêle et léger.

Son âge, ses parents ne pourraient le donner et lui-même aurait été en peine de dire le nombre d’années qu’il avait vécues sur la terre. L’on chuchotait qu’il dépassait les quatre-vingts ans.

C’était l’âge où souvent l’on n’aime que médiocrement la compagnie de gens âgés, hormis que ce soit des personnes que l’on a connues dans son jeune temps pour se remémorer les souvenirs du passé.

À cet âge, souvent, l’on aime même mieux s’entretenir avec de tout jeunes enfants, car c’est le retour des gestes inoffensifs et innocents, l’âge où les souvenirs d’enfance reviennent réintégrer ou repeupler le cerveau déserté pour le temps de l’âge viril, débordant le surplus de ses capacités vers les plaisirs raisonnés ou mondains, mais cela aussi n’a qu’un temps, et bientôt les premiers souvenirs reviennent pour y demeurer jusqu’à la fin que doit emporter le dernier souffle de la vie.

C’était depuis peu que la famille du petit vieux était arrivée au village. L’air grave de ce dernier, ces propos remplis de sages avis, toujours de haute moralité et de bon ton, lui avaient vite fait gagner l’estime et la considération des gens des voisinages.

Tous les matins le vieillard sortait faire le pas sur la rue, rencontrait-il un homme âgé, il s’arrêtait, regardait passer puis continuait son petit bout de chemin. Il se rendait d’ordinaire à la quatrième maison de chez lui, là il s’arrêtait pour y trouver, occupé à s’amuser, un petit bonhomme de six à sept ans, aux yeux clairs et vifs, à l’air crâne et rieur et ne manquait pas de lui adresser la parole ; les réponses sensées de l’enfant l’amusaient et lui procuraient un passe-temps très agréable.

Un jour que l’enfant jouait dans sa cour par un faux mouvement il imprime à sa balle une mauvaise direction, celle-ci s’en alla rouler dans la rue ; vite l’enfant s’empresse d’aller la quérir, le vieillard survenant en ce moment l’arrête et veut lui parler ; le petit garçon commence à répondre d’aplomb à ces questions, mais à mesure que l’entretien se prolonge il semble ennuyé.

Tout-à-coup, prenant une décision, il brusque l’entretien et dit au vieillard : « Voulez-vous voir un crapaud qui boite ? » Le vieillard pris au dépourvu par l’étrange proposition de l’enfant, fixe celui-ci avec des yeux remplis de surprise et dit : « Un crapaud qui boite, dis-tu, où donc as-tu vu cela, mon petit ? »

« Ici, tout près, derrière la maison, hier je lui ai attaché une patte bien serré avec une corde et ce matin je l’ai retrouvé, il boitait.

À ces paroles la figure du vieillard prit une teinte de tristesse et de sa voix tremblotante il reprit : « Mon petit, ne joue pas avec le venin empoissonné du malheur : va vite défaire l’attache et jette bien loin de toi cette saleté ! car il ne faut pas jouer avec l’engeance qui attire les pires malheurs. »

Sur ces derniers mots, le vieillard se retire, mais de ces lèvres tremblantes semblent sortir un murmure comme une prière de commisération et de pitié, sur sa figure se lit l’angoisse et l’effroi d’un événement tragique, un pressentiment d’un malheur inévitable.

Le vieillard avait-il raison de redouter un malheur ? Pourquoi s’empressait-il de s’éloigner de ce lieu, poursuivi d’une vision lamentable, en proférant des mots incompréhensibles ? On le sut plus tard et coïncidence curieuse, étrange, voici ce qui arriva le lendemain de cette rencontre.

Toute la nuit, le ciel avait déversé une pluie chaude et abondante, l’air avait été suffocant de chaleur, mais sur le matin, la pluie ayant cessé, le vent était venu mettre son brin et apporter une brise rafraîchissante pleine de soulagements. Le temps avait tourné au beau, le soleil s’était levé radieux et gai, chassant les tristesses éprouvées par plusieurs durant la journée.



Comme d’habitude, bientôt le petit vieux fit son apparition dans la rue et se dirigea à pas lents et mesurés, vers la demeure de son petit ami. Rendu vis-à-vis la maison, tout à coup il s’arrête, cloué sur place, saisi par la stupeur : de la maison d’en face venait de se faire entendre un bruit sourd et mat, la porte s’ouvrit violemment et en même temps se faisait entendre un cri perçant, cri d’enfant rempli d’angoisse et d’effroi, appel au secours de la gardienne maternelle : Maman ! Maman !

L’enfant, l’aîné de la famille, passa comme un coup de vent, se dirigeant vers une maison du voisinage où devait être la mère absente du logis. De la fenêtre et de la porte entr’ouvertes, sortaient en jets continus d’épais nuages de fumées et de poussières grises.

Avec l’empressement que lui permettait son âge le vieillard se dirigea vers la demeure, il va pour entrer, mais s’arrête sur le seuil de la porte, terrifié par le triste spectacle de désolation qui frappe sa vue troublée. Une poussière âcre mêlée de vapeur l’empoigna à la gorge. Le plafond de crépi tout entier venait de s’effondrer dans la place écrasant et renversant tout sous son poids, sur la table brisée, gisaient vaisselle, beurre, confiture, dans un méli-mélo indescriptible. Sur le poêle, chaudrons, casseroles, mis sur le feu pour la cuisson des aliments, sont renversés et le bouillon, sur le feu, causait cette vapeur dont il est parlé plus haut.

Tout à coup le vieillard a tressailli d’horreur : ses yeux qui cherchent à percer la demi obscurité qui règne dans la cuisine, viennent d’apercevoir le jeune garçon, son ami de tous les jours. Il est là, gisant à demi courbé sur un lavoir, la tête noyé dans un bassin rempli d’eau, sur la tête un énorme morceau de crépi lui avait creusé une entaille profonde d’où le sang s’échappait abondamment. Il est là, incliné, sans mouvement, inconscient, se noyant petit à petit dans ce bassin rempli jusqu’au bord d’eau perfide. À ce spectacle navrant le petit vieillard va-t-il faiblir ? Non ! il décuple ses forces et il s’élance au secours du petit. Empoignant l’enfant il le traîne au grand air et vient le déposer sur la galerie. D’une main fébrile, il roule le petit corps pour lui faire rendre l’eau qu’il a bue dans le bassin et, avec un grand mouchoir, il étanche le sang qui coule d’une large blessure à la tête.

En ce moment la mère arrive, toute émue et elle envoie l’aîné quérir le médecin et lui donne les premiers soins que requiert son état lamentable.

Le médecin pansa la plaie et fit transporter l’enfant dans son lit où il semblait reposer confortablement.

Le petit vieux s’en alla chez lui, emportant dans le coin de l’œil une grosse larme, affecté qu’il était par l’événement tragique survenu à son petit ami. Tous les jours il se rendait voir ce dernier qu’il trouvait alternativement souffrant ou mieux, sa blessure à la tête le faisait souffrir. Souvent il n’était pas sans inquiéter ses parents.

Un jour l’enfant semblait jouir d’un mieux sensible, il dit au vieillard qui venait d’entrer : « C’est la faute au crapaud empoisonneur si ce malheur m’est arrivé. » À ces mots le vieillard tressaillit et la mère voulut se faire expliquer le sens des paroles de l’enfant malade.

Le vieillard rapporta à la mère les paroles échangées avec l’enfant quelques jours auparavant, qu’il avait simplement voulu inculquer à ce dernier une idée de répulsion envers les animaux rampants : « Vous saurez, dit-il, que tout animal rampant se nourrit d’un suc empoisonné produit de l’émanation de l’air putride de la terre en fermentation.

Le vieillard, sans doute, ne voulait pas émettre toute sa pensée sur le sujet. Il prit son chapeau et s’éloigna à petits pas nerveux semblant suivre le fil d’une idée qui l’obsédait ; il murmurait à demi voix des phrases comme celles-ci : « Tout ce qui rampe sur la terre, animaux ou gens, porte en lui le germe empoisonné de la répulsion, de la vilenie, mensonge et malheur, sinon pour le corps toujours pour l’âme qu’il détient dans son état avilissant, hideux et repoussant. »

Neuf jours après l’événement tragique, dans la nuit, le petit malade s’était plaint lamentablement, le matin, on envoya chercher le prêtre et le médecin qui ne purent que constater l’inévitable. L’on n’avait pu cicatriser la plaie. La fièvre purulente gagnant le cerveau avait causé la mort de l’enfant en quelques instants.

Aux funérailles du petit, l’on avait remarqué le vieillard qui cette fois ployait sous le poids du chagrin éprouvé.

Longtemps après, le petit vieux dirigeait ses pas du côté du cimetière où reposait l’enfant qu’il avait adopté dans son cœur, son petit ami de quelques jours d’autant plus aimé parce qu’il avait été témoin des souffrances et de la triste fin prématurée de cette petite fleur brisée en pleine floraison printanière. Il ne pouvait rester indifférent devant la douleur des parents sur la perte de l’enfant chéri, que le cruel destin venait d’enlever à leur affection.

Tante Rose s’arrêta, mais les enfants s’écrièrent en chœur : Tante ! Un conte du petit diable, qui se fait jouer un tour, c’est moins triste.

Tante Rose reprit de suite :