Contes de la Haute-Bretagne/Les garçons forts

IV

LES GARÇONS FORTS

Une veuve avait quatre fils : ils étaient doués d’une si grande force qu’on leur donna des noms en rapport avec leur surprenante vigueur.

L’aîné s’appelait Bras-de-Fer, le second Décotte-Montagne, le troisième se nommait Teurs-Chêne (Tords-Chêne), et le quatrième Meule-de-Moulin.

À la mort de leur mère, ils résolurent d’aller chercher fortune au loin, et ils se mirent en route chacun de leur côté.

Bras-de-Fer essaya d’abord l’état de bûcheron, mais il faisait des fagots gros comme des maisons, et personne ne les lui achetait ; il changea de métier et entra en apprentissage chez son parrain qui était forgeron. Mais quand Bras-de-Fer frappait sur l’enclume, les marteaux se brisaient entre ses mains, et au lieu de marteler le fer, il le mettait en mille pièces. Son patron eut peur d’être ruiné par cet apprenti si fort, et il lui donna son congé ; mais avant de quitter la forge, Bras-de-Fer voulut avoir un bâton entier pour se défendre contre les hommes et les chiens. Il en forgea un qui pesait mille livres, mais ayant voulu l’essayer, il le brisa sur son genou aussi facilement qu’une baguette de coudrier ; il s’en fit un autre qui pesait deux mille livres, et il le plia en deux ; enfin, il en fabriqua un troisième qui pesait dix mille livres, et dont il se déclara satisfait, parce qu’il résista aux épreuves qu’il lui fit subir.

Il se mit en route, et, après avoir marché quelque temps, il rencontra son frère Décotte-Montagne, qui était tout en sueur à cause des efforts qu’il avait faits pour déranger une colline qu’il trouvait trop rapprochée d’un ruisseau. Bras-de-Fer lui proposa de l’accompagner dans le voyage qu’il commençait. Décotte-Montagne accepta, et ils voyagèrent tous les deux ensemble.

En arrivant à la lisière d’une vaste forêt, ils virent Teurs-Chêne qui avait mis en un paquet les douze plus gros chênes du pays et en avait tordu trois plus petits pour les lier ensemble comme un fagot. Il reconnut ses frères, et les conduisit à sa maison, où il leur offrit de souper et de coucher : avant d’entrer, il déposa son paquet auprès de l’étable aux vaches, mais il était si lourd que les murs s’écroulèrent et les vaches furent écrasées sous les décombres.

Le lendemain ses aînés lui proposèrent de les accompagner, et il se mit en route avec eux.

À quelque temps de là, ils rencontrèrent leur plus jeune frère qui s’amusait à jouer au palet avec des meules de moulin et qui parut bien aise de les voir.

— Que fais-tu là, frère ? demanda Bras-de-Fer ?

— Je joue au palet pour passer le temps, car j’ai épousé une femme riche, et je puis maintenant faire tout ce qui me plaît. Voulez-vous faire une partie avec moi ?

Ils se mirent à jouer tous les quatre, et en poussant le long des routes les meules qui leur servaient de palet, ils arrivèrent près d’un château, dont les habitants furent si effrayés du bruit que faisaient les frères, qu’ils s’enfuirent, et qu’on ne les revit plus.

Les quatre voyageurs entrèrent dans le château qui était grand et vaste et où ils trouvèrent des provisions en abondance, et après avoir bien soupé, ils se couchèrent dans de belles chambres.

Le lendemain, trois des frères partirent pour la chasse, et laissèrent Bras-de-Fer à la maison pour surveiller la cuisson du dîner et les avertir en sonnant la cloche du moment où ils devraient rentrer pour manger.

Bras-de-Fer mit sur le feu la marmite à soupe et des casseroles où cuisaient des viandes : à neuf heures, il vit arriver un tout petit homme qui avait une longue barbe rouge, et qui répétait en grelotant :

— Houhouhou ! qu’il fait grand froid !

— Chauffe-toi, petit bonhomme, il y a dans la cheminée un feu bien allumé.

Le nain s’assit dans le foyer en disant :

— Comme il fait bon ici.

Bras-de-Fer se mit à tailler le pain pour la soupe, et au moment où il s’approchait de la marmite pour prendre le bouillon, le nain souleva le couvercle et jeta une poignée de cendres dans le pot au feu.

— Je vais te faire passer par la fenêtre, petit insolent ! dit Bras-de-Fer.

— Si tu peux, riposta le petit homme.

Comme Bras-de-Fer s’approchait pour exécuter sa menace, le nain le saisit et le fit entrer de force entre deux armoires scellées au mur, puis il s’en alla en ricanant. Bras-de-Fer fit les plus grands efforts pour se dégager, mais il ne put y parvenir.

Les chasseurs furent surpris de voir le soleil marquer midi sans que la cloche se fît entendre ; ils crurent que leur frère avait oublié de la sonner, et ils revinrent au château avec l’intention de lui reprocher sa négligence. Le pain était sur la table, et les casseroles sur le feu, mais ils n’aperçurent pas d’abord Bras-de-Fer, et ce fut avec bien de la peine qu’ils parvinrent à le dégager de l’endroit où le nain l’avait mis. Il leur raconta ce qui lui était arrivé, et ils passèrent tous les quatre ensemble le reste de la journée.

Le lendemain, trois des frères partirent pour la chasse, et fut au tour de Décotte-Montagne de garder la maison. Il vit venir le petit homme à barbe rouge qui, après s’être réchauffé, profita d’un moment où Décotte-Montagne avait le dos tourné, et mit de la cendre dans la marmite.

— Je vais te corriger, petit gamin !

— Toi ! tu n’en es pas plus capable que ton frère !

Et le nain le fit entrer de force dans un enfoncement entre le mur et la porte, qui était de chêne massif et assujétie avec de grosses barres de fer.

Quand les chasseurs furent de retour, ils crurent d’abord que Décotte-Montagne avait disparu, car l’endroit où il se trouvait était très obscur : un des chiens l’aperçut et alla en aboyant lui lécher les mains. Les frères réunirent leurs efforts et le tirèrent de la position incommode où il était.

Teurs-Chêne, qui était de garde le lendemain, dit à ses frères quand il les vit partir :

— Si je mets mes cinq doigts sur le petit bonhomme, il les sentira, ou je ne veux plus m’appeler Teurs-Chêne.

Mais le nain, après avoir agi comme les jours précédents, saisit Teurs-Chêne et le fit entrer de force sous une lourde huche que les trois frères eurent bien du mal à soulever quand ils furent de retour.

Le lendemain, même aventure : le petit bonhomme mit Meule-de-Moulin sous un lit où il resta sans pouvoir remuer.

Cette fois, le nain à barbe rouge ne s’en alla pas, et quand les frères revinrent de la chasse, il les menaça de les battre tous ensemble et de les mettre dehors, et il exécuta sa menace.

Alors les quatre frères, voyant que le nain était à lui seul plus fort qu’eux tous, firent la paix avec lui ; il se maria avec leur sœur, et ils restèrent bons amis.

(Conté par Jean Bouchery, de Dourdain, 1878.)