Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Amour

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 333-337).
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AMOUR.

Je me garderai bien, en voulant former des jeunes gens, de citer ici des descriptions de l’amour plus capables de corrompre le cœur que de perfectionner le goût. Je donnerai deux portraits de l’amour tirés de deux célèbres poëtes, dont l’un, qui est feu Rousseau, n’a pas toujours parlé avec tant de bienséance ; et l’autre, qui est M. de Voltaire, a, ce me semble, toujours fait aimer la vertu dans ses écrits.

PORTRAIT DE L’AMOUR, TIRÉ DE L’ÉPÎTRE SUR L’AMOUR
à madame d’ussé. (l. i, ép. ii.)

Jadis sans choix[1] les humains dispersés,
Troupe féroce et nourrie au carnage,
Du seul instinct suivaient la loi sauvage,
Se renfermaient dans les antres cachés.
Et de leurs trous par la faim arrachés[2]
Allaient, errants au gré de la nature,
Avec les ours disputer la pâture.
De ce chaos l’Amour réparateur[3]
Fut de leurs lois le premier fondateur :
Il sut fléchir leurs humeurs indociles,
Les réunit dans l’enceinte des villes.
Des premiers arts leur donna des leçons,
Leur enseigna l’usage[4] des moissons ;
Chez eux logea l’Amitié secourable,
Avec la Paix, sa sœur inséparable ;
Et, devant tout, dans les terrestres lieux,
Fit respecter l’autorité des dieux.
    Tel fut ici le siècle de Cybèle.
Mais à ce dieu[5] la terre enfin rebelle
Se rebuta d’une si douce loi,
Et de ses mains voulut se faire un roi.

Tout aussitôt, évoqué par la Haine,
Sort de ses flancs un monstre à forme humaine,
Reste dernier de ces cruels Typhons,
Jadis formés dans les gouffres profonds.
D’un faible enfant il a le front timide ;
Dans ses yeux brille une douceur perfide ;
Nouveau Protée, à toute heure, en tous lieux,
Sous un faux masque il abuse nos yeux.
D’abord voilé d’une crainte ingénue,
Humble captif, il rampe, il s’insinue ;
Puis tout à coup, impérieux vainqueur.
Porte le trouble et l’effroi dans le cœur.
Les Trahisons, la noire Tyrannie,
Le Désespoir, la Peur, l’Ignominie,
Et le Tumulte, au regard effaré,
Suivent son char de Soupçons entouré.
Ce fut sur lui que la terre ennemie
De sa révolte appuya l’infamie[6] ;
Bientôt séduits par ses trompeurs appas.
Des flots d’humains marchèrent[7] sur ses pas.
L’Amour, par lui dépouillé de puissance,
Remonte au ciel, séjour de sa naissance.


TEMPLE DE L’AMOUR, tiré de LA HENRIADE (chant ix, 1-555.)

Sur les bords fortunés de l’antique Idalie,
Lieux où finit l’Europe et commence l’Asie,
S’élève un vieux palais respecté par les temps :
La nature en posa les premiers fondements ;
Et l’art, ornant depuis sa simple architecture,
Par ses travaux hardis surpassa la nature.
Là, tous les champs voisins, peuplés de myrtes verts,
N’ont jamais ressenti l’outrage des hivers.
Partout on voit mûrir, partout on voit éclore
Et les fruits de Pomone et les présents de Flore ;
Et la terre n’attend, pour donner ses moissons,
Ni les vœux des humains, ni l’ordre des saisons.
L’homme y semble goûter dans une paix profonde
Tout ce que la nature, aux premiers jours du monde,
De sa main bienfaisante accordait aux humains :
Un éternel repos, des jours purs et sereins,
Les douceurs, les plaisirs que promet l’abondance,
Les biens du premier âge, hors la seule innocence.

On entend pour tout bruit des concerts enchanteurs
Dont la molle harmonie inspire les langueurs ;
Les voix de mille amants, les chants de leurs maîtresses,
Qui célèbrent leur honte et vantent leurs faiblesses.
Chaque jour on les voit, le front paré de fleurs,
De leur aimable maître implorer les faveurs ;
Et dans l’art dangereux de plaire et de séduire,
Dans son temple à l’envi s’empresser de s’instruire.
La flatteuse Espérance, au front toujours serein,
À l’autel de l’Amour les conduit par la main.
Près du temple sacré, les Grâces demi-nues
Accordent à leurs voix leurs danses ingénues.
La molle Volupté, sur un lit de gazons,
Satisfaite et tranquille, écoute leurs chansons.
On voit à ses côtés le Mystère en silence,
Le Sourire enchanteur, les Soins, la Complaisance,
Les Plaisirs amoureux, et les tendres Désirs,
Plus doux, plus séduisants encor que les Plaisirs.
De ce temple fameux telle est l’aimable entrée ;
Mais lorsqu’en avançant sous la voûte sacrée
On porte au sanctuaire un pas audacieux.
Quel spectacle funeste épouvante les yeux !
Ce n’est plus des Plaisirs la troupe aimable et tendre ;
Leurs concerts amoureux ne s’y font plus entendre :
Les Plaintes, les Dégoûts, l’Imprudence, la Peur,
Font de ce beau séjour un séjour plein d’horreur.
La sombre Jalousie, au teint pâle et livide,
Suit d’un pied chancelant le Soupçon qui la guide :
La Haine et le Courroux, répandant leur venin.
Marchent devant ses pas un poignard à la main.
La Malice les voit, et d’un souris perfide
Applaudit, en passant, à leur troupe homicide.
Le Repentir les suit, détestant leurs fureurs,
Et baisse, en soupirant, ses yeux mouillés de pleurs.
C’est là, c’est au milieu de cette cour affreuse,
Des plaisirs des humains compagne malheureuse,
Que l’Amour a choisi son séjour éternel, etc.


Ces deux descriptions morales de l’Amour n’en sont pas moins intéressantes pour cela. Celle qui est tirée de la Henriade est plus pittoresque que l’autre et, d’un style plus coulant et plus correct ; mais elle ne me paraît pas écrite avec plus d’énergie. Il y a seulement je ne sais quoi de plus doux et de plus intéressant.


Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto.

(Hor., de Art. poet., 99.)

Il faut voir à présent comment l’archevêque de Cambrai, l’illustre Fénelon, auteur du Télémaque, a traité le même sujet. Il a aussi parlé de l’Amour et de son temple (livre IV) :

« On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île, car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie, et à Paphos, C’est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre ; c’est un parfait péristyle : les colonnes sont d’une grosseur et d’une hauteur qui rendent cet édifice très-majestueux ; au-dessus de l’architrave et de la frise sont, à chaque face, de grands frontons où l’on voit, en bas-reliefs, toutes les plus agréables aventures de la déesse ; à la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n’égorge jamais dans l’enceinte du lieu sacré aucune victime. On n’y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux ; on n’y répand jamais leur sang. On présente seulement devant l’autel les bêtes qu’on offre, et on n’en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut, et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d’or ; leurs cornes sont dorées, et ornées de bouquets des fleurs les plus odoriférantes. Après qu’elles ont été présentées devant l’autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.

« On offre aussi toute sorte de liqueurs parfumées, et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d’or et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l’Orient, et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants ; tous les vases qui servent au sacrifice sont d’or ; un bois sacré de myrte environne le bâtiment. Il n’y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d’une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et qui osent allumer le feu des autels ; mais l’impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique. »

Je ne puis m’empêcher de convenir que cette description est d’une grande froideur en comparaison de la poésie que nous avons vue. Rien ne caractérise ici le temple de l’Amour ; ce n’est qu’une description vague d’un temple en général. Il n’y a rien de moral que la dernière phrase ; mais l’impudence et la dissolution caractérisent la débauche, et non pas l’amour. Tout le mérite de ce morceau me paraît consister dans une prose harmonieuse ; mais elle manque de vie. Tous ces exemples confirment de plus en plus que les mêmes choses bien dites en vers, ou bien dites en prose, sont aussi différentes qu’un vêtement d’or et de soie l’est d’une robe simple et unie ; mais aussi la médiocre prose est encore plus au-dessus des vers médiocres que les bons vers ne remportent sur la bonne prose.

On m’a demandé souvent s’il y avait quelque bon livre en français, écrit dans la prose poétique du Télémaque. Je n’en connais point, et je ne crois pas que ce style pût être bien reçu une seconde fois. C’est, comme on l’a dit[8], une espèce bâtarde qui n’est ni poésie ni prose, et qui, étant sans contrainte, est aussi sans grande beauté : car la difficulté vaincue ajoute un charme nouveau à tous les agréments de l’art. Le Télémaque est écrit dans le goût d’une traduction en prose d’Homère, et avec plus de grâce que la prose de Mme Dacier ; mais enfin c’est de la prose, qui n’est qu’une lumière très-faible devant les éclairs de la poésie, et qui atteste seulement l’impuissance[9] de rendre les poètes de l’antiquité en vers français.

  1. Terme oiseux. (Note de Voltaire.)
  2. Vers dur. (Id.)
  3. Impropre. (Id.)
  4. Impropre. (Id.)
  5. Dieu est trop près de Cybèle. (Id.)
  6. Mots impropres. (Note de Voltaire.)
  7. Les flots ne marchent pas. (Id.)
  8. C’est sans doute de lui-même que Voltaire veut parler ici ; voyez ce qu’il a dit des tragédies en prose, tome Ier du Théâtre, pages 53 et 312.
  9. Voltaire pense que les poëtes doivent être traduits en vers ; voyez tome XII, page 246 ; tome XX, page 411 ; ci-après, le mot Traductions.