Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Amitié

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 330-333).
AMITIÉ[1]

Il y a lieu d’être surpris que si peu de poëtes et d’écrivains aient dit en faveur de l’amitié des choses qui méritent d’être retenues. Je n’en trouve ni dans Corneille, ni dans Racine, ni dans Boileau, ni dans Molière, La Fontaine est le seul poète célèbre du siècle passé qui ait parlé de cette consolation de la vie. Il dit à la fin de la fable des Deux Amis (liv. VIII, fab, xi, 26) :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
        Il vous épargne la pudeur
        De les lui découvrir vous-même ;
        Un songe, un rien, tout lui fait peur,
        Quand il s’agit de ce qu’il aime.

Le second vers est le meilleur, sans contredit, de ce passage. Le mot de pudeur n’est pas propre : il fallait honte. On ne peut dire : j’ai la pudeur de parler devant vous, au lieu de : j’ai honte de parler devant vous ; et on sent d’ailleurs que les derniers vers sont faibles. Mais il règne dans ce morceau, quoique défectueux, un sentiment tendre et agréable, un air aisé et familier, propre au style des fables.

Je trouve dans la Henriade un trait sur l’amitié beaucoup plus fort (ch. VIII, 317-24) :

Il l’aimait non en roi, non en maître sévère,
Qui souffre qu’on aspire à l’honneur de lui plaire,

Et de qui le cœur dur et l’inflexible orgueil
Croit le sang d’un sujet trop payé d’un coup d’œil.
Henri de l’amitié sentit les nobles flammes :
Amitié, don du ciel, plaisir des grandes âmes ;
Amitié que les rois, ces illustres ingrats,
Sont assez malheureux pour ne connaître pas !

Cela est dans un goût plus mâle, plus élevé que le passage de La Fontaine. Il est aisé de sentir la différence des deux styles, qui conviennent chacun à leur sujet.

Mais j’avoue que j’ai vu des vers sur l’amitié qui me paraissent infiniment plus agréables. Ils sont tirés d’une épître imprimée dans les Œuvres de M. de Voltaire[2].

Pour les cœurs corrompus l’amitié n’est point faite.
Ô tranquille amitié ! Ô félicité parfaite,
Seul mouvement de l’âme où l’excès soit permis,
Corrige les défauts qu’en moi le ciel a mis ;
Compagne de mes pas dans toutes mes demeures.
Et dans tous les états, et dans toutes les heures,
Sans toi, tout homme est seul ; il peut par ton appui
Multiplier son être, et vivre dans autrui.
Amitié, don du ciel et passion du sage,
Amitié, que ton nom couronne cet ouvrage ;
Qu’il préside à mes vers comme il règne en mon cœur !

Il y a dans ce morceau une douceur bien plus flatteuse que dans l’autre. Le premier semble plutôt la satire de ceux qui n’aiment pas, et le second est le véritable éloge de l’amitié. Il échauffe le cœur. On en aime mieux son ami quand on a lu ce passage.

Que j’aime ce vers !

Multiplier son être, et vivre dans autrui.

Qu’il me paraît nouveau de dire que l’amitié doit être la seule passion du sage ! En effet, si l’amitié ne tient pas de la passion, elle est froide et languissante : ce n’est plus qu’un commerce de bienséance.

Il sera utile de comparer tous ces morceaux avec ce que dit sur l’amitié Mme la marquise de Lambert[3], dame très-respectable par son esprit et par sa conduite, et qui mettait l’amitié au rang des premiers devoirs.

« La parfaite amitié nous met dans la nécessité d’être vertueux. Comme elle ne se peut conserver qu’entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. Vous trouvez dans l’amitié la sûreté du bon conseil, l’émulation du bon exemple, le partage dans vos douleurs, le secours dans vos besoins. »

Il est vrai que ce morceau de prose ne peut faire le même plaisir ni à l’oreille, ni à l’âme, que les vers que j’ai cités. « La sentence, dit Montaigne[4], pressée aux pieds nombreux de la poésie, élance mon âme d’une plus vive secousse. » J’ajouterai encore que les beaux vers, en français, sont presque toujours plus corrects que la prose. La raison en est que la difficulté des vers produit une grande attention dans l’esprit d’un bon poëte, et de cette attention continue se forme la pureté du langage ; au lieu que, dans la prose, la facilité entraîne l’écrivain et fait commettre des fautes.

Il y a, par exemple, une faute de logique dans cette phrase : « Comme l’amitié ne peut se conserver qu’entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. »

Si vous êtes déjà ami, vous êtes donc une de ces personnes estimables. À leur ressembler n’est donc pas juste. Je crois qu’il fallait dire :

« L’amitié ne se pouvant conserver qu’entre des cœurs estimables, elle vous force à l’être toujours. »

Le partage dans vos douleurs est encore une faute contre la langue ; il fallait dire : On partage vos douleurs, on prévient vos besoins. Ces observations, qu’on doit faire sur tout ce qu’on lit, servent à étendre l’esprit d’un jeune homme et à le rendre juste : car le seul moyen de s’accoutumer à bien juger dans les grandes choses est de ne se permettre aucun faux jugement dans les petites.

Je ne puis m’empêcher de rapporter encore un passage sur l’amitié, que je trouve plus tendre encore que ceux que j’ai cités. Il est à la fin d’une de ces épîtres[5] familières en vers, pour lesquelles M. de Voltaire me paraît avoir un génie particulier.

Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,

Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux-même,
Au monde, à l’inconstance, ardents à se livrer.
Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer !

  1. Voltaire, dans les Questions sur l’Encyclopédie, a donné un article Amitié ; voyez tome XVII, page 171.
  2. Quatrième des Discours sur l’Homme, vers 24 et suivants.
  3. Mme de Lambert a place dans le Catalogue des écrivains, etc., tome XIV, en tête du Siècle de Louis XIV. — Ses œuvres, qui venaient d’être réunies (1748), renferment un Traité de l’Amitié.
  4. Voyez le texte de Montaigne, cité tome XVII, page 418.
  5. Voyez, tome X, page 265, l’épître (de 1729) aux mânes de Génonville.