Comment fut déclarée la guerre de 1914/Texte entier

« TOUTE L’HISTOIRE »
RAYMOND POINCARÉ
de l’Académie française


COMMENT FUT DÉCLARÉE
LA GUERRE DE 1914


ORDRE
DE MOBILISATION GÉNÉRALE

Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées.

Le premier jour de la mobilisation est le Dimanche Deux Août 1914

Tout Français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du FASCICULE DE MOBILISATION (pages coloriées placées dans son livret).

Sont visés par le présent ordre TOUS LES HOMMES non présents sous les Drapeaux et appartenant :

1° à l’ARMÉE DE TERRE y compris les TROUPES COLONIALES et les hommes des SERVICES AUXILIAIRES ;

2° à l’ARMÉE DE MER y compris les INSCRITS MARITIMES et les ARMURIERS de la MARINE.


Les autorités civiles et militaires sont responsables de l’exécution du présent décret.

 Le Ministre de la Guerre
Le Ministre de la Marine 
 
FLAMMARION


Comment fut déclarée
la Guerre de 1914



"TOUTE L’HISTOIRE"
7 fr. 50
Collection dirigée par M. OCTAVE AUBRY
Secrétaire général : M. christian MELCHIOR-BONNET.
CETTE REMARQUABLE COLLECTION
MET, PAR SON PRIX,
À LA PORTÉE DE TOUS
LES CHEFS-D’ŒUVRE MODERNES DE L’HISTOIRE
NOUVELLE SÉRIE

Déjà parus :

MARÉCHAL JOFFRE, de l’Académie française, Charleroi et la Marne.
JACQUES BAINVILLE, de l’Académie française,
Histoire de deux peuples (continuée jusqu’à Hitler).
F. FUNCK-BRENTANO, de l’Institut,
L’Ancien Régime.
DOCTEUR CABANÈS.
Les secrets de l’Histoire.
LOUIS MADELIN, de l’Académie française,
La France de l’Empire.
EDM. ET J. DE GONCOURT,
La femme au XVIIIe siècle.
(La société, l’amour et le mariage.)
HENRY HOUSSAYE, de l’Académie française,
1815.
(La première Restauration. — Le retour de l’île d’Elbe. — Les Cent-Jours.)

Pour paraître prochainement :

FRANÇOIS MAURIAC, de l’Académie française, La vie de Jean Racine.
RAYMOND POINCARÉ
de l’académie française

Comment

fut déclarée

la Guerre de 1914


FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue Racine, paris



Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright 1939, by Ernest Flammarion


Comment fut déclarée la Guerre de 1914




CHAPITRE PREMIER


J’APPRENDS AU GRAND PRIX L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — DÉPÊCHES DE VIENNE ET DE BUDAPEST. — UNE VISITE DU COMTE SZECSEN. — FRANÇOIS-JOSEPH ET GUILLAUME II. — BERCHTOLD ET TISZA. — LA FÊTE DU 14 JUILLET. — UN DÉBAT MILITAIRE AU SÉNAT.


L’après-midi du dimanche 28 juin, c’était le Grand Prix de Longchamp. Mme Poincaré et moi, nous devions, suivant l’usage, aller le voir courir. Nous sommes partis par un temps splendide, avec l’équipage à la daumont, et dans les allées du Bois se pressait sur notre passage une foule insouciante et joyeuse. On ne dira jamais assez les services que rend le soleil à la popularité des chefs d’État. Nous avons trouvé, dans la tribune présidentielle, les présidents des Chambres et le corps diplomatique. Un buffet était dressé à l’intention de nos hôtes. La pureté du ciel, l’affluence des spectateurs, l’élégance des toilettes, la beauté du champ de courses dans son immense cadre de verdure, tout nous annonçait une après-midi charmante.

Je suivais d’un regard un peu distrait le galop des chevaux, lorsqu’un télégramme de l’agence Havas nous a été communiqué et a jeté la consternation parmi nous. Il y était annoncé que, dans une visite à Serajevo, l’archiduc héritier d’Autriche, François-Ferdinand, et sa femme morganatique, la duchesse de Hohenberg, avaient été mortellement frappés. Deux attentats successifs avaient été commis, le premier, disait-on, par un ouvrier typographe de race serbe, mais sujet autrichien, le nommé Kabrinovitch, qui avait lancé une grenade à main, mais n’avait atteint que des passants ; le second, par un étudiant, nommé Prinzip, également sujet autrichien, qui avait tiré plusieurs coups de browning, presque à bout portant, sur l’archiduc et sur la duchesse de Hohenberg et qui avait blessé celui-là à la tête et celle-ci au ventre. Tous deux, transportés au Konak, étaient morts quelques minutes après.

Bien que cette nouvelle n’ait encore aucun caractère officiel, je me crois obligé de remettre le télégramme au comte Szecsen, ambassadeur d’Autriche-Hongrie, assis non loin de moi dans la tribune. Il blêmit, se lève et me demande la permission de rentrer à son ambassade pour y attendre une information directe de son gouvernement. Les autres ambassadeurs, mis au courant, ne se retirent point, et je me trouve, par suite, forcé de rester au milieu d’eux jusqu’à la fin des courses. Mais nous ne parlons plus que de ce meurtre et des complications politiques qu’il peut entraîner. Les uns se demandent quel va être l’avenir de la monarchie des Habsbourg, les enfants de l’archiduc et de sa femme morganatique ayant été précédemment exclus de la succession au trône par la volonté de François-Joseph ; les autres s’inquiètent de voir se poser de nouveau, à l’état aigu, les problèmes balkaniques. M. Lahovary, ministre de Roumanie, est très sombre. Il redoute que ce crime ne fournisse à l’Autriche un prétexte pour déclencher une guerre.

Rentré à l’Élysée, je m’empresse de télégraphier au vieil Empereur : J’apprends avec une tristesse indignée l’attentat qui inflige une nouvelle douleur à Votre Majesté et qui met en deuil la famille impériale et l’Autriche-Hongrie. Je prie Votre Majesté de croire à ma profonde sympathie. À vrai dire, je n’étais pas très sûr que la mort du neveu plongeât l’oncle dans une profonde douleur. Je n’ignorais pas que leurs rapports étaient assez tendus et que François-Joseph n’avait jamais pardonné à l’archiduc héritier son mariage avec Sophie Chotek. À en croire, en effet, le général Margutti, François-Joseph, en apprenant la mort de son héritier, se serait borné à dire : « Une puissance supérieure a rétabli l’ordre que malheureusement je n’avais pas été en état de maintenir. » Quoi qu’il en soit, dès le lundi, je reçois de l’Empereur une réponse où il me remercie de mes condoléances, en termes aussi chaleureux que pourrait le faire un homme très affligé.

Peu à peu des renseignements divers nous arrivent sur le drame de Serajevo et sur les suites qu’il peut avoir. Notre ambassadeur à Vienne, M. Dumaine, écrit le 29 juin, à M. Viviani[1] : Le comte Berchtold[2] m’a parlé avec une sincère émotion de sa longue intimité avec l’archiduc défunt. Étant du même âge, il avait, dès l’enfance et pendant les années de jeunesse, entretenu avec François-Ferdinand d’Este des rapports de camaraderie, transformés au cours de l’existence en un confiant et fidèle attachement. De même, entre la duchesse de Hohenberg et la comtesse Berchtold existait une amitié qui datait de leur entrée dans la vie. La toute récente réception au château de Konopischt, où le ministre et sa femme ont été comblés des attentions les plus amicales, se trouve avoir été un suprême témoignage de ces sentiments dont le comte Berchtold m’entretenait avec une abondance de détails et un attendrissement qu’on n’eût pas attendus de sa réserve habituelle. Il était généralement mal jugé, me disait-il, parce qu’il avait le caractère difficile, obstiné, et qu’il était indifférent à la crainte de se faire des ennemis. Mais c’était un prince d’une intelligence vaste et capable de desseins considérables. Très injustement, il a été accusé de méditer une politique agressive contre quelques États, notamment contre la Russie. Je puis affirmer qu’il s’inspirait, au contraire, de sentiments plutôt favorables à l’Empire voisin. Il suivait en cela la tradition de son père qui, ayant rempli plusieurs missions à la Cour de Saint-Pétersbourg, avait conservé une haute estime pour le peuple russe et s’était lié d’amitié avec le tsar Nicolas. Je suis certain que l’archiduc se serait montré de tendances russophiles, s’il avait régné. Après avoir rapporté cette conversation, M. Dumaine poursuivait : Frappé d’une mort aussi honorable que cruelle dans l’accomplissement des devoirs d’un quasi-souverain et d’un généralissime, François-Ferdinand est appelé, en somme, à bénéficier du secret de son énigmatique nature. Tandis que, de son vivant, son règne était presque unanimement redouté, on lui prêtera désormais les pensées de gouvernement les plus flatteuses pour sa mémoire. Tout ce qu’il est permis de supposer, semble-t-il, c’est que la violence de ses passions l’eût peut-être déterminé à bouleverser les assises et la politique extérieure de la monarchie, sans qu’on puisse dire si l’expérience eût été heureuse. Il détestait les Hongrois et les Italiens, d’où la pensée qu’on lui attribuait de favoriser le slavisme au détriment des Magyars et de la pénétration italienne dans le littoral autrichien de l’Adriatique. Aurait-il été cependant poussé par ces tendances, soit à instituer le trialisme, soit à doter les différentes nationalités groupées sous son sceptre d’une autonomie assez large pour satisfaire les aspirations des unes et des autres ? En Roumanie on attendait de lui une amélioration du sort des populations de Transylvanie, opprimées par les Hongrois. En Serbie, l’opinion lui était favorable, parce que l’on espérait qu’il créerait un royaume yougoslave. Mais c’était vraisemblablement compter sans son ultramontanisme étroit qui devait lui inspirer autant d’horreur pour les schismatiques des divers cultes que pour les Italiens spoliateurs des États pontificaux. À l’intérieur, seuls à peu près, les Tchèques se flattaient qu’il leur serait secourable, à cause de l’influence que sa femme, issue d’une des vieilles familles de Bohême, exerçait sur son esprit. Le peuple, sans trop le connaître, et le jugeant sur ce qu’on rapportait de son fanatisme clérical et de son avarice, ne l’aimait pas. Toutefois, maintenant qu’il a disparu, on oppose ces chances de hasardeuses rénovations à la quasi-certitude de voir se prolonger, sous le règne d’un jeune souverain sans personnalité, les traditions surannées chères au vieil Empereur actuel. La puérilité menace de succéder à la sénilité. Il y a de quoi affliger ceux qui, dans l’atmosphère viennoise d’irréflexion et d’insouciance, s’inquiètent, pour la cohésion de la Monarchie, des périls d’un très prochain avenir. Signé : Dumaine.

Dans une autre dépêche, datée du 30, M. Dumaine ajoute : D’après M. Jovanovitch (ministre serbe à Vienne), son gouvernement se serait imposé depuis longtemps la règle de faire respecter le rigoureux isolement où sont maintenues les deux provinces annexées. On traitait à Belgrade les frères de race du pays voisin « comme s’ils eussent été infestés du choléra ». Mais les frères Bosniaques n’ont pas besoin qu’on les excite. La grande majorité d’entre eux se résignent à attendre des événements propres à leur rêve de panserbisme ; quelques violents, plus anarchistes que patriotes, préconisent le recours aux moyens révolutionnaires. Qu’ils aient des affiliations avec des groupes semblables en Serbie même et qu’ils s’y approvisionnent des engins à employer, en Serbie, c’est encore assez vraisemblable. Si toutefois leurs menées échappent à l’ombrageuse police autrichienne, comment reprocher à l’administration serbe l’insuffisance de sa surveillance ?

Le même jour, notre consul général à Budapest écrit au Quai d’Orsay : Celui que les Hongrois dénonçaient comme leur ennemi et comme l’ami des Slaves a péri assassiné par des Serbes, C’est que François-Ferdinand n’était pas plus aimé des Serbes et des Slaves en général que des Hongrois. D’une part, on ne lui pardonnait pas d’avoir été l’inspirateur principal de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. D’autre part, les nationalistes serbes et slaves avaient toutes raisons de se méfier de ses grands projets trialistes. En donnant satisfaction à certaines revendications, en constituant ces États slaves dans le cadre même de la monarchie, ces projets étaient de nature à séparer pour toujours du royaume les Serbes de l’Empire et peut-être même un jour ou l’autre, en vertu de la force d’attraction d’un grand État, auraient-ils conduit à l’annexion pure et simple de la Serbie.

Dans l’ensemble, les appréciations de nos agents ont été confirmées par tout ce qu’on a pu savoir plus tard des causes et des conditions de l’attentat. Il est certain que Prinzip et Kabrinovitch étaient sujets autrichiens. Il n’est pas moins certain que le conseiller de section Wiesner, chargé par le Ballplatz de procéder à une enquête au sujet du double meurtre de Serajevo, a écrit dès le 13 juillet 1914 dans son rapport officiel : La complicité du gouvernement serbe dans la direction de l’attentat, dans la préparation ou la livraison des armes, n’est prouvée par rien, et n’est même pas à présumer. Bien plus, il y a des raisons qui font considérer cela comme impossible. Sans doute, les deux meurtriers avaient habité Belgrade, et les grenades portaient la marque de l’arsenal serbe de Kragujevats. Mais M. Wiesner déclarait dans le même rapport : Il n’y a pas de preuves qu’elles aient été prises dans ce dépôt au moment de l’attentat et dans cette intention, car ces bombes peuvent provenir de munitions des comitadjis datant de la guerre.

Toujours est-il que la mort de l’archiduc, devançant celle du vieil Empereur, ne rouvrait pas seulement la question balkanique ; elle posait la question d’Autriche. Depuis quelque temps déjà, le malaise intérieur de l’Autriche s’était accru. La perte du trône d’Albanie par le prince Guillaume de Wied avait été ressentie à Vienne comme une blessure d’amour-propre, presque comme une humiliation. L’empereur Guillaume II avait lui-même cru bon de revoir son confident et ami François-Ferdinand et de s’entretenir de nouveau avec lui des affaires d’Orient. Rendez-vous avait été pris pour le 12 juin dans la propriété préférée de l’archiduc héritier à Konopischt, en Bohême. Dans son livre, Ursachen und Ausbruch des Weltkrieges, M. de Jagow a plaisamment donné, comme raison de cette entrevue princière, le désir qu’avaient l’Empereur et l’Archiduc d’admirer ensemble la floraison des roses. C’est une idylle, et voilà tout. Après la rencontre, M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, envoyait cependant au chancelier un rapport qui débutait ainsi : Le comte Berchtold a été invité à Konopischt par l’archiduc François-Ferdinand, après le départ de Sa Majesté l’Empereur. Le ministre m’a raconté aujourd’hui que S. A. impériale et royale a déclaré être satisfaite au plus haut point de la visite de S. M. l’Empereur. Elle a discuté avec Sa Majesté toutes les questions possibles et a pu constater l’entière concordance de leurs vues.

Quels qu’aient été les sujets traités dans ces mystérieuses conversations, il est à noter qu’elles ont été immédiatement suivies de mesures militaires inexpliquées. Le 27 juin, c’est-à-dire la veille de l’attentat de Serajevo, notre ministre à Belgrade écrivait : Des mesures militaires ont été prises depuis quelques jours sur la frontière serbe. On a concentré cent mille hommes en Bosnie et en Dalmatie, et établi un cordon de troupes et de gendarmerie sur les bords de la Save et du Danube, d’Orsova à Raca. La brigade de Semlin a été munie de cavalerie et d’artillerie. Le chemin de fer est gardé militairement de Semlin à Szabatka.

Ce n’était pas tout. Entre le 14 et le 27 juin, avant que l’archiduc fût parti pour Serajevo, le Ballplatz rédigeait un important mémoire destiné à démontrer que la situation était devenue intolérable pour l’Autriche dans les Balkans. Après la révolution du 9 novembre 1918, en une heure où l’Allemagne presque tout entière semblait ouvrir les yeux à la vérité, Karl Kautsky, secrétaire d’État adjoint des Affaires étrangères du Reich, remarquait avec raison qu’on ne pouvait guère voir en ce document du Ballplatz autre chose qu’un projet, conçu en style diplomatique, de guerre préventive contre la Russie. Les auteurs du mémoire s’en prenaient, en effet, d’abord à la Roumanie, dont le roi, tout Hohenzollern qu’il fût, venait de recevoir le Tsar à Constantza, et qu’ils dénonçaient comme cherchant, en dépit de toutes les « remontrances amicales », à s’éloigner de la politique austro-hongroise. Il n’y avait plus, disaient-ils, à espérer de changement favorable et ils concluaient que l’Autriche devait désormais renoncer, non seulement à l’égard de la Roumanie, mais à l’égard de la Serbie et de la Russie, à ce qu’ils appelaient « la politique de l’attente tranquille ». Il fallait provoquer une alliance entre la Bulgarie et la Turquie et utiliser l’action combinée de ces deux peuples contre la Serbie. Ce mémoire, où se révèle si crûment la pensée secrète de l’Autriche-Hongrie, la propagande allemande s’est efforcée depuis quelques années de l’ensevelir sous les commentaires du Livre noir soviétique. Mais il n’en était pas moins rédigé dès le 24 juin et il était évidemment fait pour préparer l’encerclement et l’humiliation de la Serbie.

Ce document significatif allait partir pour Berlin au moment même où est tué François-Ferdinand. Aussitôt, François-Joseph en presse l’expédition et l’appuie d’une lettre autographe à Guillaume II : Les efforts de mon gouvernements écrit-il, doivent désormais avoir pour but l’isolement et l’amoindrissement de la Serbie. La première étape dans cette voie serait à chercher dans un renforcement de l’autorité du gouvernement bulgare actuel, de façon que la Bulgarie, dont les véritables intérêts concordent avec les nôtres, demeure à l’abri d’un retour à la russophilie. Lorsqu’on saura à Bucarest que la Triple-Alliance est décidée à ne pas abandonner l’idée de s’adjoindre la Bulgarie, mais qu’elle est disposée à engager celle-ci à se lier avec la Roumanie et à garantir l’intégrité territoriale de cette dernière, on reviendra peut-être de la dangereuse direction où l’on a été poussé par l’amitié serbe et par le rapprochement avec la Russie. On pourrait de plus, en cas de succès, tâcher de réconcilier la Grèce avec la Bulgarie et avec la Turquie. Il se formerait ainsi, sous les auspices de la Triple-Alliance, une nouvelle ligue balkanique qui aurait pour objet d’arrêter la pression de la vague panslavite et d’assurer la paix à nos États. Tout cela ne sera possible que si la Serbie, qui est actuellement le pivot de la politique panslavite, est éliminée des Balkans en tant que facteur politique.

En même temps, le mémoire est complété par une conclusion énergique : La nécessité s’impose pour la Monarchie de déchirer d’une main vigoureuse le réseau que son adversaire voulait jeter sur sa tête comme un filet.

La mort de François-Ferdinand n’a donc pas été la cause, elle n’a été que l’occasion et le prétexte de la Strafexpedition que l’Autriche préparait déjà contre la Serbie. Aussi bien, le lendemain même de l’attentat, le comte Berchtold disait au chef d’état-major, Conrad von Hoëtzendorff, que l’heure avait sonné de résoudre la question serbe. Le ministre des Affaires étrangères annonçait en même temps, au comte Tisza, président du Conseil hongrois, « son intention de profiter du crime de Serajevo pour régler les comptes avec la Serbie ». Le comte Tisza était alors assez hésitant. Non pas, semble-t-il, par amour de la paix, car il écrivait lui-même : « Ce serait le moindre de mes soucis que de trouver un casus belli convenable » ; mais il ne jugeait pas opportune une agression immédiate contre la Serbie parce que, redoutant l’intervention de la Russie, il voulait d’abord augmenter les chances de l’Autriche-Hongrie par un appui certain de Bucarest et de Sofia. Sans tenir compte de cet avis, Berchtold envoie à Berlin, dès le soir du 4 juillet, son chef de cabinet, le comte Hoyos, porteur du mémoire et de la lettre impériale.

À Paris, nous ignorions naturellement cette correspondance secrète et les desseins dont elle contenait l’aveu. L’opinion était encore plus loin de les soupçonner que le gouvernement. Vienne, Budapest, Serajevo, ce sont, pour nombre de Français, des villes qui se perdent dans les brumes du lointain, et les ministres eux-mêmes ont des sujets de préoccupation plus proches que la disparition de l’archiduc. Au Conseil du mardi 30 juin, on parle un peu de l’Autriche ; on parle beaucoup des congrégations.

Je me dédommage de la politique en recevant à dîner, à l’occasion des Salons, les membres des sociétés d’artistes et en passant avec eux, sur la terrasse et dans le jardin, une délicieuse soirée. Puis, recommence la série des fêtes et des cérémonies. Grand prix cycliste à Vincennes. Assistance nombreuse et populaire. Nous sommes au dimanche 5 juillet. Le comte Hoyos est arrivé à Berlin. Mais nul à Paris ne le sait et personne dans cette foule ne pressent la catastrophe qui menace le monde : pas plus moi, qui préside, que les braves gens qui m’acclament. Les nouvelles que nous recevons de l’Est européen sont encore très vagues. Nous sommes exactement renseignés sur ce qui se voit, mais comment nos représentants devinaient-ils ce qui ne se voit pas ? Le 2 juillet, M. de Valicourt, consul de France à Trieste, adresse au Quai d’Orsay un intéressant rapport sur l’arrivée des dépouilles mortelles de l’archiduc et de sa femme. La veille, le dreadnought autrichien Viribus unitis, transportant les deux corps et escorté de plusieurs cuirassés et torpilleurs, a jeté l’ancre dans le port. Dans toute la ville, le long des belles rues aux maisons hautes, sans volets ni persiennes, dont parle Stendhal dans sa correspondance, ce ne sont que tentures de deuil et drapeaux cravatés de crêpe. Le 2, dans la matinée, les cercueils sont débarqués sur le rivage. Quoique italienne de race et de langue, la population de Trieste se presse, respectueuse, sur le parcours du cortège. L’itinéraire est le même que celui qu’on a fait suivre, le 18 janvier 1868, aux restes de l’empereur Maximilien. Sept voitures mortuaires, chargées de plus de deux cents couronnes, précèdent les deux corbillards. Les corps sont déposés à la gare méridionale dans un wagon funéraire, qui, à dix heures du matin, se met en marche sur Vienne. Cinq minutes après, il traverse sans arrêt la station de Miramar, en vue de ce château où, en avril dernier, l’archiduc a si magnifiquement reçu l’empereur Guillaume, devant l’escadre venue de Pola pour saluer les deux grands alliés.

Le 2, au soir, les cercueils arrivent à Vienne et y sont publiquement exposés à la lueur des flambeaux. C’est alors M. Dumaine qui nous décrit la suite des cérémonies funèbres. Il ajoute qu’à aucune d’elles n’a été convié le corps diplomatique et qu’à aucune non plus ne s’est montré Guillaume II. Le Kaiser avait annoncé dès la première heure qu’il assisterait aux obsèques. Il avait été si récemment l’hôte joyeusement accueilli de l’archiduc à Konopischt que son désir de lui rendre les derniers devoirs semblait tout naturel. Mais il voulait amener avec lui les officiers du régiment prussien dont le défunt était colonel honoraire et là, comme partout, frapper par l’éclat de sa présence. C’était une prétention qui s’accordait mal avec le programme modeste et terne qu’on avait préparé. L’impitoyable étiquette ne permettait pas, en effet, que l’épouse morganatique de l’archiduc participât à des honneurs princiers. Pas un seul membre de la famille des Habsbourg ne s’était dérangé pour accompagner de Serajevo à Vienne les dépouilles des victimes. L’armée n’avait pas été admise aux funérailles de son généralissime ; et, sous prétexte de ménager la santé du vieil Empereur, on avait réussi à éviter la venue des souverains étrangers et de leurs familles. L’empereur d’Allemagne, éclairé sur l’accueil fait à ses ouvertures, s’était ravisé et avait annoncé qu’il était retenu à Potsdam par une légère indisposition. En même temps que M. Dumaine donnait au gouvernement de la République ces curieux détails, il pressentait déjà ce qui se tramait dans l’ombre, et il écrivait : Après avoir, vivant, suscité tant de craintes et soulevé tant d’inimitiés, l’archiduc François-Ferdinand d’Este demeure, jusque dans la mort, inquiétant et menaçant. L’attentat auquel il a succombé ranime les haines contre la Serbie et même la Russie. Sous prétexte de venger l’assassinat, c’est presque toute la question des Balkans que l’on prétend rouvrir.

Déjà, d’ailleurs, l’Allemagne, sans même connaître exactement les circonstances du meurtre, prend parti pour l’Autriche contre la Serbie, et, le 4 juillet, M. de Manneville, qui remplace à Berlin notre ambassadeur en congé, télégraphie à M. René Viviani : Le sous-secrétaire d’État des Affaires étrangères m’a dit hier et a répété aujourd’hui à l’ambassadeur de Russie qu’il espérait que la Serbie donnerait satisfaction aux demandes que l’Autriche pouvait avoir à lui adresser en vue de la recherche et de la poursuite des complices du crime de Serajevo. Et il a ajouté que, si la Serbie agissait autrement, elle aurait contre elle l’opinion de tout le monde civilisé.

M. Sazonoff[3], au contraire, semble porté à défendre la Serbie contre des procédés arbitraires. Il a signalé amicalement au comte Czernin, chargé d’affaires d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg, l’irritation inquiétante que les attaques de la presse viennoise contre la Serbie, à la suite d’un crime commis sur territoire austro-hongrois par des sujets autrichiens, risqueraient de produire en Russie ; et comme le comte Czernin laissait entendre que le gouvernement austro-hongrois serait peut-être obligé de rechercher sur le sol de la Serbie les instigateurs de l’attentat de Serajevo, M. Sazonoff l’a interrompu : « Aucun pays plus que la Russie, a-t-il dit, n’a eu à souffrir des attentats préparés sur territoire étranger. Avons-nous jamais prétendu employer contre un pays quelconque les procédés dont vos journaux menacent la Serbie ? Ne vous engagez pas dans cette voie ; elle est dangereuse. »

Le 5 juillet, le comte Szecsen vient à l’Élysée et me remercie encore, au nom de l’empereur François-Joseph et du gouvernement austro-hongrois, des condoléances que j’ai exprimées au souverain et à la famille impériale. Je renouvelle, au cours de l’entretien, l’assurance que ce crime a causé dans la France entière un véritable sentiment d’horreur. Je remarque discrètement qu’en général les assassinats politiques ne sont, comme celui du président Carnot, en France, que des actes de fanatiques isolés. Le comte Szecsen, aux intentions pacifiques duquel j’ai souvent rendu hommage, me répond cependant, comme si déjà il avait reçu un mot d’ordre : « Le crime de Caserio ne correspondait à aucune agitation francophobe en Italie. Au contraire, depuis bien des années, on emploie en Serbie tous les moyens licites et illicites pour exciter les Slaves contre la Monarchie austro-hongroise. »

La thèse que m’a présentée avec modération l’ambassadeur impérial ne tarde pas à devenir celle du gouvernement austro-hongrois. Tout le monde à Vienne parle couramment d’en finir avec la Serbie. Dès le 30 juin, M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne en Autriche, constate la généralité de cet état d’esprit et en fait part à la Wilhelmstrasse : Hier, écrit-il, j’entendis des gens sérieux exprimer le désir de régler définitivement le compte des Serbes. Je profite de toute occasion pour déconseiller tranquillement, mais sérieusement, des mesures précipitées. À la bonne heure ! Voilà un ambassadeur d’Allemagne qui se distingue par sa modération. Mais son rapport est soumis à l’Empereur et Guillaume aussitôt l’annote rageusement : Qui l’y a autorisé ? écrit-il (qui a autorisé Tschirschky à tenir ce langage raisonnable ?). C’est très bête. Cela ne le regarde pas du tout. C’est exclusivement l’affaire de l’Autriche de décider ce qu’elle doit faire. Après, si cela va mal, on dira : C’est l’Allemagne qui n’a pas voulu ! Que Tschirschky me fasse le plaisir de laisser là toutes ces sottises. Avec les Serbes, il faut en finir le plus tôt possible. Maintenant ou jamais ! Dans ce mot d’ordre impérial, impérieux et impératif, apparaît tout Guillaume II, tel que nous l’a dépeint son compatriote, M. Émile Ludwig, en un livre qui n’est pas sans erreurs, ni même sans injustices, mais qui nous permet de mesurer les ravages de l’orgueil dans un cerveau troublé d’autocrate.

Le 5 juillet, pendant que je reçois la visite de remerciements du comte de Szecsen, ont lieu au château de Potsdam de longues et mystérieuses entrevues. Le comte Hoyos vient d’arriver à Berlin porteur du mémoire autrichien et de la lettre de François-Joseph. L’ambassadeur d’Autriche à Berlin, le comte de Szogyéni, reçoit ces pièces des mains du comte Hoyos et se charge de les remettre à Guillaume II. Il demande audience à l’Empereur et il est invité à déjeuner à Potsdam. Le compte rendu de sa démarche, rédigé par lui le soir même, figure dans le Livre rouge autrichien de 1919. L’Empereur, après avoir pris connaissance de la lettre et du mémoire, déclare que l’Autriche peut compter sur le plein appui de l’Allemagne ; il est d’avis qu’on ne doit pas attendre longtemps pour agir. L’attitude de la Russie, ajoute Guillaume, sera certainement hostile, mais il est depuis longtemps préparé à cette éventualité et l’Autriche peut être assurée que, même si une guerre éclate entre elle et la Russie, l’Allemagne se tiendra fidèlement à ses côtés. La Russie, du reste, n’est pas prête à la guerre.

Le lendemain matin, M. de Bethmann-Hollweg[4], après avoir été mandé par l’Empereur, reçoit, à son tour, l’ambassadeur d’Autriche et il a avec lui un entretien que nous connaissons à la fois par un télégramme du chancelier à M. de Tschirschky et par le rapport de l’ambassadeur d’Autriche à son gouvernement.

M. de Bethmann-Hollweg se déclare prêt à engager une action diplomatique pour faire entrer la Bulgarie dans la Triplice et pour resserrer l’alliance austro-roumaine. Il promet également que l’Allemagne, « conformément aux obligations de l’Alliance et à sa vieille amitié », restera aux côtés de l’Autriche-Hongrie dans une action contre la Serbie.

Le comte de Szogyéni précise que l’appui garanti par le chancelier ne comporte ni réserves ni conditions, et que M. de Bethmann-Hollweg a déclaré : « En ce qui concerne les rapports de l’Autriche avec la Serbie, le gouvernement allemand s’en tient au point de vue que c’est à l’Autriche à juger ce qu’il faut faire pour les régler. Elle peut, à cet effet, quelle que soit sa décision, compter avec certitude que l’Allemagne se trouvera derrière elle comme alliée et comme amie. »

L’ambassadeur d’Autriche à Berlin rapporte enfin que M. de Bethmann-Hollweg a, comme l’Empereur, exprimé l’opinion que l’Autriche devait agir sans tarder. Cette phrase est confirmée par le comte Hoyos, qui a été directement mêlé aux négociations des 5 et 6 juillet : « Je considère, dit-il, comme de mon devoir de déclarer qu’à Berlin, le comte de Szögyéni et moi, nous avons eu tous deux l’impression que le gouvernement allemand était favorable à une action offensive immédiate de notre part contre la Serbie, tout en reconnaissant fort bien qu’une guerre mondiale pouvait s’ensuivre. »

Mais il y a eu à Potsdam et à Berlin, les 5 et 6 juillet, d’autres conversations que celles que je viens de résumer. On a même pensé qu’il s’était tenu au château impérial un grand conseil de la Couronne. Il semble bien que les entretiens du 6 juillet n’ont pas pris cette forme solennelle, mais il n’en est pas moins établi qu’à cette date, et, après avoir reçu l’ambassadeur d’Autriche, l’Empereur a eu de longues conférences avec les plus hautes autorités militaires et navales.

D’après le Livre blanc qu’a publié le Reich au mois de juin 1919, rien n’aurait été plus inoffensif et plus banal que ces conversations. Dans un déjeuner sans cérémonie, on aurait échangé de vagues propos sur la situation politique. Le lendemain, Guillaume, complètement rassuré par ses visiteurs, serait parti pour sa croisière dans la mer du Nord, avec toute la tranquillité d’une conscience sans peur et sans reproche. Le Livre blanc ajoute cependant : Il n’a pas été pris (à Potsdam) de décisions spéciales, puisqu’il n’était pas possible de refuser à l’Autriche l’appui qui lui était dû, en vertu des obligations de l’alliance, dans les demandes de garanties réelles à obtenir de la Serbie. Le Livre blanc reconnaît, en outre, expressément qu’à Berlin on tenait également compte de la possibilité de l’immixtion de la Russie et de ses conséquences, mais, ajoute-t-il, on ne comptait pas sur une probabilité quelconque de guerre générale. Quant à une intention de provoquer un conflit européen, il ne peut en être question.

Ces explications lénitives se heurtent à de nombreux démentis. Le prince Lichnowsky, ambassadeur d’Allemagne à Londres, a confirmé, dans ses Mémoires, les renseignements donnés par le comte de Szögyéni. Je reçus, dit-il, à la fin de juin ordre de l’Empereur d’aller à Kiel… À bord du Meteor (le yacht de l’Empereur), j’appris la mort de l’héritier présomptif austro-hongrois. Sa Majesté exprima son regret que ses efforts pour gagner l’archiduc à ses idées se trouvassent ainsi déjoués. Je ne sais si un plan de politique active dirigée contre la Serbie avait déjà été établi à Konopischt… Je vis à Berlin le chancelier impérial et lui dis que je croyais notre situation extérieure fort satisfaisante, étant donné que nous nous trouvions sur un meilleur pied avec l’Angleterre que nous ne l’avions été depuis longtemps… En France, aussi, un gouvernement pacifique était au pouvoir. Herr von Bethmann-Hollweg ne parut pas partager mon optimisme et se plaignit des armements russes… On se garda naturellement de me dire que le général von Moltke (chef d’état-major allemand) insistait pour que l’on fît la guerre. J’appris cependant que Herr von Tschirschky avait été blâmé à cause du rapport où il disait avoir conseillé à l’Autriche la modération envers la Serbie. À mon retour de Silésie, je m’arrêtai quelques heures à Berlin (4 juillet) et j’y appris que l’Autriche était décidée à agir contre la Serbie, afin de mettre fin à un état de choses intolérable. Par malheur, je n’attachai pas sur le moment à cette nouvelle l’importance qu’elle avait… Je sus par la suite qu’au cours de la discussion décisive qui eut lieu à Potsdam le 5 juillet la question posée par Vienne avait obtenu l’assentiment sans condition de toutes les personnes autorisées, et même avec cette addition qu’il n’y aurait pas grand mal à ce qu’il en résultât une guerre avec la Russie. C’est du moins ce qui est relaté dans le procès-verbal autrichien que le comte Mensdorff (ambassadeur d’Autriche-Hongrie en Angleterre) a reçu à Londres.

D’autre part, M. Maurice Bompard, ancien ambassadeur de France à Constantinople, aujourd’hui sénateur de la Moselle, m’a fourni sur les entrevues de Potsdam les indications suivantes : À cette époque, m’a-t-il écrit, mon collègue le baron Wangenheim, ambassadeur d’Allemagne en Turquie, était à Berlin. Il rentra un peu à l’improviste à Constantinople le 14 juillet. Dans les jours qui suivirent, il rendit visite au marquis Garroni, ambassadeur d’Italie. Il lui dit alors, comme parlant à un allié : « La guerre est décidée ; la résolution en a été prise dans un grand conseil qui s’est réuni à Potsdam, sous la présidence de l’Empereur, avant son départ pour la Norvège. » Le marquis Garroni a, tout d’abord, gardé pour lui cette confidence. Il semble même que le fait lui ait paru si monstrueux qu’il a eu peine à y ajouter foi. Mais, lorsque la guerre eut éclaté, le baron Wangenheim en fit part à tout venant. M. Morgenthau, ambassadeur d’Amérique, rapporte dans ses Mémoires le récit détaillé que son collègue allemand fit à lui-même de ce Conseil, dans les premiers jours d’août 1914. Comme de juste, les indications du baron Wangenheim parvinrent assez vite à mes oreilles et, dès cette époque, j’en ai reçu la confirmation du marquis Garroni lui-même auprès de qui je cherchais à en contrôler l’exactitude.

Au surplus, dans le premier Livre blanc publié par l’Allemagne au début de la guerre, au moment où l’Empire se croyait assuré de la victoire, on n’avait pas pris autant de précautions qu’on a cru devoir en prendre depuis la défaite, et on avait laissé échapper cet aveu : Nous pouvions dire, de tout cœur, à notre alliée que nous partagions sa manière de voir, en l’assurant que l’action qu’elle considérait comme nécessaire pour mettre fin à l’agitation poursuivie en Serbie contre l’existence de la Monarchie aurait toutes nos sympathies. Nous avions conscience que des actes d’hostilité de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie pouvaient mettre en scène la Russie et nous entraîner dans une guerre correspondant à nos obligations d’alliance.

L’Empereur n’ignorait donc pas qu’en laissant le champ libre à


Photo Kahl.
L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — L’archiduc François-Ferdinand et la duchesse de Hohenberg quittent l’Hôtel de Ville de Serajevo pour se rendre à l’hôpital militaire visiter le lieutenant Merizzi, victime d’une première bombe lancée sur l’archiduc.


Photo Walter Tausch.
L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — Après l’assassinat de l’archiduc et de la duchesse de Hohenberg, le meurtrier Garilo Prinzip est conduit par les agents au poste de police.


En médaillon : FRANÇOIS-JOSEPH.


Photo Trampus.
L’EMPEREUR FRANÇOIS-JOSEPH SE REND À LA CHAPELLE DE LA HOFBURG où sont exposés les corps de l’archiduc et de la duchesse de Hohenberg, tués à Serajevo

l’Autriche, et, à plus forte raison, en la pressant d’agir, il risquait de provoquer des complications générales. Il le savait même si bien qu’avant de s’embarquer pour la mer du Nord il avait jugé bon de se concerter avec les États-majors de l’armée et de la marine. Admettons que le chevalier von dem Bussche se soit trompé lorsque, dans une note rédigée le 30 août 1917, pendant son passage au ministère, il a parlé d’une délibération aboutissant à des préparatifs de guerre. Il est sûr, du moins, que l’Empereur a reçu, le 6 juillet, le général Falkenhayn, ministre de la Guerre, le général von Bertrab, représentant l’État-major général de l’armée, l’amiral von Capelle, chargé de l’intérim du secrétariat d’État de la Marine, le capitaine de vaisseau Zenker, chef de la section de tactique à l’État-major de la Marine. C’est ce qui résulte clairement de l’enquête que la chancellerie a ouverte, en octobre 1919, sur les faits révélés dans la note de Bussche.

Au même moment, que se passa-t-il à Paris ? Le lundi 7 juillet, j’offre un dîner aux nouveaux bureaux des Chambres et il n’y a là ni un sénateur, ni un député qui songe à la guerre. Le mercredi 8, j’inaugure à l’École polytechnique un monument commémoratif de 1814. Le jeudi 9, je m’éloigne davantage encore des idées qui règnent à Berlin. Nous nous échappons de Paris en automobile pour aller déjeuner au Prieuré, chez M. et Mme Maurice Donnay, avec M. et Mme Marcel Prévost. Pendant quelques heures de loisirs, nous causons librement parmi les arbres et les fleurs et, auprès de nos amis, j’oublie vite les lourdes chaînes de mes prisons.

Les nouvelles qui nous arrivent d’Autriche ne nous découvrent, d’ailleurs, rien d’une vérité qui se cache et sont, au contraire, assez rassurantes.

Dans un télégramme du 8 juillet, M. Dumaine, d’accord avec son collègue russe, exprime l’opinion que le parti militaire autrichien ne réussira pas à faire imposer à la Serbie une enquête sur le crime de Bosna Serai et que l’influence du vieil Empereur écartera tout projet de démarche comminatoire.

Ni M. Dumaine, ni aucun de nous, ne savait encore que, le 7 juillet, au retour du comte Hoyos, venait de se tenir à Vienne un Conseil des ministres sur lequel le Livre rouge autrichien de 1919 nous a lui-même renseignés. Le comte Berchtold y avait exposé qu’il était temps de mettre à tout jamais la Serbie hors d’état de nuire. Il avait ajouté que le gouvernement impérial allemand avait promis sans réserve d’appuyer l’Autriche dans un conflit avec ce pays. Il n’avait pas caché qu’une guerre avec la Serbie pourrait avoir pour conséquence une autre guerre avec la Russie. Le procès-verbal rédigé par le comte Hoyos portait d’abord : Il est clair qu’à la suite de notre entrée en Serbie la guerre avec la Russie serait très vraisemblable. Le comte Berchtold remplace cette phrase par celle-ci : Il est clair que notre entrée en Serbie pourrait avoir pour conséquence une guerre avec la Russie. Mais, conclut-il, mieux vaut que la rupture se produise dès maintenant, car la Russie devient tous les jours plus puissante dans les Balkans. Tout ajournement serait un aveu de faiblesse qui déconcerterait le gouvernement allié.

Le comte Tisza, président du Conseil hongrois, tient un langage plus modéré. Il reconnaît qu’une guerre contre la Serbie est devenue possible, mais il condamne la théorie de la guerre quand même et il recommande, au lieu d’une attaque brusquée, une action diplomatique préalable.

Le Conseil, bien résolu à en venir aux armes, se résigne à commencer par l’action diplomatique, mais à la condition formelle que cette action consiste dans l’envoi d’un ultimatum et que cet ultimatum soit conçu en des termes très secs et très hautains. Le premier procès-verbal porte : Par suite, il fallait poser à la Serbie des exigences tout à fait inacceptables. On corrige et finalement on écrit : …des exigences tellement étendues qu’elles fassent prévoir un refus et permettent de frayer la voie à une solution radicale, au moyen d’une intervention militaire.

Comme Tisza discute encore, Berchtold lui répond : Un succès diplomatique n’aurait pas de valeur. Le 10, Berchtold dit à l’ambassadeur d’Allemagne, Tschirschky : Si la Serbie acceptait, ce serait très désagréable et je réfléchis aux conditions qu’on pourrait poser à la Serbie pour rendre son acceptation complètement invraisemblable.

Pendant que l’Autriche-Hongrie médite ainsi sa vengeance, l’opinion parisienne, ignorante du danger qui plane déjà sur l’Europe, ne s’intéresse guère qu’à la future session des assises[5].

Les nouvelles de Vienne restent cependant toujours incertaines. Mais aucune menace de conflit ne nous est encore signalée. Le 10 juillet, M. Dumaine écrit, dans une dépêche, qui n’arrivera du reste, à Paris, que le 17 : Si les violences peuvent être contenues, les répressions atténuées, et si le danger pour la Serbie d’une impérieuse mise en demeure se trouve finalement écarté, c’est bien la haute sagesse et la clairvoyance de l’empereur François-Joseph qu’il en faudra louer. Guidés par la volonté de leur souverain, les trois ministres communs et les deux présidents du Conseil qui ont délibéré sur les mesures à adopter ont dû vraisemblablement s’en tenir, tant pour le régime à instituer en Bosnie que pour l’enquête sur les origines du crime, à des projets et des dispositions d’une portée très différente de ce que les exaltés persistent à réclamer d’eux. Le secret, comme on voit, était bien gardé.

Le jour même où M. Dumaine écrivait cette dépêche, le comte Tschirschky faisait part au gouvernement allemand d’une conversation que le comte Berchtold avait eue avec François-Joseph et lui avait immédiatement rapportée. L’Empereur avait exprimé l’opinion qu’il convenait de poser à la Serbie des conditions concrètes. La chancellerie allemande communique à Guillaume II le rapport de Tschirschky et aussitôt l’Empereur jette en marge ces notes agressives : Mais très nettes, très catégoriques ! Ils (les Autrichiens) ont eu assez de temps pour cela ! Et comme Tschirschky ajoute que Berchtold cherche à rendre l’acceptation des Serbes impossible, mais que Tisza préférerait procéder gentlemanlike, Guillaume se fâche et laisse tomber de sa plume impériale ces interjections irritées : Envers des assassins ! Après ce qui s’est passé ! Stupidité !

On sait que la résistance de Tisza n’a point duré. Berchtold la considérait déjà comme vaincue le 11 juillet, car, à cette date, le comte Szecsen recevait de Vienne un télégramme dont il s’est bien gardé de dire un mot au gouvernement français : L’accord complet avec l’Allemagne est obtenu en ce qui concerne la situation politique résultant de l’attentat de Serajevo et toutes les conséquences éventuelles.

Le même jour, Guillaume II, lisant un télégramme de Vienne, rappelait en note ce mot de Frédéric II : Je suis opposé aux conseils de guerre et aux délibérations, parce que c’est toujours le parti le plus timide qui prévaut. Il trouvait la politique autrichienne trop craintive et trop paresseuse. Depuis la semonce qu’il avait reçue, Tschirschky lui-même se gardait bien de recommander la prudence. L’ambassadeur d’Allemagne était, d’ailleurs, tenu par Berchtold au courant de tout ce qui se passait. Dès le 11, le ministre viennois lui avait donné des renseignements sur les conditions essentielles que poserait le prochain ultimatum.

À Paris, nous ne soupçonnerons rien de tout cela. La sphinge autrichienne demeure impénétrable. En présence de ce mystère, je ne puis renoncer au voyage que je dois faire dans les pays du Nord. Il est projeté depuis six mois. Les Chambres ont voté les crédits. Tout est prêt, non seulement à Saint-Pétersbourg, mais à Stockholm, à Copenhague et à Christiania. Si je changeais maintenant d’intention, je risquerais de faire croire à l’imminence d’un danger et d’alarmer l’Europe.

« Sous diverses formes et à divers points de vue, a écrit M. Viviani dans sa Réponse au Kaiser, on a critiqué ce voyage. On a dit que l’événement de Serajevo aurait dû nous le faire ajourner. Préparé depuis plus de cinq mois, devant s’accomplir non pas seulement en Russie, mais en Suède, en Danemark, en Norvège, nous ne pouvions le retarder sans donner lieu aux pires interprétations. C’était accroître par nous-mêmes l’état de tension à peine visible… »

M. Viviani a raison. Nous ne partirions pas que nous commettrions une inconvenance envers les trois royaumes scandinaves et qu’on nous reprocherait de troubler le monde. Nous maintenons donc nos projets.

Dans la soirée du 13 juillet, le président du Conseil et le ministre de la Guerre, MM. Viviani et Messimy, viennent successivement me rendre compte d’un long et grave débat qui a eu lieu au Sénat. Il s’agissait du projet de loi, depuis trop longtemps en souffrance, qui autorise les ministres de la Guerre et de la Marine à engager des dépenses non renouvelables en vue de pourvoir aux besoins de la défense nationale. Le rapporteur de la commission sénatoriale de l’armée, M. Charles Humbert, s’est plaint non sans raison que ce projet, déposé le 27 février 1913 et prévoyant un crédit de quatre cent vingt millions pour l’amélioration de l’outillage militaire, n’eût pas encore été voté. Il a fait ensuite un tableau très noir de la situation. M. Messimy a répondu en rappelant que les programmes du ministère de la Guerre s’étaient souvent heurtés, depuis de nombreuses années, aux objections du ministère des Finances, et il a montré que néanmoins de multiples améliorations avaient été récemment introduites dans l’organisation et dans l’équipement de l’armée. Il n’a pas cependant réussi à calmer l’émotion du Sénat. La séance a été renvoyée au mardi 14 à deux heures pour la continuation du débat et pour l’achèvement de ce budget de 1914 dont le vote a été si longtemps retardé. On siégera donc le jour de la fête nationale. Est-ce bien le moment de donner tant de publicité aux insuffisances de notre organisation militaire ? Et n’aurait-on pas mieux fait de voter plus tôt les lois proposées ? Maintenant, Guillaume II peut répéter, en toute assurance, ce qu’il a déjà dit à l’Autriche pour l’encourager, que ni la France, ni la Russie ne sont actuellement en état de faire la guerre.

Dans la matinée du 14, à Longchamp, très belle revue sous un ciel pur. À l’aller et au retour, dans les allées du Bois, la foule est si vibrante que M. Messimy m’exprime, avec une nuance d’étonnement, sa satisfaction de me voir si chaudement accueilli. Mais, cette fois encore, ce n’est pas à moi, c’est à l’éphémère personnification de la France que vont ces hommages rituels. Tout au plus est-il possible que mon départ pour l’étranger inspire aux Parisiens la pensée de m’adresser, avec une chaleur particulière, leurs vœux de bon voyage. Mais, dans ces manifestations non plus, n’est pas poussé un seul cri dont puissent s’inquiéter les plus ombrageux amis de la paix.

Dans l’après-midi, après le déjeuner que j’offre, suivant l’usage, aux officiers généraux, M. Abel Ferry vient me dire, de la part de M. Viviani, que la discussion se prolonge au Sénat, que M. Clemenceau, d’accord avec M. Charles Humbert, songe à proposer la nomination d’une commission d’enquête, et il me demande mon avis. M. Viviani paraît disposé à accepter, tout au moins, que des pouvoirs d’enquête soient donnés à la commission sénatoriale de l’armée. Je ne dissimule pas à M. Abel Ferry que cette mesure me semblerait une abdication du gouvernement, et je la déconseille. Vers dix heures et demie du soir, j’apprends enfin que M. Clemenceau a retiré sa motion, combattue par M. Viviani, et qu’on s’est borné à charger la commission de l’armée de rédiger un rapport détaillé.

Pendant que la France célèbre tranquillement sa fête nationale, de grandes décisions sont prises à Vienne, sans que notre ambassadeur puisse s’en douter. Depuis quelques jours, la résistance du comte Tisza a faibli. Il a écrit à l’Empereur pour faire valoir ses objections contre une action immédiate ; mais Berchtold lui a montré « les difficultés militaires qui pourraient résulter d’un retard », il a invoqué le témoignage du chef d’État-major Conrad von Hoëtzendorff et, en même temps, après s’être entretenu avec Tschirschky, il a répété à Tisza : En Allemagne, on ne comprendrait pas que l’Autriche laissât passer cette occasion sans porter un coup. Si nous transigions avec la Serbie, on nous taxerait de faiblesse, ce qui ne serait pas sans effet sur notre situation dans la Triple-Alliance et sur la future politique allemande.

Ainsi sermonné, le comte Tisza finissait par céder, l’accord se faisait sur les conditions inexorables à insérer dans l’ultimatum et, le 14 juillet, dans son rapport à l’Empereur, Berchtold écrivait triomphalement : Le contenu de la note est tel qu’on doit compter avec la probabilité d’un conflit armé.

Le même jour, le comte Tschirschky télégraphiait à Berlin : Le comte Tisza est venu me voir aujourd’hui, après sa conversation avec le comte Berchtold. Il m’a dit qu’il avait toujours conseillé la prudence, mais que chaque jour l’avait confirmé dans l’opinion que la Monarchie devait en venir à des résolutions énergiques. (Assurément, annote Guillaume II)… Le comte Tisza ajoute, continuait Tschirschky, que la position prise par l’Allemagne, qu’elle se tiendrait aux côtés de la Monarchie, a exercé la plus grande influence sur la ferme attitude de l’empereur François-Joseph. Si donc l’Allemagne avait voulu retenir l’Autriche, elle l’aurait pu. Bien mieux : sans même la retenir, elle n’aurait eu qu’à ne pas la pousser, pour que François-Joseph et le comte Tisza eussent des chances de réussir à modérer l’action projetée.

Le comte Tschirschky poursuivait : En ce qui concerne le moment de la remise à la Serbie, il a décidé aujourd’hui qu’il était préférable d’attendre le départ de Poincaré de Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire le 25. Et Guillaume II, toujours impatient et nerveux, jette sur la marge du rapport ces deux mots désenchantés : Quel dommage !

À cette même date du 14 juillet, Guillaume entre en scène plus bruyamment encore. Il adresse à François-Joseph une lettre personnelle d’encouragement à l’action.

Ainsi, aux feux d’artifice des fêtes parisiennes, Vienne et Berlin répondent par des préparatifs de guerre contre le petit peuple que deux grands Empires se sont juré d’écraser. Mais le bruit lointain des fusils qui se chargent n’arrive pas jusqu’à nous.

Le mercredi 15 juillet, des divergences de vues entre le Sénat et la Chambre imposent encore de nouvelles « navettes » à ce budget de 1914 qui devrait être voté depuis plus de six mois et qui contient, incorporées dans la loi de finances, les dispositions essentielles d’un impôt général sur le revenu. L’accord se réalise enfin. J’achève la soirée un peu mélancoliquement avec ma femme que préoccupe mon lointain voyage et qui se propose d’aller attendre mon retour dans la Meuse, chez mon frère et sous les ombrages de Sampigny. Je pars à onze heures et demie du soir par la gare du Nord, où tous les ministres se sont réunis pour me présenter leurs adieux et leurs souhaits. Quoique l’heure de ce départ n’ait pas été annoncée, un assez grand nombre de curieux se sont massés aux abords de la gare et sur les quais. Eux aussi, ils me témoignent leurs sympathies par des vivats. Aucun d’eux, ni de nous, ne pressent les journées d’anxiété que nous allons vivre. Je monte dans le train présidentiel avec M. Viviani, qui m’accompagne en Russie, et avec M. Gauthier, ministre de la Marine, qui doit nous conduire à bord et prendre congé de nous en rade de Dunkerque.


CHAPITRE II


DÉPART DE DUNKERQUE. — EN MER. — LE CONSEIL AUSTRO-HONGROIS DU 19 JUILLET. — EN RADE DE CRONSTADT. — DÎNER À PETERHOF. — CONVERSATIONS AVEC L’EMPEREUR. — VISITE À SAINT-PÉTERSBOURG. — RÉCEPTIONS DES CORPS DIPLOMATIQUES. — À LA DOUMA MUNICIPALE. — L’IMPÉRATRICE ET SES ENFANTS. — À KRASNOIÉ-SÉLO. — DÎNER À BORD DE LA « FRANCE ».


Nous arriverons à Dunkerque avant cinq heures du matin. MM. Trépont, préfet du Nord, Delavey, sous-préfet, Terquem, maire, Defossé, député, Vancauvenberghe, président du Conseil général, viennent me saluer dans mon wagon et presque aussitôt le train se dirige par le port jusqu’à l’écluse Trystram. Là, je mets pied à terre et monte sur un remorqueur de la compagnie locale. Malgré l’heure matinale, un certain nombre d’habitants se sont groupés sur les quais. Le remorqueur nous conduit en rade jusque sur le front des deux cuirassés qui nous attendent, France et Jean-Bart. Tous deux tirent les salves réglementaires. Les équipages, alignés sur le pont, immobiles, face à l’extérieur, poussent les cris de « Vive la République ! ».

Nous appareillons et nous gagnons la mer du Nord, « en ligne de file », par un temps d’abord frais et brumeux, qui peu à peu se dégage et se réchauffe. Voici donc que je reprends cette route marine, que j’ai suivie il y a deux ans, et dont le souvenir s’associe en moi à des images de larges horizons et à la sensation d’un doux farniente, bercé par le roulis.

La France, qui nous emmène vers le Nord et que le Jean-Bart suit fidèlement à distance respectueuse, vient à peine d’achever ses essais. Elle donne un peu l’impression d’une maison neuve, encore incomplètement aménagée. Les peintures sont fraîches. La cuirasse n’a reçu qu’une couche de couleur grise, dont l’œil mesure aisément la minceur ; le linoléum neuf qui recouvre le pont a été détérioré çà et là, dans la précipitation qu’on a mise à faire la toilette du bâtiment. Mais, avec ses vastes dimensions, sa haute mâture son artillerie de 305 et 23 500 tonnes de jauge, la France a, comme le Jean-Bart, une grandeur et une majesté qui n’appartiennent à aucune des unités moins récentes.

Nous voilà donc en route et nous filons vers le nord-est à la vitesse de 17 et 18 nœuds. Très belle journée : à peine un peu de brise à la fin de l’après-midi. Nous rencontrons quelques vapeurs et voiliers qui échangent des saluts avec nous. Je cause longuement avec M. Viviani, en d’agréables promenades sur le pont. Le président du Conseil paraît heureux d’échapper, pour quelques jours, à Paris et à la politique.


Vendredi 17 juillet. — Réveil charmant. Un joli soleil, une mer d’un bleu tendre, des vagues imperceptibles, une température très douce, les côtes du Jutland à l’horizon. Nous prenons l’heure du fuseau central. Beaucoup de vapeurs et de voiliers.

Que se passe-t-il à Vienne et à Berlin ? Nous nous le demandons encore avec plus de curiosité que d’inquiétude. La télégraphie sans fil ne nous apporte aucune nouvelle intéressante. Nous avons, M. Viviani et moi, des entretiens à bâtons rompus, où la littérature alterne avec la politique et la diplomatie. Mon interlocuteur, qui a une mémoire étonnante, sait par cœur des pages de prose et de poésie, et surtout des morceaux oratoires, dont il nourrit sa propre éloquence. Mais, au milieu de ses réminiscences et de ses citations, il s’arrête tout à coup pour se demander quelles affaires sont soumises, en ce moment, à M. Bienvenu-Martin, garde des Sceaux, qui fait son intérim au Quai d’Orsay, et à M. Philippe Berthelot, qui remplace au ministère M. de Margerie.

Nous avons pris la route au sud, puis au sud-est, et nous nous disposons à passer les Belts, en ralentissant l’allure. Dans la soirée, nous apercevons « droit devant » un torpilleur allemand, qui fait route « à contre-bord ».


Samedi 18 juillet. — Temps divin ; traversée enchanteresse. La France ne roule ni ne tangue. Je lis sur le pont. Je visite toutes les parties du cuirassé. Je cause avec les officiers, avec les maîtres-timoniers, mécaniciens, canonniers, avec les hommes d’équipage.

Tandis que je vis ces heures de calme et de repos, il se trame, sans que j’en puisse rien soupçonner, d’étranges intrigues à Vienne et à Berlin. C’est en ce jour que le chargé d’affaires bavarois à Berlin, M. de Schœn, envoie à Munich, au président du Conseil des ministres, un rapport singulièrement révélateur : D’après les conversations que j’ai eues avec le sous-secrétaire d’État Zimmermann, avec les chefs de service chargés des affaires des Balkans et de la Triple-Alliance, au ministère des Affaires étrangères, et avec l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence le rapport suivant sur les mesures projetées par le gouvernement austro-hongrois à l’égard de la Serbie. La démarche que le cabinet de Vienne a décidé d’entreprendre à Belgrade, et qui consistera dans la remise d’une note, aura lieu le 25 de ce mois. La remise de toute action jusqu’à ce moment-là a pour motif qu’on désirait attendre le départ de MM. Poincaré et Viviani de Pétetsbourg, pour ne pas faciliter aux puissances de la Duplice une entente en vue d’une contre-action éventuelle. Jusqu’ici on se donne à Vienne l’apparence de sentiments pacifiques par la mise en congé simultanée du ministre de la Guerre et du chef de l’État-major général, et on agit aussi, non sans résultat, sur la presse et sur la Bourse… Ainsi que me l’a dit M. Zimmermann, la note, d’après ce qui a été établi jusqu’ici, contiendrait les exigences suivantes : 1o une proclamation du roi de Serbie dans laquelle il serait dit que le gouvernement serbe est entièrement étranger à l’agitation panserbe et la désapprouve ; 2o l’ouverture d’une enquête contre les complices de l’attentat de Serajevo et la participation d’un fonctionnaire autrichien à cette enquête ; 3o des poursuites contre tous ceux qui ont participé au mouvement panserbe. Pour l’acceptation de ces demandes, on assignera un délai de quarante-huit heures. Il est évident que la Serbie ne peut accepter de pareilles conditions, qui sont incompatibles avec sa dignité d’État indépendant. La conséquence sera donc la guerre. Ici (à Berlin) on admet très bien que l’Autriche profite de l’heure favorable, même aux risques de complications ultérieures. Mais le point de savoir si véritablement à Vienne on aura l’énergie de le faire paraît à M. de Jagow, ainsi qu’à M. Zimmermann, encore fort douteux. Le sous-secrétaire d’État a déclaré que l’Autriche-Hongrie, grâce à son indécision et à son inconséquence, était maintenant devenue, comme autrefois la Turquie, l’homme malade de l’Europe, dont les Russes, les Italiens, les Roumains, les Serbes et les Monténégrins attendaient le partage… On est d’avis ici qu’il s’agit pour l’Autriche d’une heure décisive et, pour cette raison, on a déclaré ici sans hésitation, en réponse à une demande de Vienne, que nous approuvions toute résolution qui serait prise à Vienne, même au risque d’une guerre avec la Russie. Le pouvoir en blanc qu’on a donné au chef de cabinet du comte Berchtold, le comte Hoyos, qui était venu ici pour la remise d’une lettre autographe de l’Empereur et d’un mémoire détaillé, allait si loin que le gouvernement austro-hongrois a été autorisé à négocier avec la Bulgarie pour la faire entrer dans la Triple-Alliance. À Vienne, on ne parait pas s’être attendu à une intervention si dépourvue de réserve de l’Allemagne en faveur de la Monarchie du Danube et M. Zimmermann a l’impression qu’il était presque désagréable aux autorités toujours craintives et indécises de Vienne de ne pas être exhortées par les Allemands à la prudence et à la modération… On aurait préféré ici que l’action contre la Serbie ne se fût pas fait attendre si longtemps et qu’on n’eût pas laissé au gouvernement serbe le temps d’offrir spontanément une satisfaction sous la pression franco-russe… Dans l’intérêt de la localisation de la guerre, le gouvernement de l’Empire, immédiatement après la remise de la note autrichienne à Belgrade, engagera une action diplomatique auprès des grandes Puissances. En faisant ressortir que l’Empereur est engagé dans un voyage dans la mer du Nord et que le chef du grand État-major général, ainsi que le ministre de la Guerre de Prusse sont en congé, il prétendra avoir été aussi surpris de l’action autrichienne que les autres Puissances… Il fera valoir qu’il est de l’intérêt commun de tous « que le nid d’anarchistes de Belgrade » soit anéanti, et il s’efforcera de faire valoir chez les puissances le point de vue que le règlement entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie est une affaire qui ne concerne que ces deux États.

La lettre de M. de Schœn continue encore sur plusieurs pages et prouve que le gouvernement allemand, tout en espérant qu’on arriverait à localiser la guerre, avait parfaitement reconnu qu’on n’était pas sûr d’y réussir et avait, dès avant la remise de l’ultimatum, froidement admis la possibilité d’une conflagration générale.

Le rapport de M. de Schœn est, d’ailleurs, confirmé par une lettre personnelle de M. de Jagow, qui, le 18 juillet, écrit au prince Lichnowsky, ambassadeur à Londres : « L’Autriche veut maintenant régler ses comptes avec la Serbie, et elle nous fait part de ses intentions… Nous ne devons et ne pouvons arrêter son bras… Si l’on ne parvenait pas à la localisation, alors ce serait la guerre, nous ne pouvons sacrifier l’Autriche. »

Appuyé au balcon de la France, je regarde le soleil qui se plonge dans la mer. M. Viviani vient s’accouder à mes côtés et nous demeurons silencieux, admirant la beauté du spectacle et guettant là-bas, à l’horizon, le fugitif rayon vert.


Dimanche 19 juillet. — Nous reprenons route au nord-est, sans accélérer l’allure. Le ciel est toujours radieux et la mer moutonne.

À la fin de la journée, nous nous trouvons à hauteur de Reval. Neuf contre-torpilleurs russes viennent à notre rencontre. Nous hissons le petit pavois avec pavillon russe au grand mât et nous nous arrêtons. Un de ces torpilleurs stoppe près de la France par tribord. Il nous amène deux officiers de marine, un capitaine de vaisseau et un capitaine de frégate, qui sont chargés de nous accompagner jusqu’à Cronstadt avec les neuf bâtiments.

Tandis que nous naviguons ainsi, tout entiers à l’illusion de la paix, le Conseil austro-hongrois tient à Vienne une réunion décisive. Le comte Tisza s’est enfin rendu aux raisons de Berchtold et, le 18 juillet, le comte Hoyos vient de dire à Stolberg, conseiller de l’ambassade d’Allemagne : Les conditions (de l’ultimatum) sont telles qu’il est impossible à un État qui conserve encore un peu de fierté ou de dignité de les accepter. Hoyos n’a pas caché que, si les choses menaçaient de s’arranger, Berchtold saurait, pour rendre le conflit inévitable, exercer une ingérence très étendue dans l’exécution pratique des conditions posées.

L’Allemagne ainsi dûment informée, le Conseil austro-hongrois arrête, le 19, le texte définitif de l’ultimatum et, en même temps, il se trace un programme politique, que Berchtold déclare, du reste, provisoire et sujet à révision. On déclarera que la Monarchie n’entend annexer aucune partie du territoire serbe, parce que les Magyars ne veulent pas diminuer leur influence dans l’Empire dualiste par l’introduction de nouveaux sujets slaves. Mais on se réserve cependant de procéder à des annexions ultérieures, si la Russie attire à elle la Bulgarie. De toute façon, le royaume serbe sera écrasé et disloqué ; il sera placé dans la dépendance de la Monarchie ; on le contraindra à signer une convention militaire et à changer de dynastie. Des morceaux de Serbie seront partagés entre la Bulgarie, la Grèce, l’Albanie et, au besoin, la Roumanie. On déclarera donc aux Puissances que l’Autriche-Hongrie ne poursuit pas une guerre de conquêtes et ne cherche pas l’annexion du royaume, « mais, bien entendu, des rectifications de frontières pour raisons stratégiques, ainsi que le rapetissement de la Serbie au bénéfice d’autres États et, en cas de nécessité, l’occupation temporaire de territoires serbes, ne sont pas exclus par la décision prise ». Tels sont les desseins que forme, à notre insu, le vieil Empire des Habsbourg, talonné par son grand allié, qui se plaint de le trouver trop lent.

En ce même jour, de la mer où il croise près des côtes de Norvège, Guillaume II donne l’ordre de maintenir la flotte allemande concentrée jusqu’au 25, c’est-à-dire jusqu’après la remise de l’ultimatum autrichien. À Berlin, attitude concordante. Le chargé d’affaires de Serbie est venu trouver M. de Jagow et lui a remis une « note verbale ». Se sentant menacé d’une intervention de l’Autriche, le gouvernement serbe promet de poursuivre en justice tout sujet serbe dont la complicité dans le crime de Serajevo serait établie. Il s’engage à s’opposer énergiquement, sur le territoire serbe, à toute tentative qui pourrait troubler la tranquillité de la monarchie voisine ; il ajoute seulement qu’il ne saurait accepter des exigences incompatibles avec son indépendance et sa dignité. Que répond M. de Jagow ? Il évince le chargé d’affaires, il repousse la demande, il approuve l’Autriche de faire montre « d’énergie », il solidarise l’Allemagne avec son alliée.

Aucune de ces inquiétantes nouvelles ne parvient jusqu’à nous. La France continue sa marche. Une brume intense tombe sur les flots, comme pour nous cacher les rivages de l’Europe.


Lundi 7/20 juillet. — Je suis éveillé par des coups de sifflet, qui se font entendre toutes les deux minutes. Je m’approche d’un hublot. Nous sommes enveloppés d’un brouillard épais. Nous marchons pourtant, paraît-il, à une vitesse de quinze nœuds, ce qui, dans cette obscurité, est peut-être imprudent. Tout à coup, vers cinq heures et demie du matin, nous sentons un choc violent et les deux sirènes qui ont été récemment installées sur la France jettent deux cris stridents, l’un grave, l’autre aigu, qui signifient « stopper ». La France a heurté, au sud de Holgand, un remorqueur russe, Wintyge, qui traîne une drague. Nous n’avons pas d’avaries, mais le remorqueur est légèrement endommagé. Je ne suis pas très fier de cette mésaventure.

Nous essuyons deux averses avant d’arriver en vue de Cronstadt, mais bientôt le temps s’éclaircit et, dès que nous approchons des îlots qui forment les avancées de la ville, un ciel radieux répand une chaude lumière sur un panorama que je trouverais, sans doute, plus beau, s’il n’avait pour moi quelque chose de déjà vu. Nous hissons le grand pavois. Le Jean-Bart salue la terre de vingt et un coups de canon. La terre répond coup pour coup. La dignité de la France, bâtiment présidentiel, lui impose, paraît-il, la loi du silence.

Nous défilons lentement devant les cinq vaisseaux que commande l’amiral Essen. Une escadrille de petits bateaux russes destinés à poser les mines vient nous saluer. Puis, ce sont des embarcations légères et des paquebots qui, sur les flots argentés de la rade, arrivent chargés de monde. Dans le va-et-vient de tous ces navires, nous avons quelque mal à jeter l’ancre. Déjà voici qu’arrive en rade le yacht impérial Alexandria. On échange les saluts. L’amiral Gregorovitch, ministre de la Marine, qui m’a reçu ici en 1912, vient me chercher en vedette. Je l’attends sur le pont. Comme l’étiquette l’exige, je suis en habit noir, la poitrine barrée par le grand cordon bleu de Saint-André. J’échange quelques mots avec l’amiral et nous quittons ensemble mon cuirassé au bruit assourdissant des salves russes et françaises.

Le yacht impérial porte, mêlant leurs plis à l’extrémité du mât d’artimon, le pavillon personnel de Nicolas II et le pavillon français brodé à mes initiales. Le Tsar m’attend à la coupée, en uniforme d’amiral, tunique blanche barrée de notre grand cordon rouge. Il m’accueille avec beaucoup de bonne grâce et de simplicité, un éclair dans ses yeux bleus, pendant qu’autour de nous redoublent les canonnades. Je lui présente M. Viviani et les personnes qui nous accompagnent. De son côté, il a amené avec lui de Peterhof M. Serge Dimitriévich Sazonoff, M. Isvolsky, M. Paléologue, le vieux comte Freedericksz, auxquels je serre rapidement la main.

Presque aussitôt l’Alexandria met le cap sur la côte même d’où il est venu, la rive méridionale de la baie de la Néva, et nous nous éloignons de la France, du Jean-Bart, des cuirassés russes et de la poussière de petits bateaux où s’agitent chapeaux et mouchoirs. Les eaux du golfe sont tranquilles et ont des reflets de miroir. Les lignes de Peterhof se dessinent dans le lointain et peu à peu se précisent.

L’Empereur me prie de m’asseoir auprès de lui à l’arrière de son yacht. Il me dit, d’une voix claire et bien timbrée, en un français irréprochable, le souvenir qu’il a gardé de ma visite précédente. Il semble avoir dépouillé les préjugés héréditaires qu’il a pu avoir contre nos mœurs politiques. Il demeure, chez lui, très attaché aux traditions et aux privilèges de l’autocratie. Mais il parle de notre République avec sympathie et place au-dessus de toutes autres considérations la pratique loyale de notre alliance.

Il est trois heures de l’après-midi lorsque nous accostons le débarcadère de Peterhof, où sont venus, pour nous recevoir, tous les grands-ducs de Russie. Je saute sur une passerelle, suivi de l’Empereur, et me voici sur la terre ferme, que je commençais à oublier. Après avoir passé en revue les marins de la garde, immobiles comme des statues et présentant les armes, je monte en voiture, à côté de l’Empereur, pour gagner le château.

Des troupes rangées sur la place et dans le jardin supérieur, autour du bassin de Neptune, rendent les honneurs à notre arrivée. L’Empereur me conduit aux appartements qu’il m’a réservés. Ils sont situés à un angle du Palais, avec vue sur les jardins inférieurs. M. Viviani est logé, non loin de moi, dans le même bâtiment.

Quelques minutes de repos, et je suis reçu par l’Impératrice, qui est venue au grand Palais avec les deux aînées de ses filles, les grandes-duchesses Olga et Tatiana. La famille impériale continue à ne pas habiter le palais. Elle vit toujours retirée dans la paisible villa Alexandria, au milieu d’un parc fermé, où ne pénètre pas le public. L’Impératrice me paraît mieux portante qu’en 1912 ; elle se montre très accueillante. L’Empereur et elle ne se tiennent pas debout comme à ma première visite. Ils m’offrent un siège, s’assoient eux-mêmes auprès de moi et causent familièrement, en présence des deux jeunes filles, gracieuses et souriantes. La conversation porte d’abord sur des sujets quelconques, ma traversée, mes impressions, l’état de la mer, la température. Puis Nicolas II me parle de mon retour projeté par la Suède. Il souhaite que les malentendus qui se sont produits entre ce pays et la Russie se dissipent entièrement et que mon passage à Stockholm contribue à les faire disparaître.

Pendant cette conversation, M. Sazonoff vient, de son côté, voir M. Viviani, et les deux hommes d’État s’entretiennent ensemble pendant une heure. Le ministre russe, me dit ensuite le président du Conseil français, n’a pas l’air de redouter beaucoup les suites du double meurtre de Serajevo. Jusqu’ici, il n’a pas reçu de nouvelles inquiétantes.

Lorsque M. Viviani a terminé sa conversation avec M. Sazonoff, je sors en voiture pour aller rendre aux grands-ducs les visites d’usage.

Le soir, dîner de gala au Palais, dans la grande salle de Pierre Ier, qu’illuminent douze lustres de cristal garnis de bougies.

Je suis assis à la droite de l’Impératrice, qui est elle-même à la droite de l’Empereur. Devant nous, sur la table, sont disposés de vastes surtouts d’argent massif, entourés de roses, d’œillets et de glaïeuls. Au cours du repas, l’Impératrice est reprise de suffocations. Elle fait de visibles efforts pour dominer sa douleur. Elle me parle d’ailleurs librement de sa santé précaire et des crises cardiaques qui viennent déranger brusquement tous ses projets. Elle serait cependant très heureuse de dîner jeudi sur la France, où je l’ai invitée avec l’Empereur.

À la fin du dîner, l’Empereur se lève pour me souhaiter la bienvenue. Le chef de l’État ami et allié, dit-il, est toujours assuré de rencontrer l’accueil le plus chaleureux en Russie, mais aujourd’hui notre satisfaction de pouvoir saluer le président de la République française est encore doublée par le plaisir de retrouver en vous une ancienne connaissance avec laquelle j’ai été charmé de nouer, il y a deux ans, des relations personnelles. Unies de longue date par la sympathie mutuelle des peuples et par des intérêts communs, la France et la Russie sont depuis bientôt un quart de siècle étroitement liées pour mieux poursuivre le même but qui consiste à sauvegarder leurs intérêts en collaborant à la conservation de l’équilibre et de la paix en Europe. Je ne doute point que, fidèles à leur idéal pacifique et s’appuyant sur leur alliance éprouvée, ainsi que sur des amitiés communes, nos deux pays ne continuent à jouir des bienfaits de la paix en maintenant la plénitude de leurs forces et en resserrant toujours davantage les liens qui les unissent.

Je réponds en quelques mots : Fidèle à la tradition qu’ont suivie mes honorables prédécesseurs, j’ai voulu apporter à Votre Majesté et à la Russie le solennel témoignage de sentiments qui sont immuables dans tous les cœurs français. Près de vingt-cinq ans ont passé depuis que, dans une claire vision de leur destin, nos pays ont uni les efforts de leur diplomatie ; et les heureux résultats de cette association permanente se font tous les jours sentir dans l’équilibre du monde. Fondée sur la communauté des intérêts, consacrée par la volonté pacifique des deux gouvernements, appuyée sur des armées de terre et de mer qui se connaissent, s’estiment et sont habituées à fraterniser, affermie par une longue expérience et complétée par de précieuses amitiés, l’alliance dont l’illustre empereur Alexandre III et le regretté président Carnot ont pris la première initiative a constamment donné, depuis lors, la preuve de son action bienfaisante et de son inébranlable solidité. Votre Majesté peut être assurée que, demain comme hier, la France poursuivra, dans une collaboration intime et quotidienne avec son alliée, l’œuvre de paix et de civilisation à laquelle les deux gouvernements et les deux nations n’ont cessé de travailler.

La journée s’achève sans que, de l’Autriche et de la Serbie, M. Viviani et moi, nous apprenions rien de nouveau. Tout ce qu’on peut savoir de Vienne nous montre que, si le gouvernement dualiste n’a pas remis à Belgrade une note comminatoire pour demander compte à la Serbie de l’attentat de Serajevo, ce n’aura pas été faute d’y avoir été invité par la plus grande partie de la presse viennoise. Une véritable panique s’est emparée de la Bourse et les meilleures valeurs autrichiennes ont été emportées par la débâcle.

Mais, sur tout cela, M. Paléologue n’a pas encore reçu communication des intéressantes dépêches de M. Dumaine, en date du 15 juillet 1914. Elles sont à peine arrivées à Paris et je ne les connaîtrai moi-même que beaucoup plus tard. M. Dumaine rapporte les articles enflammés de la presse, les rumeurs insensées qui circulent, l’affolement de l’opinion. Il indique que le pénible débat par lequel ont été révélées au Sénat français des lacunes et des erreurs de notre organisation militaire est mis à profit contre la France. On développe dans les journaux un thème qui se prête aux amplifications faciles : l’impuissance militaire de la France est un avertissement pour la Russie ; la France ne compte plus dans la politique internationale ; la Russie est isolée ; elle fera bien de ne pas prendre trop fortement le parti de la Serbie, s’il est fait à Belgrade une démarche plus ou moins comminatoire. Mais, de cette démarche elle-même, M. Dumaine n’a encore rien entendu dire, et il croit, pour le moment, que le gouvernement austro-hongrois se contentera, sans doute, d’une vague satisfaction d’amour-propre.

Le Ballplatz s’est gardé de faire savoir à M. Dumaine que ce même jour, le 20 juillet, le comte Berchtold vient de se rendre à Ischl auprès de l’empereur François-Joseph et lui a présenté le projet d’ultimatum, que le vieux souverain a gardé pour l’examiner. Le lendemain 21, il va l’approuver sans modification. Sans attendre, du reste, cette approbation impériale, le baron Macchio, directeur politique, envoie, dès le 20, un exemplaire officiel de l’ultimatum au baron Giesl, ministre d’Autriche à Belgrade, et il lui prescrit de ne remettre la note au gouvernement serbe que le jeudi 23 juillet, entre 16 et 17 heures, délai qui, on le sait déjà et on le verra bientôt mieux encore, a pour objet de nous empêcher, M. Viviani et moi, de rien connaître avant notre départ de Russie.

Personne à Saint-Pétersbourg n’a vent de tous ces préparatifs. Personne non plus ne sait qu’aujourd’hui même Guillaume II a confirmé à la flotte l’ordre de rester concentrée jusqu’au 25 et qu’en même temps il a conseillé au chancelier Bethmann-Hollweg de mettre secrètement le directeur des compagnies de navigation maritime au courant des éventualités possibles.

Personne enfin parmi nous ne connaît l’incident significatif qui est survenu, en ce même lundi 20 juillet, à propos du Kronprinz impérial. Une brochure pangermaniste intitulée L’Homme du destin de l’Empire ayant été récemment publiée, il a envoyé des félicitations publiques à l’auteur. Bethmann-Hollweg a dû écrire au prince pour lui recommander plus de calme et à l’Empereur pour le prier d’intervenir. « J’ai lieu de craindre, disait-il, le 20 juillet, à Guillaume II, que son Altesse impériale, quand l’ultimatum autrichien sera connu, ne se livre à des manifestations qui, après ce qui s’est passé, seront considérées par nos adversaires comme une provocation voulue à la guerre. »

Aucun de ces signes prémonitoires n’est aperçu de nous.


Mardi 21 juillet. — En me reconduisant le lundi soir à mes appartements, l’Empereur m’avait demandé si je pourrais le recevoir le lendemain dans la matinée. Il est venu me voir le mardi vers dix heures. Il m’a encore remercié de ma visite et m’a dit que l’Impératrice et lui seraient très heureux de me la rendre l’été de 1915. Il n’a mis, en ce qui le concernait personnellement, aucune réserve à sa promesse. Pour l’Impératrice, il a seulement ajouté qu’il espérait bien que sa santé, maintenant améliorée, lui permettrait de faire le voyage. Pas un instant la vision d’une guerre n’a passé devant ses yeux. Il n’a pas fait la moindre allusion à un danger que ni lui, ni moi, nous ne pouvions croire alors si prochain.

Il se retire après moins d’une heure d’entretien et retourne à sa villa.

Lestement, je repasse cet habit noir dont la triste austérité faisait jadis regretter à Félix Faure, lorsqu’il est venu en Russie, de ne pouvoir revêtir un costume brodé d’or et de ne paraître à la Cour que l’ombre de son ambassadeur. Je monte en voiture avec M. Viviani, et, suivi de nos collaborateurs, nous nous rendons à l’embarcadère, où est amarré le yacht impérial, qui doit nous conduire à Saint-Pétersbourg.


VOYAGE DE M. POINCARÉ EN RUSSIE
Le président, accompagné du tsar, passe en revue les marins de la garde.


VOYAGE DU PRÉSIDENT POINCARÉ EN RUSSIE. — M. Viviani, président du Conseil et M. Sazonoff en voiture, après le débarquement à Peterhof.



LE TSAR ET LA FAMILLE IMPERIALE DE RUSSIE EN 1914

Nous faisons dans la salle à manger du yacht un excellent déjeuner, exclusivement composé de plats russes. Nous remontons la Néva, très acclamés par les riverains, ouvriers et bourgeois, et nous retrouvons au passage les chantiers où se construisent lentement les nouveaux cuirassés. Arrivés au ponton de débarquement, nous descendons au milieu d’une multitude de curieux sympathiques et bruyants.

Beaucoup de monde dans toutes les rues que nous suivons. Une grève formidable a cependant éclaté ces jours derniers. Le grand-duc Nicolas m’a dit qu’il croyait y voir la main de l’Allemagne, qui aurait désiré faire tourner en fiasco les fêtes de l’alliance franco-russe. C’est là, sans doute, une pure hypothèse. En tout cas, d’insuccès et de déconvenue, il n’y en a point. Les spectateurs sont nombreux et adressent à la France de frénétiques vivats.

Je passe en revue la garde d’honneur, à laquelle je devrais dire en russe : « Salut, mes braves, salut, mes amis. » Pour plus de sûreté, je leur parle français et ils me répondent, comme s’ils avaient compris, par les hourras réglementaires.

Toujours flanqué du général Pantelief, qui est de plus en plus littéralement attaché à ma personne, je monte dans une calèche de gala, conduite par un cocher coiffé d’un chapeau demi-haute forme, évasé au sommet.

Nous recommençons alors, par une charmante après-midi, sous un soleil dont la chaleur est tempérée d’une brise légère, le pèlerinage que j’ai déjà accompli, en 1912, à la fortesse où s’élève l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, asile sacré des tombes impériales. Pour la seconde fois, suivant un rite que je n’ai pas oublié, mais qui est entouré aujourd’hui de plus de solennité, je m’approche du monument où repose Alexandre III. J’y dépose en hommage une épée d’argent, poignée en forme de croix grecque, et lame recouverte d’une branche de laurier.

Mes compagnons et moi, nous nous rendons ensuite à l’ambassade de France, où je reçois notre colonie de Saint-Pétersbourg. J’adresse mes félicitations et mes vœux à nos compatriotes, à l’Institut français, à l’Association de bienfaisance, à la Croix-Rouge française, à tous les autres amis inconnus qui sont accourus pour me voir. Je ne leur parle que de travail et de solidarité. La pensée d’une guerre possible est aussi éloignée de leur esprit que du mien.

Cette réception terminée, non sans que j’aie eu quelque peine à dominer mon émotion devant ces pionniers de l’idée française, je quitte l’ambassade pour me rendre à ce Palais d’hiver que j’ai parcouru un peu vite il y a deux ans et que je verrai cette fois plus superficiellement encore, sans même pouvoir céder à la tentation de m’enfuir un instant par la galerie qui le rattache au musée de l’Ermitage.

Flanqué de M. Viviani, je reçois successivement tous les ambassadeurs accrédités auprès du Tsar. Le premier qui m’est présenté est, suivant l’usage, le doyen du corps diplomatique. C’est le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne, fort aimable homme qui excelle à prodiguer les phrases évasives et les compliments bien tournés. Je ne cause guère avec lui que de sa famille française et de son prochain voyage à Castellane. Il compte, en effet, venir en France cet été et je ne doute pas plus que lui qu’il ne réalise bientôt son projet.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir George Buchanan, que j’ai déjà rencontré il y a deux ans, et qui est un homme froid, pondéré, extrêmement courtois, ne me cache pas ses appréhensions. Il redoute de nouvelles difficultés dans les Balkans et l’attitude de l’Autriche envers la Serbie lui semble mystérieuse et inquiétante. À la suite d’une rencontre avec M. Spalaïkovitch, ministre de Serbie, il semble même prévoir la remise d’une note autrichienne violente à Belgrade. Il croit, et c’est, me dit-il, l’avis de sir Ed. Grey, que, pour éviter les difficultés, il serait bon qu’une conversation directe s’engageât entre Vienne et Saint-Pétersbourg. J’objecte qu’à l’heure présente cette conversation entre ces deux puissances seules ne serait peut-être pas sans danger et j’indique que mieux vaudrait, sans doute, que des conseils de modération fussent amicalement donnés à l’Autriche par la France et l’Angleterre. Cet entretien avec sir G. Buchanan me laisse sous une impression pessimiste.

La conversation que j’ai ensuite avec le comte Szapary, ambassadeur d’Autriche, n’est guère faite pour me rassurer. Sur une allusion que je fais à l’attentat de Serajevo, il me donne, volontairement ou non, à entendre que son gouvernement n’a pas dit son dernier mot, que l’Autriche considère la responsabilité de la Serbie comme engagée dans le meurtre de l’archiduc et qu’elle a l’intention de faire à Belgrade une démarche dont je ne devine pas le caractère, mais dont je pressens la gravité. Je marque discrètement ma surprise à mon interlocuteur et je lui demande si, contrairement aux premières informations recueillies, l’instruction a révélé une complicité du gouvernement serbe. Il se dérobe et ne me répond que par des phrases embarrassées. Mais cet embarras même est inquiétant. Si l’ambassadeur est exactement renseigné, il m’apparaît que l’Autriche-Hongrie veut étendre à toute la Serbie la responsabilité d’un crime commis sur un territoire de la monarchie dualiste et qu’elle va peut-être chercher à humilier sa petite voisine. Si je ne dis rien, le comte Szapary pourra croire qu’une initiative violente aura l’approbation de la France et mon silence sera un encouragement. Dans l’espoir de conjurer un acte irréparable, gros de conséquences, je fais remarquer à l’ambassadeur que la Serbie a, en Russie, des amis qui s’étonneraient sans doute de la savoir en butte à des mesures de rigueur, et que cette surprise pourrait être partagée dans d’autres pays de l’Europe, amis de la Russie. On risquerait alors de voir recommencer une crise balkanique et naître des complications regrettables. J’ajoute, sans y insister, qu’à ma connaissance il n’est pas d’usage qu’un gouvernement rende un autre gouvernement responsable d’un crime commis chez lui par les nationaux du second, ni, à plus forte raison, d’un crime commis par ses propres nationaux, même s’ils ont des complices chez le second. Je dis à l’ambassadeur, comme le 5 juillet précédent, au comte Szecsen, que j’espère bien que la Serbie donnera toutes facilités à l’Autriche pour la poursuite et le châtiment des coupables. Je lui rappelle la coopération européenne des années précédentes, et il se retire en me laissant, malgré tout, la crainte que l’Autriche ne prépare « quelque chose ».

Ces visites reçues, l’une après l’autre, en présence de M. René Viviani, nous nous rendons tous deux dans une grande salle du Palais pour faire le tour du cercle diplomatique. Ambassadeurs et chefs de mission sont rangés dans l’ordre protocolaire, avec tout leur personnel. Lorsque je passe devant le ministre de Serbie, M. Spalaïkovitch, je lui demande quelles nouvelles il a de Belgrade : « Très mauvaises », me dit-il vivement. Je lui réponds : « J’espère bien qu’elles s’amélioreront. La France, en tout cas, fera ce qui dépendra d’elle pour éviter des conflits. » M. Spalaïkovitch a de trop légitimes raisons personnelles de n’être pas très optimiste. Son beau-père habite, paraît-il, Serajevo et il a eu sa maison mise à sac par les Autrichiens après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.

Sur les entrefaites, est arrivé à l’ambassade de France un télégramme de Paris, nous communiquant une très grave information qui heureusement n’est pas jusqu’ici confirmée ; non seulement l’Allemagne ne s’opposerait pas à une démarche brutale, projetée par l’Autriche, mais elle s’y associerait. M. Viviani et moi, nous avons plutôt l’impression d’un « bluff », destiné à préparer l’humiliation de la Serbie. Mais ce qui met nos nerfs à rude épreuve, c’est que nous ne savons rien ou presque rien. M. Viviani, qui a entendu les conversations des ambassadeurs et des ministres, est, d’ailleurs, devenu assez pessimiste.

Du Palais d’hiver, nous gagnons, par des quartiers populaires, l’hôpital français de Vassily-Ostrov, que j’ai déjà visité en 1912. Dans les rues, se presse une foule pittoresque, avec des costumes de toutes formes et de toutes couleurs ; les ouvriers sont nombreux : les hourras, tumultueux et familiers. À l’hôpital, nous nous retrouvons en famille. Les Français sont là, tout émus d’être réunis auprès de moi dans une maison qui leur appartient. Je me sens moi-même profondément remué par leur accueil. À la sortie, les Français se précipitent vers moi, avec un indescriptible enthousiasme, auquel certes est étrangère toute inspiration de chauvinisme.

Nous revenons à l’ambassade de France, où j’offre un dîner aux ministres russes, à quelques officiers généraux de la marine et de l’armée, aux fonctionnaires supérieurs du ministère des Affaires étrangères. J’ai à ma droite le nouveau président du Conseil, pâle successeur de M. Kokovtzoff, M. Goremykine. À ma gauche, est assis M. Sazonoff, qui vient de causer de nouveau avec M. Viviani et qui me paraît beaucoup plus soucieux qu’hier, mais qui ne nourrit certainement aucun dessein belliqueux. Il me dit même que si, par impossible, les choses se gâtaient, la Russie serait fort en peine pour mobiliser, les paysans étant tous occupés aux travaux des champs. Mais, autant que nous, évidemment, il écarte de ses prévisions cette terrible éventualité.

Un peu plus loin, sont le général Soukhomlinoff, ministre de la Guerre, qui ne me fait pas meilleure impression qu’en 1912, l’amiral Gregorovitch et les autres ministres. Je prends congé de tous presque aussitôt après le dîner et nous nous rendons à la douma municipale.

Les rues, pavoisées et illuminées, sont envahies par les habitants de toutes classes. La perspective Newsky se distingue par un éclairage plus éblouissant que celui des autres avenues. Devant le Palais de la douma municipale, bâtiment très modeste et à peine convenable, des vagues humaines déferlent jusqu’à notre cortège, qu’escortent fidèlement les cosaques rouges. Nous montons dans une grande salle, où des centaines de convives, russes et français, sont assis à de petites tables encore servies. Au fond, sur une estrade, sont installés un orchestre et des chœurs. Choristes et instrumentistes portent d’anciens costumes nationaux. Ils jouent et chantent devant nous quelques vieux airs russes. Ils chantent aussi la Marseillaise en français et peut-être est-ce la première fois que les paroles révolutionnaires de notre hymne national sont prononcées publiquement en Russie.

Mais le temps passe, le yacht nous attend, il faut partir. Jusque sur les quais, nom sommes poursuivis par les applaudissements et les bravos. Nous nous asseyons, M. Viviani et moi, à l’arrière du navire. Le président du Conseil est fatigué de cette lourde journée. Tout ce qui est représentation l’énerve et l’exaspère. Je ne comprends que trop sa haine de l’apparat ; mais il faut bien que je me plie aux exigences d’un cérémonial implacable. La nuit est pure et transparente. Le ciel est si clair que les étoiles s’y fondent dans la lumière de la voûte. Nous filons doucement sur les eaux endormies. Les regards perdus dans le lointain, nous rêvons en silence. Que nous réserve l’Autriche ? Prépare-t-elle vraiment un coup de force contre la Serbie ? Le yacht se range le long du débarcadère de Peterhof. Il est une heure du matin lorsque nous rentrons au Palais.

Cependant, M. Sazonoff, rentré à son ministère du Pont-aux-Chantres et maintenant préoccupé des bruits qui commencent à courir, a cru devoir télégraphier, dans la nuit, à son représentant en Autriche : D’après des bruits qui courent ici, l’Autriche se prépare évidemment à faire à Belgrade diverses demandes en relation avec les événements de Serajevo. Veuillez signaler au ministre des Affaires étrangères, d’une manière amicale, mais ferme, les dangereuses conséquences auxquelles pourrait conduire une telle démarche, si elle venait à être d’une nature incompatible avec la dignité de la Serbie. De mes conversations avec le ministre français des Affaires étrangères, il ressort que la France se préoccupe, elle aussi, du changement qui peut se produire dans les relations austro-serbes, et qu’elle n’est pas disposée à permettre une humiliation injustifiable de la Serbie. L’ambassadeur de France à Vienne a reçu pour instruction de conseiller au gouvernement austro-hongrois d’user de modération. Suivant nos informations, Londres aussi condamne l’intention attribuée à l’Autriche de créer des complications internationales à propos de cette affaire et le gouvernement britannique a également chargé son représentant à Vienne de s’exprimer lui-même en ce sens. Je ne perds pas l’espoir que la raison prévaudra à Vienne sur les tendances belliqueuses et que des avertissements donnés à temps par les grandes puissances serviront encore à détourner l’Autriche de mesures irrévocables. Avant de vous adresser au comte Berchtold à ce sujet, veuillez en conférer avec vos collègues français et anglais, mais ne pas oublier que, pour éviter toute aggravation de la question, les démarches que vous ferez, vous et eux, ne doivent ni paraître combinées, ni être simultanées.

Mercredi 9/22 juillet. — Vers onze heures du matin, je quitte Peterhof en victoria, toujours accompagné par l’aide de camp de l’Empereur, le général Pantelief, qui ne fait pas le moindre effort pour avoir l’air martial et qui est bien le type du général de Cour. Il me conduit à Alexandria, la villa qu’habite la famille impériale.

Modeste cottage en briques, composé de deux petits bâtiments jumeaux que relie un pont couvert, Alexandria est entourée d’un beau parc, planté de grands arbres et agréablement vallonné, qui s’étend de la chaussée de Pétersbourg à la mer et dans lequel l’impératrice Anne se plaisait jadis à chasser le poil et la plume. Par un escalier très étroit, je monte à un premier étage de bourgeoise apparence et, en traversant une salle à manger de dimensions minuscules, je pénètre dans un gracieux boudoir, tendu de cretonne fleurie. L’Impératrice est là en robe blanche d’intérieur. Elle a auprès d’elle ses quatre filles et son fils.

Les jeunes grandes-duchesses, également vêtues de blanc, respirent le bonheur et la santé. Elles sont charmantes de naturel et de simplicité, ces quatre sœurs, assises auprès de leur mère, dans cette discrète villa, qui n’a rien d’une Cour impériale. Le grand-duc Alexis Nicolaïévitch, qui a dix ans, est un enfant pâle et timide, à la taille élancée. Il ne paraît pas mal portant. Sa santé est cependant pour ses parents un sujet de perpétuelles inquiétudes.

L’Impératrice me prie de m’asseoir en face d’elle dans une des bergères du boudoir. Elle m’explique qu’au moment où je suis entré dans la villa l’Empereur était occupé à recevoir une délégation d’officiers roumains. Je reste donc seul, pendant quelques minutes, avec la mère et les enfants. Rien de plus familial, de plus paisible, de plus intime, que le tableau d’intérieur qu’il m’est ainsi donné de contempler. Est-ce vraiment cette même femme, cette princesse Alice de Hesse, cette Impératrice Alexandra Féodorowna, sur qui l’on fait courir, en Russie et ailleurs, tant de bruits étranges, avec la complicité insolente ou secrète de quelques-uns des grands-ducs ? Ce qu’on me dit ici confirme ce que m’a rapporté à Paris, le 25 février dernier, le comte de Gontaut-Biron. Un paysan russe, marié, père de famille, illettré, s’est introduit auprès de la famille impériale. Il s’appelle Grigory Raspoutine. C’est un aventurier ou un illuminé qui a, paraît-il, une extraordinaire puissance de prosélytisme. Il exerce sur plusieurs grandes dames de l’aristocratie une influence inexplicable. Quelques-unes sont folles de lui. Elles recherchent ouvertement ses pieux baisers et ses saintes caresses. Il mène, au vu de tous, une vie de débauche et de scandale. Mais, au Saint-Synode même, il a autant de partisans que d’adversaires et beaucoup sont convaincus qu’il exerce une mission céleste. Il a pris sur l’Impératrice un ascendant prodigieux. Stolypine avait essayé de l’écarter. Raspoutine a prophétisé : « Cet homme a voulu me nuire ; c’est bien triste pour lui ; je pressens qu’il sera victime de son erreur. » Et Stolypine a été assassiné. Le ministre avait, paraît-il, saisi et communiqué à l’Empereur une lettre où l’Impératrice disait mystiquement à Raspoutine : « Je ne me repose que sur ton cœur. » M. Kokovtzoff, à son tour, avait essayé de combattre cette influence occulte. Il s’y était brisé. M. Paléologue, qui m’a donné tous ces détails en une heure de loisir, les tient en partie, m’a-t-il dit, du grand-duc Nicolas-Michel et de la grande-duchesse Wladimir. Il ajoute, d’ailleurs, qu’il ne croit pas l’Impératrice coupable d’infidélité. Elle aime son mari et elle en est aimée. Elle est bonne mère. Elle a conscience de ses devoirs et souci de sa dignité. Mais, névropathe, souffrant d’une descente de matrice, constamment crispée par une maladie de cœur, elle a trouvé en cet homme entreprenant et grossier une sorte de consolateur secret et elle a, prétend-on, avec lui, de longs et mystérieux entretiens. Or, il y a quinze jours, Raspoutine a reçu un coup de poignard, qui lui a été donné par une femme au cours d’un voyage qu’il avait entrepris. On a annoncé que sa vie était en danger. Puis, à la veille de mon arrivée, le silence s’est fait. Le moujik est-il mort ? Et a-t-on voulu cacher cette mort à l’Impératrice ? Est-il vivant ? Et où est-il aujourd’hui retiré ? D’après M. Paléologue, nul n’est renseigné. L’Impératrice sait, en tout cas, qu’il a été gravement blessé et qu’il a été relevé mourant ; et elle est calme, souriante, impénétrable et ne semble vivre que pour son mari et ses enfants.

Je lui offre les cadeaux que j’ai apportés pour la famille impériale : tapisseries des Gobelins, représentant les quatre saisons, d’après les cartons de Chéret, nécessaire d’automobile avec objets en or, garniture complète de bureau pour le grand-duc héritier, bracelets-montres, ornés de diamants en roses, pour les grandes-duchesses. Les quatre jeunes filles sont ravies. Je remets au tsarévitch, au nom du gouvernement qui m’en a chargé, le cordon de grand-croix de la Légion d’honneur, rétréci à sa taille enfantine.

Nicolas II revient avec moi en voiture, sans aucun apparat, au palais de Peterhof, où il offre un déjeuner aux officiers de la division française. Vers trois heures, mon général russe m’emmène à la gare de Peterhof, où l’Empereur se rend, de son côté, en compagnie de l’Impératrice et des quatre grandes-duchesses. Le tsarévitch ne vient pas, soit qu’on le juge trop jeune, soit que son état de santé ne lui permette pas de supporter trop de fatigues. On a raconté sur lui les choses les plus étranges et les plus contradictoires. La vérité est simplement qu’il est atteint d’hémophilie, affection qui provoque au moindre choc de dangereuses hémorragies sous-cutanées. C’est sa mère qui lui a transmis cette affreuse maladie, dont sont morts plusieurs membres de la famille de Hesse. L’Impératrice sait que son fils souffre par elle et elle en est si malheureuse que ceux qui la connaissent le mieux expliquent par cette douleur intime les égarements de son mysticisme.

Les quatre grandes-duchesses portent la même toilette, manteaux blancs, robes roses, chapeaux de paille garnis de fleurs. Elles n’ont pas encore assisté aux revues militaires de Krasnoïé-Sélo et elles sont très heureuses du nouveau spectacle qui va leur être offert. Je passe dans le compartiment impérial la demi-heure que dure notre trajet entre Peterhof et Krasnoïé-Sélo. Les jeunes filles rivalisent de bonne humeur avec leurs parents.

À l’arrivée, je monte dans une calèche de gala, à côté de l’Impératrice ; les deux plus jeunes grandes-duchesses, Marie et Anastasie, prennent place devant nous. L’Empereur nous accompagne à cheval. Nous suivons au pas une très longue route sur les bords de laquelle sont rangés, en tenue de campagne et sans armes, les hommes de tous les régiments qui doivent prendre part à la revue du lendemain. Au passage, l’Empereur envoie à chaque unité le salut d’usage et les soldats répondent par le cri traditionnel, qui, poussé avec un accent un peu rauque, va se prolongeant sur toute la ligne.

Pendant notre promenade, qui dure près d’une heure et demie, M. René Viviani attend debout, sur le terrain, près de la tente impériale et, comme moi, deux années auparavant, il trouve un peu longue cette station forcée. Il se plaint d’être souffrant et M. Maurice Paléologue, qui paraît craindre pour le président du Conseil une crise de foie, mande, par téléphone, le docteur Cresson, médecin de l’hôpital français de Saint-Pétersbourg.

Nous arrivons enfin à la tente de l’Empereur, sur le devant de laquelle sont installés deux fauteuils vides. Dans l’un, s’assied l’Impératrice ; dans l’autre, la grande-duchesse Wladimir. Aucun autre siège n’est préparé. Comme M. Viviani et comme tout le monde, l’Empereur et moi nous restons debout.

Alors, recommence la cérémonie militaire que je connais déjà. Toutes assemblées au centre des troupes, les musiques régimentaires jouent quelques morceaux russes et français, pendant que des avions évoluent dans le ciel et, parmi eux, un immense biplan que monte Sikorski et qui peut enlever douze passagers. Puis, trois fusées donnent le signal de la prière ou zaria. Le silence se fait dans tout le camp. Le Tsar, les soldats, toutes les personnes présentes se découvrent. Un sous-officier monte sur un tertre gazonné et récite d’une voix forte le Pater noster. Les musiques exécutent un hymne religieux, tandis que le soleil tombe et rougit l’horizon.

À neuf heures, l’Empereur me conduit en automobile, avec ses deux filles aînées, au théâtre militaire, qui m’est, lui aussi, familier. On joue le deuxième acte de Lakmé et Le Spectre de la Rose ; on donne plusieurs ballets, le tout avec les meilleurs artistes russes du chant et de la danse. Mais que se passe-t-il à Vienne et à Belgrade ? Pendant les entr’actes, la grande-duchesse Nicolas et la grande-duchesse Pierre, les deux sœurs monténégrines, ne cessent de se poser la question et de m’interroger moi-même. Je ne sais toujours rien, et pour cause. L’Autriche attend que j’ai quitté Cronstadt pour démasquer ses batteries.

Nous couchons à Krasnoïé-Sélo. Le pavillon qui m’a été réservé est plus grand que celui de 1912. Mais il est très simple, comme les autres ; et mon fidèle Joseph, devenu maître d’hôtel à l’Elysée, trouve cette installation bien peu confortable pour le maître qu’il a, de nouveau, accompagné en Russie.

Étendu sur une couchette assez incommode, je me demande, avant de pouvoir m’endormir, ce qui se trame en Autriche. Je ne me doute pas qu’hier, 21 juillet, Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne, a reçu du Ballplatz le texte de l’ultimatum et que cette après-midi même le document explosif est arrivé à Berlin. M. de Jagow a, depuis lors, affirmé qu’il ne l’avait lu qu’à la fin de la journée, lorsque l’ambassadeur d’Autriche, comte de Szogyéni, lui en avait apporté un autre exemplaire, qu’il avait trouvé la rédaction trop rude et que l’ambassadeur lui avait répondu : « Il est trop tard pour faire des changements. » Mais, dans son rapport à Vienne, rédigé sur le moment même, le comte de Szogyéni déclare, au contraire, que M. de Jagow a donné sa pleine approbation à la teneur de la note.

En tout cas, ni M. de Jagow, ni M. de Bethmann-Hollweg n’ont télégraphié à Vienne pour conseiller l’atténuation de l’ultimatum, et cependant ils avaient tout le temps de s’interposer, puisqu’ils savaient que la démarche ne serait faite à Belgrade qu’après mon départ de Russie.


Jeudi 10/23 juillet. — Tout le monde me demande avec intérêt des nouvelles de M. Viviani et de sa crise de foie. Il est heureusement remis de son indisposition et son hypocondrie a disparu. Dans le même équipage qu’hier, nous passons devant le front des troupes en armes ; puis l’Impératrice et moi, entourés des officiers de la France et du Jean-Bart, ainsi que des grandes-duchesses, nous nous installons sur le tertre qui domine le champ de manœuvres, pendant que l’Empereur, le grand-duc Nicolas et leurs suites se tiennent à cheval, non loin de nous. Le défilé commence. Belles troupes, moins correctement alignées que les nôtres, moins crânes d’aspect, mais, dans l’ensemble, la tenue est bonne. Je reviens en auto, seul avec l’Empereur, qui me conduit à son pavillon, où les hors-d’œuvre, suivant l’usage russe, sont d’abord servis séparément. Grands-ducs et grandes-duchesses sont là et m’invitent à déguster le caviar. Nous nous rendons ensuite, le Tsar et moi, dans la salle où a lieu le déjeuner militaire.

Le Tsar me fait présenter plusieurs de ses généraux par leur chef, le grand-duc Nicolas. Puis, nous repartons pour Peterhof. Aucun de nous ne soupçonne guère qu’aujourd’hui même, 23 juillet, le prince Lichnowsky, après avoir causé avec sir Ed. Grey, a vivement, mais vainement, insisté auprès de M. de Jagow pour que l’Allemagne ne se solidarisât point avec l’Autriche. À Londres, télégraphiait-il, on compte absolument que nous ne nous associerons pas à des exigences qui ont manifestement pour but de provoquer la guerre, et que nous n’appuierons pas une politique qui exploite le meurtre de Serajevo comme un prétexte pour la réalisation des aspirations autrichiennes dans les Balkans et pour l’anéantissement de la paix de Bucarest. Guillaume  II annote, bien entendu, fort dédaigneusement ce télégramme, où il voit cette manière de penser britannique, dont il ne veut pas entendre parler.

Nous ne nous doutons pas davantage qu’aujourd’hui encore, 23 juillet, le chancelier de l’Empire d’Allemagne a prévenu le comte de Wedel, conseiller référendaire à la Wilhelmstrasse, ministre de la suite impériale, que la note autrichienne va être remise sous peu et a ajouté : L’intervention d’autres puissances nous entraînerait dans le conflit. Il n’est pas à supposer que cela se produise immédiatement, c’est-à-dire que l’Angleterre se décide, tout de suite, à intervenir. À lui seul, le voyage du Président Poincaré, qui quitte ce soir Cronstadt et visite Stockholm le 25, Copenhague le 27, Christiania le 29 et n’arrive à Dunkerque que le 31, retarderait toute résolution. La flotte anglaise, d’après les communications de l’État-major de l’Amirauté, se sépare le 27 et rentre dans ses ports. Un appel prématuré de notre flotte pourrait provoquer des inquiétudes générales et paraître suspect en Angleterre. Ainsi, le calcul apparaît clairement : on espère que le Président de la République et le Président du Conseil de France accompliront leur voyage sans l’abréger, que l’Autriche aura le temps d’écraser la Serbie avant leur retour et que l’Angleterre tardera à se prononcer. Le chancelier d’Empire estime que, dans ces conditions, mieux vaut attendre encore, avant de rappeler et de concentrer la flotte, de manière à endormir l’Europe, jusqu’à ce que l’Autriche ait achevé sa besogne.

Tout nous échappe de ces conspirations lointaines. M. Viviani et moi, nous nous délassons, au palais de Peterhof, des fatigues de la matinée. Entre temps éclate un orage épouvantable. Je tremble pour la tente que j’ai fait dresser à l’arrière de la France et sous laquelle doit avoir lieu ce soir mon dîner d’adieu. À six heures de l’après-midi, l’Empereur vient me chercher en automobile fermée. La pluie cesse, le ciel reste gris et brouillé, mais la soirée s’annonce comme devant être assez agréable. Nous gagnons rapidement l’embarcadère de Peterhof et nous montons dans le yacht Alexandria, avec l’Impératrice, les deux aînées des jeunes grandes-duchesses, la grande-duchesse Wladimir, les « deux Monténégrines », les grands-ducs et les officiers de la Cour.

À bord du yacht, M. Viviani, rasséréné comme le temps, prépare avec M. Sazonoff des instructions destinées à nos représentants en Autriche et ayant pour objet de préciser le sens des démarches amicales à faire auprès du cabinet de Vienne. Il s’agirait, comme M. Sazonoff l’a télégraphié, de recommander, avec beaucoup de discrétion et de tact, la modération à l’Autriche et de lui exprimer, en des visites séparées, l’espoir qu’elle n’entreprendrait aucune action capable de porter atteinte à l’indépendance et à l’honneur de la Serbie. M. Sazonoff et M. Viviani s’imaginent encore que cette tentative peut avoir lieu en temps utile.

Arrivé dans la rade de Cronstadt, le yacht stoppe et mouille l’ancre. Je descends le premier dans une vedette de la France, qui vient me chercher et me ramène au croiseur cuirassé. L’Empereur et la famille impériale nous y rejoignent peu de temps après.

Petites misères des réceptions officielles que ne surveille pas l’œil d’une femme : je ne suis pas très content du dîner. Nous avons dû attendre le potage après avoir pris place à table. Les plats se sont succédé sans que j’eusse à me promettre de féliciter le chef de cuisine. Nos hôtes n’en paraissent pas moins très satisfaits. Les conversations vont leur train. À la fin du repas, je porte à l’Empereur et à la Russie le toast suivant, où quelques historiens gallophobes, qui ont évidemment l’oreille fausse, ont prétendu, en ces dernières années, entendre résonner une note guerrière : Sire, je ne veux pas m’éloigner de ces rivages sans remercier encore Votre Majesté de la charmante cordialité qu’Elle m’a témoignée pendant mon séjour. Mon pays verra dans les marques d’attention qui m’ont été prodiguées et dans le chaleureux accueil que j’ai reçu du peuple russe un nouveau gage des sentiments que Votre Majesté a toujours manifestés envers la France et une éclatante consécration de l’indissoluble alliance qui unit les deux nations. Sur toutes les questions qui se posent chaque jour devant leurs gouvernements et qui sollicitent l’activité concertée de leur diplomatie, l’accord s’est toujours établi et ne cessera de s’établir avec d’autant plus de facilité que les deux pays ont maintes fois éprouvé les avantages procurés à chacun d’eux par cette collaboration régulière et qu’ils ont, l’un et l’autre, le même idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité.

J’avais, bien entendu, communiqué cette allocution à M. Viviani avant de la prononcer, et il n’y avait rien trouvé à redire. Mais il paraît aujourd’hui, à en croire certains commentateurs, que parler d’un idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité, c’était, en 1914, souhaiter la guerre. Ceux qui soutiennent cette thèse paradoxale auraient-ils voulu m’entendre vanter la paix dans la faiblesse, le déshonneur et l’humiliation ?

Très brièvement, l’Empereur me répond en ces termes : En vous remerciant de vos aimables paroles, je tiens à vous dire une fois de plus combien nous avons eu de plaisir à vous voir parmi nous. Rentré en France, vous voudrez bien apporter à votre beau pays l’expression de la fidèle amitié et de la cordiale sympathie de la Russie tout entière. L’action concertée de nos deux diplomaties et la confraternité qui existe entre nos armées de terre et de mer faciliteront la tâche de nos deux gouvernements, appelés à veiller sur les intérêts des peuples alliés, en s’inspirant de l’idéal de paix que se posent nos deux pays, conscients de leur force.

Après le dîner, l’Impératrice et les grandes-duchesses restent assises sur le pont, malheureusement tout humide des averses qu’il a reçues. L’amiral Le Bris conduit l’Empereur sur la passerelle, où je l’accompagne. M. Paléologue, M. Sazonoff, M. Isvolsky préparent ensemble, pour la presse, le communiqué d’usage. Ils nous montrent ensuite, à M. Viviani et à moi, un projet que M. Paléologue avait déjà jeté sur le papier pendant le dîner et qui est ainsi conçu : Les deux gouvernements ont constaté la parfaite concordance de leurs vues et de leurs intentions pour le maintien de l’équilibre européen, notamment dans la péninsule balkanique. M. Viviani et moi, nous trouvons que cette rédaction, où le mot de paix n’est pas prononcé, nous engagerait trop à suivre dans les Balkans la politique de la Russie. Nous faisons donc modifier le projet, de manière à réserver l’avenir, à souligner nos intentions pacifiques, et à sauvegarder davantage la liberté de notre action. Le texte que finalement nous communiquons à la presse est aussi bref que général : La visite que le Président de la République vient de faire à Sa Majesté l’Empereur de Russie a offert aux deux gouvernements amis et alliés l’occasion de constater la parfaite communauté de leurs vues sur les divers problèmes que le souci de la paix générale et de l’équilibre européen pose devant les Puissances, notamment en Orient. C’est après avoir donné ce dernier témoignage de notre esprit de modération et de notre volonté de paix que nous adressons nos adieux à nos hôtes. Nous échangeons longuement poignées de main, compliments et vœux. L’Empereur me répète qu’il se réjouit de venir en France l’an prochain ; il espère fermement que l’Impératrice sera assez bien portante pour l’accompagner. Des vedettes emportent la famille impériale et nos autres invités jusqu’au yacht Alexandria. De nombreuses embarcations, pavoisées et illuminées, sillonnent la rade autour de nous. Au moment où l’Alexandria lève l’ancre, la France et le Jean-Bart, eux-mêmes brillamment éclairés, saluent de vingt et un coups de canon.

L’impression que Nicolas II nous laissait, à M. Viviani et à moi, à l’heure où nous quittions la Russie, était donc très rassurante., C’était un allié fidèle. C’était un sincère ami de la paix.


Le moment même où je prenais congé de lui était celui que les gouvernements de Vienne et de Berlin avaient attendu pour agir. Avaient-ils craint jusque-là que ma présence auprès du Tsar et celle de M. Viviani auprès de M. Sazonoff ne nous permissent de nous concerter directement pour éteindre les premières flammes de l’incendie ? Toujours est-il que l’Autriche s’était minutieusement renseignée d’avance sur l’horaire de mon voyage. Les télégrammes envoyés et reçus, en juillet 1914, par le comte Szecsen ont été plus tard déchiffrés par notre service cryptographique. Ils montrent avec quel soin le Ballplatz s’était informé de mon itinéraire.


Affaires étrangères Vienne à ambassade austro-hongroise Paris. Le 11 juillet 1914, 1 heure, no 142. Secret. Pour M. l’ambassadeur seul. Au sujet du document secret 8. L’accord complet avec l’Allemagne est obtenu en ce qui concerne la situation politique résultant de l’attentat de Serajevo et toutes ses conséquences éventuelles.


Affaires étrangères Vienne à ambassade austro-hongroise Paris. Le 12 juillet 1914, 1 h, no 143. Je prie Votre Excellence de vouloir bien me faire connaître la date du départ du Président pour la Russie et la durée probable de son séjour là-bas. Me donner aussi des indications sur le programme du voyage.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 13 juillet 1914 (sans indication d’heure), no 105. Voyage du Président. Reçu le télégramme de Votre Excellence no 143. Ainsi que j’ai pu l’apprendre de source digne de foi, le Président quittera la France le 16. Il partira d’ici probablement le 15. Il s’embarquera sur la France et sera accompagné de navires de guerre. Arrivée en Russie le 20. La durée du séjour en Russie peut être de quatre jours. Au retour, il se peut que le Président fasse une courte visite aux Cours de Suède, de Danemark et de Norvège. En ce qui concerne le programme de voyage, on n’a jusqu’ici rien publié. Comme on ne sait pas exactement si le Parlement aura terminé ses travaux le 14, il se peut que le départ soit un peu retardé. Signé : Szecsen.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 13 juillet 1914 (sans indication d’heure), no 106. Voyage du Président. Voir mon télégramme no 105 du 13. Le ministre des Affaires étrangères dit que le Président sera de retour au plus tard le 31. Le départ de Pétersbourg aurait lieu le 24 ou le 25. Sur la date et les détails de la visite aux trois Cours Scandinaves, le ministre paraît ne pas être exactement renseigné. Les journaux n’ont jusqu’ici rien communiqué là-dessus. Il est possible que la consigne ait été donnée aux journaux d’éviter toute allusion au voyage du Président et à celui de l’Empereur allemand en Norvège. Signé : Szecsen.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 16 juillet 1914, 11 h. 40, no 109. Voyage de M. Poincaré. Hier, dans les toutes dernières heures, le Sénat et la Chambre des députés se sont mis d’accord pour le vote du budget. Le départ de M. Poincaré est définitivement fixé. Le Président et sa suite partiront dans la nuit pour Dunkerque. Signé : Szecsen.

L’Allemagne était d’accord avec l’Autriche pour porter à mon voyage cet intérêt exceptionnel. Dès le 21 juillet, l’État-major général de la marine allemande, soigneusement renseigné par son attaché naval à Pétersbourg, avait fait savoir à M. de Jagow, secrétaire d’État, que mon départ de Cronstadt était fixé au 23, 10 heures du soir. Le même jour, M. de Jagow avait interrogé le comte de Pourtalès sur l’exactitude de ce renseignement et il s’était hâté de prévenir le gouvernement austro-hongrois, pour que l’ultimatum fût retardé : J’ai demandé au comte Pourtalès, disait-il, le programme de la visite de Poincaré. Il m’annonce que le Président partira de Cronstadt jeudi soir à 11 heures, c’est-à-dire à 9 heures et demie d’après l’heure de l’Europe centrale. Si la démarche est faite à Belgrade demain après-midi, à 5 heures, elle sera connue à Pétersbourg pendant la visite de Poincaré. À quoi M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, répondait le 23 : Le gouvernement impérial et royal vous remercie chaleureusement de votre information. Le baron Giesl (ministre d’Autriche à Belgrade) a été invité à retarder la remise d’une heure.

Ces documents autrichiens et allemands prouvent à l’évidence que l’Allemagne était tout aussi bien renseignée sur la date que sur la gravité de l’ultimatum et qu’elle s’est mise d’accord avec l’Autriche pour en reculer la remise. Dans quel dessein ? À en croire un télégramme de M. de Tschirschky, l’Autriche aurait simplement voulu éviter qu’avant mon départ on ne célébrât, en rade de Cronstadt, « dans l’excitation du Champagne », une fraternisation qui aurait pu influencer la conduite de la France et de la Russie. Pitoyable explication. La vérité est qu’on redoutait que le gouvernement français et le gouvernement russe, se trouvant en contact au moment où ils apprendraient l’ultimatum, ne fussent à même de concerter immédiatement une intervention amicale en faveur de la paix. On préférait qu’ils fussent séparés, obligés de communiquer de loin, avec des informations fragmentaires et souvent différentes ; et on espérait bien que, pendant mes trois escales aux pays Scandinaves, l’Autriche aurait le temps de donner à la Serbie une leçon magistrale.


CHAPITRE III


VAGUES NOUVELLES DE L’ULTIMATUM AUTRICHIEN. — ARRIVÉE À STOCKHOLM. — JOURNÉE DE FÊTES, JOURNÉE D’ANXIÉTÉ. — DÉPART POUR COPENHAGUE. — LES ANGOISSES DE LA TRAVERSÉE. — 25 ET 26 JUILLET. ISOLÉS DE LA TERRE. — CE QUE NOUS NE SAVONS PAS. — M. DE SCHŒN AU QUAI D’ORSAY.


L’allure réglée à quinze nœuds, la France fait route dans la nuit vers la sortie du golfe de Finlande. Doucement bercé par un roulis presque imperceptible, je me suis endormi dans la complète ignorance de l’ultimatum autrichien. Nous sommes encore loin de la Baltique, lorsque je me lève. De mon appartement d’arrière, je sors pour respirer sur le pont.

Pour occuper les loisirs de la traversée, je lis des extraits de la presse parisienne arrivés à Pétersbourg par la valise et emportés par nous au départ. Le compte rendu des assises remplit les colonnes des journaux. Peu à peu, il nous arrive des radiogrammes incomplets, mais peu rassurants dans leur désordre et leur obscurité. Nous apprenons que l’Autriche a envoyé une note comminatoire à la Serbie et qu’elle a réclamé, dans un délai de vingt-quatre heures, des satisfactions dont nous ne connaissons pas encore le détail. Attendre plusieurs semaines pour manifester ses exigences et demander qu’il y soit cédé presque immédiatement, c’est un procédé qui ne laisse pas de nous paraître brutal. Ce n’est que par morceaux que la télégraphie sans fil nous révèle le contenu de la note autrichienne.

Le gouvernement austro-hongrois se plaint que la Serbie, après avoir reconnu en 1909 l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, ait persisté à faire dans cette province de la propagande contre la monarchie dualiste. Il prétend avoir la preuve que des officiers serbes se sont prêtés à l’organisation de complots contre l’autorité impériale. Il affirme que les bombes lancées à Serajevo contre l’archiduc François-Ferdinand ont été remises aux auteurs du meurtre par un dépôt militaire serbe ; il demande qu’un officier et un sous-officier soient immédiatement frappés, que le gouvernement serbe désavoue par une note officielle l’action révolutionnaire de ses agents et qu’il consente à une enquête qui serait faite, sur territoire serbe, à la fois par des fonctionnaires serbes et des fonctionnaires austro-hongrois. M. Viviani, M. de Margerie et moi, nous nous entretenons de cette grave initiative autrichienne, si longtemps retardée et si brusquement suivie d’exécution. Il nous semblera tous trois qu’il y a dans les conditions posées par l’Autriche toute une partie qui va être très difficilement acceptable pour la Serbie et qui constitue presque une violation du droit des gens. Mais nous ne voulons pas pousser la Serbie à une résistance qui pourrait amener de graves complications. M. Viviani télégraphie donc à Pétersbourg et, par Pétersbourg, à Paris et à Londres qu’il est d’avis : 1o que la Serbie offre immédiatement toutes les satisfactions compatibles avec son honneur et son indépendance ; 2o qu’elle demande la prolongation de délai de vingt-quatre heures ; 3o que nous appuyions cette dernière demande à Vienne ; 4o que la Triple-Entente recherche s’il ne serait pas possible de substituer une enquête internationale à l’enquête austro-serbe, qui risque de paraître humiliante à la Serbie.

Dans la soirée du vendredi 11/24 juillet, la brise fraîchit. Il tombe quelques gouttes de pluie et même, par instants, de forts grains. Nous rentrons dans le faisceau central et nous retardons nos montres d’une heure. L’Europe va-t-elle savoir mettre les siennes d’accord ?

Pendant que M. Viviani et moi, nous sommes en mer, l’émotion commence, sans que nous le sachions, à s’emparer du gouvernement russe.

De bonne heure, dans la matinée du 24, est arrivé de Belgrade au Pont-aux-Chantres un télégramme annonçant que la Serbie a reçu de l’Autriche un ultimatum inacceptable. En revenant de Tsarskoié-Sélo à dix heures du matin, M. Sazonoff a appris la nouvelle avec un grand trouble et a mandé l’ambassadeur d’Autriche. Celui-ci, répondant à cet appel, a remis au ministre des Affaires étrangères une copie de la note si longuement couvée, et M. Sazonoff paraît avoir été indigné du ton de l’Autriche. Un Conseil des ministres a été convoqué pour trois heures de l’après-midi. M. Sazonoff a soumis à ses collègues les propositions suivantes : 1o d’accord avec les autres Puissances, demander à l’Autriche de prolonger la période qu’elle a fixée pour la réception de la réponse serbe, et cela de manière à laisser aux Puissances le temps de se renseigner elles-mêmes, comme l’Autriche les y invite, sur l’instruction judiciaire ouverte au sujet de l’attentat ; 2o recommander à la Serbie de ne pas entrer en hostilités avec les troupes austro-hongroises, mais de retirer ses propres forces et de demander aux Puissances d’apaiser le conflit. À la fin de la journée, le comte de Pourtalès est venu, à son tour, voir M. Sazonoff. Il s’est efforcé de justifier l’action de l’Autriche par la culpabilité de la Serbie et par la nécessité de protéger le principe monarchique. M. Sazonoff a répondu, d’après l’ambassadeur d’Allemagne, avec surexcitation, mais le comte de Pourtalès assure néanmoins dans son compte rendu que le ministre russe lui a laissé l’impression de vouloir, avant tout, temporiser. En tout cas, la décision du Conseil des ministres est là pour montrer qu’au lendemain de notre départ M. Sazonoff avait nettement le désir d’empêcher l’irréparable et donnait à la Serbie le conseil de replier ses troupes. C’est assez dire que ses conversations avec M. Viviani et avec moi ne lui avaient inspiré aucune velléité d’intransigeance. En effet, M. Sazonoff a adressé le même jour à Belgrade le télégramme suivant : La situation des Serbes étant sans espoir, il serait meilleur pour eux de n’offrir aucune résistance et d’adresser un appel aux grandes Puissances.

La seule précaution prise par la Russie, à la nouvelle de la concentration de troupes autrichiennes, était d’autoriser les ministres de la Guerre et de la Marine à prescrire, si les événements l’exigeaient, la mobilisation des deux flottes et des quatre corps d’armée d’Odessa, de Kiev, de Moscou et de Kazan. Encore n’était-ce pas là une décision immédiatement exécutoire. Il fut, en outre, bien spécifié que ces mesures ne viseraient que la possibilité d’un conflit ultérieur avec l’Autriche-Hongrie, et ne prendraient aucun caractère inamical envers l’Allemagne. Ni à M. Viviani, ni à moi, M. Sazonoff n’avait, du reste, laissé pressentir ces dispositions militaires qui, pour partielles qu’elles fussent, n’étaient certainement pas dans son intention, lorsque nous avons quitté la Russie.

À 5 h. 40 de l’après-midi, sir G. Buchanan télégraphiait à sir Ed. Grey. Informé de la remise de l’ultimatum, il avait été prié par M. Sazonoff de conférer, dès le matin, avec M. Paléologue et avec lui. Le ministre des Affaires étrangères et l’ambassadeur de France lui avaient dit confidentiellement qu’à la suite de ma visite et de celle de M. Viviani l’accord s’était établi entre les gouvernements russe et français sur les points suivants : 1o une parfaite communauté de vues sur les divers problèmes qui se posaient devant les Puissances en ce qui concernait le maintien de la paix générale et de l’équilibre européen, plus particulièrement en Orient (ce premier, point n’avait rien de confidentiel : la formule était exactement celle que M. Viviani avait fait publier après le dîner de Cronstadt) ; 2o décision d’agir à Vienne en vue de prévenir une demande d’explications ou une sommation qui équivaudraient à une intervention dans les affaires extérieures de la Serbie et que celle-ci serait autorisée à regarder comme une attaque contre sa souveraineté et son indépendance (ce second point n’avait plus d’intérêt, puisque l’ultimatum était remis et, du reste, sir G. Buchanan savait, dès le 23, que M. Sazonoff et M. Viviani avaient chargé les ambassadeurs russe et français à Vienne de donner des conseils amicaux de modération. Il l’avait même télégraphié le 23 à sir Ed. Grey) ; 3o affirmation solennelle des obligations imposées par l’alliance des deux contrées (ce troisième point n’était pas plus nouveau que les deux autres. Il n’était que la répétition surabondante de ce que les gouvernements russe et français n’avaient cessé de proclamer depuis le début de l’alliance). Je ne sais donc pourquoi ce passage du télégramme de sir G. Buchanan a, d’abord, été supprimé dans le Livre bleu. Il a été, depuis lors, inséré dans les British documents de 1926 avec le plein assentiment du gouvernement français et n’a jamais eu rien de clandestin ni de mystérieux La seule chose piquante est qu’il a été publié en Allemagne avant de l’être en Angleterre, parce que le Foreign Office l’a communiqué en 1924, avec l’assentiment de M. Ramsay Mac Donald, à un érudit allemand, qui paraît être M. Stieve. On en a naturellement conclu, dans certains cercles berlinois, qu’il présentait une gravité particulière.

En faisant à sir G. Buchanan la communication dont l’ambassadeur a rendu compte à sir Ed. Grey, M. Sazonoff poursuivait la réalisation d’un désir qui hantait, depuis quelque temps, le gouvernement russe et que la connaissance de l’ultimatum autrichien avait naturellement avivé. Il souhaitait que l’Angleterre se déclarât solidaire avec la France et la Russie et il espérait qu’ainsi la monarchie dualiste pourrait être amenée à se montrer moins intransigeante. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’au même moment le Conseil des ministres russe recommandait à la Serbie de retirer ses troupes et de ne pas livrer bataille.

Mais sir G. Buchanan avait répondu qu’il ne pouvait pas s’engager au nom de son gouvernement. Il avait ajouté qu’à son avis le meilleur parti à prendre était de gagner du temps et, pour cela, de demander à l’Autriche la prolongation du délai accordé à la Serbie. M. Paléologue avait répliqué qu’il lui paraissait déjà bien tard pour réussir dans cette démarche et qu’à son avis la seule chance d’éviter la guerre était que la Triple-Entente prouvât son union et sa fermeté. Sir G. Buchanan avait fini par dire : « Je pense que sir Ed. Grey ne refuserait pas de représenter fermement à Vienne et à Berlin le danger qu’entraînerait pour la paix européenne une attaque de l’Autriche contre la Serbie. » Mais il redoutait, avouait-il, que l’opinion publique anglaise ne se rendît pas exactement compte de la situation.

À huit heures du soir, M. Paléologue retourne au ministère russe des Affaires étrangères et rencontre le comte de Pourtalès, qui en sort le visage congestionné. L’ambassadeur de France recommande à M. Sazonoff le calme et la modération : « Épuisez, lui dit-il, tous les moyens d’accommodement. » Et il ajoute : « Puis-je certifier à mon gouvernement que vous n’avez ordonné encore aucune mesure militaire ? » M. Sazonoff répond, sans faire allusion à la décision prise l’après-midi, en vue d’autoriser la mobilisation des deux flottes et de quatre corps d’armée : « Aucune, je vous l’affirme. Nous avons seulement décidé de faire rentrer en secret les quatre-vingts millions de roubles que nous avons en dépôt dans les banques allemandes. » M. Paléologue insiste et recommande à M. Sazonoff une prudence extrême dans les avis qu’il émettra le lendemain en conseil sous la présidence de l’Empereur. « N’ayez aucune crainte, conclut M. Sazonoff. Vous connaissez, d’ailleurs, la sagesse de l’Empereur. »

Pendant que M. Sazonoff vante, non sans raison, la sagesse de son souverain, l’Empereur d’Allemagne continue sa croisière dans les eaux de Norvège et occupe ses loisirs à lire les télégrammes ou les rapports qui lui sont envoyés. Dans une dépêche du prince Lichnowsky en date du 22 juillet, il trouve cette phrase de sir Ed. Grey : Il est souhaitable que l’Autriche tienne compte de la dignité nationale de la Serbie. — La dignité nationale de la Serbie, écrit Guillaume, cela n’existe pas. La question ne regarde pas Grey. C’est l’affaire de S. M. François-Joseph. Gigantesque impudence britannique.

Le 24, nouvelle dépêche de Lichnowsky. La note autrichienne vient d’être communiquée à l’Angleterre. Sir Ed. Grey a dit à l’ambassadeur d’Allemagne qu’elle dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors et qu’un État qui accepterait de pareilles exigences cesserait de compter au nombre des États indépendants. — Ce serait très désirable, note Guillaume ii. Ce n’est pas un État au sens européen du mot. C’est une bande de brigands. Lichnowsky ajoute : Grey m’a dit qu’il serait prêt à intervenir pour faire prolonger le délai et pour rendre possible la recherche d’une solution. — Inutile, tranche Guillaume. Grey suggère enfin que, dans le cas d’une tension dangereuse, les quatre puissances non immédiatement intéressées, l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Italie, s’efforcent de faire admettre une médiation entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. — Inutile, répète Guillaume. Je ne puis rien, à moins que l’Autriche ne m’en prie instamment, ce qui est peu probable. Dans les questions d’honneur et d’intérêts vitaux, on ne consulte pas les autres.


Samedi matin, 12/25 juillet. — Ordre est donné, dès l’aube, de hisser le grand pavois. Une flotte suédoise est venue à notre rencontre. Nous entrons dans les passes de l’archipel que forme, en avant de Stockholm, une multitude d’îles verdoyantes. Vers neuf heures du matin, à Falsterbo, la France stoppe : son tirant d’eau l’empêche d’aller plus loin. Il me faut monter sur le Lavoisier, qui est beaucoup moins imposant et qui est arrivé d’Islande tout exprès pour assurer ce transbordement nécessaire. Six torpilleurs suédois viennent au-devant de nous.

Voici Stockholm qui s’élève devant nous sur sept îlots du lac Malare et qui se baigne les pieds là-bas dans une eau tranquille. Nous jetons l’ancre à quelque distance des quais. Le Roi vient au-devant de nous dans une embarcation à rames, qui date, paraît-il, de Gustave Vasa, mais qui a été récemment remise à neuf et dont la fraîche peinture blanche et bleue éteint déjà, sur ma poitrine, le grand cordon de l’ordre des Séraphins.

Gustave V monte à bord du Lavoisier, me souhaite la bienvenue dans son royaume et se félicite aimablement de me retrouver. Il me présente son frère et ses fils et m’emmène avec eux dans sa pimpante chaloupe, jusqu’au Tolbod, le débarcadère réservé aux réceptions officielles. Le maire de Stockholm s’avance vers moi et m’adresse, en un excellent français, une aimable allocution. Je le remercie en quelques mots. Le Roi m’invite à passer avec lui la revue de la garde d’honneur ; puis, entre deux haies de soldats immobiles, des landaus de gala nous conduisent rapidement au palais royal, qui se trouve à proximité du rivage.

Journée de fêtes ; journée d’attente et d’inquiétude. Suite de cérémonies joyeuses ; suite de télégrammes alarmants. Le 24 juillet, à 23 h. 20, M. Abel Ferry, sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, a envoyé à M. Viviani un message que nous trouvons à notre arrivée et qui est ainsi conçu : L’ambassadeur d’Allemagne a fait cette après-midi (vendredi 24) près de M. Bienvenu-Martin une démarche appuyant catégoriquement la note autrichienne. Il a donné lecture à M. Bienvenu-Martin d’une note allemande déclarant que le gouvernement allemand estime que la question actuelle est une affaire à régler entre l’Autriche et la Serbie. Il désire ardemment que le conflit soit localisé, toute intervention d’une autre puissance devant, par le jeu des alliances, provoquer des conséquences incalculables. Les dépêches de Londres et de Berlin sont pessimistes. Signé : Abel Ferry.

Cette démarche de M. de Schœn nous paraît, à M. Viviani, à M. de Margerie et à moi, extrêmement grave. En fait, l’Allemagne prend immédiatement position contre cette idée du concert européen qui, en 1912 et 1913, nous a plusieurs fois mis à l’abri d’une guerre générale. Elle entend laisser au « vaillant second, » toutes liberté de remontrance et de correction contre le petit royaume voisin.

Animé d’un esprit bien différent, M. Paul Cambon a, au contraire, suggéré à sir Ed. Grey une rapide prise de contact avec Berlin. Le secrétaire d’État britannique, qui trouve tout à fait exorbitant l’ultimatum austro-hongrois, a volontiers consenti à prier l’Allemagne d’agir auprès de l’Autriche pour obtenir la prolongation du délai imparti à la Serbie. M. Paléologue télégraphie que, de son côté, le gouvernement russe a fait une démarche dans le même sens. L’Allemagne acceptera-t-elle, au moins, de se joindre à cet effort ? Rien ne semble moins probable. Mais, si elle refuse, elle prendra à son compte, devant le monde entier, les violences de l’Empire dualiste. Aussi bien, M. Viviani répond-il de Stockholm à M. Paul Cambon qu’il approuve entièrement son opinion et son langage.

De son côté, M. Jules Cambon télégraphie que M. de Jagow lui a dit : « Je ne connaissais pas la note autrichienne avant qu’elle fût remise, mais je l’approuve, et nous n’avons qu’une chose à faire : localiser le conflit. » C’est la thèse que M. de Schœn a reçu mandat de soutenir. Qui ne voit cependant que, si on laisse le conflit, même localisé, devenir sanglant, tout est à craindre pour le lendemain ?

On sait, d’ailleurs, qu’en disant qu’il n’avait pas connu la note autrichienne avant la remise M. de Jagow altérait la vérité. Dans son livre sur les origines de la guerre, il a reconnu que ce document lui avait été communiqué au plus tard le 22 à sept ou huit heures du soir. En admettant même que cette dernière version soit exacte, on ne peut s’empêcher de constater qu’il était encore facile, à ce moment, de télégraphier à Vienne, puisque les deux chancelleries impériales étaient d’accord pour ne pas faire la démarche à Belgrade avant le 23 à six heures du soir. Nous avons eu, du reste, depuis lors, l’aveu du sous-secrétaire d’État Zimmermann. Il écrivait le 11 août 1917 à von dem Bussche : « Cher Bussche, l’indication des Evening News est matériellement exacte, en ceci que nous avions, en effet, reçu l’ultimatum environ douze heures avant sa remise à la Serbie. Mais je n’ai gardé aucun souvenir d’en avoir dit un mot à un diplomate américain. On peut donc publier un démenti. » (En d’autres termes, on peut démentir un fait vrai, lorsqu’il n’est pas connu.) Et M. Zimmermann poursuit : « Mais, quant à l’opportunité de ce démenti, étant donné qu’il ne sera pas possible de celer indéfiniment que nous avons connu la pièce, c’est une autre question. » La cause est donc entendue ; et il est établi que, dans la conversation que nous apprenions à Stockholm, M. de Jagow avait trompé M. Jules Cambon.

Pendant les heures que nous passons ainsi en Suède, dans l’ignorance d’une grande partie de la vérité, les nouvelles se succèdent, assez confuses, parfois même assez contradictoires, venues tantôt du Quai d’Orsay, où veillent MM. Bienvenu-Martin et Philippe Berthelot, tantôt de Saint-Pétersbourg, d’où M. Paléologue télégraphie à M. Viviani et à M. Thiébaut, tantôt enfin de Stockholm même, où, avec beaucoup d’obligeance, le Roi et le gouvernement suédois nous tiennent au courant de tout ce qu’ils savent.

Craignant que la situation ne s’aggrave, et soucieux d’assumer ouvertement toutes ses responsabilités, M. Viviani demande à M. Pognon, directeur de l’agence Havas, qui nous accompagne, d’annoncer que le chef du gouvernement, ministre des Affaires étrangères, s’est mis en communication personnelle avec tous les postes diplomatiques et qu’il a repris la direction effective de ses services. Pouvons-nous cependant, l’un et l’autre, songer à un retour précipité ? Devons-nous renoncer aux escales prévues en Danemark et en Norvège ? C’est une question que nous commençons à nous poser et qui nous embarrasse beaucoup. Nous sommes attendus dans les deux pays. Tout y est préparé pour nous recevoir. Si nous rentrons directement à Dunkerque, nous allons effrayer l’opinion publique, non seulement en France, mais dans toute l’Europe, et faire supposer que nous croyons vraisemblables des complications générales. Tout bien pesé, nous ne contremandons pas nos arrêts à Copenhague et à Christiania. Nous cherchons cependant à nous renseigner, par nos légations en Norvège, sur ce que paraît faire l’empereur Guillaume II, qui est en croisière sur les côtes de ce pays. On nous répond d’abord : « Il est toujours là et il ne bouge pas. » Mais, plus tard, on nous avertit qu’il vient de partir inopinément pour une destination inconnue. Il rentre sans doute à Berlin pour reprendre la barre. Je me rappelle avec inquiétude la mauvaise impression que le roi des Belges a gardée, il n’y a pas un an, de ses dernières conversations avec le Kaiser.

C’est par le roi de Suède que nous apprenons qu’à six heures du soir, c’est-à-dire à l’expiration du délai fixé par l’ultimatum, le ministre d’Autriche a quitté Belgrade.

D’après M. Dumaine, le gouvernement austro-hongrois aurait déjà mobilisé plusieurs corps d’armée ; il aurait envoyé des réservistes à Raguse et aurait pour objectif le mont Loevcen ; il méditerait donc un conflit, non seulement avec la Serbie, mais avec le Monténégro.

M. Bienvenu-Martin, ayant reçu le message que M. Viviani avait envoyé de Pétersbourg pour recommander, d’accord avec M. Sazonoff, à Vienne, la modération envers la Serbie, télégraphie via Riga au président du Conseil : Vos instructions ont été transmises d’urgence à Vienne, mais il résulte des informations de ce matin que la note autrichienne a été remise hier soir à six heures à Belgrade. Cette note, dont nous n’avons pas encore le texte officiel, paraît très accentuée… Elle donne à la Serbie jusqu’à samedi soir six heures pour s’exécuter. En transmettant vos instructions à M. Dumaine, je l’ai prié de se concerter avec ses collègues anglais et russe pour savoir si, dans quelle mesure et dans quelle forme, les ambassadeurs de la Triple-Entente estiment que la situation de fait présente leur permet d’agir sans nouvelles instructions de leur gouvernement.

Un peu plus tard, M. Bienvenu-Martin adresse à M. Thiébaut, qui nous le communique, un autre télégramme qui confirme ce que nous savons déjà par Saint-Pétersbourg sur la note autrichienne et qui en signale toute la gravité. Dans un radio du même jour, plus concis et envoyé à la France, M. Bienvenu-Martin dit à M. Viviani que les exigences contenues dans cette note « paraissent inacceptables pour la Serbie ».

Dans un autre télégramme encore, M. Berthelot nous informe que, suivant M. Dumaine, la soudaineté et l’exagération des demandes autrichiennes a surpris l’opinion viennoise, mais que le parti militaire semble craindre surtout que la Serbie ne cède. De son côté, M. Jules Cambon note que la presse allemande prend un ton menaçant et paraît vouloir intimider la Russie.

Les heures se succèdent, lourdes d’un présent mystérieux et d’un avenir inconnu. Les télégrammes affluent à la légation. En voici encore un de M. Bienvenu-Martin. Le ministre nous rend compte, avec plus de détails que M. Abel Ferry, de la visite de M. de Schœn au Quai d’Orsay. L’ambassadeur d’Allemagne a lu une note dont il n’a pas laissé copie et dont la première partie reproduit, sous une forme légèrement différente, l’argumentation de l’Autriche : manquement de la Serbie au respect des engagements pris en 1909, appui presque officiel qu’elle a prêté à une propagande anti-autrichienne intolérable pour la sécurité de la Monarchie. La note ajoute que seule une satisfaction immédiate donnée aux légitimes revendications de l’Autriche pourrait mettre fin à une pareille situation ; mais l’état d’esprit de la Serbie est tel qu’il est à craindre qu’elle ne refuse ces satisfactions et ne prenne même une attitude provocatrice. Dans ce cas, l’Autriche, déclare l’Allemagne, pourrait être amenée à exercer sur la Serbie une forte pression, par toutes les mesures utiles, au besoin par des mesures militaires. Le gouvernement allemand estime que l’affaire doit être réglée exclusivement entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie et que les Puissances ont le plus grand intérêt à la restreindre aux deux parties intéressées ; il désire ardemment, déclare-t-il, « que le conflit soit localisé, toute intervention d’une autre puissance devant, par le jeu des alliances, provoquer des conséquences incalculables ». C’est le mot déjà rapporté par M. Abel Ferry. L’ambassadeur d’Allemagne, nous dit M. Bienvenu-Martin, a tout particulièrement insisté sur ces deux dernières phrases. Le ministre intérimaire a fait remarquer à M. de Schœn qu’ « autant il paraîtrait légitime de demander la punition de tous les complices de l’attentat, autant il semble, au contraire, difficile d’exiger des mesures inacceptables pour la dignité et la souveraineté de la Serbie. Le gouvernement serbe, même s’il voulait s’y soumettre, risquerait d’être emporté par une révolution ».

M. Bienvenu-Martin complète ses nombreuses communications par une série de résumés télégraphiques des événements ou des entretiens qui sont parvenus à sa connaissance. Le comte Berchtold a dit au chargé d’affaires de Russie que le ministre d’Autriche à Belgrade avait ordre de quitter la ville, s’il ne lui était pas donné, le samedi à six heures, une adhésion pure et simple. M. de Jagow a continué d’affirmer à M. Jules Cambon que le gouvernement allemand avait ignoré la teneur de la note jusqu’à la remise. M. Paul Cambon a suggéré à sir Ed. Grey l’idée de provoquer, d’accord avec l’Allemagne, une médiation des quatre Puissances, non intéressées entre l’Autriche et la Serbie. Le secrétaire d’État britannique s’est montré disposé à s’entretenir de ce projet avec l’ambassadeur d’Allemagne. M. Sazonoff a dit à M. Paléologue qu’il était d’avis de laisser l’Autriche se mettre complètement dans son tort. Il a ajouté : « J’estime même que, si le gouvernement austro-hongrois passe à l’action, la Serbie devra se laisser envahir sans combattre et dénoncer l’infamie de l’Autriche au monde civilisé. »

Tandis que nous arrivent en vrac toutes ces nouvelles fragmentaires, l’empereur d’Allemagne rentre fébrilement en Allemagne. Il fait mieux. Il donne de sa propre autorité à la flotte allemande l’ordre de rejoindre le canal de Kiel. Le chancelier de Bethmann-Hollweg lui télégraphie que la flotte britannique, récemment réunie pour des manœuvres navales, est en train de se disloquer, que sir Ed. Grey, tout au moins provisoirement, ne pense pas à une participation directe de l’Angleterre à une guerre européenne, et qu’il est dès lors préférable de ne pas prescrire un retour prématuré de la flotte allemande. Aussitôt, Guillaume, pris d’une nouvelle crise de colère, annote le télégramme en termes outrageants pour le chancelier civil. Il souligne le mot civil d’un trait méprisant et il écrit : La mobilisation à Belgrade peut entraîner la mobilisation russe, qui aura pour conséquence celle de l’Autriche. Dans ce cas, il faut que je concentre mes forces sur terre et sur mer. C’est ce que le chancelier civil n’a pas encore pu comprendre ! Aimable régime où le caprice d’un homme, et de quel homme ! peut avoir raison de tous les conseils de prudence !

M. Viviani et moi, nous ignorons ce petit conflit entre Bethmann-Hollweg et Guillaume II, mais, après avoir lu et relu tous les télégrammes qu’il a reçus, le président du Conseil prie M. de Margerie de rédiger et d’expédier à Paris une réponse d’ensemble qu’il me communique et que voici :


Je reçois les télégrammes. Malgré la démarche faite auprès de vous par l’ambassadeur d’Allemagne et qui tend à empêcher toute intervention modératrice de la part des puissances entre l’Autriche et la Serbie, j’estime que nous devons examiner, dès à présent, avec la Russie et l’Angleterre, les moyens de prévenir un conflit dans lequel les autres puissances pourraient se trouver rapidement engagées. Si l’Autriche insiste pour participer sur territoire serbe à une enquête sur les origines de l’attentat contre l’archiduc héritier, ne pourrait-on pas proposer, le moment opportun venu, et en cherchant si la conférence jadis tenue à Rome sur les anarchistes ne fournirait pas quelque point d’appui à cet égard, d’élargir l’enquête et d’y faire participer les autres puissances ? Je prie donc directement M. Paul Cambon et M. Paléologue, d’entretenir d’urgence les gouvernements britannique et russe d’une combinaison qui, tout en ménageant la dignité de la Serbie, pourrait, si elle ralliait l’assentiment des autres puissances, n’être pas finalement repoussée à Vienne. La note autrichienne contenant, en outre, des demandes concernant des sanctions individuelles et des garanties pour l’avenir, j’estime que sur ces points la Serbie pourrait donner, dès à présent, des satisfactions, si la démonstration des faits avancés est apportée, étant donné surtout que, depuis un mois, le gouvernement serbe a gardé le silence sur les complicités que l’attentat pouvait mettre au jour. J’approuve le langage que vous avez tenu à l’ambassadeur d’Allemagne. En communiquant à M. Boppe le compte rendu de vos entretiens avec M. de Schœn, invitez-le à s’en inspirer dès ses premiers entretiens avec le gouvernement serbe. Je reprends dès à présent la direction des affaires. Signé : R. Viviani.


Ce télégramme n’a qu’un tort, qui n’est imputable ni à M. Viviani, ni à M. de Margerie, c’est de partir trop tard pour pouvoir arrêter l’Autriche. Mais, après l’avoir signé, M. Viviani semble réellement soulagé. Il a dominé ses nerfs. Il relit les pièces qu’il a sous les yeux, il réfléchit, il envisage avec beaucoup de clairvoyance toutes les hypothèses qui peuvent se présenter. Il est, comme il me dit, « dans le bain » et il se promet de « nager » au milieu des récifs.

Mais il ne sait pas plus que moi que, le jour même, Guillaume II, apprenant l’émotion causée à Belgrade par l’ultimatum autrichien, a jeté cette nouvelle note en marge du télégramme : Comme toute cette soi-disant grande puissance serbe se montre creuse ! Tous les États serbes ont cette conformation. Il faut marcher ferme sur les pieds de cette crapule. Que n’eussent pas dit les Allemands qui ont écrit sur les origines de la guerre, si les Soviets avaient trouvé, dans les papiers du Tsar, des morceaux du même style ?

Depuis notre débarquement à Stockholm, j’ai l’esprit obsédé par la menace grandissante du péril, mais je n’en suis pas moins obligé de sourire à nos hôtes, qui redoublent de prévenances envers nous.

Bien que le roi Gustave v relève de maladie, il se montre infatigable et se dépense en amabilités de toutes sortes. Il a subi, au printemps, une grave opération à l’estomac et n’a pas encore retrouvé toutes ses forces. Il a été, d’autre part, en ces derniers temps, accablé de soucis politiques et privés. La reine Victoria, née princesse de Bade, passionnément allemande, est d’une santé très délicate. Elle a perdu un œil et elle est menacée de cécité complète. Elle est actuellement à la campagne, loin de Stockholm.

Le Roi me fait très gracieusement les honneurs du palais. C’est un vaste monument d’aspect assez banal. Les appartements qui me sont réservés sont tendus de tapisseries flamandes et richement meublés. À peine y suis-je installé que le Roi m’offre, dans un écrin, deux vases de porphyre de Dalécarlie, au pied desquels il a fait graver sur cuivre une dédicace et la date de ma visite. J’ai apporté de mon côté pour la reine Victoria un vase de Sèvres, que je prie le Roi de lui remettre à son retour de la campagne.

Nous déjeunons au château de Drottningholm, où le Roi m’a conduit en yacht, sur des eaux dormantes, entre des rives couvertes de beaux arbres et de riantes villas. La duchesse de Vestrogothie, sœur du roi de Danemark, fait les honneurs. Comme son frère, elle est pleine de naturel et se met en frais auprès de tous ses hôtes.

Je reviens à Stockholm avec le Roi, en automobile, par des routes champêtres. Il me fait faire ensuite un tour dans la ville, dont les rues me semblent désertes : les habitants sont dans les îles.

Le soir, dîner de gala au Palais. Puis, au milieu des illuminations, le Roi et les princes nous conduisent à l’embarcadère, où nous nous séparons d’eux. Nous montons dans le canot de Gustave Vasa, qui sur la rade endormie nous ramène au Lavoisier.

Avec une prudente lenteur, le Lavoisier reprend sa marche entre les îles, d’où partent sans cesse, dans la nuit, des hourras retentissants. À minuit, nous retrouvons la France et le Jean-Bart, féeriquement éclairés, et nous rentrons chez nous au bruit du canon. Des coups de canon moins inoffensifs ne vont-ils pas être tirés sur Belgrade ? Et s’ils le sont, qu’adviendra-t-il en Europe ? C’est ce que je me demande, le cœur serré, sur la couchette où j’implore le sommeil.

Dimanche 26 juillet. — Nous voici de nouveau en mer, faisant route sur Copenhague.

Rien de précis de Saint-Pétersbourg, rien de précis de Paris. Je repasse en revue les vagues nouvelles que nous a apportées la télégraphie sans fil, celles que M. Thiébaut a reçues à Stockholm, tous les renseignements contradictoires qu’ont donnés de bonne foi, depuis quelques jours, les diplomates français, russes et anglais. Comme on sent qu’ils en sont réduits aux suppositions ! Jusqu’à la dernière heure, l’Autriche réussit à cacher son jeu.

À Londres, M. Paul Cambon se tient en contact étroit avec sir Ed. Grey. Le secrétaire d’État britannique, dès qu’il a connu la note autrichienne, s’est écrié que jamais une déclaration aussi « formidable » n’avait été adressée par un gouvernement à un autre et qu’il en pouvait sortir de graves complications. Il a attiré l’attention du comte Mensdorf sur les responsabilités assumées par l’Autriche-Hongrie. Il a mandé l’ambassadeur d’Allemagne dans l’espoir de réaliser le projet qu’il avait conçu : obtenir le concours du cabinet de Berlin en vue d’une médiation des quatre Puissances non intéressées dans l’affaire serbe, Allemagne, Angleterre, France, Italie. Cette médiation, dans la pensée de sir Ed. Grey, devait s’exercer simultanément à Vienne et à Saint-Pétersbourg. M. Paul Cambon a spontanément fait remarquer au ministre anglais que nous ne connaissions pas encore les intentions de Saint-Pétersbourg. Par conséquent, une tentative de médiation entre l’Autriche et la Russie ne se justifierait pas et risquerait d’être mal accueillie. M. Cambon juge préférable d’offrir à l’Autriche et à la Serbie une médiation des quatre Puissances non intéressées. Mais ni l’Allemagne, ni l’Autriche ne veulent se prêter à cette tentative. Notre ambassadeur ne cache pas, d’ailleurs, ses inquiétudes. Il craint que la Russie, exaspérée par les exigences de Vienne, ne prenne parti militairement pour les Serbes, qu’elle n’ait ainsi l’initiative d’une agression contre l’Autriche et que l’Allemagne ne soit amenée à soutenir son alliée. Ce sera la guerre générale, conclut M. Paul Cambon.

M. Viviani, M. de Margerie et moi, nous ne cessons d’échanger nos impressions. Nous ne connaissons, à vrai dire, que des bribes de ces télégrammes et de ceux que, la guerre venue, publiera le Livre jaune. Ils nous arrivent souvent indéchiffrables ou ne sont recueillis qu’imparfaitement par les antennes de la France. D’autres ne nous sont pas envoyés. D’autres, échangés entre les chancelleries étrangères, nous resteront longtemps inconnus.

Nous n’avons pu lire encore, dans son texte intégral, la note autrichienne, mais tout ce que nous en savons nous fait venir sur les lèvres le mot de sir Ed. Grey : elle nous semble formidable. Du commencement à la fin apparaît toute la morgue de l’Autriche-Hongrie à l’égard des nationalités slaves qui ont été soumises à l’Empire. Alors même que les faits allégués dans l’annexe de la note seraient exacts, alors même qu’un véritable complot contre la vie de l’archiduc aurait été formé à Belgrade par Gravillo Prinzip et par Nedeljko Kabrinovitch avec le concours du commandant serbe Voija Tankositch, alors même que six bombes et quatre pistolets browning avec munitions auraient été livrés aux meurtriers par cet officier et que les bombes proviendraient d’un dépôt d’armes de l’armée serbe, la complicité de quelques particuliers n’engagerait pas la responsabilité du gouvernement, ni surtout celle du peuple serbe. Comment s’expliquer dès lors le ton de la note et les exigences qui y sont présentées : injonction au gouvernement serbe de publier au Journal officiel de Belgrade un solennel désaveu des coupables, dicté par l’Autriche elle-même, injonction au vieux roi Pierre d’adresser un ordre du jour à l’armée, injonction de supprimer les publications, de dissoudre les sociétés, de révoquer les officiers et les fonctionnaires dont les noms seraient communiqués par le gouvernement autrichien, injonction d’accepter la collaboration de fonctionnaires autrichiens pour surveiller en Serbie l’enquête sur l’attentat et pour mettre fin à l’action subversive signalée ?

M. Viviani et moi, nous en revenons toujours à la même question ; que veut l’Autriche ? que veut l’Allemagne ? Nous comprendrions mieux leurs intentions communes, si nous n’étions pas isolés au milieu des eaux et si nous avions toutes les pièces en main.

M. Jules Cambon voyait, en réalité, très juste, lorsque, dans une dépêche du 24 juillet que je devais connaître après mon retour à Paris, il écrivait : Sous prétexte de venger un mort, l’Autriche veut faire revivre tous ses vieux griefs et réparer, s’il se peut, les fautes qu’elle a commises depuis l’annexion de la Bosnie… L’Allemagne appuie d’une façon singulièrement énergique l’attitude de l’Autriche. La faiblesse, manifestée depuis quelques années par l’alliée austro-hongroise, affaiblissait la confiance que l’on avait en elle. On la trouvait lourde à traîner. Les mauvais procès, comme l’affaire d’Agram et l’affaire Friedjung, rendaient la police odieuse en la couvrant de ridicule. On ne lui demandait que d’être forte : on est satisfait qu’elle soit brutale. Un article paru dans le Lokal Anzeiger de ce soir indique aussi dans la chancellerie allemande un état d’esprit dont à Paris nous sommes naturellement portés à ne pas tenir assez de compte. Je veux parler du sentiment de la solidarité monarchique. Je suis convaincu que ce point de vue doit être grandement considéré pour juger de l’attitude de l’empereur Guillaume, dont la nature impressionnable a dû être sensible à l’assassinat d’un prince qui l’avait reçu quelques jours auparavant.

La solidarité allemande cherche, en effet, toutes les occasions de s’affirmer. À la Chambre bavaroise, le ministre des voies et communications ayant fait allusion aux événements qui se préparent en Orient, l’assemblée tout entière, à l’exception des socialistes, s’est livrée à une manifestation de sympathie à l’égard de la monarchie austro-hongroise. Notre ministre à Munich, M. Alizé, qui rend Compte de cet incident à M. Bienvenu-Martin (25 juillet), ajoute que l’opinion bavaroise sera unanime à approuver toutes les résolutions que prendra la chancellerie impériale, même les plus extrêmes. Notre consul général à Francfort, M. Ernest Ronsin, écrit, lui aussi, le 25 : La presse approuve sans réserve l’attitude du Ballplatz et déclare que l’Allemagne soutiendra l’Autriche, — aussi bien la Gazette de Francfort, journal pondéré, et même la feuille populaire, la Volkszeitung, que les ardentes Frankfurter Nachrichten. Seule, la Volkstimme tient un langage raisonnable. Elle s’élève contre la note autrichienne, « véritable atteinte au droit des gens », et déclare que « la rédaction même de ce document, destiné à blesser au plus haut point l’amour-propre des Serbes, est une preuve manifeste de l’intention bien arrêtée de l’Autriche de provoquer quand même un conflit ».

Cette attitude de l’Allemagne préoccupe beaucoup M. Jules Cambon. Le 25 juillet, il rapporte à M. Bienvenu-Martin que M. de Jagow s’est arrangé pour retarder jusqu’à la fin de l’après-midi, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où l’ultimatum autrichien venait à échéance, le rendez-vous demandé par M. Broniewski, chargé d’affaires de Russie, qui avait mandat de solliciter la prolongation du délai. M. de Jagow a déclaré qu’il considérait comme tardives toutes démarches de ce genre : « Du reste, a-t-il conclu, il ne s’agit pas d’une guerre, mais d’une exécution dans une affaire locale. »

M. Jules Cambon ajoute : Il résulte des renseignements qui me viennent de plusieurs côtés qu’évidemment l’Allemagne et l’Autriche croient que la Russie et la France sont retenues par les hésitations de l’Angleterre. De là vient peut-être l’espérance dont on fait preuve ici. Quelle que doive être l’issue de tout cela, Votre Excellence appréciera si, sans prendre des mesures publiques, il ne serait pas temps pour nos autorités militaires et maritimes de faire le nécessaire pour n’être pas surprises par les événements. M. Jules Cambon écrit encore : Le chargé d’affaires de Russie a recueilli, comme moi, le bruit que l’Autriche, qui déclare ne vouloir aucune annexion de territoire, occuperait des parties de la Serbie jusqu’à ce qu’elle eût complète satisfaction : « On sait, m’a-t-il dit, ce que signifie ce mot d’occupation ».

Tous ces télégrammes s’échangent pendant que la France suit sa route au murmure des vagues et il ne vient à nous, des chancelleries européennes, que des bruits confus.

Nous ignorons le télégramme adressé le 25 juillet au Ballplatz par l’ambassadeur d’Autriche à Berlin : On voit ici (à la Wilhelmstrasse) dans tout retard apporté au commencement des opérations militaires un grand danger d’ingérence des Puissances. On nous conseille d’agir immédiatement et de placer le monde devant le fait accompli. Je partage absolument cette manière de voir du ministère des Affaires étrangères.

Nous ignorons les télégrammes envoyés depuis le 23 par M. de Jagow et M. Zimmermann à M. de Schœn et déchiffrés plus tard au Quai d’Orsay : Berlin, 23 juillet 1914, 6 h. 23. Nous considérons le règlement du différend austro-serbe comme une affaire à limiter entre les deux intéressés, sur laquelle aucune sorte d’action ne nous est loisible et, pour cette raison, nous n’avons exercé aucune sorte d’influence sur la décision du cabinet de Vienne. Votre Excellence pourra (ou devra, mot douteux), pour la même raison aussi, ne mettre à exécution les instructions de la dépêche 18 expédiée hier soir d’ici à Paris qu’après que le texte de la note autrichienne au gouvernement serbe aura été connu par la presse. Autrement pourrait se former à Paris l’impression que cette note nous aurait été connue auparavant. Jagow. — Toujours, comme on voit, le même système de dissimulation. — Berlin, 24 juillet 1914, 10 h. 55. Dans les feuilles d’ici se répand (manière de voir)[6], que nous avons déterminé l’Autriche-Hongrie à note raide à la Serbie et que nous avons participé à sa (rédaction). Bruit paraît émaner de (mot indéchiffrable). Veuillez le combattre… là-bas. Nous n’avons (exercé) aucune influence sur (contenu) de la note et tout aussi peu qu’autres Puissances… avant… à prendre position en quelque façon que ce soit. Que nous ne puissions pas, après que l’Autriche-Hongrie s’est, de son propre (mouvement résolue) à parler raide, conseiller maintenant à Vienne de (reculer), c’est chose (compréhensible). L’Autriche-Hongrie… après… et serait (dans le cas) de (recul définitif). Zimmermann.

Nous ignorons que l’Allemagne joue ainsi avec obstination le rôle de Ponce Pilate, qu’elle a connu le projet de démarche à Belgrade et l’imminence du dépôt de la note sans recommander la modération à l’Autriche ; qu’après l’ultimatum elle a tenu à laisser l’Autriche libre en face de la Serbie ; qu’elle sait l’effet lamentable produit à Pétersbourg par les menaces de Vienne et par l’humiliation infligée à la Serbie, et qu’elle espère enfin que, si les troupes autrichiennes ne pénètrent pas sur le territoire serbe, la Russie patientera.

Nous ignorons que, contrairement à la promesse qu’il avait faite à sir Ed. Goschen, M. de Jagow a volontairement négligé de transmettre à Vienne la demande de prolongation du délai assigné à la Serbie.

Nous ignorons que le prince régent de Serbie, Alexandre, s’est adressé au Tsar pour lui demander sa protection et que l’empereur Nicolas lui a répondu avec modération : Tant qu’il existera le moindre espoir d’éviter une effusion de sang, tous mes efforts seront dirigés vers ce but. Si, malgré notre plus sincère désir, nous n’y parvenons pas, Votre Altesse royale peut être certaine que la Russie ne restera pas indifférente au sort de la Serbie.

Nous ignorons que la Serbie a sagement cédé, sur les points essentiels, à l’ultimatum que M. Paul Cambon et tant d’autres diplomates expérimentés jugeaient inacceptables. La réponse serbe a été remise par M. Pachitch quelques minutes avant l’expiration du délai. Elle revêt une forme modérée, qui contraste avec celle de la note autrichienne. La Serbie consent à publier, dès le 26, au Journal officiel de Belgrade la déclaration qui lui est demandée. Elle promet de la communiquer également à l’armée par un ordre du jour, de dissoudre la Narodna et toutes autres sociétés susceptibles d’agir contre l’Autriche-Hongrie, d’arrêter et de punir les coupables, de modifier la loi sur la presse, de renvoyer de l’armée et des administrations civiles tous officiers, soldats et fonctionnaires dont la responsabilité dans la propagande serait établie. Le gouvernement serbe ne repousse même pas entièrement la participation d’agents austro-hongrois à l’enquête ; il exprime seulement le désir de savoir comment s’exercerait cette participation et se borne à dire qu’il ne pourrait pas accepter des mesures contraires au droit international et aux relations de voisinage ; il propose de communiquer, « dans des cas concrets », les résultats de l’instruction aux fonctionnaires autrichiens. Il conclut que, si le gouvernement austro-hongrois n’est pas satisfait de cette série de concessions, la Serbie est prête à s’en remettre à la décision de la Cour de La Haye ou à celle des grandes Puissances qui ont pris part à l’élaboration de l’acte du 31 mars 1909. Ce n’est pas là, sans doute, une capitulation pure et simple et le droit de l’Autriche serait de discuter les conditions et réserves que contient la réponse serbe. Mais Guillaume II lui-même, en lisant cette note, ne pouvait se défendre de penser que l’Autriche avait satisfaction sur tous les points importants, et c’était aussi l’avis de M. de Bethmann-Hollweg. Qu’importe ? L’Autriche s’est juré d’être intransigeante. Son ministre, le baron Giesl, tourne le dos à Belgrade, pendant que le gouvernement serbe, tout en décrétant la mobilisation, se retire à Nisch, où est convoquée la Skouptchina nationale, et pendant que l’Autriche elle-même mobilise vingt divisions, c’est-à-dire quatre cent mille hommes, qui doivent être dirigés sur la Serbie et marcher sur Kragoujewatz.

Nous ignorons à peu près tout de ces nouvelles et de ces documents. Nous ignorons même en grande partie ce qui se passe à Paris. La T.S.F. ne nous apporte le plus souvent que des phrases tronquées et incompréhensibles. Nos communications avec la terre paraissent systématiquement troublées ; et elles le sont, en effet, comme nous l’apprendrons plus tard. Pendant notre voyage, le gouvernement allemand a donné l’ordre de les brouiller. Témoin les notes qui ont été relevées sur le cahier de service du poste de T.S.F. à Metz : 27 juillet 1914, heures. Le gouverneur ordonne de troubler les communications radiotélégraphiques françaises dans une forme qui ne soit pas une violation de la paix. — 3 heures. L’ingénieur des communications par T.S.F. donne l’ordre de troubler les communications radiotélégraphiques franco-russes. — 28 juillet, 4 heures. La Tour Eiffel a compris notre intention de troubler ses communications et elle essaie visiblement de nous tromper en transmettant avec une grande énergie à Dunkerque des nouvelles pour le bateau France, qui ne répond pas. Eu égard à l’importance éventuelle pour la Russie du contenu des dépêches, cette transmission est également bloquée.

Ainsi, non seulement, on a attendu notre départ de Russie pour lancer l’ultimatum ; non seulement on n’a pas voulu que le gouvernement français pût s’entendre avec ses alliés pour rapprocher l’Autriche et la Serbie, mais on fait, après coup, l’impossible pour empêcher le président de la République et le président du Conseil de communiquer avec leur pays.

Tandis que, sur une mer pâle presque déserte, indifférente aux conflits humains, nos bâtiments, séparés du monde, suivent, en ligne de file, une route monotone, qui nous semble interminable, M. Bienvenu-Martin essaie, le 26, de nous envoyer par T.S.F., à bord de la France, un compte rendu sommaire des décisions autrichiennes. Craignant de ne pas nous atteindre, il télégraphie à Copenhague, où il pense que nous allons nous arrêter et où naturellement son message ne nous touche pas : Bien que le gouvernement serbe, dit-il, eût cédé sur tous les points, sauf deux petites réserves, le ministre d’Autriche-Hongrie a rompu toutes relations, prouvant ainsi la volonté arrêtée de son gouvernement de procéder à l’exécution de la Serbie.

Dans l’après-midi du même dimanche 26, vers cinq heures, M. de Schœn se présente au Quai d’Orsay et demande à être reçu par M. Bienvenu-Martin. « L’Autriche, dit l’ambassadeur, a fait savoir à la Russie qu’elle ne poursuit ni agrandissement territorial, ni atteinte à l’intégrité du royaume de Serbie. Sa seule intention est d’assurer sa propre tranquillité et de faire la police. C’est donc des décisions de la Russie qu’il dépend qu’une guerre soit évitée. L’Allemagne se sent solidaire de la France dans l’ardent désir que la paix puisse être maintenue. Elle a le ferme espoir que la France usera de son influence, dans un sens apaisant, auprès du gouvernement russe. » Pour surpris qu’il soit de cette démarche M. Bienvenu-Martin se garde de repousser la suggestion qui lui est faite ; mais il déclare sagement : « La contre-partie naturelle des conseils de modération que la France pourrait donner à Pétersbourg serait une recommandation que l’Allemagne adresserait à Vienne pour éviter


Photo Branger.
M. POINCARÉ, AU RETOUR DE SON VOYAGE EN RUSSIE, SALUE LA FOULE QUI L’ATTEND À LA GARE SAINT-LAZARE


Photo A. Grohs.
LA GUERRE AUSTRO-SERBE. — Après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, la jeunesse berlinoise promène les portraits de Guillaume II et de François-Joseph.


Photo Illustration.
GUILLAUME II ET LE TSAR NICOLAS II,
au cours d’une entrevue qu’ils eurent peu de temps avant la guerre.

Photos Illustration.
LE COMTE BERCHTOLD M. DE SCHŒN

des opérations militaires tendant à l’occupation de la Serbie. — Non, remarque aussitôt M. de Schœn qui a reçu à cet égard des instructions précises, non, une telle démarche serait inconciliable avec la position prise par l’Allemagne, que la question regarde seulement l’Autriche et la Serbie. — La médiation à Vienne et à Pétersbourg, insiste M. Bienvenu-Martin, pourrait être faite par les quatre Puissances les moins intéressées dans le conflit. — Non, répète M. de Schœn, le seul point où il faille agir est Pétersbourg. — Dans ces conditions, conclut M. Bienvenu-Martin, je ne me sens pas autorisé à vous donner une réponse favorable, alors surtout que le président du Conseil est absent. Je lui en référerai. »

M. de Schœn ne veut pas tenir ce refus pour définitif et le soir même, à sept heures, il revient au ministère et se fait introduire auprès de M. Berthelot, directeur adjoint des affaires politiques. Il désire, dit-il, qu’une note soit communiquée à la presse au sujet de son entrevue avec M. Bienvenu-Martin. Il propose même à M. Berthelot le texte suivant : « L’ambassadeur d’Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont eu, pendant l’après-midi, un nouvel entretien, au cours duquel ils ont examiné, dans l’esprit le plus amical et dans un sentiment de solidarité pacifique, les moyens qui pourraient être employés pour maintenir la paix générale. — Par conséquent, répond M. Berthelot, vous estimez que tout est réglé et vous apportez l’assurance que l’Autriche accepte la note serbe ou bien qu’elle se prêtera, sur ce point, à des conversations avec les Puissances. — Mais non, pas du tout, s’écrie M. de Schœn. — Si rien n’est modifié dans l’attitude négative de l’Autriche, reprend M. Berthelot, les termes de la note que vous proposez sont excessifs ; ils sont de nature à donner à l’opinion française une fausse sécurité et à créer des illusions sur une situation qui ne laisse pas d’être dangereuse. » L’ambassadeur ayant protesté, sur un ton très optimiste, contre la crainte d’un péril, M. Berthelot poursuit : « Me permettez-vous de vous parler à titre personnel ? — Volontiers. — Eh bien ! voyez-vous, je ne m’explique pas la conduite de votre pays, s’il ne tend pas à la guerre. Vous avez dit et répété que l’Allemagne n’avait pas connu la note autrichienne. Soit. Nous ne pouvons que vous croire sur parole. Mais alors, comment se fait-il que l’Allemagne se soit rangée, les yeux fermés, aux côtés de l’Autriche en une pareille aventure ? Comment l’Autriche elle-même a-t-elle pris une position intransigeante, sans possibilité de recul, avant d’avoir pesé avec son alliée toutes les conséquences de sa décision ? Quelles responsabilités le gouvernement allemand n’assumerait-il pas et quelles suspicions ne laisserait-il pas peser sur lui, s’il refusait de donner à Vienne, avec les autres Puissances, un conseil qui suffirait à dissiper le cauchemar qui oppresse l’Europe ? M. de Schœn a écouté en silence, avec un sourire embarrassé. Il affirme de nouveau que l’Allemagne a ignoré le texte de la note autrichienne, assurance que, je n’en doute pas, il croyait conforme à la vérité, mais qui était, on l’a vu, contraire aux faits. Il affirme que l’Allemagne n’a pas eu communication de l’ultimatum avant les autres Puissances, mais qu’elle approuve l’Autriche de vouloir donner à la Serbie une leçon nécessaire. Il ne dissimule pas cependant que, si la réponse serbe est telle qu’elle a paru dans la presse, il ne s’explique pas que l’Autriche ne l’ait point acceptée. Il termine la conversation par quelques propos conciliants, qui sont, sans nul doute, l’expression loyale de ses sentiments personnels.

La journée du 26 n’est pas achevée que M. Bienvenu-Martin reçoit de notre chargé d’affaires à Luxembourg, M. d’Annoville, remplaçant M. Mollard en congé, avis que, d’après des informations de Thionville, les quatre dernières classes allemandes libérées ont ordre de se tenir, à toute heure, à la disposition de la kommandantur et que, sans être complètement mobilisés, les réservistes ont d’ores et déjà été invités à ne pas quitter le lieu de leur domicile.


CHAPITRE IV


PARIS NOUS RAPPELLE. — NOUS DÉCIDONS DE NE PAS NOUS ARRÊTER À COPENHAGUE. — TOUJOURS EN MER. — NOUVELLES CONFUSIONS DANS LES BRUITS DE LA TERRE. — DÉCLARATION DE GUERRE DE L’AUTRICHE À LA SERBIE ET BOMBARDEMENT DE BELGRADE. — DÉBARQUEMENT À DUNKERQUE. — RENTRÉE À PARIS. — RÉUNION DU CONSEIL DES MINISTRES. — VISITE DE M. DE SCHŒN À M. VIVIANI.


Lundi 27 juillet. — Les télégrammes de Paris arrivés cette nuit, si informes qu’ils soient encore, expriment clairement de l’inquiétude et de l’impatience. On voudrait que nous fussions déjà de retour. M. Bienvenu-Martin nous fait savoir que c’est le vœu unanime des ministres présents. M. Abel Ferry télégraphie, de son côté, que l’opinion et la presse commencent à nous reprocher de poursuivre notre voyage en un moment aussi critique.

Quelque pénible que soit un manquement à la parole donnée, je me sens obligé de renoncer aux visites promises. Nous ne pouvons rester sourds à l’appel de nos compatriotes. D’un commun accord, M. Viviani et moi, nous prenons le parti de rentrer directement en France. Cette décision aussitôt arrêtée, nous prévenons par sans-fil le Quai d’Orsay, ainsi que les ministres de France en Danemark et en Norvège. Aux rois des deux pays, je télégraphie que la gravité des événements me fait un devoir impérieux de rentrer promptement à Paris et je leur présente des excuses qui ne vont pas sans quelque embarras.

Avant sept heures du matin, ordre est donné au Lavoisier et aux torpilleurs de faire route sur Copenhague pour y charbonner et de rallier Dunkerque le plus tôt possible. De forts grains de pluie bouchent l’horizon. Un croiseur allemand, paraissant venir de Kiel et traversant la baie de Mecklembourg, nous rencontre et nous salue. Suivant la règle internationale, la France se tait, comme tout bâtiment qui porte un chef d’État, mais le Jean-Bart répond avec empressement.

Quelques minutes plus tard, apparaît un torpilleur allemand qui, à notre vue, rebrousse chemin et s’éloigne avec rapidité. Il semble n’être venu que pour constater notre présence. Les antennes de la France interceptent, d’ailleurs, un radio que le croiseur allemand précédemment rencontré a expédié après nous avoir salués. Le texte chiffré nous échappe, mais il s’agit, sans doute, d’un message qui signale notre passage au gouvernement impérial.

M. Viviani télégraphie à Saint-Pétersbourg : À bord France, 27 juillet 1914. M. le président de la République ayant jugé, comme moi, que la situation ne lui permettait pas de demeurer plus longtemps éloigné de Paris, abandonne ses arrêts à Copenhague et à Christiania. Nous rentrons à toute vitesse et serons en France après-demain matin mercredi. Veuillez dire à M. Sazonoff que la France, appréciant comme la Russie la haute importance qui s’attache pour les deux pays à affirmer leur parfaite entente au regard des autres Puissances et à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit, est prête à seconder entièrement, dans l’intérêt de la paix générale, l’action du gouvernement impérial. Signé : René Viviani.

La journée du 27 juillet se traîne lamentablement. Nous faisons d’abord route au nord et nous passons les Belts avec toutes les précautions d’usage. Ce n’est que plus tard, après que nous avons tourné à l’ouest, puis au sud, que nous pouvons filer à dix-huit nœuds, maximum de vitesse qu’il nous est permis d’atteindre.

Il nous arrive de nouveaux télégrammes, mais, bien que, pour rassurer l’opinion française, M. Viviani ait fait dire par l’agence Havas que nous restions en contact permanent avec la terre, nous sommes toujours très loin des réalités. Ce que nous savons se réduit, en substance, à ceci. Pour le moment, l’Autriche s’est contentée de rappeler son ministre à Belgrade et de commencer sa mobilisation. La Russie a décidé, en principe, de mobiliser elle-même treize corps d’armée, si l’Autriche attaque la Serbie, mais jusqu’ici cette décision est restée théorique. La Serbie, du reste, d’après les nouvelles qui nous parviennent, paraît avoir cédé sur tous les points de l’ultimatum, sauf deux. Si l’Autriche veut pousser plus loin sa victoire, si elle occupe Belgrade, l’Europe laissera-t-elle faire ? Si la Russie intervient, que dira l’Angleterre ? Que dira l’Allemagne ? De ne pas pouvoir être exactement renseigné sur tout, de n’avoir même pas sous la main les données essentielles des problèmes à résoudre, M. Viviani souffre vraiment dans son esprit et dans sa chair. Il se promène avec agitation sur le pont de la France, reste longuement silencieux, puis revient, par intervalles, me confier affectueusement ses angoisses.

Pendant que nous échangeons nos impressions, ou que nous consultons M. de Margerie, les événements se précipitent sur le continent. Lorsqu’il avait reçu le prince Lichnowsky, dans la journée du 24, sir Ed. Grey, après avoir dit qu’un État qui accepterait les conditions de la note autrichienne cesserait de compter au nombre des nations indépendantes, avait esquissé l’idée d’une médiation à quatre. L’Autriche, bien entendu, avait écarté ce projet et, le 27, son ambassadeur à Berlin télégraphiait triomphalement au comte Berchtold : Le secrétaire d’État m’a déclaré très nettement, sous une forme strictement confidentielle, que prochainement des propositions de médiation de l’Angleterre pourraient être portées à la connaissance de Votre Excellence. Mais le gouvernement allemand nous donne l’assurance formelle qu’il ne s’associera aucunement à ces propositions, qu’il se prononcera même catégoriquement contre leur prise en considération et qu’il ne les transmettra que pour tenir compte de la démarche anglaise. Tenir compte de la démarche anglaise, qui est également la démarche française, c’est donc, dans la pensée de l’Allemagne, tâcher de la faire échouer.

L’Allemagne a en vue une autre méthode. Des démonstrations enthousiastes ont lieu à Munich devant les légations de Prusse et d’Autriche. À Berlin, la foule chante la Garde au Rhin et M. Jules Cambon trouve inquiétant l’état d’esprit qui se développe. Il écrit à Paris : D’après des renseignements qui me viennent de source très sûre, l’Allemagne penserait, si la situation actuelle ne se dénoue pas pacifiquement d’ici à quelques jours et si la Russie l’inquiète, à frapper un coup… Il faut nous mettre dans l’esprit que toutes nos intentions pacifiques n’arrêteront pas l’Allemagne, tant qu’elle nous saura liée par notre alliance avec la Russie. Nous ne sommes donc pas les maîtres d’empêcher l’agression qui serait dirigée contre nous, si la guerre doit éclater entre Pétersbourg et Berlin. D’après ce qui me revient, les officiers sont tous rappelés à leurs postes et un certain nombre de mesures préparatoires sont en voie d’exécution. Ainsi que je l’ai déjà fait, j’appelle l’attention du gouvernement sur la nécessité de faire, nous aussi, sans bruit, tout ce qui peut être fait avant la mobilisation. Il me revient également que l’Allemagne est encore convaincue que l’Angleterre s’abstiendra. Ses yeux ne sont pas dessillés. Sans demander une déclaration comme celle de M. Lloyd George en 1911, il semble qu’il serait utile que l’Allemagne fût clairement avertie que le concours effectif de l’Angleterre ne nous fera pas défaut. Mais de ce concours, nous ne sommes jusqu’ici nullement assurés et, à Berlin, on répand, avec ou sans conviction, le bruit que l’Angleterre restera neutre. M. de Fleuriau, notre chargé d’affaires en Grande-Bretagne, écrit le 27 au Quai d’Orsay : L’agence Wolff a envoyé la nuit dernière un télégramme de Berlin à Londres annonçant que, pendant un entretien de samedi avec l’ambassadeur de Russie, sir Ed. Grey aurait déclaré que le gouvernement britannique se désintéressait du conflit austro-serbe et que le comte Benckendorf aurait paru très découragé en quittant le Foreign Office. Ce télégramme a été arrêté par le chef de l’agence russe et il n’a pas été jusqu’ici reproduit par les journaux de Londres. L’ambassadeur de Russie l’a mis sous les yeux de sir Ed. Grey afin de lui montrer comment le bureau allemand de la presse travestit l’attitude de l’Angleterre. Il est bien évident que le parti de la guerre à Berlin cherche par tous les moyens possibles à convaincre le public de l’intention qu’aurait l’Angleterre de rester neutre. La décision concernant la flotte britannique, dont la démobilisation est arrêtée depuis cette nuit, contredit heureusement ces fausses nouvelles. C’est, en effet, la première mesure de précaution que prend le gouvernement anglais. La semaine précédente, le roi George a, comme on sait, passé à Spithead une revue des trois escadres composant les « Home fleets ». Les Home fleets avaient rejoint ensuite le mouillage de Portland et allaient être démobilisées. Dans la nuit du 26 au 27, l’ordre vient d’être donné de suspendre cette démobilisation. Il est à souhaiter que cette décision refroidisse un peu à Berlin l’ardeur nationaliste.

Mais l’Allemagne, qui lâche la bride à l’Autriche, et qui ne veut pas l’arrêter sur la pente fatale, cherche, en même temps, à nous séparer de la Russie. Après avoir reçu M. de Schœn le 26 et avoir courtoisement discuté la rédaction du communiqué désiré par l’ambassadeur, M. Philippe Berthelot avait donné à la presse une note ainsi conçue : L’ambassadeur d’Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont eu un nouvel entretien au cours duquel ils ont recherché les moyens d’action des Puissances pour le maintien de la paix. Mais M. de Schœn, qui connaissait la pensée de Berlin, ne s’est pas contenté de cette note anodine, qui n’était pas de nature à froisser la Russie. Dans la matinée du 27, il fait porter à M. Philippe Berthelot la lettre personnelle que voici :

Kaiserliche Deutsche Botschaft,
Paris, 78, rue de Lille.

Mon cher monsieur Berthelot, je crois vous être agréable en vous donnant un court résumé de ce que j’ai eu l’honneur de dire hier à M. le ministre. Notez bien la phrase sur la solidarité des sentiments pacifiques. Ce n’est pas une phrase banale, mais la sincère expression de la réalité.

Veuillez croire, cher monsieur Berthelot, à mes sentiments cordialement dévoués. Signé : Schœn.

Sur le deuxième feuillet, se trouve le résumé suivant :

Le cabinet de Vienne a fait formellement et officiellement déclarer à celui de Saint-Pétersbourg qu’il ne poursuit aucune acquisition territoriale en Serbie et qu’il ne veut point porter atteinte à l’intégrité du royaume. Sa seule intention est celle d’assurer sa tranquillité. En ce moment, la décision si une guerre européenne doit éclater dépend uniquement de la Russie. Le gouvernement allemand a la ferme confiance que le gouvernement français, avec lequel il se sait solidaire dans l’ardent désir que la paix européenne puisse être maintenue, usera de toute son influence dans un esprit apaisant auprès du cabinet de Saint-Pétersbourg.

L’Allemagne tient donc à son plan. Elle ne veut pas agir à Vienne. Elle nous demande d’agir à Saint-Pétersbourg. Le 27, à 14 heures, M. de Schœn, n’ayant pas obtenu de M. Bienvenu-Martin d’autre réponse que celle de la veille, revient au Quai d’Orsay et se présente à M. Abel Ferry. Il se déclare prêt personnellement à insister auprès de son gouvernement pour que la même démarche soit faite à Vienne et à Pétersbourg. Mais il sait bien que sa proposition ne concorde pas avec celle de son gouvernement et qu’elle n’a aucune chance d’être acceptée ; il le sait si bien qu’il ne télégraphie rien de cette conversation à M. de Bethmann-Hollweg ; c’est seulement plus tard, dans ses Mémoires, qu’il en parlera. Si le chancelier excluait toute recommandation à Vienne, c’est qu’il avait son but, celui que signalait M. J. Cambon : rompre l’alliance russe. Il en faisait lui-même l’aveu à M. Rœdern, secrétaire d’État pour l’Alsace-Lorraine : « Si nous réussissions, non seulement à ce que la France se tînt tranquille, mais à ce qu’elle invitât Pétersbourg à la paix, ce fait aurait pour nous une répercussion très favorable sur l’alliance franco-russe. » Quoi qu’en dise M. de Romberg, ce n’est donc pas M. Bienvenu-Martin qui a fait, en cette circonstance, échouer une tentative de conciliation.

La Triple-Entente s’ingéniait, au contraire, pour multiplier les essais d’arrangement. Lorsque, le lendemain 27, M. de Schœn, qui travaillait sincèrement, quant à lui, au maintien de la paix, revenait encore au Quai d’Orsay, revoyait M. Bienvenu-Martin et semblait, pour la première fois, approuver l’idée d’obtenir à la fois de la Serbie et de l’Autriche l’engagement de s’abstenir de tout acte d’hostilité, M. Bienvenu-Martin n’hésitait pas ; il appelait aussitôt M. Paul Cambon, qui était à Paris et allait repartir pour Londres, et il le priait de porter cet entretien à la connaissance de sir Ed. Grey.

Déjà, du reste, le secrétaire d’État britannique avait soumis aux cabinets de Berlin, de Rome et de Paris, une proposition qui s’inspirait heureusement des précédents de 1912 et de 1913 : les ambassadeurs de France, d’Allemagne et d’Italie seraient chargés de rechercher avec lui un moyen de dénouer la crise, étant entendu que, pendant cette conversation, la Russie, l’Autriche et la Serbie s’abstiendraient de toute opération militaire active.

Vains efforts. L’Allemagne se refusait toujours à retenir le cabinet autrichien. Il semblait qu’elle redoutât pour son propre prestige la seule apparence d’une atteinte au prestige de la monarchie alliée. Aussi continuait-elle à écarter délibérément tous les moyens pratiques de détourner l’Autriche d’une agression contre la Serbie. M. de Jagow répondait, le 27, à l’ambassadeur d’Angleterre et à M. Jules Cambon qu’il ne consentait pas à ce que les ambassadeurs d’Italie, de France et d’Allemagne fussent chargés de rechercher avec sir Ed. Grey une solution des difficultés pendantes, parce que, disait-il, ce serait instituer une véritable conférence pour traiter des affaires d’Autriche et de Russie. M. Jules Cambon insistait ; mais M. de Jagow se dérobait, en répétant que l’Allemagne avait des engagements envers l’Autriche. Elle voulait bien qu’on essayât de prévenir un conflit austro-russe, mais elle ne pouvait pas intervenir dans le conflit austro-serbe. Surpris de cette casuistique, M. Jules Cambon répondait : « L’un est la conséquence de l’autre, et il importe d’empêcher qu’il ne survienne un état de fait nouveau, de nature à amener une intervention de la Russie. » Puis, comme le secrétaire d’État persistait à dire qu’il était obligé de tenir les engagements de l’Allemagne envers l’Autriche, M. Jules Cambon lui demandait : « Êtes-vous donc engagé à la suivre partout, les yeux bandés ? Et n’avez-vous pas pris connaissance de la réponse de la Serbie à l’Autriche, que le chargé d’affaires de Serbie vous a remise ce matin ? — Je n’en ai pas encore eu le temps », répondait M. de Jagow et il maintenait son refus.


Mardi 28 juillet, — Voici notre dernier jour de navigation. Nous sommes entrés à l’aube dans la mer du Nord et nous filons sur Dunkerque.

La température a sensiblement baissé ; le ciel est gris ; il tombe par moments des ondées. Sur une mer un peu houleuse, la France tangue très légèrement.

Radiogrammes plus clairs. La proposition britannique y est mieux expliquée. Il s’agirait, pour les quatre Puissances désintéressées, d’intervenir, non seulement à Vienne et à Pétersbourg, mais aussi à Belgrade pour prévenir toute action militaire. On demanderait, par conséquent, à l’Autriche de surseoir à toute offensive contre la Serbie ; et l’on ne s’adresserait, en même temps, à Pétersbourg que pour permettre à l’Allemagne de renoncer à l’idée de circonscrire le conflit entre Vienne et Belgrade.

Après avoir conféré avec M. de Margerie, M. Viviani télégraphie à Paris qu’il accepte la proposition anglaise.

Sur ces entrefaites, M. Sazonoff, qui s’était déclaré « prêt à accepter la proposition anglaise ou toute autre proposition propre à une solution pacifique », a lui-même offert à l’ambassadeur d’Autriche, comte Szapary, d’engager, entre Pétersbourg et Vienne, des négociations directes et il a demandé à cette fin la « coopération » de l’Allemagne. Il faut, a-t-il dit, « trouver un moyen de donner à la Serbie une leçon méritée, tout en respectant ses droits de souveraineté ». Le comte Berchtold ne l’entend pas ainsi. Il refuse net et déclare à l’ambassadeur de Russie que la guerre va être déclarée par l’Autriche à la Serbie.

L’initiative de M. Sazonoff était certainement bien intentionnée. Le ministre des Affaires étrangères, télégraphiait M. Paléologue, s’applique avec persévérance à faire prévaloir une solution pacifique. — Jusqu’au dernier instant, déclarait-il à notre ambassadeur, je me montrerai prêt à négocier. M. Paul Cambon avait craint cependant que la tentative russe ne fournît à l’Autriche un prétexte pour écarter la proposition britannique. Sir Ed. Grey venait d’insister auprès du prince Lichnowsky et de lui dire : « La Russie s’est montrée modérée depuis le début de la crise, notamment dans ses conseils au gouvernement serbe. Je serais très embarrassé pour lui faire des recommandations pacifiques. C’est à Vienne qu’il convient d’agir et que le concours de l’Allemagne est indispensable. » Sir Ed. Grey avait, en même temps, chargé son ambassadeur à Berlin de demander l’adhésion de M. de Jagow à son projet de conférence. Le ministre allemand avait répondu : « Il convient d’attendre le résultat de la conversation engagée entre Pétersbourg et Vienne » ; et, en présence de cette défaite, sir Ed. Grey avait dû prescrire à sir Ed. Goschen de suspendre ses démarches. Mais, en réalité, ce n’était pas l’entretien de M. Sazonoff avec l’Autriche qui avait fait échouer à Vienne et à Berlin la motion britannique. Dès le 27, le chancelier Bethmann-Hollweg avait télégraphié au prince Lichnowsky : Nous ne pouvons participer à une telle conférence, car nous ne pouvons traîner l’Autriche devant un tribunal européen, à l’occasion de son différend avec la Serbie. Et, recevant sir Ed. Goschen qu’il avait convoqué, le chancelier lui disait : « Nous n’avons pu accepter une proposition qui semblait imposer l’autorité des Puissances à l’Autriche. » M. de Bethmann-Hollweg assurait l’ambassadeur de son sincère désir de paix ; il lui parlait des efforts que lui-même, prétendait-il, faisait à Vienne, mais il ajoutait que la Russie était seule maîtresse de maintenir la paix ou de déchaîner la guerre. Sir Ed. Goschen lui répondait qu’il ne partageait pas son sentiment et que, si la guerre éclatait, l’Autriche aurait la plus grande part de responsabilité ; car il était inadmissible qu’elle eût rompu avec la Serbie après la réponse de celle-ci. Sans discuter sur ce point, le chancelier concluait : « Nous poussons autant que nous le pouvons aux conversations directes entre l’Autriche et la Russie. »

Ainsi, l’Allemagne prétendait qu’elle poussait aux conversations directes, pendant que son alliée les refusait dédaigneusement. De plus en plus préoccupé de cette attitude singulière, M. Jules Cambon se demandait si, pour faire accepter la proposition de sir Ed. Grey, on ne pourrait pas la modifier de nouveau dans le sens d’une double démarche diplomatique à Pétersbourg et à Vienne. Il s’entretenait à ce sujet avec ses collègues d’Angleterre et de Russie : J’ai ajouté, écrivait-il à Paris, qu’à raison de l’espèce de répugnance manifestée par M. de Jagow devant toute espèce d’action à Vienne il serait peut-être bon de le mettre au pied du mur et que sir Ed. Grey pourrait charger sir Ed. Goschen de demander au secrétaire d’État quelle forme, suivant lui, aurait à prendre l’action diplomatique des quatre Puissances… Nous devons nous associer à tous les efforts en faveur de la paix compatibles avec nos engagements vis-à-vis de notre alliée, mais, pour laisser les responsabilités où elles sont, il importe d’avoir soin de demander à l’Allemagne de préciser ce qu’elle veut.

Pendant que la France s’empressait ainsi de saisir tous les rameaux d’olivier qu’elle trouvait à portée de sa main, le cabinet de Vienne s’arrangeait, de nouveau, pour envenimer les choses. Dans l’après-midi du 27, l’ambassadeur d’Allemagne Tschirschky télégraphiait à Jagow que la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie était imminente. La Wilhelmstrasse recevait ce télégramme à 16 h. 37 et personne ne paraissait s’en émouvoir. Le même jour, le comte Berchtold avait audience de l’empereur François-Joseph et obtenait l’autorisation d’accomplir le lendemain matin 28 l’acte irréparable. L’Allemagne aurait pu intervenir. Elle n’avait pas bougé. « Pourquoi tant de hâte ? » se demande M. Pierre Renouvin, et il ajoute : « Il s’agit, en réalité, de mettre l’Europe en face du fait accompli et principalement d’empêcher toute tentative d’intervention. Berchtold le dit nettement à l’Empereur : Je crois qu’une nouvelle tentative des Puissances de l’Entente, tendant à une solution pacifique du conflit, reste possible, tant que, par la déclaration de guerre, une situation nette n’aura pas été créée. Cette phrase cynique, qui suffit, pour tout esprit impartial, à fixer les responsabilités de la guerre, figure dans un rapport à l’Empereur, rédigé par Hoyos et présenté par Berchtold à la date même du 27 juillet. Mais à des documents authentiques comme celui-là, M. Henry Elmer Barnes, qui a la stupéfiante prétention de prononcer « a revised verdict on guilt for world war », croit suffisant d’opposer l’opinion, évidemment décisive, de MM. Victor Margueritte, Fabre Luce, Armand Charpentier, Demartial et tutti quanti.

Est-il vrai que, du 27 au 29 juillet, il se soit produit, comme l’ont prétendu quelques émules de Mr. Barnes, un revirement en Allemagne dans le sens de la raison et de la paix ? M. Pierre Renouvin, à qui son impartialité scrupuleuse a quelquefois valu l’honneur inattendu d’être présenté par les « innocentistes » d’outre-Rhin et d’outre-Atlantique comme un partisan de leur thèse, a définitivement démontré qu’en dépit de quelques apparences l’attitude de l’Allemagne ne s’est nullement modifiée.

Le 27 juillet, dans une nouvelle conversation avec le prince Lichnowsky, sir Ed. Grey, qui venait de prendre connaissance de la réponse serbe, avait remarqué qu’elle donnait satisfaction aux exigences autrichiennes « dans une mesure qu’il n’aurait jamais cru possible ». Il lui semblait évident, disait-il, que ces concessions de la Serbie devaient être attribuées exclusivement à une pression de Pétersbourg. C’était donc maintenant l’Autriche qui devait se montrer conciliante. Si elle commençait des opérations militaires, si elle occupait Belgrade, la Russie verrait là une provocation directe, et ce serait la guerre, la plus terrible guerre que l’Europe eût jamais connue.

Lichnowsky s’empresse de communiquer à Berlin les déclarations du secrétaire d’État britannique et il ajoute : Pour la première fois, j’ai trouvé le ministre mécontent. Il m’a parlé avec le plus grand sérieux… Je suis convaincu que si, maintenant, on en venait à la guerre, nous n’aurions plus à compter sur les sympathies anglaises et sur l’appui anglais, car on verrait dans la conduite de l’Autriche des signes manifestes de mauvaise volonté. Quelques heures plus tard, Lichnowsky insiste encore dans un nouveau télégramme. Ces avertissements de l’ambassadeur arrivent à Berlin, au moment où le cabinet de Londres vient de décider de ne pas disperser la grande flotte. Ils donnent un instant à réfléchir au gouvernement impérial et, dans la soirée, à 23 h. 50, le chancelier envoie des instructions nouvelles à Tschirschky, son ambassadeur à Vienne : Si nous refusions toute action médiatrice, nous serions regardés par le monde entier comme responsables de la conflagration et représentés comme les véritables fauteurs de la guerre. Cela rendrait également notre situation impossible dans le pays, où nous devons apparaître comme étant ceux qui ont été contraints à la guerre. En conclusion, le chancelier demande à connaître l’opinion du comte Berchtold et aussitôt il se flatte auprès de Lichnowsky d’avoir immédiatement entamé une action médiatrice à Vienne dans le sens désiré par sir Ed. Grey.

Mais, comme l’a remarqué M. Sazonoff, « la principale occupation de M. de Bethmann-Hollweg était alors, non de sauver la paix, mais de présenter les événements sous un jour qui pût faire croire que l’Allemagne avait été contrainte à la guerre ».

Ce n’est donc qu’une couverture que cherche à se procurer le chancelier impérial. À l’heure où il écrit, il sait, par le télégramme de Tschirschky, parvenu à Berlin à 16 h. 30, que le comte Berchtold va expédier la déclaration de guerre à la Serbie ; il sait que la proposition anglaise a été subordonnée par sir Ed. Grey à la condition essentielle que l’Autriche s’abstiendrait de toute opération militaire ; et cependant il ne renonce pas à son idée obstinée de ne pas intervenir entre l’Autriche et la Serbie ; et il ne fait pas un geste, il ne dit pas un mot, pour arrêter le premier coup de canon.

Bien mieux, à la fin de la journée du 27, M. de Jagow reçoit à la Wilhelmstrasse l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Berlin, le comte Szogyéni, et il lui tient confidentiellement un langage qui n’est pas fait pour assagir l’Autriche. L’Allemagne, dit-il en résumé, est prête à porter prochainement à la connaissance de l’Autriche des propositions anglaises de conciliation. Le gouvernement de Berlin ne les prend pas à son compte, il ne les transmet que pour accéder au désir de l’Angleterre, et il espère bien qu’elles ne seront pas accueillies.

Aussi bien, l’Autriche ne s’y trompe-t-elle pas. Elle connaît, non seulement par le télégramme de Szogyéni, mais par les conversations de Tschirschky, les véritables intentions du gouvernement allemand. Elle attend, pour répondre à Berlin, l’après-midi du 28 et elle se borne alors à prendre acte de la démarche et à réserver sa décision. Mais, dès maintenant, elle déclare que la suggestion anglaise s’est produite trop tard. Et, sur la foi d’une nouvelle fausse, qui annonçait une violation de frontière par les Serbes, le comte Berchtold ajoute froidement : « La guerre est déclarée, après l’ouverture des hostilités par la Serbie. » Sur quoi, il attend le lendemain 29, pour répondre à l’ambassadeur d’Allemagne qu’il regrette de ne pouvoir adhérer à la proposition britannique et pour dire crûment à l’ambassadeur d’Angleterre qu’il ne saurait admettre « aucune discussion sur la base de la note serbe », que la guerre entre l’Autriche et la Serbie est « inévitable », et que la question sera réglée « directement entre les deux parties immédiatement intéressées ». Avec un peu plus de hâte et d’insistance, le chancelier d’Allemagne eût peut-être obtenu mieux.

Mais, à défaut de M. de Bethmann-Hollweg, quelque autre personnage en Allemagne a-t-il cherché à conjurer la catastrophe ? On l’a prétendu et c’est à Guillaume II lui-même qu’on a voulu attribuer cette heureuse velléité. Dans la soirée du 27, la Wilhelmstrasse avait envoyé au cabinet impérial une copie complète de la note serbe, en même temps que le premier télégramme du prince Lichnowsky. Le 28, à cinq heures du matin, le cabinet impérial avait également reçu le second télégramme de l’ambassadeur à Londres. L’Empereur prend connaissance de ces pièces au commencement de la matinée, et, tout à coup, il est illuminé par un de ces éclairs de raison qui traversaient parfois son cerveau de mégalomane. La réponse serbe ! « C’est un brillant résultat pour un délai de quarante-huit heures seulement ! C’est plus qu’on ne pouvait attendre. Un grand succès moral pour Vienne ; mais il fait disparaître toute raison de guerre, et Giesl aurait dû rester tranquille à Belgrade. Après cela, je n’aurais jamais ordonné la mobilisation. » Et à peine a-t-il ainsi exprimé une opinion qui devrait définitivement condamner aux yeux du monde l’Autriche, qui vient d’annoncer la guerre, et le gouvernement allemand lui-même, qui n’a pas cherché à retenir son alliée, il écrit à Jagow : Je suis convaincu que, dans l’ensemble, les désirs de la monarchie du Danube sont accomplis. Les quelques réserves que la Serbie fait sur certains points peuvent, à mon avis, être réglées par des négociations. Mais la capitulation la plus humble est annoncée urbi et orbi et par là tout motif de guerre disparaît. Jusque-là, c’est le bon sens qui parle, mais voici la démence : malgré cette capitulation, Guillaume II veut encore que l’Autriche ait une satisfaction d’honneur plus éclatante ; il veut aussi qu’elle prenne des gages : Les Serbes sont des Orientaux et, par conséquent, menteurs, faux et maîtres consommés dans l’emploi des moyens dilatoires. Pour que ces belles promesses deviennent une vérité et une réalité, il faut exercer une « douce violence » (ces mots « douce violence » en français dans le texte). On pourrait donc occuper Belgrade comme garantie ; moyennant quoi, dit l’Empereur, je suis prêt à servir de médiateur de la paix en Autriche ; je rejetterai toutes propositions ou protestations d’autres États en sens opposé… Je le ferai à ma manière, et en ménageant autant que possible le sentiment national de l’Autriche et l’honneur de son armée, car son chef suprême a déjà fait appel à elle et elle doit obéir à cet appel. Dans ces conditions, elle doit sans contredit avoir une « satisfaction d’honneur » (en français dans le texte) apparente ; c’est la condition sine qua non de ma médiation. Je, je, je… Ich, ich, ich y a-t-il rien de plus haïssable que ce moi, en des heures où est menacée la vie de tant d’êtres humains ?

Le moi de Guillaume II nous éloigne, d’ailleurs, sensiblement de la proposition de sir Ed. Grey. Celle-ci écartait fermement toute opération militaire. Celui-là réclame l’occupation d’un territoire serbe. Il n’importe. Après avoir reçu les ordres un peu incohérents de son empereur, M. de Jagow va s’entendre avec le chancelier pour les traduire dans des instructions qu’on enverra à l’ambassadeur Tschirschky. Avant d’avoir rédigé ce télégramme, M. de Bethmann-Hollweg reçoit du prince Lichnowsky des renseignements imprévus. L’ambassadeur d’Autriche à Londres, comte de Mensdorff, a confidentiellement communiqué à son collègue allemand les décisions secrètes prises, le 19 juillet précédent, par le conseil des ministres austro-hongrois. Le cabinet de Vienne, qui avait antérieurement proclamé son désintéressement territorial, qui avait annoncé à l’Europe qu’il n’entendait annexer aucune parcelle de la Serbie, avait, en réalité, l’intention de dépecer le territoire serbe et d’en donner des morceaux aux États balkaniques voisins. Cet aveu du comte de Mensdorff indigne M. de Bethmann-Hollweg, qui ne savait rien encore de ces beaux projets.

Sous l’impression de cette découverte irritante, le chancelier va-t-il télégraphier à Vienne : « Arrêtez-vous ou nous ne suivons plus ? » Point. Les instructions qu’il envoie le soir seulement à l’ambassadeur à Vienne sont singulièrement plus réservées. Malgré les avis qu’il vient de recevoir de Londres, Bethmann-Hollweg ne demande nullement à l’Autriche de promettre l’intégrité du territoire serbe, il se borne à constater que le gouvernement austro-hongrois, en dépit de questions réitérées, a laissé l’Allemagne dans l’ignorance de ses intentions, que la situation devient embarrassante, et que, si l’Autriche persiste dans une intransigeance absolue, pendant que l’Allemagne est en butte, de la part des autres Puissances, à des propositions de conférence ou de médiation, l’Empire dualiste sera finalement exposé à porter, devant l’étranger et même devant l’Allemagne, la responsabilité du conflit. Dès lors, que conseille-t-il à l’Autriche ? Non pas de dire : « Le territoire serbe ne sera donné à personne », mais simplement de dire : « L’Autriche ne fera, quant à elle, aucune annexion définitive. Mais elle procédera à une occupation temporaire de Belgrade et d’autres points déterminés du territoire serbe, pour contraindre le gouvernement serbe à l’exécution complète de ses exigences. » L’Autriche avait montré à l’Europe, en 1908-1909, comment elle savait transformer en annexion une occupation autorisée par les Puissances. En acceptant la combinaison de Guillaume II, elle aurait donc eu pleine satisfaction. Mais il lui était aisé de comprendre que l’Allemagne n’avait aucune intention de la retenir et voulait seulement pouvoir dire à l’Angleterre qu’une démarche avait été faite. M. de Bethmann-Hollweg avait, en effet, pris soin d’adresser à Tschirschky cette recommandation : « Vous devrez éviter soigneusement de créer l’impression que nous désirions retenir l’Autriche. » Et le chancelier avait, mieux encore, précisé sa pensée maîtresse dans cette phrase révélatrice : Il est de toute nécessité que, si le conflit s’étend aux Puissances qui n’y sont pas directement intéressées, ce soit la Russie qui de toutes façons en porte la responsabilité. Voilà, mis par lui-même en pleine lumière, l’objectif du gouvernement impérial allemand. Le comte Berchtold comprend à demi-mot. Il gagne du temps, attend la soirée du 29 et finit par dire à Tschirschky qu’il est tout prêt à renouveler, au nom de l’Autriche, une déclaration de désintéressement territorial ; mais il ne parle point du partage de la Serbie et, en ce qui concerne les mesures militaires, il s’évade, en prétextant qu’il n’est pas en mesure de donner une réponse immédiate. La mollesse et la complaisance de la chancellerie allemande lui avaient rendu facile cette échappatoire. C’est pour couper court aux tentatives de médiation que le comte Berchtold a décidé de lancer dès le 28 juillet la déclaration de guerre à la Serbie.

Rien encore de tout cela ne parvient jusqu’aux antennes de la France. Le cuirassé accélère sa marche autant que le lui permettent ses machines. La nuit tombe. Le cœur partagé entre la joie de retrouver le sol natal et la vague appréhension d’un lendemain mystérieux, je passe une dernière nuit en mer, sans que le sommeil s’attarde plus de trois heures dans ma cabine amirale.


Mercredi 29 juillet. — À huit heures du matin, nous arrivons en rade de Dunkerque. Le temps de stopper, de jeter l’ancre, de préparer l’enlèvement des bagages, et nous débarquons. Une multitude innombrable venue de la ville et des environs — bourgeois, commerçants, ouvriers, dockers, hommes, femmes et enfants, — s’est précipitée sur les jetées et sur les quais. C’est vraiment la France qui nous attend et qui vient au-devant de nous. Je me sens pâle d’émotion et je fais effort pour ne pas laisser apparaître mon trouble. Les inquiétudes qui nous ont assaillis depuis quatre jours, cette foule a dû les éprouver au centuple. De loin, nous n’avons pas mesuré la profondeur du sentiment populaire. Nous n’avons pu lire un journal. Nous n’avons pas suivi les mouvements de l’âme française. Si je comprends bien le sens de ces acclamations, elles signifient : « Enfin, vous voilà. Pourquoi n’êtes-vous pas revenus plus vite, alors que l’Europe est dans l’anxiété et que la France peut se trouver bientôt en danger ? Nous ne vous retenons pas à Dunkerque. Retournez vite à votre poste. Nous vous faisons confiance pour tâcher d’éviter la guerre. Mais, si elle éclate, vous pouvez compter sur nous. »

J’échange quelques mots rapides avec M. Terquem, maire de Dunkerque, avec les sénateurs Trystram et Debierre, avec les députés Defossé et Cochin. Je les retrouve quelques minutes après, dans mon wagon, où je me suis empressé de monter. Tous me disent, et le préfet me confirme, qu’en cas de malheur le gouvernement est assuré du concours unanime du pays. Ce qui me frappe, c’est qu’ici beaucoup de personnes semblent croire la guerre imminente. Un de mes interlocuteurs, et non des moindres, auquel j’ai récemment rappelé son propos, va, un peu plus tard, jusqu’à me dire : « Nous en avons assez ! C’est toujours à recommencer ! Mieux vaut en finir une bonne fois. » Je le calme et lui réponds : « Ne parlez pas ainsi, de grâce. Il faut tout faire encore pour éviter une guerre. »

De Dunkerque à Paris, pendant tout le trajet du train, dans les villes, les villages, les corons, aux passages à niveau, partout, nous voyons les habitants massés des deux côtés de la voie, et ce sont sans cesse les mêmes saluts, les mêmes vivats, les mêmes vœux de paix, les mêmes promesses de courage et de résignation.

Deux membres du gouvernement, MM. Renoult et Albel Ferry, sont venus au-devant de nous à Dunkerque et rentrent avec nous à Paris. M. Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, nous dit que, dès le début de la crise, M. Bienvenu-Martin s’est entendu avec ses collègues de la Guerre, de la Marine, de l’Intérieur et des Finances pour que fussent immédiatement prises toutes les mesures qu’une période de tension peut rendre nécessaires. En fait, les permissionnaires ont été rappelés ; les troupes qui se trouvaient dans les camps d’instruction ont rejoint leurs garnisons ; les préfets sont alertés ; tous les fonctionnaires ont reçu l’ordre de rester à leurs postes ; des approvisionnements ont été achetés pour Paris. Bref, on n’a négligé aucune des dispositions qui pourraient, le cas échéant, permettre une mobilisation immédiate.

M. Messimy a lui-même exposé depuis la guerre à M. Raymond Recouly les principales mesures qu’il avait jugé bon de prendre avant notre retour de Russie et les raisons de prudence élémentaire qui l’avaient inspiré. « C’est, déclare M. Messimy, dans la nuit du 25 au 26 juillet que m’arrivent les premières nouvelles inquiétantes. Le service des renseignements du 20e corps m’informe, en effet, que, de l’autre côté de la frontière, certaines garnisons sont consignées ; plusieurs régiments ont reçu des instructions secrètes, et enfin tous les Allemands d’Alsace annoncent la guerre inévitable. Dans toute la matinée du lendemain, le dimanche 26, des télégrammes confirment cette mauvaise impression. Les régiments allemands prennent la tenue de guerre. Les forts de Metz sont occupés ; partout on installe des lignes téléphoniques ; des officiers en automobiles parcourent la frontière, etc. L’ensemble de ces informations ne me laisse aucun doute. Elles me dictent mon devoir… Peu de gens, durant ces premières journées, se rendaient exactement compte de la gravité et même de l’imminence du péril. Le jeu de l’Allemagne ne s’était pas encore dévoilé… Seuls, quelques hommes très bien renseignés, des spécialistes, pouvaient discerner, à travers les mensonges et les réticences de l’Allemagne, l’implacable volonté de guerre qui résidait en elle. » Et M. Messimy énumère à M. Recouly les décisions prises par le gouvernement de Paris en mon absence, dispositif restreint


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MESSIMY


JOFFRE


LA GARE DE L’EST LE 2 AOÛT 1914, JOUR DE LA MOBILISATION


de sécurité sur les chemins de fer, rappel des permissionnaires, rapatriement d’une partie des troupes algériennes et marocaines, surveillance de la frontière. Ce sont là, en effet, les mesures que m’a indiquées, à mon arrivée, le ministre de la Guerre. Il m’attend à la gare du Nord, avec tous les membres du cabinet. Avant notre sortie sur la place, il me dit : « Monsieur le Président, vous allez voir Paris ; c’est splendide. »

C’est splendide, en effet. Par suite de je ne sais quel malentendu, on avait confondu l’heure de mon retour avec celle de mon débarquement à Dunkerque. On avait annoncé que je devais rentrer à Paris vers huit heures du matin. Dès l’aube, la foule s’était portée aux abords de la gare. Elle était restée là patiemment jusqu’à l’arrivée du train. Les préfets, les représentants du conseil municipal, des sénateurs, des députés, M. Maurice Barrès et une délégation de la Ligue des Patriotes, des hommes de tous âges et de toutes opinions sont là, qui m’attendent. À ma sortie, je suis accueilli par une manifestation grandiose, qui me remue jusqu’aux moelles. Beaucoup de personnes ont les larmes aux yeux et j’ai peine à refouler les miennes. De milliers de poitrines s’échappent les cris répétés de : « Vive la France ! Vive la République ! Vive le Président ! »

Je monte dans un landau, qu’encadre un peloton de cuirassiers. De la gare à l’Élysée, c’est une acclamation continue. Place de l’Opéra, la foule s’entasse sur les trottoirs, sur le terre-plein, sur les marches du théâtre, aux fenêtres et aux balcons. Jamais je n’ai rien éprouvé de si poignant. Jamais je ne me suis senti aussi bouleversé. Jamais je n’ai eu plus de mal, moralement et physiquement, à tâcher de demeurer impassible. De la grandeur, de la simplicité, de l’enthousiasme, de la gravité, tout contribue à faire de cet accueil quelque chose d’imprévu, d’inimaginable et d’infiniment beau. Voilà la France unie. Voilà les querelles politiques oubliées. Voilà le cœur du pays qui se révèle dans sa généreuse réalité. La Cour d’assises a prononcé hier l’acquittement de Mme Caillaux, après plusieurs jours de débats mouvementés. Que cette affaire est déjà loin ! Et comme maintenant l’attention publique est ailleurs ! Pour que les Français apprennent à s’aimer, faut-il donc qu’ils sentent sur eux la menace du malheur ?

Je retrouve l’Élysée désert. Mme Poincaré, qui est partie pour la Meuse avec mon frère et ma belle-sœur, achève là-bas les préparatifs de notre installation d’été. Elle a emmené avec elle notre fidèle siamois et notre mignonne petite chienne bruxelloise. Elle pensait que j’irais la rejoindre à mon retour et que nous passerions ensemble, sur la modeste colline du Clos, devant notre paisible vallée, quelques heures de repos. Dès qu’elle a su que je rentrais précipitamment à Paris, elle a décidé de venir me retrouver, mais elle ne peut arriver que ce soir à sept heures et, dans la solitude maussade de mon cabinet, je me sens assailli par des idées noires.

Un Conseil des ministres se réunit à l’Élysée, sous ma présidence, de cinq à sept heures, pour prendre connaissance des derniers télégrammes et délibérer sur la situation. Tous les membres du gouvernement se félicitent de mon voyage ; tous également sont heureux que M. Viviani et moi, nous l’ayons interrompu. Je les trouve étroitement unis dans la résolution de faire l’impossible pour éviter la guerre et aussi dans celle de ne négliger aucun préparatif de défense. MM. Thomson, Malvy, Augagneur, Messimy se prononcent avec une énergie particulière sur la nécessité de prendre dès maintenant toutes précautions civiles et militaires. Sur ma demande, tous les ministres acceptent d’avoir désormais un conseil quotidien.

Mme Poincaré rentre vers sept heures. Après avoir passé quelques instants auprès d’elle, je me plonge dans la lecture des télégrammes qui sont arrivés ou ont été expédiés depuis mon départ, et que vient de me communiquer le Quai d’Orsay. Bien des choses obscures commencent à s’éclairer devant moi. Je remarque, en particulier, ces informations de M. Dumaine : Parmi les soupçons qu’inspire la soudaine et violente résolution de l’Autriche, le plus inquiétant est que l’Allemagne l’aurait poussée à l’agression contre la Serbie, afin de pouvoir elle-même entrer en lutte avec la Russie et la France dans les circonstances qu’elle suppose lui devoir être le plus favorables. Le personnel de l’ambassade d’Italie affirme que, au contraire, le cabinet de Berlin s’est efforcé de détourner celui de Vienne d’en venir aux armes, mais que la certitude d’une imminente dislocation de la monarchie a déterminé les décisions de l’Empereur et du comte Berchtold. Celui-ci a dit ce matin à mon collègue anglais qu’il fallait bien que la situation fût des plus grave pour que son vieux souverain et lui-même, si critiqué pour son attachement aux solutions pacifiques, eussent pris parti pour la guerre. À l’appui de ces déclarations, je dois signaler que le ministre de Serbie, croyant impossible que l’Empire s’attaque à son pays, se fondait sur les résultats de l’enquête ouverte dans tous les pays sud-slaves. « Le sol est miné, disait-il ; les dominateurs austro-hongrois ne pourraient remuer sans amener un effondrement. Il est même bien regrettable que le danger vienne de leur être ainsi révélé ; car, dans trois ans, la jeunesse actuellement dans les écoles (d’Autriche et de Hongrie) assurait l’affranchissement. » Ce serait donc pour prévenir cette inévitable insurrection que la monarchie tente un suprême recours à la force, avec l’espoir que les conséquences incalculables de cette entrée en campagne deviendront pour elle une diversion qui la sauvera. (Vienne, 28 juillet.)

Les renseignements recueillis par M. Dumaine mettent en lumière les profondes lézardes de l’édifice austro-hongrois. C’est peut-être, en effet, pour échapper à l’effondrement redouté que l’Autriche se hâte déjà d’entrer en guerre. La voici qui donne l’ordre de bombarder Belgrade.

Le mercredi 29, à onze heures et quart du matin, pendant que M. Viviani et moi, nous étions encore dans le train, M. Isvolsky s’est présenté à la direction politique et y a communiqué le texte de deux télégrammes que le gouvernement russe venait d’adresser à Berlin et à Londres. Télégramme à Berlin : À la suite de la déclaration par l’Autriche de la guerre à la Serbie, nous déclarerons demain (c’est-à-dire le 29 juillet) la mobilisation dans les arrondissements d’Odessa, Kiew, Moscou et Kazan. En portant ceci à la connaissance du gouvernement allemand, veuillez confirmer l’absence chez la Russie de toute intention agressive contre l’Allemagne. Notre ambassadeur à Vienne, pour le moment, n’est pas rappelé de son poste.

Télégramme à Londres : À la suite de la déclaration de guerre à la Serbie, les conversations directes de M. Sazonoff avec l’ambassadeur d’Autriche n’ont plus de raison d’être. Il est nécessaire que l’Angleterre exerce aussi rapidement que possible une action dans le but de la médiation et que les opérations de guerre de l’Autriche soient immédiatement arrêtées. Autrement la médiation servira seulement de prétexte pour traîner en longueur la solution de la question et donnera la possibilité à l’Autriche d’écraser entre temps la Serbie.

Ce n’est pas sans de nouvelles inquiétudes que je prends connaissance de la note laissée au Quai d’Orsay par M. Isvolsky. D’autre part, les informations venues d’Allemagne signalent l’accélération des mesures militaires. M. Farges, notre consul général à Bâle, télégraphie qu’un Français arrivant d’Alsace lui a rapporté les faits suivants : un certain nombre des maires des environs de Mulhouse auraient reçu des mains des gendarmes les plis de mobilisation ; le régiment de dragons de Mulhouse aurait été alerté le matin à quatre heures. Notre consul à Dusseldorf, M. Néton, assure que le groupe d’artillerie montée de cette ville est parti dans la direction de Cologne. Des troupes nombreuses sont arrivées en tenue de campagne dans la région de Francfort. Du côté de Darmstadt, de Cassel, de Mayence, les chemins de fer et les ponts sont gardés. Les militaires en congé ont reçu l’ordre télégraphique de rejoindre leurs régiments. Deux trains passent par Mannheim, transportant des troupes venues d’Augsbourg. M. Mollard, ministre de France à Luxembourg, signale, lui aussi, des mouvements militaires, à proximité de la frontière. Si bien que M. Messimy a prié, dans la matinée du 29, le ministère des Affaires étrangères de prévenir nos officiers en congé hors de France qu’ils doivent rejoindre leurs corps.

Malgré tant de symptômes alarmants, M. de Schœn est encore venu au Quai d’Orsay avant le retour de M. Viviani, et il a dit que rien n’était perdu, que l’Autriche ne précipiterait sans doute pas ses opérations et que l’Allemagne était d’avis de ne pas renoncer aux efforts de conciliation. Le baron de Schœn a promis que son gouvernement s’informerait à Vienne des intentions de l’Autriche.

Dès qu’il s’est réinstallé au Quai d’Orsay, M. Viviani s’est empressé d’étudier tous les documents. Il a conféré avec MM. Bienvenu-Martin, Philippe Berthelot, Bourgeois, Ribot, Pichon, et il a rédigé, à destination de Londres, un télégramme, qu’il a communiqué au Conseil des ministres et dans lequel il insiste sur la nécessité de reprendre sans retard le projet de médiation.

M. Viviani a également reçu M. de Schœn. L’ambassadeur lui a parlé des mesures de précaution qu’a prescrites le gouvernement français pendant notre absence. M. Viviani ne les a pas niées. Il a seulement fait remarquer que pas une seule n’était de celles dont nos voisins eussent à prendre ombrage et que notre volonté de nous prêter à toute négociation pour le maintien de la paix ne pouvait être mise en doute. M. de Schœn a spontanément reconnu que la France était libre d’agir comme elle le faisait, mais il a ajouté qu’en Allemagne les préparatifs ne pouvaient être secrets et qu’il ne faudrait pas que l’opinion française s’émût si l’Allemagne se décidait à des mesures publiques. Dans un télégramme déchiffré depuis par nos services cryptographiques, M. de Schœn a rapporté cette conversation à Berlin. Il concluait par ces mots, qui sont à retenir : « Viviani ne veut pas abandonner l’espoir dans le maintien de la paix, que l’on souhaite ici vivement. » M. de Schœn, vivant à Paris, connaissait donc la vérité et ne songeait pas à contester l’esprit pacifique du gouvernement et du pays.

Je passe encore, de mon côté, plusieurs heures à dépouiller les tristes papiers où se reflète le désarroi de l’Europe. Cette lecture me tient éveillé fort avant dans la nuit. Elle me prouve, hélas ! que la situation est plus grave que ne me l’avaient laissé supposer, pendant mon voyage, les radios recueillis par la France. Très tard m’est communiqué un télégramme de M. Paul Cambon, qui n’est pas fait davantage pour me rassurer : Dans son entretien d’aujourd’hui avec mon collègue d’Allemagne, sir Ed. Grey a fait observer que l’ouverture de M. Sazonoff pour une conversation directe entre la Russie et l’Autriche n’ayant pas été accueillie à Vienne, il conviendrait d’en revenir à sa proposition d’intervention amicale des quatre Puissances non directement intéressées. Cette suggestion a été acceptée en principe par le gouvernement allemand, mais il a fait des objections à l’idée d’une conférence ou d’une médiation. Le secrétaire d’État des Affaires étrangères a invité le prince Lichnowsky à prier son gouvernement de proposer lui-même une formule. Quelle qu’elle soit, si elle permet de maintenir la paix, elle sera agréée par la France et l’Italie. L’ambassadeur d’Allemagne a dû transmettre immédiatement à Berlin la demande de sir Ed. Grey… Mon collègue d’Allemagne ayant interrogé sir Ed. Grey sur les intentions du gouvernement britannique en cas de conflit, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères a répondu qu’il n’avait pas à se prononcer quant à présent. J’ai posé la même question à sir Ed. Grey et je résume sa réponse : « La situation actuelle n’a pas d’analogie avec celle qui s’est produite à l’occasion du Maroc. Là, il s’agissait des intérêts de la France avec qui nous avions des engagements. Ici, il s’agit de la suprématie de l’Autriche ou de la Russie sur les populations slaves des Balkans. Que l’une ou l’autre de ces Puissances obtienne la prééminence, peu nous importe, et, si le conflit reste limité entre l’Autriche et la Serbie ou la Russie, nous n’avons pas à nous en mêler. Il n’en serait pas de même si l’Allemagne entrait en jeu pour soutenir l’Autriche contre la Russie et si éventuellement la France se trouvait entraînée dans le conflit. Alors, ce serait une question intéressant l’équilibre européen, et l’Angleterre devrait examiner si elle doit intervenir. À tout événement, nous prenons secrètement quelques dispositions militaires. Je m’exprimerai d’ailleurs dans ce sens, lorsque le prince Lichnowsky m’apportera la réponse de Berlin à ma demande d’aujourd’hui. » J’ajoute que sir Ed. Grey ne m’a pas caché qu’il trouvait la situation très grave et qu’il avait peu d’espoir dans une solution pacifique. Signé : Paul Cambon.

Ainsi, Grey lui-même n’a plus grand espoir dans une issue favorable et l’Angleterre en est encore à se demander si elle interviendra dans une guerre généralisée.

Je lis et relis ces télégrammes et plus je cherche à découvrir une lueur dans ces ténèbres, plus l’obscurité me semble épaisse. Ce n’est pas sans doute demain que ma femme et moi, nous pourrons reprendre ensemble le chemin discret de notre cher Sampigny. Ce n’est pas demain que là-bas, dans la claire maison meusienne, où nous étions si joyeux naguère de passer les vacances avec nos vieux parents, nous retrouverons pour quelques jours le bonheur champêtre, en face du paisible bois d’Ailly et du fort silencieux qui couronne d’inoffensives batteries la colline gazonnée du camp des Romains.

Je serais sans doute encore plus préoccupé de l’avenir si je pouvais deviner le drame qui commence à se dérouler au delà de nos frontières. C’est aujourd’hui que le général de Moltke a remis à M. de Bethmann-Hollweg un mémoire où il expose, d’avance, la suite fatale des événements qui se préparent : mobilisation partielle russe, mobilisation générale autrichienne, mobilisation allemande, mobilisation française. C’est aujourd’hui également que le chancelier d’Allemagne a reçu de l’ambassadeur de Szogyéni une note pressante de l’État-major autrichien. Il y est demandé qu’aussitôt que la Russie aura mobilisé les quatre districts voisins de la frontière austro-hongroise l’Allemagne elle-même prenne « les contre-mesures militaires les plus étendues ». C’est aujourd’hui qu’à Potsdam, dans l’après-midi, l’Empereur a reçu le chancelier, le ministre de la Guerre Falkenhayn, le chef d’État-major Moltke, et ensuite les autorités navales. Les militaires ont exprimé le vœu de pouvoir proclamer immédiatement « le danger de guerre menaçant », qui équivaut à la mobilisation, mais le chancelier a obtenu qu’on se bornât, pour le moment, à la protection militaire des voies ferrées et à quelques autres dispositions préparatoires : rappel des permissionnaires, construction de places d’armes dans les forteresses, bref des décisions comparables à celles que pouvait comporter la « prémobilisation » russe. C’est aujourd’hui encore que M. de Jagow fait adresser par courrier spécial au ministre d’Allemagne à Bruxelles, M. de Below, le texte, rédigé par Moltke lui-même depuis le 26, de l’ultimatum qui, à un jour ultérieurement désigné, devra être remis à la Belgique. C’est aujourd’hui que tard dans la soirée, à son retour de Potsdam, le chancelier mande sir Ed. Goschen et essaye de lui arracher une promesse de neutralité de l’Angleterre. « Nous assurons votre gouvernement, lui dit-il, que, s’il garde la neutralité, l’Allemagne, même en cas de guerre victorieuse, ne recherchera pas en Europe, aux dépens de la France, des compensations territoriales. » En d’autres termes, l’Allemagne se contentera de nos colonies. C’est aujourd’hui que le télégramme où, de son propre mouvement, le Tsar proposait à Guillaume II de soumettre le problème austro-serbe à la conférence de La Haye, étant parvenu à Potsdam à 20 h. 42, l’empereur d’Allemagne l’a annoté d’un refus méprisant ; et c’est cette nuit même que Bethmann-Hollweg a télégraphié à Pourtalès : L’idée de la conférence de La Haye sera naturellement écartée. C’est cette nuit que, l’Autriche n’ayant pas répondu aux propositions russes d’entente directe, le chancelier d’Allemagne a cru prudent, pour rassurer l’Angleterre, de télégraphier à Vienne : La Russie se plaint que les conversations n’aient continué, ni par l’entremise de M. de Schebeko, ni par celle du comte de Szapary. Nous devons, en conséquence, pour éviter une catastrophe générale ou, en tout cas, pour mettre la Russie dans son tort, désirer instamment que les conversations commencent et se continuent. C’est cette nuit, enfin, à 21 heures et quelques minutes, qu’est arrivé à Berlin un télégramme où le prince Lichnowsky annonce une nouvelle et suprême tentative de sir Ed. Grey. Le secrétaire d’État britannique insiste pour que l’Allemagne accepte une médiation. Il fait un grand pas vers la thèse allemande. Il concède que l’Autriche occupe Belgrade ou d’autres villes serbes, mais il demande qu’ensuite elle fasse connaître ses intentions. Il ajoute, pour donner à réfléchir à l’Allemagne, que, si celle-ci venait à être entraînée dans un conflit avec la France, le gouvernement britannique pourrait se voir, dans certaines circonstances, acculé à de promptes résolutions, et qu’en ce cas il ne lui serait pas possible de rester longtemps à l’écart. Ce télégramme, qui, remis demain à Guillaume II, fera pester Sa Majesté impériale (l’Angleterre se découvre au moment où elle est d’avis que nous sommes traqués… Cela veut dire que nous devrions abandonner l’Autriche), pousse ce soir Bethmann-Hollweg à insister derechef auprès de l’Autriche : Nous sommes prêts, télégraphie-t-il, à remplir nos obligations d’alliance ; mais nous devons refuser de nous laisser entraîner par Vienne à la légère, et sans que nos conseils soient écoutés, dans une conflagration universelle. Et il télégraphie à Lichnowsky, pour rassurer sir Ed. Grey ; et il télégraphie à Pourtalès : Je vous prie de dire à M. Sazonoff que nous continuons notre médiation, mais à la condition que la Russie, en attendant, s’abstienne de tout acte d’hostilité contre l’Autriche. Il ne proteste plus contre la mobilisation partielle annoncée en Russie ; il ne demande plus qu’elle soit suspendue ; il se borne à poser la condition qu’il ne soit entrepris contre l’Autriche aucune action offensive. Mais l’Autriche continue à se réserver, à louvoyer, à biaiser, et le comte Berchtold déclare qu’il n’est pas encore en mesure de donner une réponse immédiate. L’Autriche veut, de toute évidence, prendre le temps d’en finir avec la Serbie. Le gouvernement allemand lui a mis les rênes sur le cou ; elle s’est échappée et, comme il aurait dû le prévoir, il ne peut plus l’arrêter.


CHAPITRE V


UNE COMMUNICATION RUSSE. — RECOMMANDATIONS PACIFIQUES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS. — MESURES MILITAIRES EN RUSSIE ET EN ALLEMAGNE. — ÉCHECS SUCCESSIFS DES TENTATIVES DE PAIX. — SUPRÊMES EFFORTS DE M. VIVIANI. — HÉSITATIONS À SAINT-PÉTERSBOURG. — VISITE DE SIR FRANCIS BERTIE. — GUILLAUME II ET NICOLAS II. — NOUVELLES PROPOSITIONS DE SIR ED. GREY. — L’ALLEMAGNE ET L’AUTRICHE.


Jeudi 30 juillet. — J’étais à peine endormi, lorsque, avant deux heures du matin, M. Viviani est arrivé à l’Élysée. Il m’apportait une pièce que M. Sévastopoulo, chargé d’affaires de Russie, venait de remettre à M. de Margerie. C’était un télégramme de M. Sazonoff à M. Isvolsky, ainsi conçu : L’ambassadeur d’Allemagne vient de m’informer aujourd’hui de la décision prise par son gouvernement de mobiliser ses forces armées, si la Russie ne cesse pas ses préparatifs militaires. Or ces préparatifs ont été entrepris par nous uniquement à la suite de la mobilisation déjà effectuée de huit corps d’armée en Autriche et du refus manifeste de celle-ci de consentir à un règlement pacifique quelconque de son différend avec la Serbie. Ne pouvant pas accéder au désir de l’Allemagne, il ne nous reste qu’à hâter nos armements et à envisager l’imminence de la guerre. Veuillez prévenir de ce qui précède le gouvernement français et lui exprimer, en même temps, notre sincère reconnaissance pour la déclaration qui m’a été officiellement faite en son nom par l’ambassadeur de France que nous pouvons entièrement compter sur le concours d’alliée de la France. Dans les circonstances actuelles, cette déclaration nous est particulièrement précieuse. Il serait extrêmement désirable que l’Angleterre se joignît sans perdre de temps à la France et à la Russie, car c’est seulement ainsi qu’elle réussirait à éviter une rupture dangereuse de l’équilibre européen.

Il convient de noter immédiatement que, dans ce télégramme, M. Sazonoff n’invoque, et pour cause, aucune promesse faite à Peterhof ou ailleurs par le président de la République, aucun mot prononcé par moi, soit dans une conversation avec le ministre. Il va sans dire cependant que, si un engagement quelconque avait été pris par M. Viviani ou par moi pendant notre voyage, M. Sazonoff n’aurait pas manqué de s’en prévaloir dans un appel aussi pressant que celui qu’il adressait à Paris. Cette simple constatation permet de faire justice de l’absurde légende qu’on a essayé de répandre et à laquelle on a récemment tenté de donner corps en commentant avec une légèreté fantaisiste la dépêche de sir G. Buchanan envoyée le lendemain de mon départ à sir Ed. Grey. M. Sazonoff invoque et ne peut invoquer qu’une déclaration faite par M. Paléologue, non pas en mon nom, mais au nom du gouvernement français. Quand cette déclaration a-t-elle été faite ? Lorsque M. Paléologue a reçu de M. Viviani le télégramme parti de notre cuirassé le 27 juillet 1914 et contenant cette phrase : Veuillez dire à M. Sazonoff que la France, appréciant, comme la Russie, la haute importance qui s’attache pour les deux pays à affirmer leur parfaite entente au regard des autres Puissances et à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit, est prête à seconder entièrement dans l’intérêt de la paix générale l’action du gouvernement impérial. Mais cette déclaration était indivisible. Elle avait été faite dans l’intérêt de la paix générale, à une heure où l’Autriche n’avait pas encore déclaré la guerre à la Serbie et où nous ne supposions pas que la Russie pût songer à mobiliser. M. Viviani trouvait donc, non sans raison, que M. Sazonoff interprétait maintenant, dans un sens un peu large, les assurances qu’avait pu lui donner M. Paléologue. Il tenait, me disait-il, à mettre immédiatement les choses au point. Il avait donc préparé, pour Saint-Pétersbourg, un télégramme que j’ai pleinement approuvé et dont voici le texte : Comme je vous l’ai indiqué dans mon télégramme du 27 de ce mois (celui-là même qui avait déterminé la déclaration de M. Paléologue), le gouvernement de la République est décidé à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit et à seconder l’action du gouvernement impérial dans l’intérêt de la paix générale. La France est, d’autre part, résolue à remplir toutes les obligations de l’alliance. Mais, dans l’intérêt même de la paix générale et étant donné qu’une conversation est engagée entre les Puissances moins intéressées, je crois qu’il serait opportun que, dans les mesures de précaution et de défense auxquelles la Russie croit devoir procéder, elle ne prît immédiatement aucune disposition qui offrît à l’Allemagne un prétexte pour une mobilisation.

Cette recommandation n’était pas seulement sage ; elle était, aux termes mêmes du traité, conforme à nos droits de puissance alliée ; elle ne négligeait pas non plus nos devoirs et elle ne pouvait pas avoir pour effet de briser à la légère une alliance qui, depuis de longues années, avait contribué à notre sécurité.

M. Viviani s’est empressé d’envoyer copie de ce télégramme à M. Paul Cambon et, sur mon conseil, il a ajouté : Je vous prie de communiquer d’urgence ce qui précède à sir Ed. Grey et de lui rappeler les lettres que vous avez échangées avec lui en 1912 au sujet de l’examen auquel les deux gouvernements doivent procéder en commun en cas de tension européenne.

Chiffrés aussitôt que possible, ces deux télégrammes sont partis à sept heures du matin. Mais auparavant, au cours même de la nuit, M. Viviani avait fait communiquer à M. Isvolsky celui qui était destiné à M. Paléologue. L’ambassadeur de Russie est allé, dans la matinée du 30, voir le président du Conseil au Quai d’Orsay. Il lui a dit que son attaché militaire, le comte Ignatief, venait de demander à M. Messimy comment pouvait se traduire, en langage technique, la recommandation du gouvernement français et que M. Messimy avait conseillé la suspension de la mobilisation et particulièrement l’arrêt des transports de troupes en masse. M. Viviani a répondu que cet avis était, en effet, conforme à la pensée du gouvernement, et M. Isvolsky a promis de le communiquer à M. Sazonoff.

Au moment où la recommandation de M. Viviani arrive à Saint-Pétersbourg, quel est, autant qu’on en puisse juger, l’état d’esprit du gouvernement russe ? Le 28 juillet, après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, le tsar Nicolas II a envoyé de Peterhof au Kaiser le télégramme que l’on connaît : Je suis heureux que tu sois rentré en Allemagne. En ce moment si grave, je te prie instamment de venir à mon aide. Une guerre ignoble a été déclarée à un faible pays… Pour prévenir la calamité que serait une guerre européenne, je te prie, au nom de notre vieille amitié, de faire tout ce qui sera en ton pouvoir pour empêcher ton alliée d’aller trop loin. Nicky. Guillaume lit ce télégramme suppliant. Il l’annote. Il met deux points d’exclamation en face des mots « guerre ignoble » et il ajoute : Aveu de sa propre faiblesse et essai de m’attribuer la responsabilité de la guerre. Le télégramme contient une menace cachée et une sommation pareille à un ordre d’arrêter le bras de l’alliée.

De son côté, Guillaume a envoyé à Nicolas un télégramme qui a pour objet l’apologie de l’action autrichienne :

C’est avec la plus grande inquiétude que j’ai appris l’impression qu’a produite sur ton Empire la marche en avant de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie. L’agitation sans scrupule qui se poursuit depuis des années en Serbie a conduit au monstrueux attentat dont l’archiduc François-Ferdinand a été la victime. Sans doute, conviendras-tu avec moi que tous deux, toi aussi bien que moi, nous avons, comme tous les souverains, un intérêt commun à insister pour que ceux qui sont responsables de ce terrible meurtre reçoivent le châtiment qu’ils méritent. D’autre part, je ne me dissimule aucunement combien il est difficile pour toi et ton gouvernement de résister aux manifestations de l’opinion publique. En souvenir de la cordiale amitié qui nous lie tous deux étroitement depuis longtemps, j’use de toute mon influence pour décider l’Autriche-Hongrie à en venir à une entente loyale et satisfaisante avec la Russie. Je compte bien que tu me seconderas dans mes efforts tendant à écarter toutes difficultés qui pourraient encore s’élever. Ton ami et cousin très sincère et dévoué. Willy.

On a beaucoup discuté sur les dates et heures respectives de ces deux télégrammes. Il n’y a pas concordance entre le Livre blanc, les documents allemands et les publications soviétiques. Ce qui est certain, c’est que le télégramme du Tsar, écrit tout entier de sa main et conservé aux archives russes, est daté du 15 juillet (28 de notre style). Ce qui est également certain, c’est que Nicolas II a fait au Kaiser, le 29 juillet, à 20 h. 30, une réponse qui a été traîtreusement supprimée dans le Livre blanc et qui est d’une importance capitale : Je te remercie, disait le Tsar, de ton télégramme conciliant et amical, alors que les communications officielles de ton ambassadeur à mon ministère ont été d’un ton très différent. Je te prie de tirer au clair la cause de cette différence. Il vaudrait mieux soumettre le problème austro-serbe à la conférence de La Haye. J’ai confiance en ta sagesse et ton amitié. Signé : Ton Nicky qui t’aime. Ainsi, l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie, Belgrade est bombardée, l’ambassadeur d’Allemagne tient à Pétersbourg un langage comminatoire. L’empereur de Russie reste cependant prêt à accepter que l’affaire austro-serbe soit soumise à la Cour de La Haye. Que va répondre l’Allemagne ? L’Empereur jette un point d’exclamation ironique en marge des mots conférence de La Haye, et le chancelier de Bethmann-Hollweg télégraphie immédiatement au comte de Pourtalès : Je prie Votre Excellence d’expliquer, par une discussion immédiate avec M. Sazonoff, la prétendue contradiction entre votre langage et le télégramme de Sa Majesté. L’idée de la conférence de La Haye sera naturellement exclue dans le cas présent.

Jusqu’à la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, les décisions de principe, prises au Conseil russe des ministres, le 24 juillet, et au Conseil de la Couronne, le 25, n’avaient pas été exécutées. On s’était borné, comme nous l’avons vu, à prévoir un certain nombre de mesures défensives, qui n’avaient rien d’une mobilisation même partielle, et c’est seulement le 28 qu’on nous avait annoncé, pour le 29, la mobilisation des quatre circonscriptions militaires de Kief, Odessa, Moscou et Kazan.

D’après, le général Serge Dobrorolsky, alors chef du service de la mobilisation à l’État-major général russe, une longue discussion avait eu lieu le même jour, entre militaires, au sujet de cette résolution gouvernementale. C’est également ce que rapporte le général Youri Danilov, quartier-maître général des armées russes. Ce dernier, qui était en congé avant le 24 juillet, avait été rappelé en hâte à Saint-Pétersbourg à la nouvelle de l’ultimatum autrichien. Il avait été fort étonné que le Conseil des ministres et le Conseil de la Couronne eussent pu envisager une mobilisation partielle, qu’il considérait comme devant rendre, par la suite, une mobilisation générale pratiquement impossible et il avait cru devoir, à plusieurs reprises, conférer de la question avec le ministre de la Guerre, général Soukhomlinoff, le chef du grand État-major, général Yanoushkévitch, le chef du service de mobilisation, général Dobrorolsky et le chef des transports militaires, général Rongine. Il avait été unanimement reconnu dans ces conférences militaires que la mobilisation limitée à quatre districts, ceux de Kiew, Odessa, Moscou et Kazan, présentait les plus graves inconvénients techniques. Les plans de guerre n’avaient prévu, pour le cas de complications survenant sur le front occidental de la Russie, qu’une mobilisation générale s’étendant à l’armée tout entière. Toute mobilisation partielle ne pouvait être qu’une improvisation et devait, par suite, introduire des éléments d’hésitation et de désordre dans une organisation dont il était nécessaire de régler le fonctionnement avec une précision mathématique.

Pendant toute l’après-midi du 28, les généraux examinent de nouveau la possibilité d’une mobilisation partielle et continuent à conclure négativement, preuve péremptoire que rien n’est encore fait. À toutes fins utiles, l’État-major prépare, dans la soirée, deux projets d’ukase, l’un pour ordonner la mobilisation partielle, l’autre pour ordonner la mobilisation générale. L’incertitude se prolonge et même, lorsque, dans ses télégrammes, M. Sazonoff annonce la mobilisation dans quatre circonscriptions pour le 29, tout est encore en suspens, puisque aucun ukase n’est signé par le Tsar, et puisque, après la signature de l’ukase, il faudra, par surcroît, le contre-seing du Sénat dirigeant et enfin la signature des ministres de la Marine, de la Guerre et de l’Intérieur sur le télégramme de mobilisation. Aucune de ces formalités obligatoires n’est remplie lorsque M. Sazonoff prévient les chancelleries de la mesure qui, pense-t-il, va être prise dès le lendemain.

Cette journée du 29, qui a été si pleine d’angoisses pour le gouvernement français et pour moi, a été particulièrement critique en Russie. Dans la matinée, M. Sazonoff reçoit une première fois l’ambassadeur d’Allemagne. Le comte de Pourtalès avait annoncé au baron Schilling qu’il avait une agréable communication à faire au ministre. Il déclare, en effet, à M. Sazonoff que le gouvernement allemand est disposé à conseiller à l’Autriche-Hongrie d’entrer dans la voie des concessions et qu’il espère que son influence ne sera pas contrariée par une mobilisation prématurée. Le ministre répond au comte de Pourtalès que l’armée russe restera éventuellement des semaines entières sans franchir la frontière et qu’il va être seulement procédé à la mobilisation dans les districts voisins de l’Autriche.

M. Sazonoff reçoit également l’ambassadeur d’Autriche, M. de Szapary, et il lui tient un langage analogue. Les troupes resteront l’arme au pied jusqu’au jour où seront menacés les intérêts balkaniques de la Russie. Ni à l’un, ni à l’autre des ambassadeurs, le ministre ne parle d’une mobilisation générale, à laquelle jusqu’ici il n’a jamais songé.

À trois ou à six heures, suivant Schilling ou Pourtalès, l’ambassadeur d’Allemagne revient au ministère du Pont-aux-Chantres et lit à M. Sazonoff un télégramme du chancelier, portant que, « si la Russie continuait ses préparatifs militaires, même sans procéder à la mobilisation, l’Allemagne se trouverait elle-même dans l’obligation de mobiliser, auquel cas elle devrait prendre immédiatement l’offensive. — aintenant, répond vivement M. Sazonoff, je n’ai plus de doute sur les vraies causes de l’intransigeance autrichienne ». Le comte de Pourtalès se lève précipitamment de son siège et, à son tour, s’écrie : « Je proteste de toutes mes forces, monsieur le ministre, contre cette assertion blessante. — L’Allemagne a toujours l’occasion de prouver que je me trompe », riposte M. Sazonoff. Le ministre et l’ambassadeur se séparent froidement.

Peu après le départ de M. de Pourtalès, l’Empereur téléphone à M. Sazonoff et lui dit qu’il vient de recevoir un télégramme du Kaiser le pressant de ne pas laisser les événements se développer dans le sens d’une guerre. M. Sazonoff fait part à l’empereur Nicolas II de sa conversation avec l’ambassadeur et lui signale les contradictions entre les déclarations de Guillaume et celles de son représentant. Le Tsar répond qu’il va immédiatement télégraphier à Berlin pour demander l’explication de ces différences. Le ministre des Affaires étrangères sollicite l’autorisation de discuter le problème de la mobilisation avec le ministre de la Guerre et le chef d’État-major. Le Tsar y consent.

Le ministre civil confère, en effet, avec les autorités militaires et il arrive lui-même à la conviction qu’une mobilisation générale est préférable à une mobilisation partielle. La principale cause de cette décision nouvelle est, à n’en pas douter, comme le montre M. Renouvin, la démarche comminatoire du comte de Pourtalès. La délibération, en effet, se résume en ce motif : Considérant qu’il est peu vraisemblable que la guerre avec l’Allemagne puisse être évitée, il est nécessaire de se préparer en temps voulu à cette éventualité ; on ne doit donc pas risquer de compromettre la mobilisation générale ultérieure par l’exécution, à l’heure présente, d’une mobilisation partielle. La conclusion à laquelle est arrivée la conférence est communiquée par téléphone à l’Empereur, qui donne son assentiment.

Mais, dans la soirée, au moment où les ordres vont être lancés, il se ravise. Le Tsar, qui souhaitait très vivement la paix, venait d’échanger, comme nous l’avons vu, des télégrammes avec le Kaiser et, le 29, à 21 h. 40, il avait encore reçu de son cousin Willy un mot ainsi conçu : …Je crois possible et désirable une entente directe entre Ton gouvernement et Vienne et, ainsi que je Te l’ai déjà télégraphié, mon gouvernement continue ses efforts en vue de la provoquer. Évidemment des mesures militaires de la part de la Russie, qui seraient considérées par l’Autriche comme menaçantes, précipiteraient une catastrophe que tous deux nous désirons éviter et compromettraient mon rôle de médiateur, que j’ai volontiers accepté sur Ton appel à mon amitié et à mon assistance.

Le Tsar lit ces lignes, il entrevoit une possibilité de paix, il ne veut pas désespérer, il téléphone à Yanoushkévitch, qui le supplie de ne pas annuler l’ordre de mobilisation générale, mais en vain. La parole d’honneur de Guillaume l’emporte et l’Empereur ordonne de ne publier le lendemain qu’une mobilisation partielle.

Le vice-directeur de la chancellerie du ministère des Affaires étrangères, M. Basily, avait, d’abord, été chargé, au début de la soirée, d’annoncer à M. Maurice Paléologue l’ordre de mobilisation générale préparé pour le 30. Notre ambassadeur, surpris de cette décision, avait naturellement voulu nous en informer sans retard. Mais M. Basily lui avait fait remarquer qu’un télégramme chiffré à l’ambassade ne serait probablement pas impénétrable à Berlin. Le gouvernement russe, nous l’avons déjà vu, savait à quoi s’en tenir sur notre cryptographie. M. Basily avait donc insisté sur le caractère secret de la communication et avait prié M. Paléologue de faire, pour plus de sûreté, chiffrer au ministère russe des Affaires étrangères le télégramme destiné à M. Viviani. Sur les entrefaites, était intervenu le contre-ordre du Tsar et, après minuit, M. Paléologue avait été informé qu’il n’était plus question que de mobilisation partielle et que l’ukase du lendemain se bornerait à la publication de cette mesure restreinte.

Le 30, au reçu du télégramme envoyé par M. Viviani à sept heures du matin, M. Paléologue va trouver M. Sazonoff et lui exprime le désir qu’a le gouvernement français d’éviter toute mesure qui pourrait fournir à l’Allemagne un prétexte à mobilisation générale, et voici en quels termes il rend compte au Quai d’Orsay de sa mission : Ce matin même, j’ai recommandé à M. Sazonoff d’éviter toute mesure militaire qui pourrait offrir à l’Allemagne un prétexte à la mobilisation générale. Il m’a répondu que, dans le cours de la nuit dernière, l’État-major général russe avait précisément fait surseoir à quelques précautions secrètes, dont la divulgation aurait pu alarmer l’État-major allemand. Hier, le chef d’État-major général russe a convoqué l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne et lui a donné sa parole d’honneur que la mobilisation qui a été ordonnée vise exclusivement l’Autriche. Signé : Paléologue.

Les formules employées par M. Sazonoff et par le chef d’État-major général russe nous renseignent assez mal sur ce qui s’est passé la veille, et la seconde surtout n’est pas très heureuse. Mais il semble bien qu’à Saint-Pétersbourg l’opinion publique soit très troublée. Le matin, les journaux russes ont annoncé que l’armée autrichienne a bombardé Belgrade et M. Paléologue a télégraphié au Quai d’Orsay : Le bombardement de Belgrade provoque dans toute la Russie la plus vive émotion. Les efforts modérateurs du gouvernement impérial risquent d’en être paralysés. D’autre part, dans un télégramme, parti de Saint-Pétersbourg le 30 à 13 h. 15, et arrivé au ministère à 15 h. 40, M. Paléologue annonce : D’après les renseignements reçus par l’État-major général russe, la mobilisation générale de l’armée allemande sera ordonnée demain.

Quarante minutes avant l’arrivée de cet inquiétant message, c’est-à-dire à 3 heures de l’après-midi, M. Isvolsky avait apporté à M. de Margerie une note ainsi conçue :

M. Sazonoff télégraphie ce matin que l’ambassadeur d’Allemagne, qui sort de chez lui, est venu lui demander si le gouvernement impérial ne pouvait pas se contenter de la promesse de l’Autriche de ne pas porter atteinte à l’intégrité de la Serbie. M. Sazonoff répondit qu’une pareille déclaration était insuffisante. En réponse à la demande insistante de l’ambassadeur de lui indiquer les conditions auxquelles la Russie consentirait encore à arrêter ses armements, M. Sazonoff a dicté à l’ambassadeur le texte joint ci-après, en vue de le transmettre d’urgence à Berlin. M. Sazonoff a saisi de ce qui précède l’ambassadeur de Russie à Berlin en le chargeant de l’aviser sans délai de l’accueil qui serait réservé par le gouvernement allemand à cette nouvelle preuve de la disposition du gouvernement russe de faire le possible en vue d’une solution pacifique de la crise ; il est entendu que la Russie ne saurait admettre que ces pourparlers servent uniquement à faire gagner du temps à l’Autriche et à l’Allemagne. Paris, le 30 juillet 1914.

Et voici le texte joint :

Si l’Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a assumé le caractère d’une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie, la Russie s’engage à cesser ses préparatifs militaires.

Il faut convenir que cette proposition retarde un peu et qu’après la déclaration de guerre de l’Autriche et le bombardement de Belgrade elle a maintenant bien peu de chances d’être accueillie. Comment donc M. Sazonoff a-t-il eu l’idée de la présenter ? C’est ce que M. Paléologue explique à M. Viviani dans deux télégrammes qui arrivent à Paris l’un à 16 heures, l’autre à 17 h. 25 : Mon collègue d’Allemagne est venu cette nuit insister de nouveau auprès de M. Sazonoff pour que la Russie cessât ses préparatifs militaires, en affirmant que l’Autriche ne porterait pas atteinte à l’intégrité territoriale, de la Serbie. « Ce n’est pas absolument l’intégrité territoriale de la Serbie que nous devons sauvegarder, a répondu M. Sazonoff ; c’est encore son indépendance et sa souveraineté. Nous ne pouvons pas admettre que la Serbie devienne vassale de l’Autriche. Si, par impossible, nous laissions sacrifier la Serbie, toute la Russie se soulèverait contre le gouvernement. » M. Sazonoff a ajouté : « L’heure est trop grave pour que je ne vous déclare pas toute ma pensée. En intervenant à Pétersbourg, tandis qu’elle refuse d’intervenir à Vienne, l’Allemagne ne cherche qu’à gagner du temps, afin de permettre à l’Autriche d’écraser le petit royaume serbe, avant que la Russie ait pu le secourir. Mais l’empereur Nicolas a un tel désir de conjurer la guerre que je vais vous faire en son nom une dernière proposition. » Et M. Sazonoff a remis au comte de Pourtalès le texte annexé à la note de M. Isvolsky et rapporté plus haut. L’ambassadeur d’Allemagne, dit M. Paléologue, a promis d’appuyer cette proposition auprès de son gouvernement, et notre ambassadeur ajoute : « Dans la pensée de M. Sazonoff, l’acceptation de l’Autriche aurait pour corollaire logique l’ouverture d’une délibération des Puissances à Londres. » À ces télégrammes de Pétersbourg, le Quai d’Orsay répond le 30, à 20 h. 40, en quelques lignes rédigées par M. Philippe Berthelot et signées par M. de Margerie, sur les instructions et au nom de M. Viviani : Je dois vous signaler que M. Isvolsky m’a, de son côté, fait connaître la proposition russe, mais en indiquant qu’elle s’est produite à la suite d’une demande insistante de l’ambassadeur d’Allemagne à Pétersbourg pour connaître les conditions auxquelles le gouvernement russe arrêterait ses préparatifs militaires. Quoi qu’il en soit, au cas où, comme il se peut, les conditions formulées par M. Sazonoff ne paraîtraient pas, dans leur teneur actuelle, acceptables à l’Autriche, il vous appartiendrait, en vous tenant en étroit contact avec M. Sazonoff et sans contrecarrer la tentative anglaise, de rechercher avec lui telle formule qui paraîtrait pouvoir fournir une base de conversation et d’accommodement.

Ainsi, le gouvernement français n’entend rien négliger de ce qui peut sauver la paix et il s’accroche désespérément à toutes les branches de salut. Mais, à 11 heures et demie du soir, arrive encore au Quai d’Orsay cette information de M. Paléologue : Dans un entretien qu’il a eu cette après-midi avec le comte de Pourtalès, M. Sazonoff a dû se convaincre que l’Allemagne ne veut pas prononcer à Vienne la parole décisive qui sauvegarderait la paix. L’empereur Nicolas garde la même impression d’un échange de télégrammes qu’il vient d’avoir personnellement avec l’empereur Guillaume. D’autre part, l’État-major et l’amirauté russes ont reçu d’inquiétants renseignements sur les préparatifs de l’armée et de la marine allemandes. En conséquence, le gouvernement russe a résolu de procéder secrètement aux premières mesures de mobilisation générale. En m’informant de cette décision, M. Sazonoff a ajouté que le gouvernement russe n’en continuera pas moins ses efforts de conciliation. Il m’a répété : « Jusqu’au dernier moment, je négocierai. »

Que s’était-il donc passé, depuis le matin du 30, à Saint-Pétersbourg ? L’Empereur avait effectivement reçu à 6 h. 30 du soir un télégramme de Guillaume parti de Berlin à 3 h. 30 et contenant ces mots : Si la Russie mobilise contre l’Autriche-Hongrie, la mission de médiateur, que j’ai acceptée sur ton instante prière, sera compromise, sinon même rendue impossible. Tout le poids de la décision à prendre pèse actuellement sur tes épaules, qui auront à supporter la responsabilité de la guerre ou de la paix.

Mais, avant même l’arrivée de ce télégramme, une évolution nouvelle s’était produite dans les esprits. Entre 9 et 10 heures du matin, M. Sazonoff s’était entretenu avec le ministre de l’Agriculture et tous deux s’étaient trouvés fort inquiets de l’arrêt de la mobilisation générale, parce qu’ils se rendaient compte que cette mesure menaçait de placer la Russie dans une position extrêmement difficile si les rapports avec l’Allemagne devenaient moins bons. À 11 heures, le ministre des Affaires étrangères se rencontre de nouveau avec le ministre de la Guerre et le chef d’État-major général. Les informations reçues pendant la nuit ont, paraît-il, renforcé leur opinion commune qu’il est indispensable de se préparer, sans perte de temps, à une guerre avec les Empires du Centre, et, par conséquent, de reprendre l’idée d’une mobilisation générale. Soukhomlinoff et Yanoushkévitch s’efforcent alors de nouveau, par téléphone, de convaincre l’Empereur que mieux vaudrait revenir à sa première décision de la veille et permettre enfin cette mobilisation générale. L’Empereur refuse net et coupe court à la conversation. En désespoir de cause, Yanoushkévitch lui demande d’entendre au moins M. Sazonoff à l’appareil. Après un silence qui marquait une hésitation, l’Empereur accepte. Le ministre des Affaires étrangères prie aussitôt le souverain de le recevoir à Peterhof dans l’après-midi et Nicolas II finit par lui donner audience à trois heures. M. Sazonoff est fidèle au rendez-vous et, en présence du général Tatischtcheff, attaché militaire russe à Berlin, qui compte regagner son poste le soir même, il insiste longuement auprès du Tsar, pour lui démontrer l’urgence d’une mobilisation générale. Il indique que la mobilisation allemande, si elle n’est pas officiellement décrétée, n’en est pas moins commencée. Il fait valoir les arguments des généraux Soukhomlinoff et Yanoushkévitch et très péniblement il obtient le consentement de l’Empereur. Vers six heures du soir, l’ukase qui ordonne la mobilisation générale est transmis aux circonscriptions militaires.

Pour que le gouvernement russe fît si bon marché des recommandations matinales de M. Viviani, il fallait évidemment qu’il fût sous l’influence dominante de très graves appréhensions. On était certainement très effrayé à Saint-Pétersbourg des préparatifs allemands et, comme on savait la mobilisation russe très lente, on craignait d’être dangereusement devancé.

En outre, le Lokal Anzeiger avait, vers 13 h. 30, lancé à Berlin la nouvelle de la mobilisation générale allemande et l’ambassadeur de Russie, Sverbéjef, prévenu par le représentant d’une agence, avait, à 14 h. 30 environ, télégraphié à M. Sazonoff : J’apprends que le décret de mobilisation générale de l’armée et de la flotte vient d’être promulgué. Informé très peu de temps après, par M. de Jagow lui-même, que la nouvelle était fausse, Sverbéjef avait immédiatement fait partir en clair et en chiffre deux télégrammes de rectification. Jusqu’à quel point la publication du Lokal Anzeiger a-t-elle influé sur la détermination russe ? C’est une question qui a fait couler beaucoup d’encre. Il reste toutefois que l’on n’a pas pu ne pas se dire à Saint-Pétersbourg, comme ailleurs, qu’il n’y avait pas de fumée sans feu et que l’information du Lokal Anzeiger était peut-être plus prématurée qu’inexacte. On a dû d’autant plus facilement s’arrêter à cette idée que l’État-major russe avait déjà reçu, par ailleurs, de telles indications sur les dispositions allemandes qu’il avait cru devoir, comme on l’a vu, nous annoncer l’imminence d’une mobilisation générale.

Il est, du reste, à noter que, tout en décrétant la mobilisation, la Russie, non seulement demeure, comme le dit M. Sazonoff, prête à négocier, mais négocie effectivement. Le ministre des Affaires étrangères voit longuement le comte de Pourtalès dans la journée du 30 ; et, à la demande de l’ambassadeur, il précise par écrit les conditions qu’il est disposé à accepter : l’Autriche reconnaîtra que le conflit austro-serbe a pris le caractère d’une question d’intérêt européen ; elle éliminera de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie. En retour, la Russie s’engage à cesser tous préparatifs militaires et elle s’abstiendra, en attendant, de tout acte d’hostilité contre l’Autriche, si elle n’est pas provoquée par cette puissance. La proposition de M. Sazonoff mérite, à tout le moins, d’être examinée. Lorsque l’ambassadeur Sverbéjef la soumet, vers cinq heures de l’après-midi, à M. de Jagow, le ministre la déclare nettement inacceptable pour l’Autriche. Sir Ed. Grey lui-même ne la trouve guère satisfaisante et il prie sir G. Buchanan d’y faire substituer une autre rédaction : Si l’Autriche, ayant occupé Belgrade et les territoires serbes environnants, se déclare prête, dans l’intérêt de la paix européenne, à cesser son avance, et à discuter comment on peut aboutir à un règlement définitif de la question, j’espère que la Russie consentira aussi à une discussion et à la suppression de préparatifs militaires ultérieurs, à condition que les autres Puissances enflassent autant. Malgré l’insistance de l’Allemagne, Grey ne demande donc pas à la Russie la cessation de ses préparatifs ; il comprend, au contraire, qu’elle ne les suspende qu’après que l’Autriche aura elle-même arrêté sa marche en avant. L’Autriche aura pris des gages, elle les gardera provisoirement, et l’on causera. La Russie n’avait pas dit non, mais l’Autriche s’obstinait à ne pas vouloir dire oui. Elle repoussait avec indignation la formule Halt in Belgrad qu’avait imaginée sir Ed. Grey, que Bethmann-Hollweg avait recommandée, que M. Sazonoff n’avait pas écartée, et qui marquait cependant une victoire pour la monarchie dualiste. Ni Berchtold, ni Conrad de Hotzendorf, ni Forgach, ni Hoyos n’admettent qu’on puisse ainsi limiter les opérations militaires en cours. Berchtold et Conrad voient l’empereur François-Joseph dans l’après-midi. On décide d’écarter toute tentative de médiation. Bethmann-Hollweg, mécontent de cette résistance insensée, ne peut se défendre d’envoyer à Tschirschky un télégramme (no 200), qui contient ce jugement irrévocable sur la conduite de l’Autriche : Si l’Autriche se refuse à toute concession… il n’est guère possible de faire retomber sur la Russie la faute de la conflagration européenne qui peut éclater… Si l’Angleterre réussit dans ses efforts, tandis que Vienne se refuse à tout, Vienne affirme par là qu’elle veut absolument une guerre où nous serons impliqués, alors que la Russie en demeure innocente. Il en résulterait, vis-à-vis de notre propre nation, une situation intenable pour nous. Nous ne pouvons que recommander énergiquement à l’Autriche d’accepter la suggestion de Grey, qui sauvegarde sa position sous tous les rapports.

Ce télégramme part de Berlin le 30, à neuf heures du soir. Sans doute, à ce moment, le chancelier ignore que la Russie va publier le lendemain la mobilisation générale. Mais supposons que la Russie ait retardé cette décision, ou même ne l’ait jamais prise, il n’en reste pas moins que l’Autriche, après avoir, avec le consentement de l’Allemagne, envoyé à la Serbie un ultimatum inexcusable, après avoir déclaré la guerre, après avoir bombardé Belgrade, après avoir pénétré sur le territoire serbe, a refusé de s’arrêter et qu’en pleine connaissance de cause elle a allumé une mine qu’il ne va plus être possible d’éteindre.

Au demeurant, le gouvernement allemand n’a pas seulement sa responsabilité dans les premières fautes de l’Autriche ; il en a encore une dans la résistance actuelle de son alliée. Pendant, en effet, que M. de Bethmann-Hollweg prêche la modération, Moltke et l’État-major pressent la mobilisation générale autrichienne et même, dans la soirée, les militaires ont raison de la frêle sagesse du chancelier « civil ». Circonvenu par eux, il regrette le télégramme 200 qu’il vient d’expédier à Tschirschky et à 23 h. 30 il prend le parti d’en envoyer un autre : Je vous prie de ne pas exécuter provisoirement l’instruction no 200. Il renonce donc à retenir l’Autriche ; une fois de plus, il lui laisse le mors aux dents ; il se conduit comme s’il se repentait d’avoir été raisonnable.

C’est le moment où l’attaché militaire bavarois à Berlin, Wenninger, écrit dans un rapport qu’il envoie à Munich : S. M. l’Empereur est incontestablement de l’opinion de Moltke et du ministre de la Guerre… La décision de l’Empereur que ses propres fils partiraient comme simples officiers au front a produit un effet grandiose. Déjà, la veille, Wenninger a informé le ministre de la Guerre bavarois que Moltke usait de toute son influence pour que « la situation extraordinairement favorable » fût « utilisée pour commencer l’attaque ».

Tandis que les fils du Kaiser endossent leurs uniformes, nous autres, président et ministres français, nous ne cessons pas, durant cette pesante journée, de résister pied à pied aux approches de la guerre. Deux devoirs difficiles à concilier, mais également sacrés, s’imposent à nous : faire l’impossible pour empêcher un conflit, faire l’impossible pour que, si malgré nous il éclate, nous soyons prêts. Et deux autres devoirs encore, qui, eux aussi, risquent parfois de se contredire : ne pas briser une alliance, sur quoi la politique française repose depuis un quart de siècle et dont la rupture nous laisserait dans l’isolement, à la merci de nos rivaux ; faire cependant ce qui dépend de nous pour amener notre alliée à la modération dans des affaires où nous sommes beaucoup moins directement intéressés qu’elle. Telles sont les préoccupations qui se font jour dans nos conseils quotidiens, tels sont les objets complexes des conversations que j’ai, matin, après-midi et soir, avec les ministres qui, adversaires ou amis de la veille, me témoignent tous une égale confiance.

À l’intérieur comme à l’extérieur, se posent les plus difficiles problèmes qu’un gouvernement puisse avoir à résoudre. La situation financière devient inquiétante. Plusieurs établissements de crédit sont menacés par les retraits de fonds. La monnaie d’or et d’argent se raréfie. La Banque de France est forcée de dépasser son maximum d’émission. Pour mettre fin à ces embarras, le Conseil qui siège dans la matinée du 30 est conduit à examiner tout un ensemble de combinaisons exceptionnelles. Les Caisses d’épargne elles-mêmes commencent à se vider. Il va falloir faire jouer la clause de sauvegarde. Il n’y a cependant aucune panique dans le pays. Les Français se constituent des réserves, en prévision des événements ; mais nulle part n’apparaît le moindre indice de défiance envers l’État ou de doute sur l’avenir. En province comme à Paris, la population est admirable de calme et de sang-froid.

À onze heures, sir Francis Bertie fait remettre au Quai d’Orsay une note qui a le tort de beaucoup d’autres, dans cette phase si remplie d’événements : elle paraît retarder un peu. Il y est dit que l’ambassadeur d’Allemagne à Londres a été chargé par le chancelier impérial d’informer sir Ed. Grey que le gouvernement allemand s’efforce de s’interposer entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Sir Ed. Grey a répondu au prince Lichnowsky qu’une entente conclue directement entre l’Autriche et la Russie serait la meilleure solution possible et qu’aussi longtemps qu’il y aurait espoir d’atteindre ce résultat le cabinet britannique laisserait en suspens toute autre proposition. Mais, depuis cette conversation, sir Ed. Grey a appris, dit-il, que l’Autriche s’était dérobée aux ouvertures du gouvernement russe. D’un autre côté, l’Allemagne semble croire que la méthode d’une conférence ou même de conversations entre quatre Puissances à Londres est too formal a method. Sir Ed. Grey nous prévient donc qu’il insiste auprès du gouvernement allemand pour que celui-ci indique, à son tour, une procédure qui permette à ces quatre Puissances de prévenir une guerre entre l’Autriche et la Russie. La France et l’Italie, constate le secrétaire d’État britannique, ont complètement adhéré à cette manière de faire. La médiation est, en fait, toute prête à être mise en œuvre dans la forme que désirera l’Allemagne, si seulement celle-ci est disposée à presser le bouton (press the button) dans l’intérêt de la paix.

Mais visiblement l’Allemagne ne veut pas presser le bouton. Autrement, il lui eût été facile d’empêcher le bombardement de Belgrade et d’accepter plus tôt et sans réticences la médiation. Même encore à l’heure présente, si les quatre Puissances se réunissaient à Londres, comme le demande sir Ed. Grey, comme l’Italie et nous, nous l’acceptons, elles seraient, sans doute, par leur rencontre même et par leur union, assez fortes pour agir à la fois sur l’Autriche et sur la Russie. Pourquoi l’Allemagne s’obstine-t-elle à faire bande à part ?

Cependant, M. Jules Cambon nous signale entre temps une faible éclaircie. Il a trouvé aujourd’hui M. de Jagow assez troublé. L’ambassadeur a demandé au ministre s’il était vrai que l’Autriche eût commencé à faire entrer ses troupes en Serbie. M. de Jagow n’en savait rien. « Remarquez, lui a dit M. Jules Cambon, que, si la nouvelle est vraie, le prestige de l’Autriche n’est plus en jeu et qu’elle peut maintenant accepter, sans la moindre atteinte à sa dignité, la médiation des quatre Puissances désintéressées. — En effet, a répondu M. de Jagow, c’est autre chose. » M. Jules Cambon a rapporté ce mot à son collègue d’Angleterre, qui en a été frappé et qui en a fait part à Londres. Mais attendons la suite.

À 2 h. 5, M. Jules Cambon adresse au Quai d’Orsay un télégramme qui arrive à 15 h. 50 : D’après ce que le sous-secrétaire d’État (M. Zimmermann) a dit à un de mes collègues, qui me l’a répété, les télégrammes de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur de Russie, qui se sont croisés, étaient très cordiaux, mais n’ont rien changé à la situation. Je suis frappé combien, dans la masse du public et notamment à Hambourg, on se montre sceptique à l’égard de l’intervention de l’Angleterre. Il y a là un danger. Mon collègue sir Ed. Goschen, à qui je l’ai signalé, croit que, si l’Angleterre manifestait ouvertement ses intentions, il serait à craindre que la Russie ne se montrât intransigeante et que la détente ne fût plus difficile. Je lui ai répondu que, sans faire une manifestation publique comme celle de Lloyd George en 1911, une déclaration visant l’éventualité d’une attaque contre la France pourrait être faite verbalement soit par sir Ed. Grey au prince Lichnowsky, soit par l’ambassadeur d’Angleterre à M. de Jagow. Je crains, en effet, que le vague des déclarations de sir Ed. Goschen ne soit de nature à entretenir ici des illusions et il importerait de les dissiper. Les journaux allemands annoncent ce matin, d’après le Times, que l’Angleterre ne prendra de précautions que pour assurer sa sécurité personnelle. Il est possible que cette déclaration de la (mot passé) anglaise ait pour objet de ne pas envenimer le débat, mais il ne faudrait pas que le gouvernement (allemand) y puisât une confiance dangereuse. Cela impressionne même, d’après ce qui me revient, les Russes qui sont à Berlin. Signé : J. Cambon.

Par une heureuse coïncidence, sir Francis Bertie m’a demandé audience pour ce soir. Il m’apporte un message de félicitations de sir Ed. Grey sur le succès de ma visite à Saint-Pétersbourg. « Au milieu de la nuit dernière, lui dis-je, le gouvernement français a reçu avis que le gouvernement allemand avait informé le gouvernement russe que, si la Russie n’arrêtait pas sa mobilisation partielle, l’Allemagne mobiliserait. Cette après-midi, un nouveau rapport de Saint-Pétersbourg nous a appris que la communication allemande avait été modifiée et qu’il y avait été substitué cette question : « À quelles conditions la Russie consentirait-elle à démobiliser ? » La Russie a répondu : « Nous démobiliserons si l’Autriche veut bien donner l’assurance qu’elle respectera la souveraineté de la Serbie et si elle consent à soumettre à une discussion internationale certaines des demandes de la note autrichienne non acceptées par la Serbie. » Je ne crois pas que le gouvernement austro-hongrois accepte les conditions russes. Voyez-vous, mon cher ambassadeur, je suis convaincu que la préservation de la paix entre les Puissances est dans les mains de l’Angleterre. Si le gouvernement de Sa Majesté annonçait que, dans l’éventualité d’un conflit entre l’Allemagne et la France résultant du différend actuel entre l’Autriche et la Serbie, l’Angleterre viendrait en aide à la France, il n’y aurait pas de guerre, car l’Allemagne modifierait immédiatement son attitude. » Sir Francis Bertie, qui, dans son télégramme à sir Ed. Grey, a fidèlement rapporté mes déclarations, a toutefois omis d’écrire qu’il m’avait dit : « Personnellement, je pense comme vous. »

Autre télégramme de M. Jules Cambon, parti le 30 à 2 h. 30 et reçu à 16 heures : Secret… Le bruit court que la mobilisation aurait été décidée en Conseil ce matin et serait probablement décrétée demain. Aux correspondants de journaux, à la Wilhelmstrasse, on a déclaré qu’on ne pouvait ni démentir, ni confirmer des bruits de cette nature, mais que des résolutions graves avaient été prises. Il règne une grande émotion. Je sais qu’à Metz on garnit de troupes les forts. Signé : J. Cambon.

Une heure après, à 3 h. 30, M. Jules Cambon envoie de nouveau un télégramme, qui arrive cinq minutes après le précédent : Le secrétaire d’État me téléphone que la nouvelle de la mobilisation allemande est fausse. Il me prie de vous en informer d’urgence. Le gouvernement impérial fait saisir tous les suppléments de journaux qui l’annoncent. Signé : Jules Cambon. Ainsi, le bruit court à Berlin que la mobilisation a été décidée en Conseil le matin et qu’elle sera probablement publiée le lendemain. Les journalistes demandent à la Wilhelmstrasse confirmation ou démenti. On refuse de leur répondre. Un journal publie la nouvelle. On le saisit et M. de Jagow prend la peine de téléphoner à M. Jules Cambon, comme à l’ambassadeur de Russie, qu’il est faux que l’Allemagne mobilise. Comment cacher qu’au reçu de ces télégrammes nous ne nous sentons pas rassurés ? Tout se passe, dirait un mathématicien, « comme si » la mobilisation avait bien été décidée en Conseil et comme si le gouvernement allemand voulait encore la tenir secrète, de façon à devancer dans l’ombre les autres Puissances ; et, à vrai dire, si l’État-major général russe, dont les Soviets n’ont pas publié les archives, a eu, le 29 et le 30 juillet, des renseignements analogues à ceux que nous recevions de notre propre ambassadeur, on comprend que le gouvernement russe, préoccupé des lenteurs exceptionnelles de sa mobilisation, n’ait plus osé retarder sa décision. La suite des télégrammes de M. Jules Cambon ne nous laisse, du reste, aucune illusion sur les véritables dispositions de l’Allemagne.

Berlin, 30 juillet 1914, reçu à 18 h. 20. Secret. J’ai lieu de penser que toutes les mesures de mobilisation qui peuvent être prises avant la publication de l’ordre général de mobilisation vont être prises. On cherche évidemment à nous faire publier notre mobilisation les premiers. Il nous appartient de déjouer ce calcul et de ne pas céder aux impatiences qui se produiront certainement dans la presse et l’opinion à Paris. Ainsi, tout est prêt à Berlin, on prend secrètement toutes les mesures pour préparer la mobilisation, on va publier le décret, et, par calcul, on essaye de nous pousser à précipiter les choses. Nous ne tombons pas dans le piège.

Pendant que l’Allemagne s’équipe, elle se garde bien, d’ailleurs, de répondre aux instances de sir Ed. Grey.

Inquiet de tout ce qu’il voit et entend, M. Jules Cambon veut en avoir le cœur net. Il retourne chez M. de Jagow et lui demande ce qu’il faut penser de la nouvelle de la mobilisation allemande, lancée par le journal officieux le Lokal Anzeiger. Il m’a répondu que c’était un acte malpropre et qu’on avait abusé de suppléments préparés à toute éventualité par le journal. Pour moi, ajoute M. Jules Cambon, je vois là une maladresse significative ; elle indique que la mobilisation générale est très prochaine. Et il poursuit : Dans l’entrevue que j’ai eue aujourd’hui, j’ai demandé aussi à M. de Jagow quelle réponse il avait faite à sir Ed. Grey, qui lui avait demandé de donner lui-même la formule de l’intervention des Puissances désintéressées ou d’agir directement. Il m’a répondu que, pour gagner du temps, il avait pris ce dernier parti et qu’il avait demandé à l’Autriche de dire sur quel terrain on pourrait causer avec elle. Cette réponse a pour effet, sous prétexte d’aller plus vite, d’éliminer l’Angleterre, la France et l’Italie et de confier à M. de Tschirschky, dont les sentiments pangermanistes sont connus, le soin d’amener l’Autriche à une attitude conciliante. Enfin, M. de Jagow m’a parlé de la mobilisation russe. Il m’a dit que cette mobilisation compromettrait le succès de toute intervention auprès de l’Autriche et que tout dépendait de là. Il s’est étonné que le Tsar, après l’avoir signée, ait télégraphié à l’empereur Guillaume pour lui demander sa médiation[7]. J’ai fait remarquer au secrétaire d’État qu’il m’avait dit lui-même que l’Allemagne ne se considérait comme obligée de mobiliser que si la Russie mobilisait sur ses frontières (les frontières de l’Allemagne) et que tel n’était pas le cas. Il m’a répondu que c’était vrai, mais que les chefs de l’armée insistaient, car tout retard est une perte de forces pour l’armée allemande et que les paroles que je rappelais ne constituaient pas de sa part un engagement ferme. J’ai rapporté de cet entretien l’impression que les chances de paix avaient encore décru.

Il nous est difficile de n’avoir pas la même impression que M. J. Cambon. D’autant que, sur nos propres frontières, s’accentuent les mesures militaires de l’Allemagne. Sur la ligne de Cologne à Trêves, descendent des trains chargés de matériel d’artillerie. À Junkeralt, treize locomotives sont sous pression le 30 au matin. Les automobiles des environs de Metz, jusqu’à Hayange, ont été réquisitionnées. Les mouvements de troupe continuent sur Cologne, tous les ponts sont occupés militairement. Tous les officiers, sous-officiers et soldats de l’armée bavaroise rejoignent d’urgence leurs corps.

En présence de ces informations concordantes, pouvons-nous rester les yeux clos et les bras croisés ? M. Messimy, ministre de la Guerre, ne le pense pas. Au Conseil du matin, il a déjà fait part du désir que lui a fortement exprimé le général Joffre, que le dispositif de couverture fût pris sans plus de retard. Cela revenait à décréter la mobilisation des 2e, 6e, 7e, 20e, 21e régions et de toutes nos divisions de cavalerie. C’était ordonner le transport à la frontière des régiments de Reims, de Châlons-sur-Marne, de Besançon, de Paris, et même de certaines garnisons de l’Ouest. Grave résolution à prendre. Le Conseil des ministres est unanime à ne vouloir reculer devant aucune des précautions indispensables. Mais il craint que notre initiative ne soit exploitée contre nous par l’Empire d’Allemagne en Angleterre et en Italie, et qu’elle ne nous fasse, même contre l’évidence, attribuer le rôle d’agresseur. Il essaye donc de concilier les nécessités de la défense avec l’intérêt diplomatique et il s’arrête à la décision suivante : mise en place des troupes de couverture, avec ces restrictions : que seules seront portées à leur emplacement les unités pouvant s’y rendre à cheval ou à pied, que les réserves ne seront pas convoquées, qu’on achètera les attelages à l’amiable au lieu de les réquisitionner, que les troupes de couverture seront maintenues à dix kilomètres de la frontière, pour empêcher tout contact entre les patrouilles françaises et allemandes.

Cette dernière condition a été, par la suite, passionnément discutée. Pour la justifier, M. Messimy a dit : « Si j’avais demain, dans une circonstance analogue, à prendre une décision pareille, je la prendrais aussitôt, sans une minute d’hésitation. Je m’honorerai toujours de l’avoir prise. Je vous renvoie, pour tout cela, à l’admirable discours que prononça à ce sujet M. Viviani à la Chambre des députés. Rien n’impressionna à un tel point l’opinion britannique (tous les témoignages, là-dessus, concordent), rien ne lui prouva mieux nos intentions pacifiques que cette décision de maintenir les troupes légèrement éloignées de la frontière. »

Cette mesure n’a pas été, il faut bien le reconnaître, sans de graves inconvénients militaires. Elle prouve, du moins, que la France n’avait, à la fin de juillet 1914, aucune intention agressive. Le général Joffre s’était, d’ailleurs, rallié sans difficulté aux vues du Conseil. Il avait seulement demandé, et le gouvernement avait accepté, que, sur un certain nombre de points déterminés, nous eussions des postes avancés plus voisins de la frontière, dans des positions strictement défensives.

La décision prise, M. Viviani a télégraphié à M. Paul Cambon ; Je vous prie de porter à la connaissance de sir Ed. Grey les renseignements suivants, touchant les préparatifs militaires français et allemands. L’Angleterre verra que, si la France est résolue, ce n’est pas elle qui prend des mesures d’agression. Faites attirer l’attention de sir Ed. Grey sur la décision prise par le Conseil des ministres de ce matin. Bien que l’Allemagne ait pris ses dispositifs de couverture à quelques centaines de mètres de la frontière, sur tout le front du Luxembourg aux Vosges, et porte ses troupes sur leurs positions de combat, nous avons retenu nos troupes à dix kilomètres de la frontière en leur interdisant de s’en approcher davantage. Notre plan, conçu dans un esprit d’offensive, prévoyait pourtant que les positions de combat de nos troupes de couverture seraient aussi rapprochées que possible de la frontière. En livrant ainsi une bande de territoire sans défense à l’agression soudaine de l’ennemi, le gouvernement de la République tient à prouver que la France, pas plus que la Russie, n’a la responsabilité de l’attaque.

Dans sa Réponse au Kaiser, M. Viviani a écrit : Ainsi, je suis amené à parler des préparatifs de la France. On vient de voir qu’ils suivaient ceux de l’Allemagne, qu’ils ne les précédaient jamais, qu’ils étaient seulement une réponse légitime. Et, cependant, nous savions que nous avions une armée moins nombreuse. M. Viviani revendique, comme M. Messimy, l’honneur d’avoir proposé au Conseil, après s’être mis d’accord avec le généralissime, l’arrêt des troupes à dix kilomètres de la frontière. Gardien fidèle de mon irresponsabilité constitutionnelle, il a eu la délicatesse de ne pas indiquer dans son livre, qu’avant de faire, avec M. Messimy, sa proposition au Conseil, il était venu m’en référer dans mon cabinet. Mais je ne suis pas tenu aux mêmes scrupules et je puis bien dire qu’après avoir pesé, avec les deux ministres et avec le général Joffre, les avantages et les inconvénients de la mesure envisagée, j’y avais donné mon plein assentiment.

Dans la soirée et dans la nuit, nous arrivent de Vienne des télégrammes de M. Dumaine, qui donnent à penser que des conversations directes ont repris, malgré tout, entre l’Autriche et la Russie. M. Schebeko a été chargé par M. Sazonoff de dire au comte Berchtold que les préparatifs russes n’avaient d’autre but que de répondre à ceux de l’Autriche et d’indiquer l’intention et le droit du Tsar d’émettre son avis dans le règlement de la question serbe. À quoi le comte Berchtold a répondu que les mesures de mobilisation prises en Galicie n’impliquent non plus aucune intention agressive et visent seulement à maintenir la situation sur le même pied. Il a été convenu que, de part et d’autre, on tâcherait que ces mesures ne fussent pas interprétées comme des marques d’hostilité. Pour le règlement du conflit austro-serbe, on a décidé que les pourparlers allaient être repris à Pétersbourg entre M. Sazonoff et le comte Szapary. Il semble donc que les choses commencent à s’arranger entre l’Autriche et la Russie, au moment où elles risquent de se brouiller entre la Russie et l’Allemagne. Et c’est l’Allemagne qui est responsable de ce paradoxe. M. Dumaine écrit, en effet : L’entretien avec le comte Berchtold s’était maintenu très amical et, sans qu’on en pût concevoir un ferme espoir, il permettait de croire que toute chance de localiser le conflit n’était pas perdue. C’est alors qu’est parvenue la nouvelle de la mobilisation allemande. Et notre ambassadeur ajoute : Mon collègue russe reconnaît que la mobilisation allemande rendra un arrangement de plus en plus difficile. Est-il encore possible d’informer la chancellerie allemande de la responsabilité qu’elle assume en supprimant cette suprême chance de salut ? Comment cette nouvelle de la mobilisation allemande a-t-elle pu, si elle est fausse, se répandre si rapidement à Vienne, en même temps qu’à Pétersbourg ?

Devant les menaces dont il nous sent peu à peu encerclés, M. Viviani téléphone à M. Paul Cambon et insiste, pour qu’il tâche d’être fixé, le plus tôt possible, sur les intentions de l’Angleterre. M. Paul Cambon s’efforce de démontrer au secrétaire d’État que, du jour au lendemain, peut se déchaîner, malgré nous, une guerre générale et qu’il est urgent de discuter toutes les hypothèses. À onze heures et demie du soir, arrive un télégramme de Londres, parti à 8 h. 36. M. Paul Cambon nous dit que sir Ed. Grey a compris ses observations et doit saisir demain le Conseil des ministres. Le secrétaire d’État a donné rendez-vous à l’ambassadeur après le Conseil. Sir Ed. Grey ne semble pas cependant avoir perdu tout espoir d’une solution pacifique. Il a cherché un moyen nouveau. Il propose décidément à Pétersbourg d’admettre l’occupation de Belgrade par l’Autriche, à condition que cette Puissance s’engage à évacuer la ville dès qu’aura été trouvé un accommodement. M. Paul Cambon ne croit pas que la Russie donne son assentiment à cette proposition. Elle vient, en effet, un peu tard, après le bombardement de Belgrade.

Ignorants des futures résolutions de l’Angleterre, nous ne le sommes pas moins de celles de l’Italie. Obligée par nos accords de 1900-1902 à garder la neutralité si nous sommes attaqués, l’Italie reste, d’autre part, l’alliée de l’Autriche et de l’Allemagne. L’article 7 du traité de la Triple-Alliance stipule que les Puissances contractantes devront s’entendre entre elles avant de modifier l’état de choses dans les Balkans et que, si l’Autriche obtient un accroissement de territoire, l’Italie aura droit à un dédommagement. Nous avons appris depuis la guerre que l’interprétation de cet article avait donné lieu à de vives discussions. Le 24 juillet, l’ambassadeur d’Allemagne à Rome, M. Flotow, télégraphiait à Berlin qu’il avait eu un entretien assez agité avec le président du Conseil, M. Salandra, et avec le ministre des Affaires étrangères, marquis de San Giuliano. Ce dernier avait déclaré que l’esprit de la Triple-Alliance, pour une démarche agressive de l’Autriche, aussi fertile en conséquences, aurait exigé que l’Autriche s’entendît, d’abord, avec ses alliées. L’Italie, n’ayant pas été informée, ne pouvait pas se considérer comme engagée. Et le ministre italien avait porté ce jugement sévère, mais, semble-t-il, assez juste : Le texte de la note autrichienne est rédigé d’une manière si agressive et si maladroite que l’opinion publique de l’Europe et de l’Italie sera contre l’Autriche et qu’elle sera plus forte que tout gouvernement.Blague, écrit l’empereur d’Allemagne.L’Italie a déjà voulu filouter en Albanie et l’Autriche a froncé les sourcils… Tout cela n’est que du rabâchage et on verra bien au cours des événements.

Moins optimiste que Guillaume II, son gouvernement, un peu troublé par l’énigme italienne, a essayé de rapprocher les cabinets de Rome et de Vienne. L’Empereur lui-même, en dépit du magnifique dédain qu’il avait, d’abord, manifesté, a fini par se rendre à l’opinion de son État-major et, le 27, M. de Jagow télégraphiait à l’ambassadeur d’Allemagne en Autriche : Sa Majesté l’Empereur considère comme indispensable que l’Autriche s’entende avec l’Italie sur l’article 7 et sur la question des compensations. Sa Majesté a ordonné de communiquer ses instructions à Votre Excellence en le priant d’en faire part au comte Berchtold. Or, remarquons-le, l’article 7 n’avait à jouer que si l’Autriche s’agrandissait dans les Balkans. Elle avait donc, vraisemblablement, malgré ses déclarations publiques, l’intention de s’y agrandir, et l’Allemagne, on le voit, le savait et ne s’y opposait pas. Guillaume demandait seulement que Vienne s’entendît avec Rome, pour le partage des dépouilles, de façon que l’Italie, dans une guerre générale, n’abandonnât pas la Triple-Alliance. Mais l’Italie se réservait, elle veillait, elle observait, et le 30 juillet, à 13 h. 55, M. Barrère nous télégraphiait : L’attitude de l’Italie, en cas de conflagration, est incertaine, bien que l’opinion publique soit très anti-autrichienne. Des efforts considérables, de la part des Autrichiens et de leurs amis, sont faits en ce moment auprès des principaux journaux pour réagir contre cet état d’esprit.


CHAPITRE VI


HÉSITATIONS DANS LE CABINET BRITANNIQUE. — UNE LETTRE AU ROI D’ANGLETERRE. PRÉPARATIFS MILITAIRES DE L’ALLEMAGNE. — NOUVELLES INDIRECTES DE SAINT-PÉTERSBOURG. PREMIÈRE VISITE DE M. DE SCHŒN À M. VIVIANI. — ULTIMATUM DE L’ALLEMAGNE À LA FRANCE ET À LA RUSSIE. — LA MOBILISATION FRANÇAISE. — DEUXIÈME VISITE DE M. DE SCHŒN. — TENTATIVES SUPRÊMES DE PAIX.


Vendredi 31 juillet. — Depuis mon retour, je demeure confiné à l’Élysée. Je préside des Conseils successifs. Je confère avec les ministres qui viennent à mon cabinet. Je lis les informations qu’ils reçoivent et qu’ils me communiquent. Tout ce que je sais, je ne le sais que par eux ; tout ce que je pense, il n’y a qu’à eux que je puisse le dire. Personne ne me télégraphie, personne ne m’écrit, je n’écris à personne. Je n’ai certes à me plaindre d’aucun des membres du gouvernement. Leur chef est pour moi un ami sûr et loyal. Même ceux d’entre les autres qui m’ont combattu dans les Chambres ou au moment de l’élection présidentielle sont aujourd’hui envers moi d’une correction irréprochable et me rendent justice. Il m’est cependant impossible d’être exactement renseigné sur tout. Je ne connais qu’un bref résumé des conversations diplomatiques. Je dois laisser aux ministres responsables toute liberté d’agir ; sinon, je trahirais l’esprit de la Constitution et j’exposerais le pays à l’anarchie gouvernementale. Cette demi-paralysie morale a pour effet inévitable d’augmenter, au fond de moi, la vivacité des émotions, et je me contracte pour les dissimuler, de peur d’ajouter à celles de mes interlocuteurs. Je n’ai d’autres témoins de mes silencieuses inquiétudes que les platanes et les ormes du jardin, les fleurs de la roseraie, les pigeons gris qui picorent dans les pelouses. Une fois ou deux par jour, je parcours les allées à grands pas, avec Mme Poincaré.

Cette nuit sont arrivés de nouveaux télégrammes. De Londres : Le prince Lichnowsky, ambassadeur d’Allemagne, n’a pas apporté de réponse à la demande que lui avait adressée hier sir Ed. Grey pour obtenir du gouvernement allemand une formule d’intervention des quatre Puissances dans l’intérêt de la paix. Mais mon collègue d’Allemagne a questionné le secrétaire d’État des Affaires étrangères sur les préparatifs militaires de l’Angleterre. Sir Ed. Grey lui a répondu qu’ils n’avaient aucun caractère offensif, mais que, dans l’état actuel des affaires sur le continent, il était naturel de prendre quelques précautions ; qu’en Angleterre comme en France on désirait le maintien de la paix et que si, en Angleterre comme en France, on envisageait des mesures défensives, ce n’était pas dans la pensée de préparer une agression. J’ai communiqué ce matin à sir Ed. Grey, qui était en conférence avec le Premier ministre, votre télégramme indiquant l’intention du gouvernement allemand de mobiliser si la Russie ne mettait pas fin à ses préparatifs militaires. Cette après-midi, j’ai vu le secrétaire d’État des Affaires étrangères. Il m’a répété ce qu’il m’avait dit hier sur l’indifférence de l’opinion anglaise pour les conflits austro-russes relatifs aux Slaves et a ajouté que le moment n’était pas encore venu d’envisager une intervention britannique. Il faut noter que, depuis quelques jours, de puissantes influences allemandes s’exercent dans la presse et le Parlement, par le monde de la Cité peuplée de financiers d’origine germanique. Plusieurs membres du cabinet subissent ces influences, et il est possible que M. Asquith n’ose pas prendre, dès à présent, une attitude résolue. Mais il est personnellement partisan de l’intervention. Signé : Cambon.

Ces hésitations anglaises peuvent devenir funestes et elles me paraissent plus redoutables encore, lorsque, l’après-midi, nous recevons ce télégramme de M. Jules Cambon :

Berlin, le 31 juillet, 1 h. 30. Très urgent. L’attitude de l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin correspond aux hésitations que révèle le langage de sir Ed. Grey et à celles de l’ambassadeur d’Angleterre à Rome. Cette attitude est de nature à entraîner les plus terribles conséquences, car ici on envisage avec espoir de succès la lutte contre la France et la Russie, si elles sont seules. Il n’y a que l’éventualité de l’intervention de l’Angleterre qui émeuve l’Empereur.

Dès 12 h. 30, M. Viviani avait adressé à M. Paul Cambon le télégramme ci-après : Paris, 31 juillet. L’armée allemande a ses avant-postes sur nos bornes frontières. Hier, vendredi (sic, mais hier était jeudi), par deux fois, des patrouilles allemandes ont pénétré sur notre territoire. Nos avant-postes sont en retrait à dix kilomètres en arrière de la frontière. Les populations ainsi abandonnées à l’attaque de l’armée adverse protestent, mais le gouvernement tient à montrer à l’opinion et au gouvernement anglais que l’agresseur ne sera en aucun cas la France.

Mais le gouvernement anglais ne se décide pas. Il observe avec une sérénité insulaire ce qui se passe sur le continent. Dans son Conseil de ce matin, il a pensé que, pour le moment, il ne pouvait nous garantir sa coopération ; il a manifesté l’intention de s’entremettre pour obtenir, de l’Allemagne et de la France l’engagement de respecter la neutralité belge, mais il a conclu que, pour envisager une intervention, il devait « attendre que la situation se développât ». C’est ce dont nous prévient M. Paul Cambon.

Lorsqu’on relit tous ces documents, on se demande avec stupéfaction comment Mr. Harry Elmer Barnes a pu écrire sérieusement : « Avant juin 1914, il était pratiquement certain que la Grande-Bretagne entrerait en guerre aux côtés de la France et de la Russie contre l’Allemagne. » Il est vrai que Mr. Barnes est coutumier des affirmations téméraires.

À la vérité, jusqu’à la dernière heure, le gouvernement français n’a pas su le parti que prendrait l’Angleterre.

Sans doute, dès le 29, avait été expédié le Warning telegramm, par lequel M. Winston Churchill, premier lord de l’Amirauté, avait averti les commandants d’escadre de se tenir prêts à la guerre ; le 30, la grande flotte avait été concentrée à Scapa Flow ; et, le même jour, M. Churchill avait écrit, en secret, au commandant en chef des forces navales en Méditerranée : « Notre premier souci doit être d’aider la France à transporter ses troupes d’Afrique. » À vrai dire aussi, dans l’après-midi du 29, Grey avait déclaré que, si l’Allemagne et la France en venaient aux armes, l’Angleterre ne pourrait pas rester longtemps à l’écart. Mais ni sir Ed. Grey, ni M. Winston Churchill ne s’étaient engagés officiellement et, du reste, plusieurs de leurs collègues avaient des tendances opposées ou, comme M. Lloyd George, n’étaient pas favorables à une décision trop rapide.

En présence de ces incertitudes, et devant l’insistance que mettaient MM. Paul et Jules Cambon à regarder l’assurance de l’intervention anglaise comme seule capable de retenir l’Allemagne et de prévenir encore une guerre générale, j’ai proposé au Conseil des ministres d’écrire moi-même une lettre personnelle au roi George V. Le gouvernement a approuvé mon idée. Voici en quels termes j’ai rédigé notre appel :

31 juillet 1914. Cher et grand ami, Dans les circonstances graves que traverse l’Europe, je crois devoir communiquer directement à Votre Majesté les renseignements que le gouvernement de la République a reçus d’Allemagne. Les préparatifs militaires auxquels se livre le gouvernement impérial, notamment dans le voisinage immédiat de la frontière française, prennent chaque jour une intensité et une accélération nouvelles. La France, résolue à faire jusqu’au bout tout ce qui dépendra d’être pour maintenir la paix, s’est bornée jusqu’ici aux mesures de précaution les plus indispensables. Mais il ne semble pas que sa prudence et sa modération ralentissent les dispositions de l’Allemagne, loin de là. Nous sommes donc peut-être, malgré la sagesse du gouvernement de la République et le calme de l’opinion, à la veille des événements les plus redoutables. De toutes les informations qui nous arrivent, il résulte que, si l’Allemagne avait la certitude que le gouvernement anglais n’interviendrait pas dans un conflit où la France serait engagée, la guerre serait inévitable et qu’en revanche, si l’Allemagne avait la certitude que l’Entente cordiale s’affirmerait, le cas échéant, jusque sur les champs de bataille, il y aurait les plus grandes chances pour que la paix ne fût pas troublée.

Sans doute, nos accords militaires et navals laissent entière la liberté du gouvernement de Votre Majesté et, dans les lettres écrites en 1912 entre sir Ed. Grey et M. Paul Cambon, l’Angleterre et la France se sont simplement engagées, l’une vis-à-vis de l’autre, à causer entre elles en cas de tension européenne et à examiner ensemble s’il y avait lieu à une action commune. Mais le caractère d’intimité que le sentiment public a donné, dans les deux pays, à l’entente de l’Angleterre et de la France, la confiance avec laquelle nos deux gouvernements n’ont cessé de travailler au maintien de la paix, les sympathies que Votre Majesté a toujours témoignées à la France, m’autorisent à Lui faire connaître, en toute franchise, mes impressions, qui sont celles du gouvernement de la République et de la France entière.

C’est, je crois, du langage et de la conduite du gouvernement anglais que dépendent désormais les dernières possibilités d’une solution pacifique.

Nous avons nous-mêmes, dès le début de la crise, recommandé à nos Alliés une modération dont ils ne se sont pas départis. D’accord avec le gouvernement royal et conformément à la suggestion de sir Ed. Grey, nous continuerons à agir dans le même sens. Mais si tous les efforts de conciliation portent du même côté et si l’Allemagne et l’Autriche peuvent spéculer sur l’abstention de l’Angleterre, les exigences de l’Autriche demeureront inflexibles et un accord deviendra impossible entre la Russie et elle. J’ai la conviction profonde qu’à l’heure actuelle plus l’Angleterre, la France et la Russie donneront une forte impression d’unité dans leur action diplomatique, plus il sera encore permis de compter sur la conservation de la paix.

Votre Majesté voudra bien excuser ma démarche, qui n’est inspirée que par le désir de voir l’équilibre européen définitivement raffermi. Je prie Votre Majesté de croire à mes sentiments les plus cordiaux. R. Poincaré.

À 3 h. 20 du soir, M. Viviani télégraphiait à M. Paul Cambon : M. William Martin arrivera ce soir, à 10 h. 45 ; il sera porteur d’une lettre de M. le président de la République pour le roi d’Angleterre. Veuillez faire en sorte que cette lettre puisse être remise ce soir même à son destinataire.

Mais, avant l’arrivée de M. William Martin, M. Paul Cambon envoyait encore à Paris une série de télégrammes qui n’étaient pas faits pour nous tirer entièrement de perplexité.

Londres, le 31 juillet, 13 h. 4. J’ai fait parvenir à sir Edward Grey au Conseil des ministres, qui siège en ce moment, le télégramme de ce matin de notre ambassadeur à Berlin signalant les dangers des tergiversations anglaises. Sir A. Nicolson, que j’ai vu ce matin ; m’a dit que l’opinion commençait à s’émouvoir. La remise du débat sur l’Irlande indique que le Parlement se rend compte de la gravité de la situation. Sir Ed. Grey m’a donné rendez-vous pour cette après-midi. Paul Cambon.

Londres, 31 juillet 1914, 21 h. 44. L’ambassadeur d’Allemagne ayant demandé ce matin à sir Ed. Grey si l’Angleterre observerait la neutralité dans le conflit qui semble imminent, sir Ed. Grey a répondu « que l’Angleterre ne pourrait pas rester neutre dans un conflit général et que, si la France y était impliquée, l’Angleterre y serait entraînée ». Ceci m’a été dit à titre d’information.

C’est après cet entretien que le Conseil des ministres a délibéré sur la situation. La majorité des ministres a pensé qu’à l’heure actuelle elle n’était pas telle que le gouvernement britannique pût obtenir du Parlement l’autorisation de nous garantir qu’il interviendrait et qu’il convenait d’attendre qu’elle prît de nouveaux développements.

J’ai demandé ce que le gouvernement britannique entendait par ces mots. Faut-il attendre que notre territoire soit envahi, alors qu’en fait toutes les dispositions prises par l’Allemagne indiquent une agression prochaine ? Le secrétaire d’État m’a parlé d’un ultimatum ou de telle communication analogue, comme de nature à créer une situation nouvelle. J’ai prié sir Ed. Grey de soumettre à une nouvelle délibération du cabinet les considérations que je lui avais exposées. Il m’a dit qu’il le ferait aussitôt qu’il pourrait s’autoriser d’une modification dans la situation.

Londres, 31 juillet 1914, 20 h. 42 (suite du précédent). Cette notification (modification ?) semble résulter des nouvelles dispositions prises sur notre frontière et de la mobilisation allemande qui s’annonce. J’ai demandé au secrétaire d’État des Affaires étrangères de me faire une déclaration identique à celle qu’il venait de faire au prince Lichnowsky. Il m’a répondu qu’il ne pouvait me donner une garantie sans l’autorisation du Parlement ; qu’avec l’ambassadeur d’Allemagne il ne s’agissait pas de garantie et qu’il fallait seulement dissiper les illusions qu’on se faisait à Berlin sur les dispositions de l’Angleterre.

Le prince Lichnowsky a reçu cet après-midi un télégramme de Berlin l’informant de la mobilisation russe, du décret de l’empereur Guillaume établissant l’état de guerre et d’une communication du gouvernement allemand au gouvernement russe l’avisant que si, dans un délai de douze heures, ses mesures militaires ne sont pas arrêtées, la mobilisation allemande sera décrétée.

Londres, 31 juillet 1914, 20 h. 40. Le cabinet se réunira de nouveau demain. Sir Ed. Grey, qui est partisan de l’intervention immédiate, ne manquera pas, je suppose, de renouveler ses propositions. Dans le Conseil de ce matin, il a été question de la neutralité belge et des télégrammes ont été adressés dans la journée aux ambassadeurs à Berlin et à Paris pour les prier de demander aux gouvernements près desquels ils sont accrédités des assurances à ce sujet. Paul Cambon.

Tandis que l’Angleterre, que des hommes politiques et des écrivains allemands, voire américains ou français, ont si passionnément accusée d’avoir voulu la guerre, tardait ainsi à prendre un parti définitif, tandis que M. Asquith et sir Ed. Grey s’épuisaient en efforts de conciliation et se refusaient à désespérer de la paix, la vague germanique déferlait déjà sur nos frontières dégarnies.

Bâle, 31 juillet 1914. Consul général à Affaires étrangères. Depuis hier soir, la frontière alsacienne et badoise est barrée. Les tramways de Bâle ne dépassent pas la douane suisse. Huningue est occupée par des forces qu’on évalue à trois compagnies d’infanterie et la gare de Saint-Louis est gardée militairement, ainsi que les lignes alsaciennes qui y aboutissent.

Luxembourg, 31 juillet 1914. Renseignements de source sûre. Toutes les routes gardées militairement côté lorrain. À Reutgen poste 133e Thionville. Entre Reutgen et Preisch (mots passés) factionnaires sur la grande route. Même chose à Uling, etc. Route barrée gros fils de fer d’un arbre à l’autre. Les factionnaires route Preisch ont dit à nos observateurs avoir consigne ne pas laisser passer automobiles ni voitures sans visite, craignant dynamitage des ponts. Chaque factionnaire 75 cartouches. 135e infanterie Thionville occupe frontière Luxembourg, etc. Signé : Mollard.

État-major de l’armée, 2e bureau, 31 juillet. Dans la région de Metz, la couverture entre la frontière de Luxembourg et la Seille, vers Cheminot, semble actuellement assurée par la 33e division et la brigade bavaroise, la 34e division restant disponible. L’armement de Metz et de Thionville continue… La tête de pont d’Huningue est occupée. Mouvements de troupes signalés à Sarrebruck. Le dispositif de couverture semble se compléter dans les Vosges. Le 30 juillet, des troupes de Colmar ont été dirigées dans la soirée sur Munster. La vallée de la Bruch est occupée. On signale de gros mouvements de troupes partant de Strasbourg par voie ferrée. Depuis 15 h. 30, on signale la rupture des relations téléphoniques internationales.

Dans l’après-midi, nous apprenons par des télégrammes de Berlin, puis par une démarche de M. de Schœn auprès de M. Viviani que la Russie aurait, de son côté, décrété la mobilisation générale. Nous n’avons, à ce sujet, aucune nouvelle directe de Saint-Pétersbourg. Dans les informations données hier, soit par M. Paléologue, soit par M. Isvolsky, il n’était question que de mesures préparatoires, nullement d’une décision définitive et officielle. Rien de nouveau ne nous est venu depuis lors, ni de notre ambassade de Russie, ni de l’ambassade russe à Paris, et par un hasard extraordinaire, ce ne sera qu’à 20 h. 30 du soir qu’arrivera à Paris le télégramme laconique de M. Paléologue : Pétersbourg, 31 juillet 1914, 10 h. 45. La (mot passé) mobilisation générale de l’armée russe est ordonnée.

Un télégramme analogue, envoyé par le comte de Pourtalès à la Wilhelmstrasse et parti de Saint-Pétersbourg à 10 h. 20, est arrivé à Berlin à 11 h. 40.

Le retard insolite qu’a subi le message de M. Paléologue, transmis via Bergen, est donc inexplicable et bien des commentateurs s’en sont naturellement étonnés. Mais le fait est là, confirmé par les archives du Quai d’Orsay et par le témoignage de M. Viviani.

Dans l’après-midi, nous avions reçu de M. Jules Cambon les informations suivantes :

Berlin, 31 juillet, 2 h. 17, reçu 15 h. 30 (no 235). Très urgent. D’après ce qu’on me rapporte, l’ambassadeur d’Allemagne à Pétersbourg aurait télégraphié que la Russie venait de décider la mobilisation totale en réponse à la mobilisation totale autrichienne. Dans ces conditions, il faut s’attendre à la publication presque immédiate de l’ordre général de mobilisation allemande.

« En réponse à la mobilisation générale autrichienne », disait M. Jules Cambon, et il pensait que telle était aussi la version de l’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg, et, à Paris, en recevant ces nouvelles décousues, nous avons eu fatalement la même impression. Elle n’était pas tout à fait exacte et, en réalité, on le verra dans un instant, les deux décisions avaient été à peu près concomitantes.

Berlin, le 31 juillet 1914, 15 h. 50, reçu à 16 h. 25 (no 236). Le secrétaire d’État vient de me faire demander. Il m’a dit qu’il avait le grand regret de me faire connaître qu’en présence de la mobilisation totale de l’armée russe l’Allemagne, dans l’intérêt de la sécurité de l’Empire, se voyait obligée de prendre de graves mesures de précaution. On a décidé ce qu’on appelle « l’état de guerre menaçant », qui permet à l’autorité de proclamer, si elle le juge utile, l’état de siège, de suspendre certains services publics et de fermer la frontière. En même temps, on demande à Pétersbourg de démobiliser, sans quoi l’Allemagne serait obligée de mobiliser de son côté. M. de Jagow m’a fait connaître que M. de Schœn était chargé d’informer le gouvernement français des résolutions du cabinet de Berlin et de lui demander quelle attitude il croirait pouvoir adopter. M. de Jagow se fait peu d’illusions ; il m’a paru profondément ému ; il s’est plaint vivement de la précipitation de la Russie, qui rend inutile la médiation de l’empereur d’Allemagne, que, d’après lui, l’empereur de Russie avait demandée et que l’Autriche (mots passés) d’accepter. Pour ma part, j’ai regretté l’attitude de l’Autriche depuis le commencement de la crise. Signé : Jules Cambon.

Berlin, 31 juillet, 17 h. 49, reçu 20 h. 45 (no 239). L’ambassadeur de Russie, à qui M. de Jagow a fait la même communication qu’à moi, m’a dit qu’il n’avait aucun avis de Pétersbourg lui permettant de croire à la mobilisation totale de la Russie. D’autre part, M. de Jagow lui ayant déclaré que la médiation de l’empereur Guillaume était en voie d’aboutissement, il a demandé si l’empereur de Russie en avait été avisé. Le secrétaire d’État ne lui a pas répondu nettement sur ce point. L’ambassadeur de Russie ne sait que penser des affirmations qui lui ont été données. Jules Cambon.

Devant tant d’obscurités et de contradictions, M. Viviani et moi, nous nous étonnons de n’avoir encore rien reçu de Saint-Pétersbourg au sujet de l’ukase qui aurait été pris ce matin, et nous nous demandons qui dit la vérité, de l’ambassadeur d’Allemagne en Russie ou de l’ambassadeur de Russie en Allemagne. Nous cherchons, en même temps, à démêler dans les paroles de M. de Jagow les véritables intentions de l’Allemagne. Le ministre a dit : « Si la Russie ne démobilise pas, nous mobiliserons nous-mêmes. » Il n’a pas dit : « Si la Russie ne démobilise pas, nous lui déclarerons la guerre. » Si M. de Jagow s’en était tenu à ce premier dessein, personne n’aurait eu à le blâmer. Il aurait exercé un droit incontestable, en répondant à une mobilisation générale par une mobilisation générale et, comme le demandait Nicolas II à Guillaume II, les négociations auraient pu continuer.

C’était malheureusement ce qu’on ne voulait pas à Berlin. Le 31, à sept heures du soir, le baron de Schœn se présentait au cabinet de M. Viviani. À ce moment, le président du Conseil n’avait encore reçu, ni de M. Paléologue, ni de M. Isvolsky, la nouvelle officielle de la mobilisation russe. Il ne connaissait que les télégrammes 235 et 236 de M. Jules Cambon. Comme il avait recommandé la veille au gouvernement russe de ne pas pousser jusqu’à la mobilisation générale les précautions militaires, il pouvait croire encore, malgré les informations contraires, que ses conseils avaient été suivis. D’après ce que m’a rapporté M. Viviani, M. de Schœn, s’acquittant de la mission dont il était chargé, lui a fait part de la décision russe et lui a dit qu’en retour l’Allemagne avait cru devoir proclamer le Kriegsgefahrzustand. Comme l’avait expliqué M. Jules Cambon, cette grave mesure donnait au gouvernement impérial tous les droits de l’état de siège. Elle lui permettait, en outre, de fermer la frontière, mais elle ne mettait pas forcément un terme aux pourparlers engagés. Pas plus que M. de Jagow, d’ailleurs, le baron de Schœn n’a annoncé l’intention de l’Allemagne de déclarer la guerre à la Russie, si elle ne démobilisait pas ; il a seulement envisagé cette guerre comme une possibilité ultérieure et il a demandé à M. Viviani ce que, dans cette hypothèse, ferait la France : garderait-elle la neutralité ? M. Viviani avait prévu la question. Il m’en avait parlé. Nous avions pensé tous deux qu’il serait prudent, si elle était posée, de ne pas répondre immédiatement que la France remplirait ses devoirs d’alliée. Toute minute qui n’accentuait pas les divisions internationales pouvait être gagnée pour la paix. M. Viviani a donc éludé la question et dit simplement à M. de Schœn : « Laissez-moi espérer encore que l’on évitera les décisions extrêmes et permettez-moi de prendre le temps de réfléchir. » M. de Schœn a déclaré qu’il viendrait chercher la réponse demain, au commencement de l’après-midi. C’était un ultimatum courtois et à peine déguisé. Tout à coup, l’ambassadeur s’est levé, s’est dirigé vers un meuble où il avait déposé son chapeau et a dit à M. Viviani : « Si je suis forcé de quitter Paris, je compte que vous voudrez bien me faciliter mon départ. — Sans doute, a répondu le président du Conseil, mais il n’est pas question de cela. Les Puissances causent encore et j’espère bien avoir le plaisir de vous voir souvent. » M. de Schœn a poliment murmuré un « moi aussi », qui ne semblait pas très encourageant et il a repris : « Monsieur le Président, vous voudrez bien présenter mes respectueux hommages à M. le Président de la République et me remettre mes passeports. — Non, monsieur l’ambassadeur, a insisté M. Viviani, non, je ne présenterai pas vos hommages. » Et, pour adoucir tout de suite ce qui pouvait paraître un peu vif dans cette réplique, il a répété : « Pourquoi nous quitter ? M. de Pourtalès est resté à son poste de Saint-Pétersbourg, l’ambassadeur d’Autriche est ici. Pourquoi donner le signal du départ et prendre sans ordre cette responsabilité ? » M. de Schœn ne disait rien et penchait la tête. M. de Margerie, qui assistait à l’entretien, a ajouté : « Vous qui avez donné des preuves de modération pendant toute votre carrière, vous ne pouvez pas la terminer dans le sang. » M. de Schœn s’est incliné et, avant de partir, a répété qu’il viendrait chercher le lendemain, 1er août, la réponse à la question qu’il avait posée.

À la vérité, le baron de Schœn n’avait pas tout dit à M. Viviani. Il avait trouvé si brutale la mission qu’il avait reçue de Berlin qu’il ne l’avait pas accomplie tout entière, et il n’avait pas reproduit devant le président du Conseil la phrase capitale des instructions qui lui avaient été adressées : La mobilisation signifie inévitablement la guerre. Ce télégramme de la Wilhelmstrasse, également déchiffré plus tard, était ainsi conçu : Office des Affaires étrangères Berlin à Ambassade allemande Paris. Berlin, 31 juillet 1914, 4 h. 10. La Russie a, malgré notre action médiatrice encore en cours, et bien que nous n’ayons nous-mêmes pris aucune espèce de mesures de mobilisation, décidé mobilisation de son armée et flotte entière, par conséquent aussi contre nous. Nous avons là-dessus déclaré état de danger de guerre, que mobilisation doit suivre au cas où la Russie ne suspendrait pas dans les douze heures toutes mesures de guerre contre nous et l’Autriche. La mobilisation signifie inévitablement la guerre. Veuillez demander au gouvernement français s’il veut, dans une guerre russo-allemande, rester neutre. Réponse doit être donnée dans les dix-huit heures. Télégraphier aussitôt heure de la question posée. La plus grande hâte s’impose.

La suite était chiffrée dans une cryptographie beaucoup plus compliquée et la traduction qu’en a faite ultérieurement notre service du chiffre est restée incomplète, mais, telle quelle, elle est indiscutable et aujourd’hui confirmée : Secret. Si… le gouvernement français déclare rester neutre, V. E. voudra bien (lui déclarer) que nous devons, comme (garantie) de la neutralité, exiger remise des forteresses et Toul et de Verdun que nous occuperons et restituerons après (achèvement) de la guerre avec la Russie. Réponse à cette dernière question (doit) être ici avant demain (après-midi) quatre heures. Signé : Bethmann-Hollweg.

Telle eût été la récompense ou la rançon de notre neutralité, si nous avions consenti à rompre avec nos alliés ! Et, sans doute, après ce commencement, nous aurions connu d’autres humiliations. Nous aurions dû laisser l’Allemagne occuper nos deux plus importantes forteresses de l’Est et, lorsqu’elle aurait eu raison de la Russie, elle nous aurait aisément tenus à sa merci. Mais, après la visite de M. de Schœn, M. Viviani ne pouvait deviner ce que l’ambassadeur n’avait pas osé lui dire.

Il se refusait, du reste, à croire qu’on avait décrété en Russie la mobilisation générale et sa surprise était, encore si grande, qu’aussitôt après le départ de M. de Schœn il faisait écrire par M. de Margerie, et s’empressait de signer le télégramme suivant, à l’adresse de M. Paléologue : Le gouvernement allemand, prétendant que le gouvernement russe a ordonné la mobilisation totale de ses forces de terre et de mer, a décidé à midi de prendre toutes les dispositions militaires que comporte l’état dit de menace de guerre. En me communiquant cette décision ce soir à sept heures, le baron de Schœn a ajouté que le gouvernement allemand exigerait, en même temps, que la Russie démobilisât. Si le gouvernement russe n’a pas donné une réponse satisfaisante dans un délai de douze heures, l’Allemagne mobilisera à son tour. J’ai répondu à l’ambassadeur d’Allemagne que je n’étais nullement renseigné sur une prétendue mobilisation totale de l’armée et de la flotte russes que le gouvernement allemand invoquait comme raison des nouvelles mesures militaires qu’il prend dès aujourd’hui. Le baron de Schœn m’a demandé en terminant, au nom de son gouvernement, quelle serait, en cas de conflit entre l’Allemagne et la Russie, l’attitude de la France ; je ne lui ai pas répondu. Il m’a dit qu’il viendrait prendre ma réponse demain samedi à une heure ; Je n’ai pas l’intention de lui faire une déclaration à ce sujet et je me bornerai à lui dire que la France s’inspirera de ses intérêts. Le gouvernement de la République ne doit, en effet, compte de ses intentions qu’à son alliée. Je vous prie de porter immédiatement ce qui précède à la connaissance de M. Sazonoff et de me renseigner d’urgence sur la réalité d’une prétendue mobilisation générale en Russie. Ainsi que je vous l’ai déjà fait connaître, je ne doute pas que le gouvernement impérial, dans l’intérêt supérieur de la paix, n’évite, pour sa part, tout ce qui pourrait ouvrir la crise. Signé : René Viviani.

Comme le texte l’indique, ce télégramme a été rédigé et signé, après le départ de M. de Schœn, et avant que M. Viviani eût pris connaissance du télégramme de M. Paléologue. Il a été envoyé dans les bureaux pour être chiffré, et il est parti du Quai d’Orsay en deux morceaux à 21 heures et 21 h. 30. Il y avait une demi-heure et une heure que le télégramme de M. Paléologue était arrivé, mais il avait fallu le déchiffrer et le porter à M. Viviani, qui était rentré chez lui, puis était venu, le soir, au Conseil des ministres et qui n’a pas eu le temps d’arrêter son propre envoi. Si inutiles que fussent désormais ses instructions, elles prouvaient, une fois de plus, non seulement que la France était restée étrangère à la mobilisation générale de la Russie, mais qu’elle continuait à regretter cette mesure et à la trouver précipitée.

Lorsque MM. Hans Delbrück, Max Graf Montgelas, Max Weber et Albrecht Mendelssohn-Bartholdy ont prétendu, en mai 1919, dans les Remarques de la délégation allemande à la Conférence de la paix, que le gouvernement français, ayant conscience de la gravité de la mesure prise à Saint-Pétersbourg, avait tenu secrète le plus longtemps possible la mobilisation russe, ils ont donc commis une lourde inexactitude.

À plus forte raison, M. Fabre-Luce a-t-il fait bon marché de la vérité, lorsqu’il a écrit : « En 1914, la décision capitale, relative à l’approbation de la mobilisation générale russe, fut prise, en dehors du Conseil des ministres, dans une réunion nocturne à laquelle participaient seulement avec lui (M. Poincaré), Viviani et Messimy. » On vient de voir, par des documents précis ; qu’il n’y a jamais eu à Paris « approbation de la mobilisation russe », que nous l’avons connue après coup et tardivement, et que peu de minutes avant de l’apprendre M. Viviani, en plein accord avec ses collègues et avec moi, venait encore de la déconseiller. D’ailleurs, le Conseil des ministres s’est réuni le soir même à l’Élysée.

Nous avions eu, dans la journée, des Conseils successifs. Lorsque le gouvernement avait connu la proclamation de l’état de danger de guerre en Allemagne, il s’était réuni de nouveau et avait été saisi par M. Messimy d’une note du général Joffre, qui considérait, disait-il, comme urgente la mobilisation complète des corps de l’Est. Il est absolument nécessaire, précisait le généralissime, que le gouvernement sache qu’à partir de ce soir tout retard de vingt-quatre heures apporté à la convocation des réservistes et à l’envoi du télégramme de couverture se traduira par un recul de notre dispositif de concentration, c’est-à-dire par l’abandon initial de notre territoire, soit de quinze ou vingt kilomètres par jour de retard. Le commandant en chef ne saurait accepter cette responsabilité. Le Conseil des ministres n’a pas cru pouvoir rester sourd à cet appel. Il a décidé, vers cinq heures de l’après-midi, qu’il serait pris dans les cinq corps de couverture les mesures les plus étendues.

Peu de temps après, nous avions appris que l’Autriche venait de procéder à la mobilisation générale : Vienne, le 31 juillet 1914, 5 heures soir, reçu 19 h. 30. L’attaché militaire à ministre de la Guerre. Comme le faisait prévoir mon télégramme 122, l’ordre de mobilisation générale vient d’être donné aux armées austro-hongroises. Tous les hommes de dix-neuf à quarante-deux ans sont appelés. J’ai eu connaissance de cet ordre au ministère de la Guerre. Je n’ai rien pu apprendre au sujet des intentions de l’Allemagne… Ce premier télégramme, arrivé une heure avant celui qui nous annonçait la mobilisation générale russe, a été suivi d’un second, qui est arrivé à la même heure exactement que celui de M. Paléologue : Vienne, 31 juillet, 6 heures soir, reçu 20 h. 30. La mobilisation générale atteignant tous les hommes de dix-neuf à quarante-deux ans est décrétée par le gouvernement austro-hongrois. Mon collègue russe estime encore que cette mesure n’est pas nettement en contradiction avec les déclarations du comte Berchtold. Il suppose qu’au moyen de cette interposition des troupes à ses frontières l’Autriche cherche à obtenir une localisation forcée du conflit, mais il reconnaît que, par cette contrainte, le cabinet de Vienne risque de provoquer la crise qu’il prétend vouloir éviter. L’opinion à Vienne est qu’une conflagration générale est imminente…

M. Dumaine ne nous parle pas, lui non plus, de la mobilisation russe, et, en effet, elle n’est pas annoncée à Vienne, au moment où se décide la mobilisation générale autrichienne. Le télégramme du comte Szapary n’est pas encore arrivé et l’on ne sait rien de Pétersbourg. Dès le 30 au soir, avant de connaître la mobilisation générale russe, le général de Moltke avait insisté, de Berlin, au nom de l’État-major général allemand, pour que l’Autriche mobilisât immédiatement contre la Russie. « L’Allemagne elle-même mobilisera, ajoutait-il. Contraindre l’Italie, par des compensations, à remplir son devoir d’alliée. » Le plan des généraux allemands était donc aussi politique que militaire et on l’opposait, en tant que de besoin, à la diplomatie du « civil » Bethmann-Hollweg. Dans la matinée du 31, Berchtold réunit un Conseil et dit à ses collègues : « Je vous avais convoqués, parce que j’avais eu hier l’impression que l’Allemagne flanchait, mais nous avons maintenant, de sa plus haute autorité militaire, une assurance formelle. » Et il propose la mobilisation générale. L’ordre part de la chancellerie impériale à onze heures et demie du matin ; il est publié à midi, sans que personne à Vienne sache rien de la mobilisation russe.

Malgré toutes ces prises d’armes, sir Ed. Grey et le gouvernement français ne se lassent point de rechercher des arrangements pacifiques. Sir Francis Bertie remet au Quai d’Orsay une note relatant que le secrétaire d’État britannique a félicité et remercié M. Sazonoff d’avoir repris des discussions avec l’Autriche. Grey a, d’autre part, déclaré au prince Lichnowsky que, si l’Autriche ne limitait pas son avance en territoire serbe, il ne voyait pas comment on pourrait demander à la Russie de suspendre ses préparatifs militaires.

Dans une autre note, apportée par sir Francis au ministère vers midi et demi, est signalée une démarche que le prince Lichnowsky a faite auprès de sir Edward Grey. Le gouvernement allemand se déclare prêt à intervenir enfin auprès du gouvernement austro-hongrois, mais seulement après la prise de Belgrade et l’occupation des régions voisines de la frontière. Il demandera alors à Vienne que l’armée autrichienne n’avance pas davantage. De leur côté, propose-t-il, les Puissances tâcheraient d’obtenir que la Serbie donnât des « satisfactions suffisantes » à l’Autriche. Le territoire occupé serait évacué ensuite, lorsque l’Autriche aurait reçu ces « satisfactions suffisantes ». Que signifie, au juste, ce pléonasme ? Et pourquoi laisser l’Autriche se remplir, d’abord, les mains et occuper une partie de la Serbie ? L’Allemagne ne l’explique pas. Mais sir Ed. Grey a raison de ne pas récriminer. Il prend les choses où elles sont. Il espère même, dit-il, que, si l’Autriche arrête son avance, M. Sazonoff consentira à remanier la formule que la Russie a proposée au sujet de la souveraineté serbe. Immédiatement, M. Viviani, d’accord avec moi, se rallie à la nouvelle idée de sir Ed. Grey et il prie M. Paléologue d’insister auprès de M. Sazonoff pour que le gouvernement russe donne sans retard son adhésion à la proposition britannique. Le télégramme, assez long à chiffrer, part de Paris à dix-sept heures, avec le contenu de la note anglaise. M. Viviani n’a pas encore, à ce moment, reçu de Pétersbourg avis de la mobilisation générale, mais c’est l’heure même où M. de Schœn vient l’interroger sur notre neutralité.

Comme pour justifier nos efforts et ceux de sir Ed. Grey, voici que, dans la soirée, une nouvelle lueur d’espoir brille dans la direction de Saint-Pétersbourg : Pétersbourg, 31 juillet 1914, 18 h. 43. Reçu 22 h. 50. L’ambassadeur d’Allemagne vient de demander audience à l’Empereur. Il a laissé entendre à M. Sazonoff que l’Autriche pourrait encore consentir à soumettre aux Puissances son différend avec la Serbie. Le Tsar a mandé immédiatement le comte de Pourtalés à Peterhof. Signé : Paléologue.

Pétersbourg, le 31 juillet 1914, 19 h. 31, reçu 1er août, 5 h. 15 matin. L’empereur Guillaume a télégraphié ce matin à l’empereur Nicolas pour lui garantir les dispositions conciliantes de l’Autriche, si la Russie cesse ses préparatifs militaires. C’est afin de confirmer ce télégramme que l’ambassadeur d’Allemagne a demandé audience au Tsar. Après avoir reçu le comte de Pourtalès, l’empereur Nicolas a télégraphié à l’empereur Guillaume pour le remercier de son intervention « qui ouvre la possibilité d’une solution pacifique ». Il a ajouté que des considérations d’ordre technique ne lui permettent pas d’arrêter la mobilisation de l’armée russe ; que, d’ailleurs, cette mobilisation a été uniquement motivée par la mobilisation préalable de l’armée austro-hongroise et n’implique, de la part de la Russie, aucune intention agressive ; il a conclu, en donnant sa parole, que l’armée russe n’attaquera pas l’Autriche, tant que les conversations entre Pétersbourg et Vienne ne seront pas rompues. Paléologue.

Pétersbourg, 31 juillet, 19 h. 30, reçu 1er août, 4 heures matin. Conformément au désir qui vient de lui être exprimé par mon collègue d’Angleterre, M. Sazonoff accepte de modifier ainsi sa formule : « Si l’Autriche consent à arrêter la marche de ses troupes sur le territoire serbe et si, reconnaissant que le conflit austro-serbe a assumé le caractère d’une question d’intérêt européen, elle admet que les grandes Puissances examinent la satisfaction que la Serbie pourrait accorder au gouvernement austro-hongrois sans porter atteinte à ses droits d’État souverain et à son indépendance, la Russie s’engage à conserver son attitude expectante. » Signé : Paléologue.

Ainsi, une fois encore, et malgré la mobilisation générale, la Russie se montre prête à négocier. À 2 h. 55 de l’après-midi, le Tsar a télégraphié à Guillaume II : Aussi longtemps que les pourparlers continueront avec l’Autriche au sujet de la Serbie, mes troupes ne se livreront à aucune action provocatrice. Je T’en donne ma parole solennelle. Moins d’une heure après, M. de Bethmann-Hollweg, sans, du reste, avoir déjà connaissance de ces assurances de Nicolas II, télégraphie à Pourtalès : Si, dans le délai de douze heures, la Russie n’arrête pas toute mesure de guerre contre nous et contre l’Autriche-Hongrie et ne nous fait pas une déclaration précise en ce sens, la mobilisation allemande sera proclamée. Ce télégramme part à 15 h. 30. Il parvient à Pétersbourg après onze heures du soir. Le comte de Pourtalès s’empresse de porter cet ultimatum à M. Sazonoff, au moment où sonne minuit. La Russie est donc avertie que, le 1er août à midi, sera proclamée la mobilisation allemande, mais une mobilisation, même en Allemagne, ne s’opère pas en un jour, et la Russie peut croire encore que l’ère des négociations n’est pas close.

Un sujet qui, en cette affreuse journée du 31, aggravait encore les préoccupations du gouvernement français et de ses collaborateurs, c’était le contre-coup que pouvaient avoir en Belgique et en Luxembourg les mouvements militaires de l’Allemagne.

La Belgique ne savait pas encore, ce qu’elle devait apprendre beaucoup plus tard, que, dès le 26 juillet, l’ultimatum qu’elle allait recevoir avait été préparé par l’Allemagne, au moment où M. Viviani et moi, nous étions encore en pleine mer. Il avait été rédigé, à cette date, de la propre main de M. de Moltke, chef de l’État-major général ; il avait été légèrement retouché par MM. Stumm et Zimmermann, révisé par le chancelier lui-même et, après ces éminentes collaborations, envoyé sous pli cacheté par M. de Jagow au ministre d’Allemagne en Belgique, M. de Below-Saleske, avec recommandation de n’ouvrir l’enveloppe que sur ordre télégraphique. Cet ordre n’a été donné, en fait, à M. de Below-Saleske que le 2 août. Mais, dès le 26 juillet, l’accusation mensongère de pénétration sur le territoire belge avait été dressée dans l’ombre contre le gouvernement français, et c’est aussi dès le 26 juillet, c’est-à-dire bien avant la longue série des mobilisations, que le gouvernement impérial avait secrètement composé ce texte cynique : L’Allemagne n’a en vue aucun acte d’hostilité contre la Belgique. Si la Belgique consent, dans la guerre imminente, à prendre une attitude de neutralité bienveillante envers l’Allemagne, le gouvernement allemand, de son côté, non seulement s’engage, pour la conclusion de la paix, à garantir le royaume et ses possessions dans toute leur étendue, mais est même disposé à accueillir de la manière la plus bienveillante les réclamations éventuelles du royaume relatives à des compensations territoriales aux frais de la France. Lorsque, le 2 août, la Wilhelmstrasse a envoyé à M. de Below-Saleske l’ordre attendu de signifier cet ultimatum, elle a pris deux précautions. Elle a supprimé la dernière phrase, craignant, sans doute, de révolter davantage encore la conscience belge ; et elle a adressé à son ministre cette recommandation hypocrite : Le gouvernement de là-bas (la Belgique) doit demeurer sous l’impression que toutes ces instructions ne vous sont parvenues qu’aujourd’hui. Mais, malgré ces savantes dissimulations, l’ultimatum était là, depuis le 26, serré dans un meuble de la légation d’Allemagne. Le crime a donc été commis avec la circonstance aggravante de la préméditation.

Sans rien pouvoir encore pressentir de ces louches combinaisons, la Belgique, jalouse de son indépendance, était de plus en plus inquiète pour sa neutralité ; et le 31, notre ministre à Bruxelles, M. Klobukowski, écrivait à M. Viviani : « La nouvelle annonçant que l’Empereur allemand avait décrété l’état de menace de guerre a produit ici une émotion d’autant plus vive que les télégrammes du matin faisaient pressentir une légère détente. M. Davignon, que j’ai pu voir aussitôt à 2 h. 30, s’est montré fort impressionné. « Et sans doute, m’a-t-il demandé, le gouvernement français va prendre « des mesures correspondantes ? » L’instant m’a semblé opportun de lui dire que, sans avoir mission de lui faire une déclaration, je croyais cependant avoir toute autorité pour lui donner l’assurance éventuelle que le gouvernement de la République ne violerait pas le premier le territoire belge. Le ministre des Affaires étrangères m’a répondu que le gouvernement royal, confiant dans l’attitude amicale de la France à son égard, avait toujours pensé qu’il en serait ainsi et m’a remercié vivement. MM. les ministres de Russie et d’Angleterre m’ont témoigné leur satisfaction que j’aie donné cette assurance au ministre belge des Affaires étrangères. »

Le soir même, M. Klobukowski télégraphie que, par mesure de prudence, le gouvernement belge a, lui aussi, décidé la mobilisation.

Le Luxembourg n’est pas plus rassuré. On y est convaincu qu’en décrétant le Kriegsgefahrzustand l’Allemagne procède déjà à la mobilisation générale. Les trains sur Metz sont supprimés. M. Eyschen, ministre d’État, se rend à notre légation. Il vient prier M. Mollard de demander au gouvernement français une déclaration officielle, assurant qu’en cas de conflit la France respectera la neutralité du Luxembourg. « Avez-vous reçu une déclaration analogue du gouvernement allemand ? interroge M. Mollard. — Je vais la demander au ministre d’Allemagne. » M. Eyschen se rend, en effet, à la légation d’Allemagne et revient peu de temps après à la légation de France. Il s’est plaint à M. von Buch des mesures de suspicion prises par l’Allemagne contre un voisin neutre : ponts de Schengen et de Renich sur la Moselle, fermés avec des voitures ; pont de Vormeldange barré avec des cordes. Les Allemands ne laissent plus sortir de leur territoire ni blé, ni bétail, ni autos. Le ministre d’Allemagne a promis que la circulation serait rétablie le jour, mais interdite la nuit. Pour la neutralité, il a répondu : « Cela va de soi, mais il faudrait que le gouvernement français prît le même engagement. »

Nous nous empressons de promettre au Luxembourg ce que M. Klobukowski a déjà promis à la Belgique. Le gouvernement français ne songe guère à envahir des territoires voisins. Ses armées restent toujours, l’arme au pied, à dix kilomètres en deçà de nos frontières.

Comme je l’ai dit, le Conseil des ministres se réunit, une fois encore, dans la soirée. Il prend connaissance des plus importantes de toutes ces communications. Il apprend successivement la mobilisation autrichienne et la mobilisation russe. M. Viviani lui lit également, avec une visible satisfaction, des télégrammes de M. Barrère. Le marquis de San Giuliano a confié, sous le sceau du secret, à notre ambassadeur que le gouvernement italien serait porté à considérer l’attaque de l’Autriche et de la Serbie comme un acte d’agression de nature à libérer l’Italie des obligations de la Triple-Alliance, contractées en vue de la défensive et parfaitement conciliables avec nos accords de 1902. Le marquis de San Giuliano a toutefois ajouté, avec une finesse digne de M. Tittoni, que cette abstention de l’Italie était naturellement subordonnée à la sagesse dont feraient preuve la France et la Russie.

Pendant la séance du Conseil, le préfet de police, M. Hennion, nous informe que Jean Jaurès vient d’être assassiné dans un café. Par qui ? Par un fou ? ou par un adversaire politique aveuglé de fanatisme ? Nous ne le savons pas. Le grand orateur socialiste s’est, depuis une huitaine de jours, rapproché du gouvernement et il a chaleureusement soutenu l’action pacifique de M. Viviani. Nul doute que son patriotisme et sa générosité d’âme n’eussent fait de lui, en cas de guerre, comme de Guesde et de Sembat, le collaborateur précieux d’un cabinet de défense nationale. Quel crime abominable et sot ! Je fais porter un mot à Mme J. Jaurès pour lui exprimer mon indignation et ma tristesse. Je télégraphie également à l’amiral Jaurès, frère de la victime, pour lui témoigner mes sympathies. À la suite de ce meurtre, le préfet craint des troubles graves. Il demande instamment que deux régiments de cavalerie, qui sont sur le point de partir pour l’Est, ne s’éloignent pas immédiatement. Il faut bien nous résigner à lui donner satisfaction. L’identité de l’assassin est établie pendant la nuit. Il s’appelle Raoul Villain ; il est fils d’un greffier de Reims ; sa mère a été enfermée dans une maison de santé et il semble que, lui-même, il soit un détraqué. Les députés socialistes, douloureusement attristés de la perte qu’ils font, s’emploient tous cependant à maintenir le calme. Ils donnent au gouvernement l’assurance qu’il ne sera pas troublé. M. Maurice Barrès écrit publiquement une très belle lettre de condoléances à Mme Jaurès. C’est, hélas ! dans le sang, et peut-être demain pour et par le sang, que se scelle l’union nationale. Contrairement aux prévisions pessimistes de M. Hennion, il ne se produit pas le moindre trouble dans Paris. La ville est digne et silencieuse.


Samedi 1er août. — Le gouvernement britannique nous paraît toujours bien lent à se décider. S’il avait parlé plus tôt et plus haut, s’il avait proclamé, dès le début, qu’il ne laisserait pas attaquer la France, l’Allemagne ne se serait-elle pas plus vite et plus fermement interposée auprès de l’Autriche ? C’est une question que, ni M. Viviani, ni ses collègues, ni moi, nous n’avons la prétention de résoudre. Mais après ce que nous ont tant de fois écrit et télégraphié MM. Paul et Jules Cambon, nous ne saurions nous défendre de nous la poser tout bas. Sir Ed. Grey a cependant fait tout ce qu’il a pu tenter jusqu’ici sans rompre l’union de son cabinet et il a fini par tenir hier au prince Lichnowsky un langage beaucoup plus net. C’est ce que nous rapporte M. Paul Cambon dans une dépêche, qui, datée du 31 juillet, nous arrive le 1er août et nous confirme le télégramme d’hier : Au début de notre entretien d’aujourd’hui (vendredi 31), sir Ed. Grey m’a dit que le prince Lichnowsky lui avait demandé si l’Angleterre observerait la neutralité dans le conflit qui se prépare. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères lui a répondu que, si le conflit devenait général, l’Angleterre ne pourrait pas rester neutre et notamment que, si la France y était impliquée, l’Angleterre y serait entraînée. J’ai interrogé alors sir Ed. Grey sur la délibération du Conseil qui avait eu lieu ce matin (31 juillet). Il m’a répondu que le cabinet avait pensé que, pour le moment, le gouvernement britannique ne pouvait nous garantir son intervention ; qu’il avait l’intention de s’entremettre pour obtenir de l’Allemagne et de la France l’engagement de respecter la neutralité belge, mais que, pour envisager une intervention, il convenait d’attendre que la situation se développât. L’opinion publique en Angleterre et l’état d’esprit actuel du Parlement ne permettent pas au gouvernement de prendre, dès à présent, un engagement formel. On considère que le prochain conflit va jeter le trouble dans les finances européennes, que l’Angleterre est à la veille d’une crise commerciale et financière sans précédent et que la neutralité de l’Angleterre peut être le seul moyen d’empêcher la ruine complète du crédit européen. Le cabinet ne peut engager le Parlement sans l’avoir consulté. La question de la neutralité belge peut être un facteur important et c’est probablement sur ce point que le Parlement interrogera d’abord le cabinet. Enfin, on veut attendre quelque fait nouveau, le dissentiment entre la Russie, l’Autriche et l’Allemagne portant sur une question qui n’intéresse en rien la Grande-Bretagne. J’ai demandé à sir Ed. Grey si, pour intervenir, le gouvernement britannique attendrait l’envahissement du territoire français et j’ai fait observer qu’alors l’intervention serait trop tardive. Il m’a répondu en faisant allusion à la possibilité de la remise à la France d’un ultimatum ou de telle communication comminatoire. Ce serait là un de ces faits pouvant autoriser le gouvernement à proposer aux Chambres une intervention. J’ai repris que les mesures déjà adoptées sur notre frontière par l’Allemagne révélaient des intentions d’agression prochaine, que, si l’Angleterre restait indifférente, elle renouvellerait son erreur de 1870, quand elle n’avait pas envisagé les dangers de la constitution d’une formidable Allemagne au centre de l’Europe. J’ai ajouté qu’aujourd’hui l’erreur serait plus grave ; car l’Angleterre, restée seule en présence de l’Allemagne, si cette Puissance était victorieuse, se trouverait dans un état de dépendance. J’ai dit aussi qu’en France on comptait sur le concours de l’Angleterre et que, s’il nous faisait défaut, les partisans d’une entente avec l’Allemagne en dehors de l’Angleterre pourraient soutenir que leurs vues étaient justifiées. En terminant, j’ai prié sir Ed. Grey de saisir de nouveau le cabinet de ces considérations et d’insister pour que des garanties nous fussent données sans retard…

À onze heures, pendant le Conseil des ministres, M. Viviani est rappelé au Quai d’Orsay. C’est M. de Schœn qui, sans attendre l’heure qu’il a indiquée hier, vient demander la réponse à la question qu’il lui a posée : « Que ferait la France si la guerre éclatait entre l’Allemagne et la Russie ? » M. Viviani répond, comme, d’accord avec moi, il l’avait annoncé au Conseil : « La France s’inspirera de ses intérêts. » L’ambassadeur reste un instant silencieux et reprend : « J’avoue que ma question est un peu naïve. Vous avez un traité d’alliance ? — Parfaitement. » Sur quoi, malgré ce qu’il a dit hier, M. de Schœn ne demande plus ses passeports et paraît presque satisfait.

La conversation continue, très courtoise de part et d’autre. M. Viviani explique lui-même le caractère indécis de sa déclaration par le fait que, depuis hier, il trouve la situation améliorée. L’Autriche-Hongrie a déclaré qu’elle ne voulait pas porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Serbie. Sir Ed. Grey renouvelle ses démarches pour l’ouverture de négociations à quatre et la suspension des préparatifs militaires. « À quoi tend l’ultimatum de l’Allemagne ? demande M. Viviani. Il peut tout briser. La Russie et l’Autriche vont peut-être s’accorder. Voilà huit jours que nous cherchons ce résultat. » M. de Schœn s’excuse de n’avoir pas de renseignements sur l’état des pourparlers engagés ; il assure qu’il aime beaucoup la France et fera tout ce qui dépendra de lui en faveur de la paix. M. Viviani le remercie et revient à l’Élysée, le front moins soucieux. Il annonce aux ministres assemblés que l’ambassadeur n’a plus parlé de son départ et que tout est peut-être sur le point de s’arranger. Je voudrais l’espérer, mais j’ai le sentiment que M. de Schœn n’est pas venu hier soir et ce matin, pour se contenter maintenant d’une réponse dilatoire.

M. Messimy, ministre de la Guerre, a reçu, dès huit heures du matin, une nouvelle note du général Joffre. D’après les renseignements que possède le généralissime, l’Allemagne, sous le couvert du Kriegsgefahrzustand, est maîtresse de procéder, en fait, à une mobilisation intégrale, et elle n’y manque point. Je vous répète ce que je vous ai dit hier, insiste le général Joffre : si le gouvernement tarde à donner l’ordre de mobilisation générale, il m’est impossible de continuer à assumer la responsabilité écrasante des hautes fonctions dont sa confiance m’a investi. Très frappé de cet appel réitéré, M. Messimy m’a amené le général à neuf heures et m’a demandé de l’autoriser à présenter au Conseil des observations techniques. Entendu par les ministres, Joffre leur apparaît sous la figure placide d’un homme calme et décidé, qui redoute seulement que la France, devancée par la mobilisation allemande, la plus rapide de toutes, ne se trouve bientôt dans un état irrémédiable d’infériorité. Le Conseil, qui a remis hier à ce matin l’examen de la question, ne croit plus pouvoir reculer l’ordre de mobilisation. Le ministre de la Guerre est autorisé à l’expédier, l’après-midi, à quatre heures.

À peine le Conseil est-il terminé qu’un télégramme de M. Maurice Paléologue, parti de Saint-Pétersbourg à 1 h. 25 du matin et arrivé à Paris à 12 h. 50, vient nous apporter une preuve surabondante de l’impossibilité d’ajourner la mobilisation : L’ambassadeur d’Allemagne vient de déclarer au gouvernement russe que la mobilisation générale allemande sera ordonnée demain matin 1er août. Cette décision était donc prise à Berlin dès hier, alors que nous-mêmes nous avions, au contraire, retardé la nôtre. Mais le télégramme de M. Paléologue est incomplet et l’Allemagne ne s’est pas contentée à Pétersbourg d’annoncer pour ce matin sa propre mobilisation. M. Isvolsky informe M. Viviani qu’en réalité le comte de Pourtalès est venu, à minuit, déclarer à M. Sazonoff, d’ordre de son gouvernement, que si, dans les douze heures, c’est-à-dire le samedi 1er août, à midi, la Russie ne commence pas sa démobilisation, non seulement du côté de l’Allemagne, mais du côté de l’Autriche, le gouvernement de Berlin se verra obligé de décréter lui-même sa mobilisation. En d’autres termes, la Russie est sommée de démobiliser. Devant cette injonction, M. Sazonoff a demandé à l’ambassadeur d’Allemagne : « Votre démarche signifie-t-elle la guerre ? — Non, a répondu M. de Pourtalès, mais on en est très près. »

Vers cinq heures et demie de l’après-midi, M. Viviani reçoit de nouveau la visite de M. de Schœn.

L’ambassadeur vient seulement de lire un télégramme (no 184) de M. Bethmann-Hollweg, parti de Berlin à 1 h. 5 et ainsi conçu : Votre Excellence est autorisée, le cas échéant, à accorder au gouvernement français, pour répondre à notre proposition éventuelle, un délai supplémentaire de deux heures, jusqu’à trois heures, heure française. La proposition éventuelle, c’était non seulement celle qui avait trait à la neutralité, mais aussi celle qui concernait l’occupation de Toul et de Verdun.

Trois heures sont passées. M. de Schœn court donc au Quai d’Orsay, et, après avoir vu M. Viviani, il rend compte en ces termes à la Wilhelmstrasse de cette nouvelle conversation : Paris, le 1er août 1914, 7 h, soir. Le télégramme 184 ne m’est parvenu qu’après trois heures. Dans un nouvel entretien avec le président du Conseil à 5 h. 30, celui-ci, en dépit de mon insistance, maintient la formule de cette après-midi au sujet de l’attitude de la France au cas d’une guerre russo-allemande. Le président du Conseil m’a déclaré que la mobilisation qu’on venait d’ordonner (premier jour dimanche) ne signifiait nullement des intentions agressives, ce qui serait également confirmé dans la proclamation. Il y avait toujours place pour la continuation des négociations sur la base de la proposition de sir Ed. Grey, à laquelle la France donne son assentiment et qu’elle soutient chaleureusement. On a pris soin, du côté français, d’éviter les incidents de frontière par l’évacuation d’une zone de dix kilomètres. Il ne pouvait pas renoncer à l’espoir de sauvegarder la paix. Schœn.

Quiconque a connu M. Viviani ne mettra pas un seul instant en doute la sincérité de ses déclarations. Comme nous tous, jusqu’à la dernière heure, il refusait de croire à une rupture définitive. C’était cet espoir obstiné d’un miracle sauveur qui avait déterminé le Conseil des ministres à maintenir le repli des troupes à dix kilomètres de la frontière, malgré l’annonce de la mobilisation pour le lendemain, et comme M. Messimy craignait que les militaires ne vissent quelque désaccord entre les deux prescriptions et que la cavalerie notamment ne se crût libre de dépasser la ligne fixée, il a encore envoyé, le soir du {1er août, à 22 h. 30, une instruction précise ; il m’a même demandé, et je lui ai donné, l’autorisation d’y invoquer mon nom ; c’est le télégramme de M. Messimy à l’État-major général : Le ministre de la Guerre insiste encore, de la part du Président de la République, et pour des raisons diplomatiques sérieuses, sur la nécessité de ne pas franchir la ligne de démarcation indiquée par le télégramme du 30 juillet et rappelée par un télégramme d’aujourd’hui. Cette interdiction s’applique aussi bien à la cavalerie qu’aux autres armes. Aucune patrouille, aucune reconnaissance, aucun poste, aucun élément, ne doit se trouver à l’est de ladite ligne. Quiconque l’aurait franchie serait passible du conseil de guerre et ce n’est qu’en cas d’attaque bien caractérisée qu’il sera permis de transgresser cet ordre, qui sera communiqué à toutes les troupes.

Le Conseil tenait donc essentiellement à ce qu’on ne pût, ni tirer des conséquences dangereuses des mesures militaires que la nécessité l’avait forcé à prendre, ni en dénaturer le caractère aux yeux du monde. Il a même jugé bon d’interpréter publiquement devant le pays l’acte grave qu’il venait d’accomplir. M. Viviani a préparé à la hâte, sur la table même du Conseil, un manifeste destiné à être affiché dans toutes les communes de France. Il nous a lu son texte et il m’a demandé si je consentirais à le signer moi-même avec tous les ministres. J’ai accepté, après avoir proposé au Conseil de légères modifications de pure forme, qui ont été admises sans la moindre objection.

J’ai soigneusement conservé, comme un émouvant souvenir de ces horribles journées, le manuscrit de M. René Viviani. Il a été jeté d’une écriture fébrile sur deux feuilles de papier à lettres, à en-tête de la Présidence de la République. Il contient toutes les phrases essentielles du manifeste qui a été placardé, et notamment celles-ci : Depuis quelques jours, l’état de l’Europe s’est considérablement aggravé et, en dépit des efforts de la diplomatie, l’horizon s’est assombri. M. Viviani avait, d’abord, écrit : de la diplomatie. Il a ensuite corrigé la par notre et il est revenu finalement à l’article la pour ne désobliger aucune nation. Le texte du manuscrit continue : À l’heure présente, la plupart des pays d’Europe ont mobilisé leurs forces, même les pays protégés par la déclaration de neutralité. Sur mon observation que la Suisse n’avait pas mobilisé, le Conseil a remanié ce passage comme il suit : À l’heure présente, la plupart des nations ont mobilisé leurs forces. Même des pays protégés par la neutralité ont cru devoir prendre cette mesure à titre de précaution. Vient ensuite ce passage qui, dans la pensée de M. Viviani concerne l’Allemagne : Des puissances dont la législation constitutionnelle ou militaire ne ressemble pas à la nôtre ont, sans avoir pris un décret de mobilisation, commencé et poursuivi des préparatifs qui équivalent, en réalité, à la mobilisation même et n’en sont que l’exécution anticipée. La France, qui a toujours affirmé ses volontés pacifiques, qui a, dans des jours tragiques, donné à l’Europe des conseils de modération et un vivant exemple de sagesse, qui a multiplié ses efforts pour maintenir la paix du monde, s’est elle-même préparée à toutes les éventualités, et a pris, dès maintenant, les premières dispositions indispensables à la sauvegarde de son territoire. Mais notre législation ne permet pas de rendre ces préparatifs complets s’il n’intervient pas un décret de mobilisation. Soucieux de sa responsabilité, sentant qu’il manquerait à un devoir sacré s’il laissait les choses en l’état, le gouvernement vient de prendre le décret qu’impose la situation. Toutes ces phrases, qui sont celles du manifeste définitif, sont, à quelques mots près, de la main de M. Viviani, et elles expriment, comme toutes les autres, du reste, la pensée unanime du cabinet.

Le manuscrit contient également la fameuse déclaration : La mobilisation n’est pas la guerre, qui a été si souvent raillée, en ces dernières années, par des exégètes maussades. M. Viviani avait écrit : La mobilisation n’est pas la guerre. Dans les circonstances présentes, elle apparaît comme le meilleur moyen d’assurer la paix dans la dignité et l’honneur. Le texte définitif est resté à peu près le même : La mobilisation n’est pas la guerre. Dans les circonstances présentes, elle apparaît, au contraire, comme le meilleur moyen d’assurer la paix dans l’honneur. Ce langage est évidemment le seul qui puisse sauvegarder les dernières chances de détente. Le gouvernement serait impardonnable de ne pas le tenir à la France et à l’Europe.

Nous terminons ainsi : Fort de son ardent désir d’aboutir à une solution pacifique de la crise, le gouvernement, à l’abri de ces précautions nécessaires, continuera ses efforts diplomatiques et il espère encore réussir.

Il compte sur le sang-froid de cette noble nation pour qu’elle ne se laisse pas aller à une émotion injustifiée. Il compte sur le patriotisme de tous les Français et sait qu’il n’en est pas un seul qui ne soit prêt à faire son devoir.

À cette heure, il n’y a plus de partis. Il y a la France éternelle, la France pacifique et résolue. Il y a la patrie du droit et de la justice, tout entière unie dans le calme, la vigilance et la dignité.

Le cabinet a donc lui-même, dans la préparation de ce manifeste, donné l’exemple de l’union qu’il recommande au pays. À la sortie du Conseil, lorsque M. Malvy lit ce texte aux nombreux journalistes accourus dans les salons de la place Beauvau, ils sont tous profondément émus et poussent ensemble un même cri de « Vive la France ! »

Pour que l’acte du gouvernement ne puisse être inexactement interprété en Angleterre, M. René Viviani prie immédiatement M. Paul Cambon de rappeler à sir Ed. Grey que le décret de mobilisation est une mesure essentielle de préservation nationale, que la France n’a cessé de donner à la Russie, d’accord avec le gouvernement britannique, des conseils de modération, que ces conseils ont été écoutés, que dès le début M. Sazonoff a exercé une pression sur la Serbie pour qu’elle fît toutes les concessions compatibles avec sa souveraineté, que le ministre russe, donnant un nouveau témoignage de son esprit de conciliation, a ensuite engagé avec l’Autriche une négociation directe ; qu’il a enfin consenti à laisser les puissances les moins intéressées rechercher les moyens d’apaiser le conflit ; qu’il a, conformément au désir exprimé par sir G. Buchanan, accepté de modifier la première formule présentée par la Russie ; qu’il semblait donc facile d’établir un accord entre les vues de l’Autriche, de l’Angleterre et de la Russie ; qu’au cours même des pourparlers la mobilisation est intervenue en Autriche et en Russie, que l’Allemagne, après avoir proclamé le Kriegsgefahrzustand, a annoncé à Pétersbourg sa propre mobilisation ; que nous nous sommes alors trouvés dans l’obligation de prendre la même précaution que les autres puissances, mais que nous demeurons décidés à tout faire encore pour tâcher d’éviter la guerre.

Les hésitations du cabinet anglais et les divisions qui les causent n’en continuent pas moins. M. Paul Cambon nous télégraphie à la fin de l’après-midi du 1er août : Londres, 1er août 1914, 6 h. 24. Reçu à Paris à 22 h. 5. Secret. Sir Ed. Grey m’a dit que, dans le Conseil de ce matin, le cabinet avait, de nouveau, envisagé la situation, mais s’était séparé sans prendre de décision. Je lui ai communiqué vos télégrammes relatifs aux démarches de M. de Schœn et aux actes d’agression des Allemands sur notre frontière. J’ai fait remarquer qu’il y avait là une situation nouvelle et que dès ce soir peut-être les relations diplomatiques seraient rompues entre Paris et Berlin, que nous étions exposés à une invasion par notre frontière de terre et à des démonstrations des escadres allemandes sur nos côtes d’autant plus dangereuses que, d’accord avec l’Angleterre, nous avions concentré le gros de nos forces navales dans la Méditerranée. Le secrétaire d’État m’a répondu que, l’Allemagne ayant réclamé de l’Angleterre une déclaration de neutralité et ne l’ayant pas obtenue, le gouvernement britannique était toujours maître de son action, que si le gouvernement ne se montrait pas favorable à un débarquement de troupes anglaises sur le continent, qui, pense-t-il, serait mal accueilli par l’opinion, il y avait d’autres points où l’intervention lui paraîtrait sans doute justifiée.

Ainsi, le 1er août, à la fin de la journée, le gouvernement anglais ne s’est pas encore décidé à intervenir et, s’il intervient, il paraît certain que ce ne sera pas sur terre. Si MM. Asquith et Churchill étaient seuls avec sir Ed. Grey, les choses iraient autrement, mais, de plus en plus, ils ont à compter avec les résistances de certains de leurs collègues.

Pendant ce temps, M. Dumaine nous télégraphie qu’il a l’impression que la chancellerie allemande a pris en main la direction de la politique austro-hongroise. En réalité, ce n’est pas la chancellerie, c’est l’État-major allemand qui a pris cette direction. On a vu que, le 30, un peu avant minuit, M. de Bethmann-Hollweg a télégraphié à Tschirschky de ne pas communiquer à Vienne les conseils de modération précédemment envoyés et que le champ a été laissé libre au général de Moltke. Le 31, le Conseil des ministres, réuni à Vienne, pour examiner les propositions anglaises, a refusé d’arrêter les troupes d’invasion à Belgrade. François-Joseph a télégraphié à Guillaume II : Un nouveau sauvetage de la Serbie par une intervention russe entraînerait pour mes États les conséquences les plus sérieuses et il m’est, en conséquence, impossible d’admettre une pareille intervention. J’ai conscience de la portée de mes résolutions. Le comte Berchtold a, à son tour, déclaré que la cessation des hostilités commencées contre la Serbie était impossible et qu’accepter la proposition anglaise, ce serait avoir travaillé pour rien. Il fallait en finir, une fois pour toutes, avec la Serbie. Derechef, la bonne volonté de sir Ed. Grey se brise contre la mauvaise volonté de l’Autriche.

De son côté, M. Jules Cambon nous avertit qu’on distribue dans les rues de Berlin des éditions spéciales des journaux, annonçant que la mobilisation générale de la flotte et de l’armée est ordonnée et que le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août.

Tous ces refus de Vienne, tous ces mouvements de troupes ne découragent cependant ni les tentatives de conciliation de l’Angleterre ni les nôtres. Sur la fin de l’après-dîner, sir Francis Bertie me demande audience et, d’ordre de son gouvernement, me communique cette note :

Vous demanderez immédiatement une audience au Président pour lui communiquer le télégramme suivant adressé par le roi George V à l’empereur de Russie :

Mon gouvernement a reçu la déclaration suivante du gouvernement allemand : « Le 29 juillet, l’empereur de Russie a demandé par télégramme à l’empereur d’Allemagne d’offrir sa médiation entre la Russie et l’Autriche. Le Kaiser déclara aussitôt qu’il y était prêt : il télégraphia au Tsar et fit la démarche demandée à Vienne. Sans attendre le résultat de cette intervention, la Russie mobilisa contre l’Autriche. Par télégramme, le Kaiser fit savoir à l’empereur d’Autriche[8] que par là son effort de médiation serait rendu presque illusoire. Le Kaiser demandait, en outre, au Tsar de suspendre ses opérations militaires contre l’Autriche[9]. Ceci ne fut pas fait. Néanmoins le gouvernement allemand poursuivit sa médiation à Vienne. Sur ce point, le gouvernement allemand est allé à l’extrême limite de ce qui peut être suggéré à un État souverain qui est l’allié de l’Allemagne. Les propositions faites à Vienne par le gouvernement allemand étaient entièrement conçues d’après les grandes lignes suggérées par l’Angleterre et le gouvernement allemand les appuya à Vienne ce matin[10]. Pendant les délibérations du cabinet et avant leur fin, l’ambassadeur d’Allemagne à Pétersbourg annonça la mobilisation générale de l’armée et de la flotte russes. Étant donnée cette action de la Russie, la réponse autrichienne aux propositions allemandes de médiation, qui étaient encore en discussion, ne fut pas donnée[11]. Cette action de la part de la Russie est aussi dirigée contre l’Allemagne, c’est-à-dire contre la Puissance dont la médiation a été invoquée par le Tsar. Nous avons été obligés de répondre par de sérieuses contre-mesures à cette action que nous devions considérer comme hostile, si nous ne voulions pas mettre en danger la sécurité de notre pays. Il ne nous est pas possible de rester inactifs en face de la mobilisation russe sur notre frontière. Nous avons donc informé la Russie qu’à moins qu’elle ne soit préparée à suspendre dans un délai de douze heures les mesures d’apparence guerrière contre l’Allemagne et l’Autriche nous serions obligés de mobiliser et que ceci signifierait la guerre[12]. Nous avons demandé à la France si elle observerait la neutralité pendant une guerre russo-allemande. » Je ne puis m’empêcher de penser que quelque malentendu a produit cet arrêt (point mort). Je suis particulièrement anxieux de ne laisser échapper aucune possibilité d’écarter la terrible calamité qui à présent menace le monde entier. En conséquence, je fais un appel personnel à Vous pour écarter le malentendu que je sens s’être produit et pour laisser encore ouvert un terrain pour la négociation et la paix possible. Si vous croyez que je puis, en quelque façon, contribuer à ce si important objet, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour aider à la réouverture des conversations interrompues entre les Puissances intéressées. J’ai la ferme confiance que Vous êtes aussi désireux que moi-même que tout ce qui est possible soit fait pour assurer la paix du monde. Signé : George I. et R.

Je communique cette note à M. Viviani et il est d’accord avec moi pour approuver cette nouvelle initiative et pour s’y associer, comme à toutes les précédentes. Le Tsar est, du reste, allé au-devant du roi d’Angleterre, puisque, dans l’après-midi, dès 14 h. 6, il a télégraphié au Kaiser : J’ai reçu ton télégramme. Je comprends que tu sois forcé de mobiliser, mais je voudrais obtenir de toi la même garantie que celle que je t’ai donnée, à savoir que ces mesures ne signifient pas la guerre et que nous continuerons à négocier pour le salut de nos deux pays et de la paix générale, qui est si chère à notre cœur. Notre amitié de longue date réussira, avec l’aide de Dieu, à empêcher l’effusion du sang. Plein de confiance, j’attends d’urgence ta réponse. Nicolas II.

Au même moment, M. Sazonoff reçoit la visite de l’ambassadeur d’Autriche, qui lui dit : « Mon gouvernement accepte de discuter avec les Puissances le fond de l’ultimatum que nous avons adressé à la Serbie. » Si tardive que soit cette proposition, M. Sazonoff l’accepte avec un joyeux empressement et il exprime le désir que le gouvernement anglais se charge de diriger les négociations. Il demande toutefois que l’Autriche arrête ses opérations en Serbie et c’est malheureusement ce à quoi ne consent pas l’Autriche. Le ministre russe des Affaires étrangères informe son ambassadeur à Berlin de cette démarche et de sa réponse.

M. Jules Cambon, renseigné par son collègue, nous télégraphie que ces conversations sont forcément inopérantes après l’ultimatum de l’Allemagne. On peut même, dit-il, se demander si, dans de telles conditions, l’acceptation de l’Autriche était sérieuse ou si, au contraire, elle n’avait pas pour objet de faire peser sur la Russie la responsabilité du conflit. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin a fait, dans la nuit, un pressant appel aux sentiments d’humanité de M. de Jagow. Le secrétaire d’État allemand a répondu que la question était trop engagée et qu’il fallait maintenant attendre la réponse russe à l’ultimatum allemand. M. de Jagow a précisé, devant sir E. Goschen, que cet ultimatum exigeait le retrait de la mobilisation russe, non seulement du côté de l’Allemagne, mais encore du côté de l’Autriche. Sir E. Goschen s’en est vivement étonné et a déclaré que ce point semblait inacceptable pour la Russie. M. Jules Cambon estime que l’ultimatum de l’Allemagne, intervenant à l’heure précise où l’accord semble sur le point de s’établir entre Vienne et Saint-Pétersbourg, est la démonstration de sa politique belliqueuse.

Et voici qui n’est pas moins troublant. Pendant que M. Viviani confirme à sir Francis Bertie la promesse que nous avons spontanément faite à la Belgique de respecter sa neutralité, M. de Jagow, interrogé par sir E. Goschen, sur le même sujet, répond évasivement : « Je prendrai les ordres de l’Empereur et du chancelier, mais je doute que nous soyons en mesure de donner une réponse, car l’Allemagne ne peut ainsi découvrir ses projets militaires. »

Cette manière de biaiser ne satisfait naturellement pas l’Angleterre. Sir Ed. Grey saisit le cabinet britannique et demande à ses collègues l’autorisation de dire lundi à la Chambre des communes que le gouvernement de Sa Majesté ne permettra pas une violation de la neutralité belge.

Vers six heures du soir, la neutralité luxembourgeoise est elle-même violée, au village et à la gare de Trois-Vierges, par un détachement allemand du 69e régiment d’infanterie de Trèves.

La nuit arrive sans que nous connaissions la vérité sur ce qui se passe à Saint-Pétersbourg. Je me jette à peine quelques instants sur mon lit, l’angoisse au cœur.


CHAPITRE VII


L’ALLEMAGNE DÉCLARE LA GUERRE À LA RUSSIE. — INCURSIONS ALLEMANDES SUR NOTRE TERRITOIRE. — VIOLATION DE LA NEUTRALITÉ LUXEMBOURGEOISE. — RÉPONSE DU ROI D’ANGLETERRE. — REMANIEMENT MINISTÉRIEL. — LA NEUTRALITÉ ITALIENNE. — ULTIMATUM À LA BELGIQUE. — L’ALLEMAGNE DÉCLARE LA GUERRE À LA FRANCE. — DISCOURS DE SIR ED. GREY AUX COMMUNES. — LES SÉANCES DU 4 AOÛT 1914 AU SÉNAT ET À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.


Nuit du samedi 1er au dimanche 2 août. — Aucun télégramme de Pétersbourg. Mais, vers onze heures et demie du soir, M. Isvolsky se présente à l’Élysée et demande à me voir d’urgence. Je descends à mon cabinet du rez-de-chaussée et dis à l’officier de service d’introduire l’ambassadeur. M. Isvolsky entre l’air sombre et le visage décomposé. Il m’annonce que l’Allemagne vient de déclarer la guerre à la Russie et, d’une voix qui tremble d’émotion, ajoute : « À une heure aussi tragique, j’ai cru devoir, monsieur le Président, m’adresser au chef de l’État allié pour lui poser une question : « Que va faire la France ? » Et il reste là, devant moi, ne ressemblant en rien, je l’affirme, à l’image légendaire qu’on a souvent donnée de lui depuis sa mort. Loin de se féliciter ou de se réjouir de ce qu’on a appelé « sa guerre », il en est épouvanté. De mon côté, je ne m’attendais point à ce que l’Allemagne accomplît aussi brusquement l’acte irréparable. Dans la douleur qui m’étreint, ce n’est guère, je l’avoue, à la Russie que je pense ; c’est surtout à la France menacée. Je réponds à l’ambassadeur qu’il appartient au gouvernement seul de se prononcer sur la question qu’il m’adresse, que je vais faire convoquer immédiatement les ministres, qu’ils seront, je le suppose, d’avis de tenir les engagements de l’alliance, mais que je crois de l’intérêt de la France et même de l’intérêt de la Russie de retarder de quelques jours l’accomplissement de nos obligations, d’abord parce que mieux vaut pousser plus loin notre mobilisation avant l’entrée en guerre, ensuite et surtout parce que nous préférerions, à tous égards, n’avoir pas à déclarer nous-mêmes la guerre à l’Allemagne et lui laisser le triste honneur de l’initiative.

Je fais appeler les ministres. Ils arrivent très rapidement à l’Élysée, sauf M. Cuyba, qui n’a pas été touché par la convocation. Je mets le Conseil au courant de la démarche de M. Isvolsky. Il approuve unanimement la réponse que j’ai faite à l’ambassadeur et charge M. Viviani de la lui confirmer. M. Isvolsky est resté dans le salon des officiers. M. Viviani va l’y trouver. Il lui répète que la France tiendra ses engagements, mais que mieux vaut ne rien décider avant quelques jours. M. Isvolsky préférerait une déclaration immédiate et publique. Mais il finit par se contenter de notre réponse et s’en va, la mine lugubre.

Le Conseil continue sa séance et examine, avec un calme impressionnant, toutes les mesures de sécurité militaire, d’ordre public, de, précautions financières, qu’exigent les circonstances. Dans la nuit, arrivent, avec quelque désordre, des télégrammes de Saint-Pétersbourg.

No 332, 1er août 1914, 20 h. 30, reçu à 23 heures. Le roi George V vient de télégraphier à l’empereur Nicolas pour adresser un suprême appel à ses sentiments pacifiques. Mon collègue d’Angleterre, qui est chargé de remettre ce télégramme, a demandé aussitôt une audience au Tsar. Il sera probablement reçu cette nuit à Peterhof. M. Sazonoff, sir G. Buchanan et moi, nous venons de conférer sur la réponse que comporte l’appel de S. M. Britannique. J’ai insisté pour que l’empereur Nicolas réitère, en les accentuant au besoin, les déclarations du télégramme personnel qu’il a envoyé hier à l’empereur Guillaume et pour qu’il prie le roi George de confirmer, sinon même de garantir, à l’empereur d’Allemagne la sincérité de ces assurances. J’ai notamment fait ressortir que la réponse du Tsar ne doit laisser aucun doute sur sa volonté de sauver encore la paix ; car cette réponse décidera peut-être si l’Angleterre prendra ou non parti contre l’Allemagne. Signé : Paléologue.

No 334, 1er août 1914, 17 heures, reçu le 2 à 4 h. 38 matin. Malgré la déclaration de guerre, l’empereur Nicolas a mandé mon collègue d’Angleterre cette nuit à Peterhof. Je crois savoir qu’il répondra à l’appel du roi George dans le sens indiqué par mon télégramme 332.

Cette fois encore, le télégraphe a mis bien du temps à transmettre ce message, et, en outre, le no 334 nous arrive avant le no 333.

No 333, Pétersbourg, 2 août 1914, 0 h. 19, reçu à 14 heures. L’ambassadeur d’Allemagne vient de remettre à M. Sazonoff une déclaration de guerre.

Pour le moment, nous ne connaissons que le fait brutal. C’est seulement beaucoup plus tard que nous saurons comment il s’est produit. Le chancelier Bethmann-Hollweg, le général de Falkenhayn, ministre de la Guerre, le général de Moltke, l’amiral de Tirpitz avaient assez âprement discuté entre eux cette question : Fallait-il déclarer immédiatement la guerre à la Russie, ou s’en tenir d’abord à la mobilisation générale, ou pénétrer en territoire russe, sans déclaration préalable ? On s’était finalement décidé pour la déclaration de guerre. M. de Pourtalès avait été chargé de la porter à M. Sazonoff. Elle avait été rédigée en deux textes différents, destinés à être remis l’un ou l’autre, à dix-sept heures (heure russe), suivant que la Russie aurait répondu négativement à l’ultimatum ou n’aurait fait aucune réponse. L’ambassadeur d’Allemagne, qui n’avait reçu qu’à 17 h. 45 (heure russe) l’ordre de son gouvernement et qui n’avait pu en avoir le déchiffrement qu’une heure après, s’était senti talonné par le temps et, dans son désarroi, avait laissé à M. Sazonoff un exemplaire où coexistaient les deux rédactions.

Un incident encore plus singulier avait, dans la nuit, suivi cette méprise. Quelques heures après la déclaration de guerre, le tsar Nicolas II avait reçu du Kaiser un télégramme inexplicable : J’ai signalé hier à Ton gouvernement le seul moyen qui permette d’éviter la guerre. Bien que j’aie demandé une réponse pour aujourd’hui midi, aucun télégramme de mon ambassadeur me transmettant la réponse de Ton gouvernement ne m’est encore parvenu. J’ai été, en conséquence, obligé de mobiliser mon armée. En fait, je dois Te prier d’ordonner immédiatement à Tes troupes de ne commettre, sous aucun prétexte, la plus légère violation de nos frontières.

Dans le Livre blanc, ce télégramme a été daté faussement du 1er août 10 h. 45 matin. En réalité, c’est à 22 h. 45 que Guillaume II, après avoir remanié le projet de télégramme que lui transmettait Bethmann-Hollweg, l’a signé et expédié. Il savait, à ce moment, que le comte de Pourtalès avait déjà dû remettre la déclaration de guerre. Pourquoi le Kaiser écrit-il cependant comme si tout n’était pas consommé ? Travaille-t-il pour le Livre blanc, comme le suppose M. Paléologue ? A-t-il, comme le croient Kautsky et Basili, un peu perdu la tête ? ou bien, comme l’a pensé le Tsar au reçu du télégramme, et comme M. Renouvin paraît disposé à l’admettre, a-t-il tendu un piège à Nicky et tâché de le pousser à quelque démarche « ridicule et déshonorante » ? Quelle que soit l’explication à laquelle on s’arrête, elle ne peut rien avoir de flatteur pour Guillaume II.

Dimanche 2 août 1914. — Si l’état de guerre existe depuis hier soir entre l’Allemagne et la Russie, il n’existe pas entre l’Allemagne et nous. Jour et nuit, cependant, nos frontières sont violées. M. René Viviani télégraphie à M. Jules Cambon : Les troupes allemandes ayant aujourd’hui violé la frontière de l’Est sur plusieurs points, je vous prie de protester sans retard, par écrit, auprès du gouvernement allemand. Vous voudrez bien vous inspirer de la note suivante, que, dans l’incertitude des communications entre Paris et Berlin, j’ai adressée directement à l’ambassadeur d’Allemagne :

Les autorités administratives et militaires françaises de la région de l’Est viennent de signaler plusieurs faits que j’ai chargé l’ambassadeur de la République à Berlin de porter à la connaissance du gouvernement impérial. L’un s’est produit à Delle dans la région de Belfort : à deux reprises, le poste de douaniers français stationné dans notre localité a été l’objet d’une fusillade de la part d’un détachement de soldats allemands.

Au nord de Delle, deux patrouilles allemandes du 5e chasseurs à cheval ont franchi la frontière dans la matinée d’aujourd’hui et pénétré jusqu’aux villages de Joncherey et Baron, à plus de dix kilomètres de la frontière. L’officier qui commandait la première a brûlé la cervelle à un soldat français. Les cavaliers allemands ont emmené des chevaux que le maire français de Suarce était en train de réunir et ont forcé les habitants de la commune à conduire lesdits chevaux.

L’ambassadeur de la République à Berlin a été chargé de protester formellement auprès du gouvernement impérial contre des faits qui constituent une violation caractérisée de la frontière par des troupes allemandes en armes et que rien ne justifie dans l’état actuel. Le gouvernement de la République ne peut que laisser au gouvernement impérial l’entière responsabilité de ces actes. Signé : René Viviani.

Sur plusieurs autres points, cependant, des patrouilles allemandes d’infanterie et de cavalerie prennent plaisir à fouler notre sol. De nouveau, M. Viviani proteste auprès de M. de Schœn, qui avertit loyalement Berlin, et remarque : « Par suite de ces nouvelles, les esprits sont ici très surexcités. »

Devant la répétition éhontée de ces faits, il était impossible au gouvernement français de ne pas croire à un mot d’ordre général. L’État-major allemand a prétendu qu’il n’en était rien et que c’était seulement le 3 août (avant la déclaration de guerre, on est bien forcé de le reconnaître), qu’il avait permis « de pousser le service d’exploration au delà de la frontière ». Mais la simultanéité de toutes ces incursions exclut l’hypothèse d’incidents sporadiques et, du reste, un des cavaliers allemands capturés à Joncherey a déclaré que le lieutenant major avait dit à ses hommes : « Ordre de franchir la frontière. » Les feuilles de mobilisation de la 29e brigade de cavalerie prévoyaient, en effet, l’exécution immédiate de reconnaissances sur territoire français.

En présence de faits qui se révèlent comme systématiques, le général Joffre demande instamment au ministre de la Guerre, dans la matinée du 2, de rapporter l’ordre d’arrêt sur la ligne des dix kilomètres. Le gouvernement préfère encore attendre, et ce n’est qu’après deux heures de l’après-midi que la consigne est levée et que la liberté absolue de mouvements est rendue au général en chef. Encore, le général Joffre, en transmettant cet avis, à 17 h. 30, aux commandants d’armée, prend-il soin d’ajouter, d’accord avec M. Viviani : Pour des raisons nationales d’ordre moral et pour des raisons impérieuses d’ordre diplomatique, il est indispensable de laisser aux Allemands l’entière responsabilité des hostilités. En conséquence, et jusqu’à nouvel ordre, la couverture se bornera à rejeter au delà de la frontière toute troupe assaillante sans la poursuivre plus loin et sans entrer sur le territoire adverse.

Nous apprenons, d’autre part, que, dès le matin, les troupes allemandes ont pénétré dans le grand-duché de Luxembourg, par les ponts de Wasserbillig et de Remich, et qu’elles se sont dirigées vers la ville capitale.

Nous nous empressons de signaler cette conduite à sir Ed. Grey. Mais le cabinet britannique continue d’évoluer avec une prudente lenteur. En revenant de Londres, M. William Martin m’a rapporté la réponse du Roi. Écrite tout entière en anglais et de la main de George V, sur du papier à en-tête de Buckingham Palace, elle ne contient encore aucune assurance positive. Paralysé par les règles constitutionnelles, le souverain a dû naturellement se maintenir dans les limites que lui ont tracées les ministres responsables. Il s’exprime ainsi :

Cher et grand ami, j’apprécie hautement les sentiments qui vous ont poussé à m’écrire dans un esprit si cordial et si amical ; et je vous suis reconnaissant d’avoir exprimé vos vues si complètement et si franchement. Vous pouvez être assuré que la présente situation européenne a été pour moi cause de beaucoup de préoccupations et d’inquiétudes, et je suis heureux de penser que nos deux gouvernements ont travaillé ensemble si amicalement, en s’appliquant à trouver comme issue une solution pacifique des questions posées. Ce serait pour moi une source de réelle satisfaction si nos efforts conjoints pouvaient être couronnés de succès et je n’ai pas perdu tout espoir que les terribles événements qui semblent si proches puissent être détournés. J’admire la contrainte que vous et votre gouvernement vous vous imposez en évitant à la frontière des mesures militaires injustifiées et en adoptant une attitude qui ne peut en aucune manière être interprétée dans un sens de provocation.

Je consacre personnellement mes meilleurs efforts auprès des empereurs de Russie et d’Allemagne à trouver les moyens de retarder tout au moins les opérations militaires actuelles et de gagner ainsi du temps pour apaiser la discussion entre les Puissances. J’ai l’intention de poursuivre ces efforts sans relâche aussi longtemps qu’il reste un peu d’espoir d’arriver à un arrangement amiable.

Quant à l’attitude de mon pays, les événements changent avec une telle rapidité qu’il est difficile d’en préjuger les développements futurs. Mais vous pouvez être assuré que mon gouvernement continuera à examiner librement et loyalement avec M. Cambon tous les points qui pourraient concerner les intérêts de nos deux nations.

Croyez-moi, monsieur le Président, votre ami sincère. George I. R.

Ainsi invité à continuer les conversations, M. Paul Cambon a donc rappelé à sir Ed. Grey qu’aux termes du traité de Londres de 1867 la Grande-Bretagne et la Prusse avaient garanti la neutralité du Luxembourg et il a ajouté que la violation de la neutralité luxembourgeoise indiquait certainement le dessein de violer aussi la neutralité belge. Sir Ed. Grey a répondu qu’il avait remis au prince Lichnowsky un mémorandum précisant que l’opinion anglaise ne supporterait pas une atteinte à l’indépendance belge (Londres, 2 août no 173).

Un peu plus tard, M. Paul Cambon télégraphie de nouveau : Londres, 2 août 1914, 4 h. 40 s., reçu 18 h. 40. M. K. Hardie a organisé aujourd’hui un meeting socialiste de protestation contre une intervention de l’Angleterre dans le conflit actuel. C’est un homme sans crédit et ce meeting n’est pas sérieux ; mais il est à craindre qu’on n’en fasse état auprès du Labour party de la Chambre des communes pour l’empêcher de suivre demain le gouvernement, s’il fait une déclaration un peu nette. Un parlementaire des plus importants me dit qu’il faudrait faire adresser par les chefs du parti socialiste français à M. Ramsay Macdonald, chef du Labour party, un télégramme réclamant le concours de ce parti pour obtenir l’intervention britannique contre l’agression injustifiée des Allemands. Ce télégramme devrait être publié ce soir dans un journal de Paris et envoyé aux journaux de Londres, qui le publieraient demain matin. Il importe de le publier en même temps qu’on l’enverra à son destinataire, dont on a quelque raison de se méfier. Signé : Paul Cambon.

À la demande de M. Viviani, M. Malvy a fait venir M. Sembat et quelques autres députés socialistes, qui ont promis d’écrire immédiatement. Mais combien ces atermoiements du cabinet anglais n’aggravent-ils pas nos alarmes ! Que les pas sont lents et timides ! Coup sur coup, M. Paul Cambon nous télégraphie encore : Londres, 2 août, 5 h. 30. Reçu 20 h. 20, no 178. Très confidentiel. Dans le Conseil de ce matin, on a discuté l’envoi éventuel d’une force anglaise sur le continent. La majorité des ministres a été d’avis qu’étant donnée la situation aux Indes et en Égypte l’Angleterre ne pouvait se démunir de ses forces militaires. En me rendant compte de cette décision, sir Ed. Grey m’a dit qu’elle n’impliquait pas un refus absolu d’intervenir à terre, mais que le gouvernement se réservait de revenir sur la question suivant les développements du conflit actuel. En ce qui concerne une intervention navale, sir Ed. Grey m’a remis la déclaration dont voici la traduction : « Je suis autorisé à donner l’assurance que, si la flotte allemande pénètre dans la Manche ou traverse la mer du Nord afin d’entreprendre des opérations de guerre contre les côtes françaises ou la marine marchande française, la flotte britannique fournira toute la protection en son pouvoir. Bien entendu, cette assurance est subordonnée à cette réserve que la politique du gouvernement de Sa Majesté sera approuvée par le Parlement britannique et elle ne doit pas être considérée comme obligeant le gouvernement de Sa Majesté à agir jusqu’à ce que l’éventualité ci-dessus mentionnée d’une action de la flotte allemande se soit produite. » Sir Ed. Grey m’a prié de tenir cette déclaration secrète jusqu’à ce qu’elle ait été soumise au Parlement. Signé : Paul Cambon.

Londres, le 2 août 1914, 5 h. 40 soir, reçu 21 h. 55, no 179. Suite à mon télégramme 178. Quant à la violation du Luxembourg, le secrétaire d’État des Affaires étrangères m’a rappelé qu’au cours de la discussion du traité de 1867 lord Derby et lord Clarendon avaient déclaré que la convention différait de celle relative à la neutralité belge, en ce sens que l’Angleterre était tenue de faire respecter cette dernière convention sans le concours des autres Puissances garantes, tandis que, pour le Luxembourg, toutes les Puissances devaient agir de concert dès (un mot passé). La violation du Luxembourg est néanmoins un argument à faire valoir en prévision d’une violation de la Belgique. La neutralité belge est considérée en Angleterre comme si importante que, dans le Conseil convoqué pour ce soir, afin d’arrêter les termes des déclarations à faire demain à la Chambre des communes, sir Ed. Grey demandera à être autorisé à dire qu’une violation de cette neutralité serait considérée comme un casus belli… Signé : P. Cambon.

À Rome, en revanche, la décision est prise. Le Conseil des ministres a siégé la nuit passée et a définitivement confirmé la neutralité de l’Italie.

De son côté, M. Venizelos a spontanément déclaré à M. du Halgouët que, si les choses aboutissent à une conflagration générale, en aucun cas la Grèce ne se trouvera dans un camp opposé à celui de la Triple-Entente.

Dans la matinée et dans l’après-midi, le Conseil des ministres, réuni sous ma présidence, fait une fois de plus, sous la conduite de M. Viviani, le tour de toutes les capitales européennes. Il considère maintenant que les minutes sont comptées et que nous n’échapperons plus à la guerre. Il se félicite de l’excellente attitude de tous les partis, y compris les socialistes et la Confédération générale du Travail. Sur la proposition du ministre de l’Intérieur, le gouvernement décide, en principe, de n’arrêter aucun des individus portés au carnet B ou, en d’autres termes, considérés comme suspects. Il n’y aura d’exception que lorsque les préfets auront affaire à des anarchistes dangereux. Le Conseil soumet à ma signature un décret proclamant l’état de siège. Cette décision entraîne la convocation des Chambres dans un délai maximum de quarante-huit heures. Puisque nous n’avons pas encore de réponse précise de l’Angleterre, le gouvernement préfère ne réunir le Parlement que mardi.

Tous les ministres sont animés du plus sincère esprit de concorde. À la demande de M. Malvy, ils décident de suspendre l’application du décret qui a récemment ordonné la fermeture des établissements congréganistes. On accordera, d’autre part, aux révolutionnaires condamnés pour délits de presse le plus grand nombre de grâces qu’il sera possible.

Non ; il n’y a plus de partis. Le prince Roland Bonaparte m’écrit qu’il se met entièrement au service du gouvernement de la République. La loi de 1886 ne nous permet pas d’accueillir, de sa part, un engagement militaire. Mais je le remercie de son offre patriotique et il me répond que son hôtel reste, du moins, à notre disposition, pour l’établissement d’une ambulance.

Le croiseur de bataille Gœben et le croiseur rapide Breslau, qui étaient à Brindisi dans la nuit de vendredi à samedi, ont été signalés l’un à Tarente, l’autre à Messine. Ils descendent vers le sud, après avoir complété leur charbon, et semblent vouloir se lancer dans la Méditerranée occidentale, à la poursuite de nos bâtiments de transport militaire. Les mystérieux mouvements de ces vaisseaux de guerre s’ajoutent à tant d’autres indices pour nous donner à croire que l’Allemagne entend précipiter les choses.

Lundi 3 août 1914. — Depuis quelques jours, le ministre de la Marine, M. Gauthier, malade et surmené, nous a plusieurs fois inquiétés, ses collègues et moi, par sa nervosité. Nous lui avions recommandé hier, au Conseil de l’après-midi, de prendre de rapides mesures pour barrer le Pas-de-Calais par des torpilleurs et des sous-marins, puisque l’Angleterre n’a encore arrêté aucune disposition protectrice et que l’Allemagne peut demain profiter de ce retard. M. Gauthier a complètement oublié cette recommandation et, à onze heures du soir, il a fallu que je le fisse venir à l’Élysée, avec le chef d’État-major de la Marine, pour lui rappeler la décision du Conseil et le prier de l’exécuter. Le ministre, tombant d’un excès dans l’autre, m’a ensuite écrit pour me proposer de faire attaquer le Gœben et le Breslau par l’amiral Lapeyrère, avant toute déclaration de guerre. Je lui ai demandé de ne donner aucun ordre avant le Conseil de ce matin. Mais, dès la première heure, M. Messimy arrive à l’Élysée très irrité contre son collègue de la Marine et, lorsque M. Gauthier vient à son tour, le ministre de la Guerre l’accuse vivement d’incapacité. M. Gauthier répond par la menace d’un envoi de témoins. Sur mon intervention, la scène finit par des larmes et des embrassements. Après la fièvre de ces longues journées et de ces nuits sans sommeil, tout le monde a les nerfs à fleur de peau. M. Gauthier, brave homme et bon patriote, se résigne à donner sa démission pour raisons de santé. Il est remplacé à la rue Royale par M. Augagneur, à qui M. Albert Sarraut succède au ministère de l’Instruction publique. M. Viviani abandonne volontairement le Quai d’Orsay pour garder la présidence du Conseil sans portefeuille. M. Gaston Doumergue reprend la direction du ministère des Affaires étrangères.

J’aurais souhaité un remaniement plus large, qui permît au cabinet de représenter des opinions politiques diverses et de prendre un caractère d’union nationale. Mais M. Viviani, qui aurait désiré s’associer M. Briand et M. Delcassé, a rencontré une forte opposition à gauche et, dans l’intérêt même de la concorde, a dû renoncer provisoirement à son idée. Ses choix, du reste, n’ont fait que déplacer les mécontentements. Ils ont déçu quelques candidats ministres, qui se sont plaints dans les couloirs des Chambres et y ont jeté un peu d’amertume sur les dalles. Un souffle purifiant a bientôt balayé tous les miasmes. Le patriotisme a pris le dessus. Sénateurs et députés, tous revenus successivement à Paris, se sont groupés autour du cabinet reconstitué.

Ce matin, à neuf heures, le prince Ruspoli, chargé d’affaires de l’ambassade d’Italie, remplaçant M. Tittoni, en croisière sur les côtes de Norvège, a rendu visite à M. Viviani et lui a notifié officiellement la déclaration de neutralité. L’Italie reste neutre, parce que l’Allemagne et l’Autriche ont entrepris une guerre d’agression et que leur conduite la dégage de ses obligations envers elles. La Triple-Alliance est rompue. Comme pour mieux montrer encore que l’Italie ne se trompe pas dans sa manière d’apprécier la nature et la signification de cette guerre, l’empire d’Allemagne vient de faire à Bruxelles une démarche cynique qui ne laisse plus aucun doute sur ses desseins.

Le dimanche 2 août, à sept heures du soir, une auto s’arrête rue de la Loi, devant le portail du ministère des Affaires étrangères. C’est M. de Below-Saleske. Il entre dans le cabinet du ministre et lui dit, avec l’accent d’une réelle émotion : « J’ai une communication tout à fait confidentielle à vous faire de la part de mon gouvernement, » Et, tirant un pli de la poche de sa redingote, il remet à M. Davignon le fatal ultimatum. Le ministre le lit, devient pâle et murmure : « Non, n’est-ce pas ? ce n’est pas possible. — Si, répond M. de Below-Saleske. L’Allemagne est pacifique, mais il faut bien qu’elle se défende contre la prochaine offensive que vont faire les Français par la vallée de la Meuse. » M. Davignon répond que cette attaque des Français vers Namur est tout à fait invraisemblable ; il proteste de la loyauté de la Belgique et déclare à M. de Below que la note allemande va être examinée sans retard par le Conseil des ministres.

Le ministre d’Allemagne parti, M. Davignon met au courant le baron de Gaiffier, directeur politique, et le baron Van der Elst, secrétaire général, et il fait prévenir M. de Broqueville, chef du gouvernement et ministre de la Guerre. Pendant qu’on traduit mot à mot l’ultimatum, M. de Broqueville arrive, prend connaissance de la pièce, et aussitôt se rend chez le Roi, qui décide de convoquer, pour neuf heures, au Palais, le Conseil des ministres, d’y faire venir également tous les ministres d’État et d’y adjoindre les généraux de Selliers de Moranville et de Ryckel, chef et sous-chef de l’État-major. Le Conseil de la Couronne délibère longuement sous la présidence du roi Albert, qui a revêtu, pour cette circonstance solennelle, la tenue de campagne de lieutenant-général. M. Davignon lit, au milieu d’un profond silence, la traduction de l’ultimatum. À la demande de plusieurs assistants, il recommence même une seconde fois cette lecture : Le gouvernement allemand a reçu des nouvelles sûres d’après lesquelles les forces françaises auraient l’intention de marcher sur la Meuse par Givet et Namur. Ces nouvelles ne laissent aucun doute sur l’intention de la France de marcher sur l’Allemagne par le territoire belge. Le gouvernement impérial allemand ne peut s’empêcher de craindre que la Belgique, malgré sa bonne volonté, ne soit pas en mesure de repousser sans secours une marche française d’un si grand développement. Dans ce fait, on trouve une certitude suffisante d’une menace déjà dirigée contre l’Allemagne. Ce préambule mensonger ne peut tromper aucun membre du Conseil de la Couronne. Ils savent tous que l’accusation portée contre la France est fausse et que le gouvernement de la République s’est engagé à respecter la neutralité belge, alors que le gouvernement impérial a refusé de prendre cet engagement. Ils écoutent donc ce premier paragraphe avec stupéfaction.

C’est un devoir impérieux de conservation pour l’Allemagne de prévenir cette attaque de l’ennemi. Le gouvernement allemand regretterait très vivement que la Belgique regardât comme un acte d’hostilité contre elle le fait que les mesures des ennemis de l’Allemagne l’obligent à violer de son côté le territoire belge. L’hypocrisie de ces formules révolte les auditeurs. Mais que serait-ce s’ils savaient qu’elles ont été préparées dès le 26 juillet ? Et la suite du texte les indigne plus encore : L’Allemagne n’a en vue aucun acte d’hostilité contre la Belgique. Si la Belgique consent, dans la guerre qui va commencer, à prendre une attitude de neutralité amicale vis-à-vis de l’Allemagne, le gouvernement allemand, de son côté, s’engage au moment de la paix à garantir le royaume et ses possessions dans toute leur étendue… …Si la Belgique se comporte d’une façon hostile contre les troupes allemandes et particulièrement fait des difficultés à leur marche en avant par une opposition des fortifications de la Meuse ou par des destructions de routes, chemins de fer, tunnels ou autres ouvrages d’art, l’Allemagne sera obligée de considérer la Belgique en ennemie… La lecture terminée, M. de Broqueville prend la parole et, en quelques mots vigoureux, trace leur devoir à ses collègues : « Mourir pour mourir, dit-il, autant mourir avec honneur. Or nous n’avons que le choix entre ces deux morts. Notre soumission ne sauverait rien. La lutte que l’Allemagne a entreprise met en jeu la liberté de l’Europe. Ne nous le dissimulons pas ; si l’Allemagne est victorieuse, la Belgique, quelle que soit son attitude, sera annexée à l’Empire. »

Interrogés successivement par le roi Albert, les ministres en fonctions et les ministres d’État répondent à l’unanimité qu’il est impossible de céder à l’ultimatum. La rédaction de la réponse est confiée à M. Carton de Wiart, ministre de la Justice, et à MM. Van den Heuvel et Paul Hymans, ministres d’État. Ces trois commissaires se rendent au ministère des Affaires étrangères pour y faire leur travail à tête reposée et y trouvent un avant-projet élaboré par M. de Gaiffier. À l’aide de ce schéma, où sont déjà indiquées les idées essentielles, ils se mettent à l’œuvre, en présence de MM. de Broqueville et Davignon, et rédigent en collaboration la note d’une sobre et mâle éloquence qui doit exprimer la pensée de la Belgique. À peine ont-ils terminé que M. de Below-Saleske reparaît au ministère et, reçu par le baron Van der Elst, déclare être chargé par son gouvernement d’annoncer au gouvernement belge que la France vient encore de violer la frontière de l’Empire et de faire jeter des bombes en Allemagne par des dirigeables. Le baron Van der Elst n’est pas dupe de ces nouvelles calomnies et il éconduit froidement son visiteur nocturne. Il est deux heures du matin. De nouveau, le Conseil de la Couronne se réunit au Palais royal. M. Carton de Wiart donne lecture du texte qui vient d’être rédigé et qui, après avoir marqué le profond et douloureux étonnement causé au gouvernement du Roi par la note allemande, continue en ces termes : Les intentions qu’elle (la note allemande) attribue à la France sont en contradiction avec les déclarations formelles qui nous ont été faites le 1er août, au nom du gouvernement de la République. D’ailleurs, si, contrairement à notre attente, une violation de la neutralité belge venait à être commise par la France, la Belgique remplirait tous ses devoirs internationaux et son armée opposerait à l’envahisseur la plus vigoureuse résistance… La Belgique a toujours été fidèle à ses obligations internationales ; elle a accompli ses devoirs dans un esprit de loyale impartialité ; elle n’a négligé aucun effort pour maintenir ou faire respecter sa neutralité. L’atteinte à son indépendance dont la menace le gouvernement allemand constituerait une flagrante violation du droit des gens. Aucun intérêt stratégique ne justifie la violation du droit. Le gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l’honneur de la nation, en même temps qu’il trahirait ses devoirs vis-à-vis de l’Europe. Conscient du rôle que la Belgique joue depuis plus de quatre-vingts ans dans la civilisation du monde, il se refuse à croire que l’indépendance de la Belgique ne puisse être conservée qu’au prix de la violation de sa neutralité. Si cet espoir était déçu, le gouvernement belge est fermement décidé à repousser, par tous les moyens en son pouvoir, toute atteinte à son droit. Aucune observation n’est présentée. Le Roi, qui a, dès la première heure, donné l’exemple du sang-froid et de la fermeté, met aux voix l’approbation de la note. Il constate l’unanimité et remercie ses conseillers. C’est fini. La Belgique a préféré le martyre à la honte.

En présence de l’inqualifiable attentat commis contre elle, nous offrons au gouvernement royal de lui prêter l’appui de nos forces, non pas maintenant, mais plus tard, lorsqu’elles seront mobilisées et concentrées. Il répond dignement qu’il nous remercie, mais que, dans les circonstances actuelles, il ne fait pas encore appel à la garantie des Puissances. Ultérieurement, nous dit-il, il appréciera ce qu’il y a lieu de faire.

D’après ce qu’a dit sir Ed. Grey à M. Paul Cambon, l’opinion britannique va évidemment se soulever, dès qu’elle connaîtra le défi jeté à la Belgique. Dans un Conseil d’hier soir, et avant même de connaître l’ultimatum allemand, les ministres anglais ont décidé que sir Ed. Grey ferait demain, au sujet de la neutralité belge, une déclaration à la Chambre des communes.

Ce matin, 3 août, M. Paul Cambon nous télégraphie enfin ce que doit dire exactement le secrétaire d’État : Dans le cas où l’escadre allemande franchirait le détroit ou remonterait la mer du Nord pour doubler les Îles britanniques dans le dessein d’attaquer les côtes françaises ou la marine de guerre française, l’escadre anglaise interviendrait pour prêter à la marine française son entière protection (full protection), de sorte que, dès ce moment, l’Angleterre et l’Allemagne seraient en état de guerre. Sir Ed. Grey, ajoute M. Paul Cambon, m’a fait observer que parler d’une opération par la mer du Nord, c’est viser, par là même, une démonstration dans l’océan Atlantique.

Toutefois, sir Ed. Grey demande encore qu’avant de communiquer sa déclaration aux Chambres françaises M. Viviani attende qu’elle ait été faite aujourd’hui lundi, vers quatre heures, aux Communes.

L’Allemagne essaye aussitôt de parer le coup et, dans la journée, son ambassade à Londres adresse un communiqué à la presse pour annoncer que, si l’Angleterre reste neutre, le gouvernement impérial renoncera à toute opération navale et ne se servira pas des côtes belges comme point d’appui. Cette nouvelle nous fait encore regretter davantage que l’opposition de plusieurs membres du cabinet britannique ait empêché M. Asquith et sir Ed. Grey de se prononcer plus tôt. Il est visible que l’Allemagne a grand’peur de l’intervention anglaise et, si elle en avait eu plus vite la certitude, peut-être se serait-elle arrêtée sur la pente fatale.

Mais n’avons-nous plus à craindre aucun revirement ? Vers neuf heures du soir, M. R. Viviani arrive à l’Élysée, en compagnie de M. Doumergue. Un télégramme d’agence vient d’annoncer qu’après le Conseil de l’après-midi les ministres anglais se sont retirés très anxieux. La séance de la Chambre des communes aurait été renvoyée à demain 4 août. Sir Ed. Grey n’aurait pas fait la déclaration convenue. M. Viviani paraît subitement très découragé. Par bonheur, une heure plus tard, tout est changé. L’Havas reçoit un télégramme annonçant que la séance de Westminster a eu lieu et que le secrétaire d’État s’est exprimé comme il l’avait annoncé. Mais la journée du lundi s’achève sans que nous ayons de plus amples détails, et ce n’est que dans la nuit qu’arrivent au Quai d’Orsay des télégrammes précis de M. Paul Cambon : Londres, 4 août, 1914, 12 h. 17. Sir Ed. Grey m’a dit que nous devions considérer comment liant le gouvernement britannique la déclaration concernant l’intervention de la flotte anglaise visée par mon télégramme 178. La discussion se poursuit à la Chambre des communes, mais le succès du gouvernement est assuré. No 193, 12 h. 17. Sir Ed. Grey, que j’ai vu après le Conseil de cabinet de ce soir et que j’ai interrogé sur ce que vous pouviez annoncer demain à la Chambre d’une manière officielle, m’a dit que vous (mot passé) donner connaissance de la déclaration qu’il m’a remise sur les opérations navales et dont je vous ai adressé le texte dans mon télégramme 186 bis. En ce qui touche la Belgique, vous pouvez déclarer que le gouvernement britannique ne se désintéresserait pas de la neutralité belge et qu’il maintiendrait le traité de garantie. Enfin, vous pouvez annoncer que la mobilisation de la flotte anglaise est achevée et que les ordres déjà sont donnés pour la mobilisation de l’armée de terre.

No 194, 12 h. 17. Secret. Sir Ed. Grey m’a dit confidentiellement que, dans le Conseil de ce soir, il avait été décidé que des instructions seraient adressées demain matin à l’ambassade d’Angleterre à Berlin pour inviter le gouvernement allemand à retirer son ultimatum à la Belgique. S’il s’y refuse, a ajouté le secrétaire d’État, ce sera la guerre.

Entre temps, à Berlin, les services de propagande s’emploient, avec une déconcertante activité, à une savante falsification des faits. Le ministère de la Wilhelmstrasse a rédigé, la nuit dernière, un avis destiné à être publié en Angleterre et en Amérique. Il y est prétendu, contre toute vérité, que M. Viviani a dit à M. de Schœn : « La France se tiendra aux côtés de la Russie. » Le public, dit notre ambassadeur, est convaincu que des détachements français ont passé la frontière allemande et, depuis hier, deux journaux de Berlin ont annoncé que des aviateurs français ont jeté des bombes jusque sur Nuremberg.

On composait ainsi la fable qui allait fournir prétexte à la déclaration de guerre.

Le lundi 3 août, à six heures et quart de l’après-midi, notre cher et éminent ami, M. Myron T. Herrick, ambassadeur des États-Unis, téléphone au Quai d’Orsay et, la voix mouillée de larmes, fait savoir à M. Viviani que M. de Schœn, après avoir demandé aux États-Unis d’accepter la défense des intérêts allemands en France, a exprimé le désir que la bannière étoilée fût hissée sur l’ambassade d’Allemagne. M. Herrick a accepté provisoirement, sous réserve de l’approbation des États-Unis, la mission de défendre les intérêts allemands ; il a refusé de hisser le drapeau américain sur l’ambassade de la rue de Lille.

M. Viviani comprend que c’est la guerre ; il donne l’ordre de me prévenir et il attend la visite que, peu de minutes plus tard, lui fait annoncer M. de Schœn. Il reçoit l’ambassadeur, en présence de M. de Margerie. « Monsieur le président, lui dit M. de Schœn avec quelque animation, nous venons d’être insultés, mon Empereur et moi. Une dame m’a injurié près de ma voiture. — Vous veniez ici ? — Oui. — Vous ne veniez donc pas vous plaindre de cet incident ? — Non. — Je vous présente mes regrets et mes excuses. » M. de Schœn incline la tête et se tait. Puis il sort un document de sa poche et le lit. C’est une lettre signée de lui et ainsi conçue : Monsieur le président, les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d’actes d’hostilité caractérisée commis sur le territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique, survolant le territoire de ce pays ; l’un a essayé de détruire des constructions près de Wesel, d’autres ont été aperçus sur la région de l’Eifel, un autre a jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg. Je suis chargé et j’ai l’honneur de faire connaître à Votre Excellence qu’en présence de ces agressions l’Empire allemand se considère en état de guerre avec la France, du fait de cette dernière Puissance. La lettre se termine par la demande des passeports pour M. de Schœn et pour le personnel de l’ambassade.

M. Viviani écoute cette lecture en silence et prend la pièce que lui remet l’ambassadeur. Alors, il proteste contre l’injustice et l’insanité de la thèse impériale. Il rappelle que, très loin d’avoir permis des incursions sur le territoire allemand, la France a tenu ses troupes à dix kilomètres en deçà de la frontière et que ce sont, au contraire, des patrouilles allemandes qui sont venues, sur notre sol et à cette distance, tuer nos soldats.

M. de Schœn déclare ne rien savoir ; il n’a plus rien à dire ; M. Viviani non plus. Le président du Conseil accompagne l’ambassadeur jusque dans la cour du ministère et attend que M. de Schœn soit monté dans sa voiture. L’ambassadeur salue profondément et s’en va. Le lendemain, il rentrera paisiblement en Allemagne, traité par les autorités françaises avec tous les égards possibles, pendant que M. Jules Cambon, obligé par la déclaration de guerre de quitter Berlin, se verra refuser la route choisie par lui, devra payer en or, les chèques n’étant pas acceptés, le transport des agents de l’ambassade, et voyager enfermé dans un wagon, comme une sorte de prisonnier.

M. Viviani vient à l’Élysée me rapporter cette tragique conversation. Il est exaspéré contre la mauvaise foi du gouvernement allemand. Plus tard, lorsqu’il écrira sa Réponse au Kaiser, il s’exprimera encore avec la même force d’indignation.

Or, voici les faits, tels qu’ils sont maintenant établis et tels que les rappelle M. Viviani. Dans l’après-midi du 2 août, le ministre impérial à Munich, M. Treutler, télégraphiait à M. de Jagow : L’information répandue ici, d’après laquelle des aviateurs français auraient jeté des bombes dans les environs de Nuremberg, n’a reçu jusqu’ici aucune confirmation. On n’a vu que des avions inconnus, qui ne ressemblaient pas à des appareils militaires. Le lancement des bombes n’est pas établi, et encore moins la nationalité française des aviateurs. À ce témoignage péremptoire, on peut ajouter la dépêche publiée le 3 août, de très bonne heure, par la Gazette de Cologne : Le ministère bavarois de la Guerre doute de l’exactitude de la nouvelle annonçant que des aviateurs auraient été vus au-dessus des lignes de Nuremberg, jetant des bombes sur la voie. Munich, 2 août.

La principale accusation présentée à l’appui de la déclaration de guerre était donc reconnue fausse vingt-quatre heures avant la démarche prescrite à M. de Schœn. La nouvelle d’un raid d’avion sur Wesel n’était ni moins inexacte, ni moins absurde.

Comme le remarque encore avec raison M. Viviani, si nous nous étions rendus coupables de ces incursions, comment M. de Jagow, lorsque M. Jules Cambon lui a remis, le 3 août, à neuf heures du matin, la protestation du gouvernement français contre les violations allemandes, n’a-t-il pas même eu l’idée d’excuser ses fautes par les nôtres ? Il ne dit rien.

Puis, un peu plus tard, M. Jules Cambon reçoit la visite du même Jagow halluciné par les avions de Nuremberg, et cherchant à faire prendre pour une conviction sa crédulité occasionnelle : Lundi matin, 3 août, à onze heures, télégraphie M. Cambon, M. de Jagow vient me voir et se plaindre d’actes d’agression qu’il prétend avoir été commis en Allemagne, à Nuremberg et à Coblentz notamment par des aviateurs français qui, d’après lui, seraient venus de Belgique.

Quelques faussetés, d’ailleurs, que contînt la note remise par M. de Schœn à M. Viviani, elle ne reproduisait pas toutes celles que renfermait le texte envoyé de Berlin. Le gouvernement impérial avait signalé à son ambassadeur, non seulement de prétendus vols d’avions, mais des incursions terrestres, par Montreux-Vieux et par la route de montagne des Vosges et, le 3 août, à 13 h. 5, au moment où partait le télégramme adressé à M. de Schœn, M. de Jagow affirmait sérieusement que des troupes françaises se trouvaient encore sur territoire allemand.

Pourquoi l’ambassadeur n’a-t-il pas utilisé ces renseignements dans sa lettre ? En soupçonnait-il le caractère fantaisiste ? Il a expliqué dans ses mémoires que le télégramme était arrivé brouillé et n’avait pu être complètement déchiffré, et cette explication a donné lieu à des suppositions diverses. Elle a paru très contestable à M. Aulard, qui a fait une étude technique approfondie du « brouillement » dénoncé et qui en a démontré l’invraisemblance. J’ajoute qu’en tout cas, à cette date et depuis la fin de 1911, les services du Quai d’Orsay ne possédaient pas le chiffre allemand et qu’ils ne l’ont découvert que beaucoup plus tard pendant la guerre. C’est sous le ministère Clemenceau qu’ont été lus, pour la première fois, les télégrammes envoyés ou reçus par M. de Schœn en 1914. On n’aurait donc pu, au ministère, lire le télégramme avant d’y toucher.

Brouillé ou non, d’ailleurs, le texte de M. de Jagow ne contenait que des allégations fausses. Pas plus sur terre que dans les airs, nos troupes n’avaient dépassé la frontière française. Le 3 août, un communiqué de l’agence Wolff annonçait audacieusement que, depuis la veille, des compagnies françaises se trouvaient à Sainte-Marie-aux-Mines, à Metzeral, à Valdieu, c’est-à-dire aux points de commande des hautes vallées d’Alsace. Rien n’était vrai dans cette note et, après l’avoir reproduite dans un projet de télégramme, le chancelier avait cru plus prudent de n’en pas faire usage dans un document officiel. Il en était de même du reste.

Il serait, du reste, oiseux de prolonger cette discussion. Soit dans la note de M. de Schœn, soit dans les instructions qu’il avait reçues, aucun grief n’est fondé et on n’a même jamais essayé de justifier les plus graves : destruction à Wesel, survol dans la région de l’Eifel, bombes sur les voies à Karlsruhe, bombes sur les voies à Nuremberg. Aussi bien, la probité de M. de Schœn a-t-elle été profondément froissée par les misérables prétextes qu’avait imaginés son gouvernement, et il a écrit dans ses mémoires ces phrases, qui forment la plus sobre et la plus juste des condamnations : La responsabilité à endosser était si grave qu’elle nécessitait pour agir des arguments irréfutables. Même si ces attaques avaient eu lieu réellement, il ne fallait pas leur attribuer l’importance d’attaques de guerre. Mais le gouvernement impérial n’y regardait pas de si près. Il était pressé et cherchait des arguments à la hâte. M. de Jagow avait parlé à M. Jules Cambon d’un avion français qui aurait été vu à Coblentz. Il n’en a plus soufflé mot, quelques heures après, dans la note envoyée à Paris. Il aurait aussi bien parlé d’un avion aperçu à Berlin, si son imagination n’avait hésité à nous prêter un vol aussi lointain.

En relisant la déclaration de guerre, M. Viviani et tous les ministres appliquent, sous des formes diverses, à Guillaume II et à ses conseillers le quos vult perdere Jupiter dementat. Comment le gouvernement impérial peut-il ainsi, dès le début d’un aussi terrible conflit, sacrifier l’honnêteté des moyens au but que lui propose sa mégalomanie ? Devant cette stupéfiante inconscience, nous faisons, en Conseil, un retour sur nous-mêmes, et nous gardons tous le sentiment très net que nous n’avons rien à nous reprocher. Pour moi, qui, depuis janvier 1913, n’ai accompli, en dehors du gouvernement, aucun acte personnel, je ne songe pas cependant à invoquer mon irresponsabilité constitutionnelle pour décliner, aujourd’hui plus qu’hier, une responsabilité morale ; je n’entends pas commettre la lâcheté de m’abriter derrière un cabinet, qui n’est pas, en majorité, composé de mes anciens amis politiques. Je me solidarise volontiers avec lui et je dis que, lui et moi, nous avons tout fait pour éviter la guerre.

Non, non, aucun des hommes politiques français n’a rien à se reprocher. Ministres de juillet 1914 ou ministres antérieurs, tous ceux qui ont eu entre les mains le sort de la France peuvent se présenter la tête haute devant l’Histoire. À aucun moment, ils n’ont trahi la cause de la paix ; à aucun moment, ils n’ont péché contre l’humanité. Les coupables sont le gouvernement autrichien, qui a déclaré la guerre à la Serbie, et le gouvernement allemand, qui l’a déclarée successivement à la Russie et à la France, et qui viole maintenant la neutralité belge. Il n’a aucune excuse, puisque la rapidité de sa mobilisation lui laisse, en tout cas, l’avantage. Jusqu’à la déclaration de guerre, tout pouvait encore être sauvé. Après la déclaration de guerre, tout était perdu.

Mais, devant les épreuves qui nous attendent, il ne suffit pas d’être sans reproche pour être sans tristesse et, le soir de cette cruelle journée du 3 août, je songe, avec douleur, aux massacres qui se préparent et à tant de jeunes hommes qui vont bravement à la rencontre de la mort.


Mardi 4 août 1914. — Sir Ed. Grey a prononcé hier aux Communes un discours très remarquable, qui a obtenu un grand succès. Il a montré que l’Allemagne faisait à la France une guerre offensive. Il a expliqué que l’Angleterre n’avait envers nous aucune obligation diplomatique. Il a lu nos accords du 22 novembre 1912 ; il a parlé de nos conventions militaires ; il a conclu que l’Angleterre était libre de tout engagement juridique, mais qu’elle était liée à la France par une amitié sincère et que son intérêt national était, d’ailleurs, que nos côtes ne fussent pas insultées. Il a beaucoup plus insisté sur l’ultimatum signifié par l’Allemagne à la Belgique, sur la noble lettre adressée par le roi Albert Ier au roi George V sur la garantie de neutralité donnée par les Puissances et notamment par l’Angleterre. La Chambre a acclamé le ministre. L’opinion britannique a achevé son évolution. Anglais et Français, les deux peuples sont maintenant à l’unisson.

L’Angleterre n’est malheureusement pas tout à fait prête à entrer en action. Elle est si loin d’avoir voulu la guerre qu’elle en est encore à la procédure diplomatique : « Télégramme de Londres, no 202, 4 août 6 h. 19. Sir Ed. Grey m’a prié de venir le voir à l’instant pour me dire que le premier ministre déclarerait aujourd’hui à la Chambre des communes que l’Allemagne avait été invitée à retirer son ultimatum à la Belgique et à donner sa réponse à l’Angleterre ce soir avant minuit. Signé : Paul Cambon. »— « No 203, 7 h. 28. Secret. J’ai demandé à sir Ed. Grey ce que son gouvernement ferait si la réponse de l’Allemagne était négative. « La guerre, a-t-il répondu. — Comment ferez-vous la guerre ? Embarquerez-vous immédiatement votre corps expéditionnaire ? — Non, nous bloquerons tous les ports allemands. Nous n’avons pas encore envisagé l’envoi d’une force militaire sur le continent. Je vous ai déjà expliqué que nous avions besoin de nos forces pour parer à notre défense sur certains points et que le sentiment public n’était pas favorable à une expédition. — Vos explications, ai-je répondu, ne m’ont pas paru satisfaisantes et il ne me semble pas que vous deviez vous arrêter à d’aussi fragiles considérations. Quant au sentiment public, il n’est pas aujourd’hui ce qu’il était il y a trois jours. Il veut la guerre avec tous ses moyens. La minute est décisive. Un homme d’État la saisirait. Vous serez obligé par la poussée de l’opinion à intervenir sur le continent, mais votre intervention, pour être efficace, doit être immédiate. » Je montrai alors sur la carte les dispositions de notre défense et la nécessité d’être protégés sur notre gauche en cas de violation de la neutralité belge. J’ajoutai que, dans les accords de nos États-majors, les embarquements du matériel et des approvisionnements devaient commencer le deuxième jour de la mobilisation et que chaque instant perdu amènerait des complications dans l’exécution de notre programme. J’ai prié le secrétaire d’État des Affaires étrangères de saisir le premier ministre et le cabinet de ces considérations. Il m’a promis de le faire. Signé : Paul Cambon. »

En Belgique cependant, les événements se précipitent : « Bruxelles, le 4 août 1914, 9 h. 40. Le ministre d’Allemagne informe ce matin le ministère des Affaires étrangères belge que, par suite du refus du gouvernement belge, le gouvernement impérial se voit obligé d’exécuter par la force des armes les mesures de sécurité indispensables vis-à-vis des menaces françaises. Signé : Klobukowski. »

« Bruxelles, no 103, 11 h. 46. Nous venons d’assister à une séance inoubliable. Le Parlement tout entier, sans distinction de partis, a acclamé le Roi, qui, dans un discours éloquent et très énergique, a déclaré que la patrie était en danger et saurait défendre son indépendance jusqu’au bout. Le président du Conseil a lu ensuite, au milieu d’un profond silence, l’ultimatum allemand, la réponse du gouvernement royal et la lettre, adressée ce matin au ministère des Affaires étrangères, par laquelle M. de Below déclare que le gouvernement impérial « assurera au besoin par la force des armes les mesures de nécessité exposées comme indispensables vis-à-vis des menaces françaises ». M. de Broqueville a lu ensuite une déclaration du gouvernement faisant appel à l’union de tous les partis en face du péril qui menace la Belgique et il a terminé par ces mots : « Un pays qui défend son indépendance peut être vaincu ; mais il ne sera jamais soumis. " Cette séance s’est achevée au milieu de l’enthousiasme. »

« Bruxelles, no 106. Président Conseil annonce à la Chambre territoire envahi. À l’unanimité, Chambre vote deux cents millions pour Défense nationale, loi sur espionnage, rappel des quatorzième et quinzième classes, maintien indéfini des classes 1914 et 1915 et amnistie des déserteurs. Chef parti socialiste Vandervelde nommé ministre d’État. Belgique donne spectacle admirable. »

« Bruxelles, no 118, 23 h. 49. Quatre corps d’armée dont le septième corps à Verviers ont envahi territoire belge d’Aix-la-Chapelle à Recht. Rencontre d’avant-garde devant Liège, notamment à Visé, qui est incendié. On signale Huy et Argenteau en feu et population civile décimée en représailles de coups de feu tirés sur détachements. Troupes allemandes progressent dans région de Liège. Signé : Klobukowski. »

Ainsi, quelques heures à peine après la déclaration de guerre, l’Allemagne est prête à se battre. C’est assez dire que sa véritable mobilisation a commencé longtemps avant d’être proclamée. Pendant que se tirent les premiers coups de feu et que des opérations militaires de vaste envergure se préparent plus lentement entre la Russie et l’Allemagne, l’Autriche, qui est la cause première du conflit européen, a poussé le paradoxe jusqu’à ne rompre, pour le moment, avec personne, sauf avec la Serbie. Le comte Szecsen ne semble pas songer à quitter son ambassade. M. Dumaine nous télégraphie qu’il ne croit pas devoir quitter la sienne, et il estime, avec raison, que, jusqu’à nouvel ordre, ce n’est pas à nous à prendre les devants.

Les autres nations commencent à définir le rôle qu’elles entendent jouer dans le terrible drame qui commence. Beaucoup veulent rester dans les coulisses. L’Italie confirme au monde son intention de garder la neutralité. Après de vives discussions au sein du gouvernement roumain, la même décision est prise à Bucarest. La Suède a décrété la mobilisation des classes 1905 à 1913 ; mais il est si vrai que la mobilisation, lorsqu’on le veut, n’est pas la guerre, que le ministre suédois des Affaires étrangères a promis la neutralité à la Russie, sous une réserve : si l’Angleterre prend part à la guerre, il se peut que la Suède soit mise en demeure par l’Allemagne de se déclarer et qu’alors, contrainte par le sentiment public, elle soit amenée à se ranger aux côtés des Empires du Centre. Le Danemark a proclamé sa neutralité dans les guerres entre l’Allemagne et la Russie, comme entre l’Allemagne et la France. En Hollande, M. Loudon a catégoriquement affirmé à M. Marcelin Pellet que la Hollande, non seulement gardera la neutralité, mais est résolue à la faire respecter. La Suisse demeure fidèle à ses traditions de fière indépendance. De Saint-Sébastien, où se trouvent la Cour et le gouvernement d’Espagne, M. Geoffray nous rapporte une conversation qu’il vient d’avoir avec le Roi. Alphonse xiii lui a dit que son pays ne peut s’engager dans la lutte et restera neutre, mais que lui-même, ayant du sang français dans les veines, il a suivi avec admiration les efforts que le gouvernement de la République a faits pour maintenir la paix et le beau mouvement patriotique qu’a provoqué la mobilisation. Il a exprimé les plus vives sympathies pour la France et a conclu qu’elle va défendre l’indépendance des nations latines et, par conséquent, celle de l’Espagne.

M. Geoffray ajoute : Le Roi m’a parlé ce matin d’un télégramme adressé par le duc de Guise au président de la République, en vue d’obtenir de servir comme soldat, même sous un nom supposé, dans l’armée française au cours de la présente guerre. Sa Majesté m’a dit qu’Elle attacherait un prix « énorme » à ce que cette faveur fût accordée à son cousin : « Je ne puis pas servir sous vos drapeaux, m’a-t-il dit, et je voudrais qu’un de mes cousins y servît. Vous savez que le duc de Guise n’a jamais fait de politique. Si on lui accordait cette faveur dans les conditions que le gouvernement de la République jugerait possibles, j’en serais personnellement très reconnaissant. »

Le duc de Guise m’a, en effet, demandé, avec une dignité parfaite, s’il ne pourrait lui être accordé de servir, ouvertement ou non, dans les armées françaises. J’aurais voulu pouvoir répondre affirmativement à cette généreuse proposition. Mais la loi, que j’ai déjà dû opposer au prince Roland Bonaparte, est formelle, et le cabinet craint qu’il ne soit pas possible de l’abroger sans débats dangereux pour l’union nationale.

Le duc de Vendôme, beau-frère du roi Albert, a écrit, lui aussi, à M. Messimy, pour demander l’autorisation de servir comme soldat à la frontière de l’Est, dans les troupes de première ligne. Le gouvernement est obligé de lui faire la même réponse qu’au duc de Guise et au prince Roland. Mais ces lettres me donnent la preuve que rien ne subsiste, entre les Français, de leurs dissentiments d’hier. C’est vraiment l’unanimité du peuple qui est debout, face à l’Allemagne, sous le drapeau tricolore. Et lorsque j’ai écrit mon passage, le mot m’est venu, tout naturellement, sous la plume : l’union sacrée, sacrée comme le bataillon thébain, dont les guerriers, liés d’une indissoluble amitié, juraient de mourir ensemble, sacrée, comme les guerres entreprises par les Grecs pour la défense du temple de Delphes, sacrée comme ce qui est grand, inviolable et presque surnaturel.

Les obsèques de Jean Jaurès ont eu lieu ce matin, au milieu d’une affluence considérable. Elles ont pris elles-mêmes le caractère auguste d’une manifestation de solidarité nationale. Tous les représentants du pays y assistaient autour des présidents des Chambres et du président du Conseil. M. Maurice Barrès était là, au nom de la Ligue des Patriotes. M. Viviani a prononcé, au milieu des acclamations, un discours très émouvant. M. Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du Travail, a parlé avec un accent de gravité et de sincérité qui a profondément remué le cœur de tous.

À trois heures de l’après-midi, ont commencé les séances des deux Chambres. Au Sénat, chaque phrase de mon message, lu par le garde des Sceaux, a été ponctuée d’applaudissements unanimes. À la fin, tous les sénateurs se sont levés, ont salué d’une triple salve et ont poussé les cris répétés de « Vive la France ! " M. Bienvenu-Martin, qui donne aujourd’hui un fils à la patrie, m’a dit : « Le spectacle était poignant. »

À la Chambre, lorsque, au son des tambours qui battaient aux champs, M. Deschanel est arrivé entre les zouaves qui faisaient la haie, la foule qui remplissait la salle des Pas-Perdus a crié aussi : « Vive la France ! Vive la République ! » Monté au fauteuil, M. Deschanel a prononcé, en quelques paroles émues, l’oraison funèbre de M. Jaurès, assassiné par un dément, à l’heure même où il venait de tenter un suprême effort en faveur de la paix et de l’union nationale. Le président de la Chambre a poursuivi : Ses adversaires sont atteints comme ses amis et s’inclinent avec respect devant notre tribune en deuil. Mais que dis-je ? Y a-t-il encore des adversaires ? Non il n’y a plus que des Français, des Français qui, depuis quarante-quatre ans, ont fait à la cause de la paix tous les sacrifices et qui, aujourd’hui, sont prêts à tous les sacrifices pour la plus sainte des causes : le salut de la civilisation, la liberté de la France et de l’Europe.

Puis, M. Viviani, très pâle, contenant avec peine cette sensibilité débordante dont il lui arrivait si fréquemment de souffrir, a gravi d’un pas lent les degrés de la tribune et a lu, d’une voix grave, le message présidentiel.

Tous ses collègues du ministère et lui avaient pensé, comme moi, que je devais adresser aujourd’hui une communication solennelle aux représentants du pays. Un message, ce n’est pas cependant, contrairement à une croyance très répandue, un acte personnel du président de la République. C’est un document qui doit être délibéré en Gonseil et contresigné par le gouvernement responsable. Seul, un message de démission est dispensé de ce contre-seing. J’avais donc lu mon projet au cabinet, qui l’avait soigneusement examiné. MM. Thomson et Augagneur avaient même suggéré de légères modifications de forme, que j’avais acceptées. L’unanimité s’était aisément faite sur le texte définitif que j’avais rédigé.

Dès les premiers mots, sur tous les gradins de l’amphithéâtre, la Chambre entière, de l’extrême droite à l’extrême gauche, s’est levée. Des hommes tels que le comte de Mun et Maurice Barrès ont immédiatement communié avec les Jules Guesde, les Vaillant, les Marcel Sembat, dans l’amour fervent de la patrie. Le message a reçu le même accueil que dans l’autre Assemblée et les spectateurs ont fait écho à l’enthousiasme des députés :

Messieurs, la France vient d’être l’objet d’une agression brutale et préméditée qui est un insolent défi au droit des gens. Avant qu’une déclaration de guerre nous eût encore été adressée, avant même que l’ambassadeur d’Allemagne eût demandé ses passeports, notre territoire a été violé. L’Empire d’Allemagne n’a fait hier soir que donner tardivement le nom véritable à un état de fait qu’il avait déjà créé.

Depuis plus de quarante ans, les Français, dans un sincère amour de la paix, ont refoulé au fond de leur cœur le désir des réparations légitimes.

Ils ont donné au monde l’exemple d’une grande nation qui, définitivement relevée de la défaite par la volonté, la patience et le travail, n’a usé de sa force renouvelée et rajeunie que dans l’intérêt du progrès et pour le bien de l’humanité.

Depuis que l’ultimatum de l’Autriche a ouvert une crise menaçante pour l’Europe entière, la France s’est attachée à suivre et à recommander partout une politique de prudence, de sagesse et de modération. On ne peut lui imputer aucun acte, aucun geste, aucun mot, qui n’ait été pacifique et conciliant. À l’heure des premiers combats, elle a le droit de se rendre solennellement cette justice qu’elle a fait, jusqu’au dernier moment, des efforts suprêmes pour conjurer la guerre qui vient d’éclater et dont l’Empire d’Allemagne supportera, devant l’Histoire, l’écrasante responsabilité.

Au lendemain même du jour où nos alliés et nous, nous exprimions publiquement l’espérance de voir se poursuivre pacifiquement les négociations engagées sous les auspices du cabinet de Londres, l’Allemagne a déclaré subitement la guerre à la Russie, elle a envahi le territoire du Luxembourg, elle a outrageusement insulté la noble nation belge, notre voisine et notre amie, et elle a essayé de nous surprendre traîtreusement en pleine conversation diplomatique.

Mais la France veillait. Aussi attentive que pacifique, elle s’était préparée ; et nos ennemis vont rencontrer sur leur chemin nos vaillantes troupes de couverture, qui sont à leur poste de bataille et à l’abri desquelles s’achèvera méthodiquement la mobilisation de toutes nos forces nationales. Notre belle et courageuse armée, que la France accompagne aujourd’hui de sa pensée maternelle, s’est levée toute frémissante pour défendre l’honneur du drapeau et le sol de la patrie.

Le président de la République, interprète de l’unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français.

Étroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid dont elle a donné, depuis l’ouverture de la crise, l’exemple quotidien. Elle saura, comme toujours, concilier les plus généreux élans et les ardeurs les plus enthousiastes avec cette maîtrise de soi qui est le signe des énergies durables et la meilleure garantie de la victoire.

Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée ; elle est soutenue par la loyale amitié de l’Angleterre. Et déjà, de tous les points du monde civilisé, viennent à elle les sympathies et les vœux. Car elle représente aujourd’hui, une fois de plus devant l’univers, la liberté, la justice et la raison.

Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique.

Haut les cœurs et vive la France !

Après le message, M. Viviani a lu, au nom du gouvernement, une déclaration plus longue et plus détaillée, où il rappelait, avec émotion et avec force, les événements qui s’étaient succédé depuis le double meurtre de Serajevo. Il insistait particulièrement sur les préparatifs militaires que l’Allemagne avait commencés depuis l’ultimatum autrichien, sur la mauvaise volonté qu’elle avait mise à retenir son alliée, sur les prétextes absurdes qu’elle avait invoqués pour déclarer la guerre. Nous avions consenti à la paix, disait-il, un sacrifice sans précédent en portant un demi-siècle, silencieux, à nos flancs, la blessure ouverte par l’Allemagne. Nous en avons consenti d’autres dans tous les débats que, depuis 1904, la diplomatie impériale a systématiquement provoqués, soit au Maroc, soit ailleurs, aussi bien en 1905 qu’en 1906, en 1908 qu’en 1911. La Russie, elle aussi, a fait preuve d’une grande modération, lors des événements de 1908 comme dans la crise actuelle. Elle a observé la même modération et la Triple-Entente avec elle, quand, dans la crise orientale de 1912, l’Autriche et l’Allemagne ont formulé, soit contre la Serbie, soit contre la Grèce, des exigences discutables pourtant, l’événement l’a prouvé. Inutiles sacrifices, stériles transactions, vains efforts !… Et M. Viviani concluait, au milieu d’applaudissements unanimes : Nous sommes sans reproche. Nous serons sans peur. La France a prouvé souvent, dans des conditions moins favorables, qu’elle est le plus redoutable adversaire, quand elle se bat, comme c’est le cas aujourd’hui, pour la liberté et pour le droit.

Tous les projets de loi déposés par le gouvernement sont ensuite votés dans les deux Chambres sans un mot de discussion, emprunt et crédits supplémentaires, régime de la presse en temps de guerre et diverses autres dispositions urgentes. Après quoi, M. Viviani fait, en quelques mots vibrants, un magnifique appel au pays, et les Chambres s’ajournent d’elles-mêmes sine die. Le gouvernement, qui a ouvert par décret cette session extraordinaire, ne veut pas, par déférence pour le Parlement, en prononcer d’autorité la clôture.

« Belle et bonne journée, écrit M. Maurice Barrès, de tous points parfaite, sommet de la perfection parlementaire. »

Après la séance, les ministres accourent à l’Élysée. Jamais, me disent-ils, ils n’ont vu un spectacle plus grandiose que celui auquel ils viennent d’assister. Tous me répètent à l’envi : « Que ne pouviez-vous être là ? De mémoire d’homme, il n’y a pas eu en France quelque chose de plus beau. »


TABLE DES MATIÈRES



J’apprends au Grand Prix l’attentat de Serajevo. — Dépêches de Vienne et de Budapest. — Une visite du comte Szecsen. — François-Joseph et Guillaume II. — Berchtold et Tisza. — La fête du 14 juillet. — Un débat militaire au Sénat 
 5


Départ de Dunkerque. — En mer. — Le Conseil austro-hongrois du 19 juillet. — En rade de Cronstadt. — Dîner à Beterhof — Conversations avec l’Empereur. — Visite à Saint-Pétersbourg. — Réception du corps diplomatique. — À la douma municipale. — L’Impératrice et ses enfants. — À Krasnoïé-Selo. — Dîner à bord de la France 
 23


Vagues nouvelles de l’ultimatum autrichien. — Arrivée à Stockholm. — Journée de fêtes, journée d’anxiété. — Départ pour Copenhague. — Les angoisses de la traversée. — 25 et 26 juillet. — Isolés de la terre. — Ce que nous ne savons pas. — M. de Schœn au Quai d’Orsay 
 47


Paris nous rappelle. — Nous décidons de ne pas nous arrêter à Copenhague. — Toujours en mer. — Nouvelles confusions dans les bruits de la terre. — Déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie et bombardement de Belgrade. — Débarquement à Dunkerque. — Rentrée à Paris. — Réunion du Conseil des ministres. — Visite de M. de Schœn à M. Viviani 
 67


Une communication russe. — Recommandations pacifiques du gouvernement français. — Mesures militaires en Russie et en Allemagne. — Échecs successifs des tentatives de paix. — Suprêmes efforts de M. Viviani. — Hésitations à Saint-Pétersbourg. — Visite de sir Francis Bertie. — Guillaume II et Nicolas II. — Nouvelles propositions de sir Ed. Grey. — L’Allemagne et l’Autriche 
 88


Hésitations dans le cabinet britannique. — Une lettre au roi d’Angleterre. — Préparatifs militaires de l’Allemagne. — Nouvelles indirectes de Saint-Pétersbourg. — Première visite de M. de Schœn à M. Viviani. — Ultimatum de l’Allemagne à la France et à la Russie. — La mobilisation française. — Deuxième visite de M. de Schœn. — Tentatives suprêmes de paix 
 109


L’Allemagne déclare la guerre à la Russie. — Incursions allemandes sur notre territoire. — Violation de la neutralité luxembourgeoise. — Réponse du roi d’Angleterre. — Remaniement ministériel. — La neutralité italienne. — Ultimatum à la Belgique. — L’Allemagne déclare la guerre à la France. — Discours de sir Ed. Grey aux Communes. — Les séances du 4 août 1914 au Sénat et à la Chambre des députés 
 136
  1. Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.
  2. Ministre des Affaires étrangères à Vienne.
  3. Ministre des Affaires étrangères russe.
  4. Chancelier de l’Empire allemand.
  5. À la suite du meurtre de Calmette par Mme Caillaux.
  6. Les mots entre parenthèses ont été donnés comme douteux par nos services de déchiffrement.
  7. Il s’agit de la première décision russe, relative à la mobilisation des quatre districts militaires voisins de l’Autriche.
  8. Lapsus évident, pour « empereur de Russie ».
  9. Il n’y avait eu, bien entendu, aucune opération contre l’Autriche.
  10. On a vu combien les démarches du chancelier avaient été tardives et comment M. de Moltke avait agi en sens opposé.
  11. L’Autriche ignorait au contraire la mobilisation russe, lorsqu’elle a repoussé les propositions anglaises, transmises par l’Allemagne.
  12. Ce dernier membre de phrase n’avait été communiqué par l’Allemagne ni à la Russie ni à la France.