Comment fut déclarée la guerre de 1914/01


Comment fut déclarée la Guerre de 1914




CHAPITRE PREMIER


J’APPRENDS AU GRAND PRIX L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — DÉPÊCHES DE VIENNE ET DE BUDAPEST. — UNE VISITE DU COMTE SZECSEN. — FRANÇOIS-JOSEPH ET GUILLAUME II. — BERCHTOLD ET TISZA. — LA FÊTE DU 14 JUILLET. — UN DÉBAT MILITAIRE AU SÉNAT.


L’après-midi du dimanche 28 juin, c’était le Grand Prix de Longchamp. Mme Poincaré et moi, nous devions, suivant l’usage, aller le voir courir. Nous sommes partis par un temps splendide, avec l’équipage à la daumont, et dans les allées du Bois se pressait sur notre passage une foule insouciante et joyeuse. On ne dira jamais assez les services que rend le soleil à la popularité des chefs d’État. Nous avons trouvé, dans la tribune présidentielle, les présidents des Chambres et le corps diplomatique. Un buffet était dressé à l’intention de nos hôtes. La pureté du ciel, l’affluence des spectateurs, l’élégance des toilettes, la beauté du champ de courses dans son immense cadre de verdure, tout nous annonçait une après-midi charmante.

Je suivais d’un regard un peu distrait le galop des chevaux, lorsqu’un télégramme de l’agence Havas nous a été communiqué et a jeté la consternation parmi nous. Il y était annoncé que, dans une visite à Serajevo, l’archiduc héritier d’Autriche, François-Ferdinand, et sa femme morganatique, la duchesse de Hohenberg, avaient été mortellement frappés. Deux attentats successifs avaient été commis, le premier, disait-on, par un ouvrier typographe de race serbe, mais sujet autrichien, le nommé Kabrinovitch, qui avait lancé une grenade à main, mais n’avait atteint que des passants ; le second, par un étudiant, nommé Prinzip, également sujet autrichien, qui avait tiré plusieurs coups de browning, presque à bout portant, sur l’archiduc et sur la duchesse de Hohenberg et qui avait blessé celui-là à la tête et celle-ci au ventre. Tous deux, transportés au Konak, étaient morts quelques minutes après.

Bien que cette nouvelle n’ait encore aucun caractère officiel, je me crois obligé de remettre le télégramme au comte Szecsen, ambassadeur d’Autriche-Hongrie, assis non loin de moi dans la tribune. Il blêmit, se lève et me demande la permission de rentrer à son ambassade pour y attendre une information directe de son gouvernement. Les autres ambassadeurs, mis au courant, ne se retirent point, et je me trouve, par suite, forcé de rester au milieu d’eux jusqu’à la fin des courses. Mais nous ne parlons plus que de ce meurtre et des complications politiques qu’il peut entraîner. Les uns se demandent quel va être l’avenir de la monarchie des Habsbourg, les enfants de l’archiduc et de sa femme morganatique ayant été précédemment exclus de la succession au trône par la volonté de François-Joseph ; les autres s’inquiètent de voir se poser de nouveau, à l’état aigu, les problèmes balkaniques. M. Lahovary, ministre de Roumanie, est très sombre. Il redoute que ce crime ne fournisse à l’Autriche un prétexte pour déclencher une guerre.

Rentré à l’Élysée, je m’empresse de télégraphier au vieil Empereur : J’apprends avec une tristesse indignée l’attentat qui inflige une nouvelle douleur à Votre Majesté et qui met en deuil la famille impériale et l’Autriche-Hongrie. Je prie Votre Majesté de croire à ma profonde sympathie. À vrai dire, je n’étais pas très sûr que la mort du neveu plongeât l’oncle dans une profonde douleur. Je n’ignorais pas que leurs rapports étaient assez tendus et que François-Joseph n’avait jamais pardonné à l’archiduc héritier son mariage avec Sophie Chotek. À en croire, en effet, le général Margutti, François-Joseph, en apprenant la mort de son héritier, se serait borné à dire : « Une puissance supérieure a rétabli l’ordre que malheureusement je n’avais pas été en état de maintenir. » Quoi qu’il en soit, dès le lundi, je reçois de l’Empereur une réponse où il me remercie de mes condoléances, en termes aussi chaleureux que pourrait le faire un homme très affligé.

Peu à peu des renseignements divers nous arrivent sur le drame de Serajevo et sur les suites qu’il peut avoir. Notre ambassadeur à Vienne, M. Dumaine, écrit le 29 juin, à M. Viviani[1] : Le comte Berchtold[2] m’a parlé avec une sincère émotion de sa longue intimité avec l’archiduc défunt. Étant du même âge, il avait, dès l’enfance et pendant les années de jeunesse, entretenu avec François-Ferdinand d’Este des rapports de camaraderie, transformés au cours de l’existence en un confiant et fidèle attachement. De même, entre la duchesse de Hohenberg et la comtesse Berchtold existait une amitié qui datait de leur entrée dans la vie. La toute récente réception au château de Konopischt, où le ministre et sa femme ont été comblés des attentions les plus amicales, se trouve avoir été un suprême témoignage de ces sentiments dont le comte Berchtold m’entretenait avec une abondance de détails et un attendrissement qu’on n’eût pas attendus de sa réserve habituelle. Il était généralement mal jugé, me disait-il, parce qu’il avait le caractère difficile, obstiné, et qu’il était indifférent à la crainte de se faire des ennemis. Mais c’était un prince d’une intelligence vaste et capable de desseins considérables. Très injustement, il a été accusé de méditer une politique agressive contre quelques États, notamment contre la Russie. Je puis affirmer qu’il s’inspirait, au contraire, de sentiments plutôt favorables à l’Empire voisin. Il suivait en cela la tradition de son père qui, ayant rempli plusieurs missions à la Cour de Saint-Pétersbourg, avait conservé une haute estime pour le peuple russe et s’était lié d’amitié avec le tsar Nicolas. Je suis certain que l’archiduc se serait montré de tendances russophiles, s’il avait régné. Après avoir rapporté cette conversation, M. Dumaine poursuivait : Frappé d’une mort aussi honorable que cruelle dans l’accomplissement des devoirs d’un quasi-souverain et d’un généralissime, François-Ferdinand est appelé, en somme, à bénéficier du secret de son énigmatique nature. Tandis que, de son vivant, son règne était presque unanimement redouté, on lui prêtera désormais les pensées de gouvernement les plus flatteuses pour sa mémoire. Tout ce qu’il est permis de supposer, semble-t-il, c’est que la violence de ses passions l’eût peut-être déterminé à bouleverser les assises et la politique extérieure de la monarchie, sans qu’on puisse dire si l’expérience eût été heureuse. Il détestait les Hongrois et les Italiens, d’où la pensée qu’on lui attribuait de favoriser le slavisme au détriment des Magyars et de la pénétration italienne dans le littoral autrichien de l’Adriatique. Aurait-il été cependant poussé par ces tendances, soit à instituer le trialisme, soit à doter les différentes nationalités groupées sous son sceptre d’une autonomie assez large pour satisfaire les aspirations des unes et des autres ? En Roumanie on attendait de lui une amélioration du sort des populations de Transylvanie, opprimées par les Hongrois. En Serbie, l’opinion lui était favorable, parce que l’on espérait qu’il créerait un royaume yougoslave. Mais c’était vraisemblablement compter sans son ultramontanisme étroit qui devait lui inspirer autant d’horreur pour les schismatiques des divers cultes que pour les Italiens spoliateurs des États pontificaux. À l’intérieur, seuls à peu près, les Tchèques se flattaient qu’il leur serait secourable, à cause de l’influence que sa femme, issue d’une des vieilles familles de Bohême, exerçait sur son esprit. Le peuple, sans trop le connaître, et le jugeant sur ce qu’on rapportait de son fanatisme clérical et de son avarice, ne l’aimait pas. Toutefois, maintenant qu’il a disparu, on oppose ces chances de hasardeuses rénovations à la quasi-certitude de voir se prolonger, sous le règne d’un jeune souverain sans personnalité, les traditions surannées chères au vieil Empereur actuel. La puérilité menace de succéder à la sénilité. Il y a de quoi affliger ceux qui, dans l’atmosphère viennoise d’irréflexion et d’insouciance, s’inquiètent, pour la cohésion de la Monarchie, des périls d’un très prochain avenir. Signé : Dumaine.

Dans une autre dépêche, datée du 30, M. Dumaine ajoute : D’après M. Jovanovitch (ministre serbe à Vienne), son gouvernement se serait imposé depuis longtemps la règle de faire respecter le rigoureux isolement où sont maintenues les deux provinces annexées. On traitait à Belgrade les frères de race du pays voisin « comme s’ils eussent été infestés du choléra ». Mais les frères Bosniaques n’ont pas besoin qu’on les excite. La grande majorité d’entre eux se résignent à attendre des événements propres à leur rêve de panserbisme ; quelques violents, plus anarchistes que patriotes, préconisent le recours aux moyens révolutionnaires. Qu’ils aient des affiliations avec des groupes semblables en Serbie même et qu’ils s’y approvisionnent des engins à employer, en Serbie, c’est encore assez vraisemblable. Si toutefois leurs menées échappent à l’ombrageuse police autrichienne, comment reprocher à l’administration serbe l’insuffisance de sa surveillance ?

Le même jour, notre consul général à Budapest écrit au Quai d’Orsay : Celui que les Hongrois dénonçaient comme leur ennemi et comme l’ami des Slaves a péri assassiné par des Serbes, C’est que François-Ferdinand n’était pas plus aimé des Serbes et des Slaves en général que des Hongrois. D’une part, on ne lui pardonnait pas d’avoir été l’inspirateur principal de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. D’autre part, les nationalistes serbes et slaves avaient toutes raisons de se méfier de ses grands projets trialistes. En donnant satisfaction à certaines revendications, en constituant ces États slaves dans le cadre même de la monarchie, ces projets étaient de nature à séparer pour toujours du royaume les Serbes de l’Empire et peut-être même un jour ou l’autre, en vertu de la force d’attraction d’un grand État, auraient-ils conduit à l’annexion pure et simple de la Serbie.

Dans l’ensemble, les appréciations de nos agents ont été confirmées par tout ce qu’on a pu savoir plus tard des causes et des conditions de l’attentat. Il est certain que Prinzip et Kabrinovitch étaient sujets autrichiens. Il n’est pas moins certain que le conseiller de section Wiesner, chargé par le Ballplatz de procéder à une enquête au sujet du double meurtre de Serajevo, a écrit dès le 13 juillet 1914 dans son rapport officiel : La complicité du gouvernement serbe dans la direction de l’attentat, dans la préparation ou la livraison des armes, n’est prouvée par rien, et n’est même pas à présumer. Bien plus, il y a des raisons qui font considérer cela comme impossible. Sans doute, les deux meurtriers avaient habité Belgrade, et les grenades portaient la marque de l’arsenal serbe de Kragujevats. Mais M. Wiesner déclarait dans le même rapport : Il n’y a pas de preuves qu’elles aient été prises dans ce dépôt au moment de l’attentat et dans cette intention, car ces bombes peuvent provenir de munitions des comitadjis datant de la guerre.

Toujours est-il que la mort de l’archiduc, devançant celle du vieil Empereur, ne rouvrait pas seulement la question balkanique ; elle posait la question d’Autriche. Depuis quelque temps déjà, le malaise intérieur de l’Autriche s’était accru. La perte du trône d’Albanie par le prince Guillaume de Wied avait été ressentie à Vienne comme une blessure d’amour-propre, presque comme une humiliation. L’empereur Guillaume II avait lui-même cru bon de revoir son confident et ami François-Ferdinand et de s’entretenir de nouveau avec lui des affaires d’Orient. Rendez-vous avait été pris pour le 12 juin dans la propriété préférée de l’archiduc héritier à Konopischt, en Bohême. Dans son livre, Ursachen und Ausbruch des Weltkrieges, M. de Jagow a plaisamment donné, comme raison de cette entrevue princière, le désir qu’avaient l’Empereur et l’Archiduc d’admirer ensemble la floraison des roses. C’est une idylle, et voilà tout. Après la rencontre, M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, envoyait cependant au chancelier un rapport qui débutait ainsi : Le comte Berchtold a été invité à Konopischt par l’archiduc François-Ferdinand, après le départ de Sa Majesté l’Empereur. Le ministre m’a raconté aujourd’hui que S. A. impériale et royale a déclaré être satisfaite au plus haut point de la visite de S. M. l’Empereur. Elle a discuté avec Sa Majesté toutes les questions possibles et a pu constater l’entière concordance de leurs vues.

Quels qu’aient été les sujets traités dans ces mystérieuses conversations, il est à noter qu’elles ont été immédiatement suivies de mesures militaires inexpliquées. Le 27 juin, c’est-à-dire la veille de l’attentat de Serajevo, notre ministre à Belgrade écrivait : Des mesures militaires ont été prises depuis quelques jours sur la frontière serbe. On a concentré cent mille hommes en Bosnie et en Dalmatie, et établi un cordon de troupes et de gendarmerie sur les bords de la Save et du Danube, d’Orsova à Raca. La brigade de Semlin a été munie de cavalerie et d’artillerie. Le chemin de fer est gardé militairement de Semlin à Szabatka.

Ce n’était pas tout. Entre le 14 et le 27 juin, avant que l’archiduc fût parti pour Serajevo, le Ballplatz rédigeait un important mémoire destiné à démontrer que la situation était devenue intolérable pour l’Autriche dans les Balkans. Après la révolution du 9 novembre 1918, en une heure où l’Allemagne presque tout entière semblait ouvrir les yeux à la vérité, Karl Kautsky, secrétaire d’État adjoint des Affaires étrangères du Reich, remarquait avec raison qu’on ne pouvait guère voir en ce document du Ballplatz autre chose qu’un projet, conçu en style diplomatique, de guerre préventive contre la Russie. Les auteurs du mémoire s’en prenaient, en effet, d’abord à la Roumanie, dont le roi, tout Hohenzollern qu’il fût, venait de recevoir le Tsar à Constantza, et qu’ils dénonçaient comme cherchant, en dépit de toutes les « remontrances amicales », à s’éloigner de la politique austro-hongroise. Il n’y avait plus, disaient-ils, à espérer de changement favorable et ils concluaient que l’Autriche devait désormais renoncer, non seulement à l’égard de la Roumanie, mais à l’égard de la Serbie et de la Russie, à ce qu’ils appelaient « la politique de l’attente tranquille ». Il fallait provoquer une alliance entre la Bulgarie et la Turquie et utiliser l’action combinée de ces deux peuples contre la Serbie. Ce mémoire, où se révèle si crûment la pensée secrète de l’Autriche-Hongrie, la propagande allemande s’est efforcée depuis quelques années de l’ensevelir sous les commentaires du Livre noir soviétique. Mais il n’en était pas moins rédigé dès le 24 juin et il était évidemment fait pour préparer l’encerclement et l’humiliation de la Serbie.

Ce document significatif allait partir pour Berlin au moment même où est tué François-Ferdinand. Aussitôt, François-Joseph en presse l’expédition et l’appuie d’une lettre autographe à Guillaume II : Les efforts de mon gouvernements écrit-il, doivent désormais avoir pour but l’isolement et l’amoindrissement de la Serbie. La première étape dans cette voie serait à chercher dans un renforcement de l’autorité du gouvernement bulgare actuel, de façon que la Bulgarie, dont les véritables intérêts concordent avec les nôtres, demeure à l’abri d’un retour à la russophilie. Lorsqu’on saura à Bucarest que la Triple-Alliance est décidée à ne pas abandonner l’idée de s’adjoindre la Bulgarie, mais qu’elle est disposée à engager celle-ci à se lier avec la Roumanie et à garantir l’intégrité territoriale de cette dernière, on reviendra peut-être de la dangereuse direction où l’on a été poussé par l’amitié serbe et par le rapprochement avec la Russie. On pourrait de plus, en cas de succès, tâcher de réconcilier la Grèce avec la Bulgarie et avec la Turquie. Il se formerait ainsi, sous les auspices de la Triple-Alliance, une nouvelle ligue balkanique qui aurait pour objet d’arrêter la pression de la vague panslavite et d’assurer la paix à nos États. Tout cela ne sera possible que si la Serbie, qui est actuellement le pivot de la politique panslavite, est éliminée des Balkans en tant que facteur politique.

En même temps, le mémoire est complété par une conclusion énergique : La nécessité s’impose pour la Monarchie de déchirer d’une main vigoureuse le réseau que son adversaire voulait jeter sur sa tête comme un filet.

La mort de François-Ferdinand n’a donc pas été la cause, elle n’a été que l’occasion et le prétexte de la Strafexpedition que l’Autriche préparait déjà contre la Serbie. Aussi bien, le lendemain même de l’attentat, le comte Berchtold disait au chef d’état-major, Conrad von Hoëtzendorff, que l’heure avait sonné de résoudre la question serbe. Le ministre des Affaires étrangères annonçait en même temps, au comte Tisza, président du Conseil hongrois, « son intention de profiter du crime de Serajevo pour régler les comptes avec la Serbie ». Le comte Tisza était alors assez hésitant. Non pas, semble-t-il, par amour de la paix, car il écrivait lui-même : « Ce serait le moindre de mes soucis que de trouver un casus belli convenable » ; mais il ne jugeait pas opportune une agression immédiate contre la Serbie parce que, redoutant l’intervention de la Russie, il voulait d’abord augmenter les chances de l’Autriche-Hongrie par un appui certain de Bucarest et de Sofia. Sans tenir compte de cet avis, Berchtold envoie à Berlin, dès le soir du 4 juillet, son chef de cabinet, le comte Hoyos, porteur du mémoire et de la lettre impériale.

À Paris, nous ignorions naturellement cette correspondance secrète et les desseins dont elle contenait l’aveu. L’opinion était encore plus loin de les soupçonner que le gouvernement. Vienne, Budapest, Serajevo, ce sont, pour nombre de Français, des villes qui se perdent dans les brumes du lointain, et les ministres eux-mêmes ont des sujets de préoccupation plus proches que la disparition de l’archiduc. Au Conseil du mardi 30 juin, on parle un peu de l’Autriche ; on parle beaucoup des congrégations.

Je me dédommage de la politique en recevant à dîner, à l’occasion des Salons, les membres des sociétés d’artistes et en passant avec eux, sur la terrasse et dans le jardin, une délicieuse soirée. Puis, recommence la série des fêtes et des cérémonies. Grand prix cycliste à Vincennes. Assistance nombreuse et populaire. Nous sommes au dimanche 5 juillet. Le comte Hoyos est arrivé à Berlin. Mais nul à Paris ne le sait et personne dans cette foule ne pressent la catastrophe qui menace le monde : pas plus moi, qui préside, que les braves gens qui m’acclament. Les nouvelles que nous recevons de l’Est européen sont encore très vagues. Nous sommes exactement renseignés sur ce qui se voit, mais comment nos représentants devinaient-ils ce qui ne se voit pas ? Le 2 juillet, M. de Valicourt, consul de France à Trieste, adresse au Quai d’Orsay un intéressant rapport sur l’arrivée des dépouilles mortelles de l’archiduc et de sa femme. La veille, le dreadnought autrichien Viribus unitis, transportant les deux corps et escorté de plusieurs cuirassés et torpilleurs, a jeté l’ancre dans le port. Dans toute la ville, le long des belles rues aux maisons hautes, sans volets ni persiennes, dont parle Stendhal dans sa correspondance, ce ne sont que tentures de deuil et drapeaux cravatés de crêpe. Le 2, dans la matinée, les cercueils sont débarqués sur le rivage. Quoique italienne de race et de langue, la population de Trieste se presse, respectueuse, sur le parcours du cortège. L’itinéraire est le même que celui qu’on a fait suivre, le 18 janvier 1868, aux restes de l’empereur Maximilien. Sept voitures mortuaires, chargées de plus de deux cents couronnes, précèdent les deux corbillards. Les corps sont déposés à la gare méridionale dans un wagon funéraire, qui, à dix heures du matin, se met en marche sur Vienne. Cinq minutes après, il traverse sans arrêt la station de Miramar, en vue de ce château où, en avril dernier, l’archiduc a si magnifiquement reçu l’empereur Guillaume, devant l’escadre venue de Pola pour saluer les deux grands alliés.

Le 2, au soir, les cercueils arrivent à Vienne et y sont publiquement exposés à la lueur des flambeaux. C’est alors M. Dumaine qui nous décrit la suite des cérémonies funèbres. Il ajoute qu’à aucune d’elles n’a été convié le corps diplomatique et qu’à aucune non plus ne s’est montré Guillaume II. Le Kaiser avait annoncé dès la première heure qu’il assisterait aux obsèques. Il avait été si récemment l’hôte joyeusement accueilli de l’archiduc à Konopischt que son désir de lui rendre les derniers devoirs semblait tout naturel. Mais il voulait amener avec lui les officiers du régiment prussien dont le défunt était colonel honoraire et là, comme partout, frapper par l’éclat de sa présence. C’était une prétention qui s’accordait mal avec le programme modeste et terne qu’on avait préparé. L’impitoyable étiquette ne permettait pas, en effet, que l’épouse morganatique de l’archiduc participât à des honneurs princiers. Pas un seul membre de la famille des Habsbourg ne s’était dérangé pour accompagner de Serajevo à Vienne les dépouilles des victimes. L’armée n’avait pas été admise aux funérailles de son généralissime ; et, sous prétexte de ménager la santé du vieil Empereur, on avait réussi à éviter la venue des souverains étrangers et de leurs familles. L’empereur d’Allemagne, éclairé sur l’accueil fait à ses ouvertures, s’était ravisé et avait annoncé qu’il était retenu à Potsdam par une légère indisposition. En même temps que M. Dumaine donnait au gouvernement de la République ces curieux détails, il pressentait déjà ce qui se tramait dans l’ombre, et il écrivait : Après avoir, vivant, suscité tant de craintes et soulevé tant d’inimitiés, l’archiduc François-Ferdinand d’Este demeure, jusque dans la mort, inquiétant et menaçant. L’attentat auquel il a succombé ranime les haines contre la Serbie et même la Russie. Sous prétexte de venger l’assassinat, c’est presque toute la question des Balkans que l’on prétend rouvrir.

Déjà, d’ailleurs, l’Allemagne, sans même connaître exactement les circonstances du meurtre, prend parti pour l’Autriche contre la Serbie, et, le 4 juillet, M. de Manneville, qui remplace à Berlin notre ambassadeur en congé, télégraphie à M. René Viviani : Le sous-secrétaire d’État des Affaires étrangères m’a dit hier et a répété aujourd’hui à l’ambassadeur de Russie qu’il espérait que la Serbie donnerait satisfaction aux demandes que l’Autriche pouvait avoir à lui adresser en vue de la recherche et de la poursuite des complices du crime de Serajevo. Et il a ajouté que, si la Serbie agissait autrement, elle aurait contre elle l’opinion de tout le monde civilisé.

M. Sazonoff[3], au contraire, semble porté à défendre la Serbie contre des procédés arbitraires. Il a signalé amicalement au comte Czernin, chargé d’affaires d’Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg, l’irritation inquiétante que les attaques de la presse viennoise contre la Serbie, à la suite d’un crime commis sur territoire austro-hongrois par des sujets autrichiens, risqueraient de produire en Russie ; et comme le comte Czernin laissait entendre que le gouvernement austro-hongrois serait peut-être obligé de rechercher sur le sol de la Serbie les instigateurs de l’attentat de Serajevo, M. Sazonoff l’a interrompu : « Aucun pays plus que la Russie, a-t-il dit, n’a eu à souffrir des attentats préparés sur territoire étranger. Avons-nous jamais prétendu employer contre un pays quelconque les procédés dont vos journaux menacent la Serbie ? Ne vous engagez pas dans cette voie ; elle est dangereuse. »

Le 5 juillet, le comte Szecsen vient à l’Élysée et me remercie encore, au nom de l’empereur François-Joseph et du gouvernement austro-hongrois, des condoléances que j’ai exprimées au souverain et à la famille impériale. Je renouvelle, au cours de l’entretien, l’assurance que ce crime a causé dans la France entière un véritable sentiment d’horreur. Je remarque discrètement qu’en général les assassinats politiques ne sont, comme celui du président Carnot, en France, que des actes de fanatiques isolés. Le comte Szecsen, aux intentions pacifiques duquel j’ai souvent rendu hommage, me répond cependant, comme si déjà il avait reçu un mot d’ordre : « Le crime de Caserio ne correspondait à aucune agitation francophobe en Italie. Au contraire, depuis bien des années, on emploie en Serbie tous les moyens licites et illicites pour exciter les Slaves contre la Monarchie austro-hongroise. »

La thèse que m’a présentée avec modération l’ambassadeur impérial ne tarde pas à devenir celle du gouvernement austro-hongrois. Tout le monde à Vienne parle couramment d’en finir avec la Serbie. Dès le 30 juin, M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne en Autriche, constate la généralité de cet état d’esprit et en fait part à la Wilhelmstrasse : Hier, écrit-il, j’entendis des gens sérieux exprimer le désir de régler définitivement le compte des Serbes. Je profite de toute occasion pour déconseiller tranquillement, mais sérieusement, des mesures précipitées. À la bonne heure ! Voilà un ambassadeur d’Allemagne qui se distingue par sa modération. Mais son rapport est soumis à l’Empereur et Guillaume aussitôt l’annote rageusement : Qui l’y a autorisé ? écrit-il (qui a autorisé Tschirschky à tenir ce langage raisonnable ?). C’est très bête. Cela ne le regarde pas du tout. C’est exclusivement l’affaire de l’Autriche de décider ce qu’elle doit faire. Après, si cela va mal, on dira : C’est l’Allemagne qui n’a pas voulu ! Que Tschirschky me fasse le plaisir de laisser là toutes ces sottises. Avec les Serbes, il faut en finir le plus tôt possible. Maintenant ou jamais ! Dans ce mot d’ordre impérial, impérieux et impératif, apparaît tout Guillaume II, tel que nous l’a dépeint son compatriote, M. Émile Ludwig, en un livre qui n’est pas sans erreurs, ni même sans injustices, mais qui nous permet de mesurer les ravages de l’orgueil dans un cerveau troublé d’autocrate.

Le 5 juillet, pendant que je reçois la visite de remerciements du comte de Szecsen, ont lieu au château de Potsdam de longues et mystérieuses entrevues. Le comte Hoyos vient d’arriver à Berlin porteur du mémoire autrichien et de la lettre de François-Joseph. L’ambassadeur d’Autriche à Berlin, le comte de Szogyéni, reçoit ces pièces des mains du comte Hoyos et se charge de les remettre à Guillaume II. Il demande audience à l’Empereur et il est invité à déjeuner à Potsdam. Le compte rendu de sa démarche, rédigé par lui le soir même, figure dans le Livre rouge autrichien de 1919. L’Empereur, après avoir pris connaissance de la lettre et du mémoire, déclare que l’Autriche peut compter sur le plein appui de l’Allemagne ; il est d’avis qu’on ne doit pas attendre longtemps pour agir. L’attitude de la Russie, ajoute Guillaume, sera certainement hostile, mais il est depuis longtemps préparé à cette éventualité et l’Autriche peut être assurée que, même si une guerre éclate entre elle et la Russie, l’Allemagne se tiendra fidèlement à ses côtés. La Russie, du reste, n’est pas prête à la guerre.

Le lendemain matin, M. de Bethmann-Hollweg[4], après avoir été mandé par l’Empereur, reçoit, à son tour, l’ambassadeur d’Autriche et il a avec lui un entretien que nous connaissons à la fois par un télégramme du chancelier à M. de Tschirschky et par le rapport de l’ambassadeur d’Autriche à son gouvernement.

M. de Bethmann-Hollweg se déclare prêt à engager une action diplomatique pour faire entrer la Bulgarie dans la Triplice et pour resserrer l’alliance austro-roumaine. Il promet également que l’Allemagne, « conformément aux obligations de l’Alliance et à sa vieille amitié », restera aux côtés de l’Autriche-Hongrie dans une action contre la Serbie.

Le comte de Szogyéni précise que l’appui garanti par le chancelier ne comporte ni réserves ni conditions, et que M. de Bethmann-Hollweg a déclaré : « En ce qui concerne les rapports de l’Autriche avec la Serbie, le gouvernement allemand s’en tient au point de vue que c’est à l’Autriche à juger ce qu’il faut faire pour les régler. Elle peut, à cet effet, quelle que soit sa décision, compter avec certitude que l’Allemagne se trouvera derrière elle comme alliée et comme amie. »

L’ambassadeur d’Autriche à Berlin rapporte enfin que M. de Bethmann-Hollweg a, comme l’Empereur, exprimé l’opinion que l’Autriche devait agir sans tarder. Cette phrase est confirmée par le comte Hoyos, qui a été directement mêlé aux négociations des 5 et 6 juillet : « Je considère, dit-il, comme de mon devoir de déclarer qu’à Berlin, le comte de Szögyéni et moi, nous avons eu tous deux l’impression que le gouvernement allemand était favorable à une action offensive immédiate de notre part contre la Serbie, tout en reconnaissant fort bien qu’une guerre mondiale pouvait s’ensuivre. »

Mais il y a eu à Potsdam et à Berlin, les 5 et 6 juillet, d’autres conversations que celles que je viens de résumer. On a même pensé qu’il s’était tenu au château impérial un grand conseil de la Couronne. Il semble bien que les entretiens du 6 juillet n’ont pas pris cette forme solennelle, mais il n’en est pas moins établi qu’à cette date, et, après avoir reçu l’ambassadeur d’Autriche, l’Empereur a eu de longues conférences avec les plus hautes autorités militaires et navales.

D’après le Livre blanc qu’a publié le Reich au mois de juin 1919, rien n’aurait été plus inoffensif et plus banal que ces conversations. Dans un déjeuner sans cérémonie, on aurait échangé de vagues propos sur la situation politique. Le lendemain, Guillaume, complètement rassuré par ses visiteurs, serait parti pour sa croisière dans la mer du Nord, avec toute la tranquillité d’une conscience sans peur et sans reproche. Le Livre blanc ajoute cependant : Il n’a pas été pris (à Potsdam) de décisions spéciales, puisqu’il n’était pas possible de refuser à l’Autriche l’appui qui lui était dû, en vertu des obligations de l’alliance, dans les demandes de garanties réelles à obtenir de la Serbie. Le Livre blanc reconnaît, en outre, expressément qu’à Berlin on tenait également compte de la possibilité de l’immixtion de la Russie et de ses conséquences, mais, ajoute-t-il, on ne comptait pas sur une probabilité quelconque de guerre générale. Quant à une intention de provoquer un conflit européen, il ne peut en être question.

Ces explications lénitives se heurtent à de nombreux démentis. Le prince Lichnowsky, ambassadeur d’Allemagne à Londres, a confirmé, dans ses Mémoires, les renseignements donnés par le comte de Szögyéni. Je reçus, dit-il, à la fin de juin ordre de l’Empereur d’aller à Kiel… À bord du Meteor (le yacht de l’Empereur), j’appris la mort de l’héritier présomptif austro-hongrois. Sa Majesté exprima son regret que ses efforts pour gagner l’archiduc à ses idées se trouvassent ainsi déjoués. Je ne sais si un plan de politique active dirigée contre la Serbie avait déjà été établi à Konopischt… Je vis à Berlin le chancelier impérial et lui dis que je croyais notre situation extérieure fort satisfaisante, étant donné que nous nous trouvions sur un meilleur pied avec l’Angleterre que nous ne l’avions été depuis longtemps… En France, aussi, un gouvernement pacifique était au pouvoir. Herr von Bethmann-Hollweg ne parut pas partager mon optimisme et se plaignit des armements russes… On se garda naturellement de me dire que le général von Moltke (chef d’état-major allemand) insistait pour que l’on fît la guerre. J’appris cependant que Herr von Tschirschky avait été blâmé à cause du rapport où il disait avoir conseillé à l’Autriche la modération envers la Serbie. À mon retour de Silésie, je m’arrêtai quelques heures à Berlin (4 juillet) et j’y appris que l’Autriche était décidée à agir contre la Serbie, afin de mettre fin à un état de choses intolérable. Par malheur, je n’attachai pas sur le moment à cette nouvelle l’importance qu’elle avait… Je sus par la suite qu’au cours de la discussion décisive qui eut lieu à Potsdam le 5 juillet la question posée par Vienne avait obtenu l’assentiment sans condition de toutes les personnes autorisées, et même avec cette addition qu’il n’y aurait pas grand mal à ce qu’il en résultât une guerre avec la Russie. C’est du moins ce qui est relaté dans le procès-verbal autrichien que le comte Mensdorff (ambassadeur d’Autriche-Hongrie en Angleterre) a reçu à Londres.

D’autre part, M. Maurice Bompard, ancien ambassadeur de France à Constantinople, aujourd’hui sénateur de la Moselle, m’a fourni sur les entrevues de Potsdam les indications suivantes : À cette époque, m’a-t-il écrit, mon collègue le baron Wangenheim, ambassadeur d’Allemagne en Turquie, était à Berlin. Il rentra un peu à l’improviste à Constantinople le 14 juillet. Dans les jours qui suivirent, il rendit visite au marquis Garroni, ambassadeur d’Italie. Il lui dit alors, comme parlant à un allié : « La guerre est décidée ; la résolution en a été prise dans un grand conseil qui s’est réuni à Potsdam, sous la présidence de l’Empereur, avant son départ pour la Norvège. » Le marquis Garroni a, tout d’abord, gardé pour lui cette confidence. Il semble même que le fait lui ait paru si monstrueux qu’il a eu peine à y ajouter foi. Mais, lorsque la guerre eut éclaté, le baron Wangenheim en fit part à tout venant. M. Morgenthau, ambassadeur d’Amérique, rapporte dans ses Mémoires le récit détaillé que son collègue allemand fit à lui-même de ce Conseil, dans les premiers jours d’août 1914. Comme de juste, les indications du baron Wangenheim parvinrent assez vite à mes oreilles et, dès cette époque, j’en ai reçu la confirmation du marquis Garroni lui-même auprès de qui je cherchais à en contrôler l’exactitude.

Au surplus, dans le premier Livre blanc publié par l’Allemagne au début de la guerre, au moment où l’Empire se croyait assuré de la victoire, on n’avait pas pris autant de précautions qu’on a cru devoir en prendre depuis la défaite, et on avait laissé échapper cet aveu : Nous pouvions dire, de tout cœur, à notre alliée que nous partagions sa manière de voir, en l’assurant que l’action qu’elle considérait comme nécessaire pour mettre fin à l’agitation poursuivie en Serbie contre l’existence de la Monarchie aurait toutes nos sympathies. Nous avions conscience que des actes d’hostilité de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie pouvaient mettre en scène la Russie et nous entraîner dans une guerre correspondant à nos obligations d’alliance.

L’Empereur n’ignorait donc pas qu’en laissant le champ libre à


Photo Kahl.
L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — L’archiduc François-Ferdinand et la duchesse de Hohenberg quittent l’Hôtel de Ville de Serajevo pour se rendre à l’hôpital militaire visiter le lieutenant Merizzi, victime d’une première bombe lancée sur l’archiduc.


Photo Walter Tausch.
L’ATTENTAT DE SERAJEVO. — Après l’assassinat de l’archiduc et de la duchesse de Hohenberg, le meurtrier Garilo Prinzip est conduit par les agents au poste de police.


En médaillon : FRANÇOIS-JOSEPH.


Photo Trampus.
L’EMPEREUR FRANÇOIS-JOSEPH SE REND À LA CHAPELLE DE LA HOFBURG où sont exposés les corps de l’archiduc et de la duchesse de Hohenberg, tués à Serajevo

l’Autriche, et, à plus forte raison, en la pressant d’agir, il risquait de provoquer des complications générales. Il le savait même si bien qu’avant de s’embarquer pour la mer du Nord il avait jugé bon de se concerter avec les États-majors de l’armée et de la marine. Admettons que le chevalier von dem Bussche se soit trompé lorsque, dans une note rédigée le 30 août 1917, pendant son passage au ministère, il a parlé d’une délibération aboutissant à des préparatifs de guerre. Il est sûr, du moins, que l’Empereur a reçu, le 6 juillet, le général Falkenhayn, ministre de la Guerre, le général von Bertrab, représentant l’État-major général de l’armée, l’amiral von Capelle, chargé de l’intérim du secrétariat d’État de la Marine, le capitaine de vaisseau Zenker, chef de la section de tactique à l’État-major de la Marine. C’est ce qui résulte clairement de l’enquête que la chancellerie a ouverte, en octobre 1919, sur les faits révélés dans la note de Bussche.

Au même moment, que se passa-t-il à Paris ? Le lundi 7 juillet, j’offre un dîner aux nouveaux bureaux des Chambres et il n’y a là ni un sénateur, ni un député qui songe à la guerre. Le mercredi 8, j’inaugure à l’École polytechnique un monument commémoratif de 1814. Le jeudi 9, je m’éloigne davantage encore des idées qui règnent à Berlin. Nous nous échappons de Paris en automobile pour aller déjeuner au Prieuré, chez M. et Mme Maurice Donnay, avec M. et Mme Marcel Prévost. Pendant quelques heures de loisirs, nous causons librement parmi les arbres et les fleurs et, auprès de nos amis, j’oublie vite les lourdes chaînes de mes prisons.

Les nouvelles qui nous arrivent d’Autriche ne nous découvrent, d’ailleurs, rien d’une vérité qui se cache et sont, au contraire, assez rassurantes.

Dans un télégramme du 8 juillet, M. Dumaine, d’accord avec son collègue russe, exprime l’opinion que le parti militaire autrichien ne réussira pas à faire imposer à la Serbie une enquête sur le crime de Bosna Serai et que l’influence du vieil Empereur écartera tout projet de démarche comminatoire.

Ni M. Dumaine, ni aucun de nous, ne savait encore que, le 7 juillet, au retour du comte Hoyos, venait de se tenir à Vienne un Conseil des ministres sur lequel le Livre rouge autrichien de 1919 nous a lui-même renseignés. Le comte Berchtold y avait exposé qu’il était temps de mettre à tout jamais la Serbie hors d’état de nuire. Il avait ajouté que le gouvernement impérial allemand avait promis sans réserve d’appuyer l’Autriche dans un conflit avec ce pays. Il n’avait pas caché qu’une guerre avec la Serbie pourrait avoir pour conséquence une autre guerre avec la Russie. Le procès-verbal rédigé par le comte Hoyos portait d’abord : Il est clair qu’à la suite de notre entrée en Serbie la guerre avec la Russie serait très vraisemblable. Le comte Berchtold remplace cette phrase par celle-ci : Il est clair que notre entrée en Serbie pourrait avoir pour conséquence une guerre avec la Russie. Mais, conclut-il, mieux vaut que la rupture se produise dès maintenant, car la Russie devient tous les jours plus puissante dans les Balkans. Tout ajournement serait un aveu de faiblesse qui déconcerterait le gouvernement allié.

Le comte Tisza, président du Conseil hongrois, tient un langage plus modéré. Il reconnaît qu’une guerre contre la Serbie est devenue possible, mais il condamne la théorie de la guerre quand même et il recommande, au lieu d’une attaque brusquée, une action diplomatique préalable.

Le Conseil, bien résolu à en venir aux armes, se résigne à commencer par l’action diplomatique, mais à la condition formelle que cette action consiste dans l’envoi d’un ultimatum et que cet ultimatum soit conçu en des termes très secs et très hautains. Le premier procès-verbal porte : Par suite, il fallait poser à la Serbie des exigences tout à fait inacceptables. On corrige et finalement on écrit : …des exigences tellement étendues qu’elles fassent prévoir un refus et permettent de frayer la voie à une solution radicale, au moyen d’une intervention militaire.

Comme Tisza discute encore, Berchtold lui répond : Un succès diplomatique n’aurait pas de valeur. Le 10, Berchtold dit à l’ambassadeur d’Allemagne, Tschirschky : Si la Serbie acceptait, ce serait très désagréable et je réfléchis aux conditions qu’on pourrait poser à la Serbie pour rendre son acceptation complètement invraisemblable.

Pendant que l’Autriche-Hongrie médite ainsi sa vengeance, l’opinion parisienne, ignorante du danger qui plane déjà sur l’Europe, ne s’intéresse guère qu’à la future session des assises[5].

Les nouvelles de Vienne restent cependant toujours incertaines. Mais aucune menace de conflit ne nous est encore signalée. Le 10 juillet, M. Dumaine écrit, dans une dépêche, qui n’arrivera du reste, à Paris, que le 17 : Si les violences peuvent être contenues, les répressions atténuées, et si le danger pour la Serbie d’une impérieuse mise en demeure se trouve finalement écarté, c’est bien la haute sagesse et la clairvoyance de l’empereur François-Joseph qu’il en faudra louer. Guidés par la volonté de leur souverain, les trois ministres communs et les deux présidents du Conseil qui ont délibéré sur les mesures à adopter ont dû vraisemblablement s’en tenir, tant pour le régime à instituer en Bosnie que pour l’enquête sur les origines du crime, à des projets et des dispositions d’une portée très différente de ce que les exaltés persistent à réclamer d’eux. Le secret, comme on voit, était bien gardé.

Le jour même où M. Dumaine écrivait cette dépêche, le comte Tschirschky faisait part au gouvernement allemand d’une conversation que le comte Berchtold avait eue avec François-Joseph et lui avait immédiatement rapportée. L’Empereur avait exprimé l’opinion qu’il convenait de poser à la Serbie des conditions concrètes. La chancellerie allemande communique à Guillaume II le rapport de Tschirschky et aussitôt l’Empereur jette en marge ces notes agressives : Mais très nettes, très catégoriques ! Ils (les Autrichiens) ont eu assez de temps pour cela ! Et comme Tschirschky ajoute que Berchtold cherche à rendre l’acceptation des Serbes impossible, mais que Tisza préférerait procéder gentlemanlike, Guillaume se fâche et laisse tomber de sa plume impériale ces interjections irritées : Envers des assassins ! Après ce qui s’est passé ! Stupidité !

On sait que la résistance de Tisza n’a point duré. Berchtold la considérait déjà comme vaincue le 11 juillet, car, à cette date, le comte Szecsen recevait de Vienne un télégramme dont il s’est bien gardé de dire un mot au gouvernement français : L’accord complet avec l’Allemagne est obtenu en ce qui concerne la situation politique résultant de l’attentat de Serajevo et toutes les conséquences éventuelles.

Le même jour, Guillaume II, lisant un télégramme de Vienne, rappelait en note ce mot de Frédéric II : Je suis opposé aux conseils de guerre et aux délibérations, parce que c’est toujours le parti le plus timide qui prévaut. Il trouvait la politique autrichienne trop craintive et trop paresseuse. Depuis la semonce qu’il avait reçue, Tschirschky lui-même se gardait bien de recommander la prudence. L’ambassadeur d’Allemagne était, d’ailleurs, tenu par Berchtold au courant de tout ce qui se passait. Dès le 11, le ministre viennois lui avait donné des renseignements sur les conditions essentielles que poserait le prochain ultimatum.

À Paris, nous ne soupçonnerons rien de tout cela. La sphinge autrichienne demeure impénétrable. En présence de ce mystère, je ne puis renoncer au voyage que je dois faire dans les pays du Nord. Il est projeté depuis six mois. Les Chambres ont voté les crédits. Tout est prêt, non seulement à Saint-Pétersbourg, mais à Stockholm, à Copenhague et à Christiania. Si je changeais maintenant d’intention, je risquerais de faire croire à l’imminence d’un danger et d’alarmer l’Europe.

« Sous diverses formes et à divers points de vue, a écrit M. Viviani dans sa Réponse au Kaiser, on a critiqué ce voyage. On a dit que l’événement de Serajevo aurait dû nous le faire ajourner. Préparé depuis plus de cinq mois, devant s’accomplir non pas seulement en Russie, mais en Suède, en Danemark, en Norvège, nous ne pouvions le retarder sans donner lieu aux pires interprétations. C’était accroître par nous-mêmes l’état de tension à peine visible… »

M. Viviani a raison. Nous ne partirions pas que nous commettrions une inconvenance envers les trois royaumes scandinaves et qu’on nous reprocherait de troubler le monde. Nous maintenons donc nos projets.

Dans la soirée du 13 juillet, le président du Conseil et le ministre de la Guerre, MM. Viviani et Messimy, viennent successivement me rendre compte d’un long et grave débat qui a eu lieu au Sénat. Il s’agissait du projet de loi, depuis trop longtemps en souffrance, qui autorise les ministres de la Guerre et de la Marine à engager des dépenses non renouvelables en vue de pourvoir aux besoins de la défense nationale. Le rapporteur de la commission sénatoriale de l’armée, M. Charles Humbert, s’est plaint non sans raison que ce projet, déposé le 27 février 1913 et prévoyant un crédit de quatre cent vingt millions pour l’amélioration de l’outillage militaire, n’eût pas encore été voté. Il a fait ensuite un tableau très noir de la situation. M. Messimy a répondu en rappelant que les programmes du ministère de la Guerre s’étaient souvent heurtés, depuis de nombreuses années, aux objections du ministère des Finances, et il a montré que néanmoins de multiples améliorations avaient été récemment introduites dans l’organisation et dans l’équipement de l’armée. Il n’a pas cependant réussi à calmer l’émotion du Sénat. La séance a été renvoyée au mardi 14 à deux heures pour la continuation du débat et pour l’achèvement de ce budget de 1914 dont le vote a été si longtemps retardé. On siégera donc le jour de la fête nationale. Est-ce bien le moment de donner tant de publicité aux insuffisances de notre organisation militaire ? Et n’aurait-on pas mieux fait de voter plus tôt les lois proposées ? Maintenant, Guillaume II peut répéter, en toute assurance, ce qu’il a déjà dit à l’Autriche pour l’encourager, que ni la France, ni la Russie ne sont actuellement en état de faire la guerre.

Dans la matinée du 14, à Longchamp, très belle revue sous un ciel pur. À l’aller et au retour, dans les allées du Bois, la foule est si vibrante que M. Messimy m’exprime, avec une nuance d’étonnement, sa satisfaction de me voir si chaudement accueilli. Mais, cette fois encore, ce n’est pas à moi, c’est à l’éphémère personnification de la France que vont ces hommages rituels. Tout au plus est-il possible que mon départ pour l’étranger inspire aux Parisiens la pensée de m’adresser, avec une chaleur particulière, leurs vœux de bon voyage. Mais, dans ces manifestations non plus, n’est pas poussé un seul cri dont puissent s’inquiéter les plus ombrageux amis de la paix.

Dans l’après-midi, après le déjeuner que j’offre, suivant l’usage, aux officiers généraux, M. Abel Ferry vient me dire, de la part de M. Viviani, que la discussion se prolonge au Sénat, que M. Clemenceau, d’accord avec M. Charles Humbert, songe à proposer la nomination d’une commission d’enquête, et il me demande mon avis. M. Viviani paraît disposé à accepter, tout au moins, que des pouvoirs d’enquête soient donnés à la commission sénatoriale de l’armée. Je ne dissimule pas à M. Abel Ferry que cette mesure me semblerait une abdication du gouvernement, et je la déconseille. Vers dix heures et demie du soir, j’apprends enfin que M. Clemenceau a retiré sa motion, combattue par M. Viviani, et qu’on s’est borné à charger la commission de l’armée de rédiger un rapport détaillé.

Pendant que la France célèbre tranquillement sa fête nationale, de grandes décisions sont prises à Vienne, sans que notre ambassadeur puisse s’en douter. Depuis quelques jours, la résistance du comte Tisza a faibli. Il a écrit à l’Empereur pour faire valoir ses objections contre une action immédiate ; mais Berchtold lui a montré « les difficultés militaires qui pourraient résulter d’un retard », il a invoqué le témoignage du chef d’État-major Conrad von Hoëtzendorff et, en même temps, après s’être entretenu avec Tschirschky, il a répété à Tisza : En Allemagne, on ne comprendrait pas que l’Autriche laissât passer cette occasion sans porter un coup. Si nous transigions avec la Serbie, on nous taxerait de faiblesse, ce qui ne serait pas sans effet sur notre situation dans la Triple-Alliance et sur la future politique allemande.

Ainsi sermonné, le comte Tisza finissait par céder, l’accord se faisait sur les conditions inexorables à insérer dans l’ultimatum et, le 14 juillet, dans son rapport à l’Empereur, Berchtold écrivait triomphalement : Le contenu de la note est tel qu’on doit compter avec la probabilité d’un conflit armé.

Le même jour, le comte Tschirschky télégraphiait à Berlin : Le comte Tisza est venu me voir aujourd’hui, après sa conversation avec le comte Berchtold. Il m’a dit qu’il avait toujours conseillé la prudence, mais que chaque jour l’avait confirmé dans l’opinion que la Monarchie devait en venir à des résolutions énergiques. (Assurément, annote Guillaume II)… Le comte Tisza ajoute, continuait Tschirschky, que la position prise par l’Allemagne, qu’elle se tiendrait aux côtés de la Monarchie, a exercé la plus grande influence sur la ferme attitude de l’empereur François-Joseph. Si donc l’Allemagne avait voulu retenir l’Autriche, elle l’aurait pu. Bien mieux : sans même la retenir, elle n’aurait eu qu’à ne pas la pousser, pour que François-Joseph et le comte Tisza eussent des chances de réussir à modérer l’action projetée.

Le comte Tschirschky poursuivait : En ce qui concerne le moment de la remise à la Serbie, il a décidé aujourd’hui qu’il était préférable d’attendre le départ de Poincaré de Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire le 25. Et Guillaume II, toujours impatient et nerveux, jette sur la marge du rapport ces deux mots désenchantés : Quel dommage !

À cette même date du 14 juillet, Guillaume entre en scène plus bruyamment encore. Il adresse à François-Joseph une lettre personnelle d’encouragement à l’action.

Ainsi, aux feux d’artifice des fêtes parisiennes, Vienne et Berlin répondent par des préparatifs de guerre contre le petit peuple que deux grands Empires se sont juré d’écraser. Mais le bruit lointain des fusils qui se chargent n’arrive pas jusqu’à nous.

Le mercredi 15 juillet, des divergences de vues entre le Sénat et la Chambre imposent encore de nouvelles « navettes » à ce budget de 1914 qui devrait être voté depuis plus de six mois et qui contient, incorporées dans la loi de finances, les dispositions essentielles d’un impôt général sur le revenu. L’accord se réalise enfin. J’achève la soirée un peu mélancoliquement avec ma femme que préoccupe mon lointain voyage et qui se propose d’aller attendre mon retour dans la Meuse, chez mon frère et sous les ombrages de Sampigny. Je pars à onze heures et demie du soir par la gare du Nord, où tous les ministres se sont réunis pour me présenter leurs adieux et leurs souhaits. Quoique l’heure de ce départ n’ait pas été annoncée, un assez grand nombre de curieux se sont massés aux abords de la gare et sur les quais. Eux aussi, ils me témoignent leurs sympathies par des vivats. Aucun d’eux, ni de nous, ne pressent les journées d’anxiété que nous allons vivre. Je monte dans le train présidentiel avec M. Viviani, qui m’accompagne en Russie, et avec M. Gauthier, ministre de la Marine, qui doit nous conduire à bord et prendre congé de nous en rade de Dunkerque.

  1. Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.
  2. Ministre des Affaires étrangères à Vienne.
  3. Ministre des Affaires étrangères russe.
  4. Chancelier de l’Empire allemand.
  5. À la suite du meurtre de Calmette par Mme Caillaux.