Librairie Ollendorff (p. 45-50).


VIII

LENDEMAIN DE FÊTE


C’est deux jours après cette aventure arrivée à Berrichon que les prévôts s’en étaient allés rôder aux alentours de la Grange-Batelière, où ils devaient faire connaissance, comme nous le savons, avec le cabaret du Trou-Punais et sa remarquable hôtelière.

Inutile de dire que la Baleine s’était abstenu de reparaître devant l’hôtel de Nevers et, que ç’avait été une des raisons pour lesquelles Cocardasse et Passepoil n’avaient vu aucun inconvénient à aller chercher quelque distraction ailleurs.

Nous avons énoncé plus haut que l’histoire n’avait rien dit des témoignages de reconnaissance à eux prodigués par ces demoiselles de l’Opéra. Mais il n’en est pas moins vrai que celui qui les eût suivis, alors que le jour commençant à poindre, bras dessus bras dessous, ils regagnaient leur quartier en se communiquant leurs impressions mutuelles, celui-là eût pu se faire une grande pinte de bon sang.

— Belle nuit, ma caillou ! disait le Gascon.

— Bonne nuit surtout, Cocardasse !

— Belle et bonne, tu l’as dit, pitchoun.

— Nuit de grands seigneurs, mon noble ami.

— De princes, mon petit prévôt…

— Récapitulons un peu : d’abord…

— D’abord un petit combat en règle, ou Pétronille, elle, s’est pas trop mal conduite… De fait, combien avons-nous mis à mal de ces malandrins ?

— De ces lâches qui s’attaquaient à des femmes ?… Cinq ou six, je crois…

— Ils n’étaient pas difficiles, les gaillards, et se promettaient une jolie petite fête.

— La fête n’a pas été pour eux…

— Sandiéou ! je crois que nous leur avons coupé l’herbe sous le pied…

— Et que nous la leur avons fait manger.

— Pécaïré !… je suppose qu’ils n’ont pas eu le temps d’en sentir le goût…

— Ils pourront l’engraisser à loisir, Cocardasse.

— Affaire à eux, ma caillou… Et que dis-tu de cette promenade en carrosse en compagnie des plus jolies femmes de Paris ?

— On était un peu serré dans le mien. Je crois bien me souvenir que Mlle Cidalise et moi ne tenions qu’une place.

— Vivadiou ! c’était pareillement dans le mien. Je dirai même que c’était mieux : Mlle Nivelle et Mlle Fleury étaient chacune sur un de mes genoux… Oïmé !… je t’avouerai que cela me tenait chaud et me donnait très soif.

— Je ne songeais guère à boire, à ce moment.

— Amigo ! gronda sévèrement le Gascon, il est toujours le temps de boire, sachez-le ! cela ne nuit pas au reste… Mais as-tu vu comme les petites elles nous tenaient tête à souper ?

— J’avoue qu’elles étaient beaucoup plus gentilles encore qu’à sang-froid… As-tu senti comme elles avaient les lèvres fraîches, Cocardasse ?

— Té ! parce qu’elles les arrosaient souvent, ma caillou. C’est un moyen qui me réussit à moi-même, hé donc !

— Oses-tu comparer tes lèvres aux leurs ?

— Oïmé ! et pourquoi pas, mon pitchoun ?… Si Mlle Nivelle les trouvait à son goût, vivadiou !… c’est que mon baiser il valait le sien.

— Pourtant, quand tu m’embrasses, Cocardasse, ce n’est pas du tout la même chose que quand c’est Mlle Cidalise.

— Povero !… c’est que sa bouche a peut-être le goût de la pêche et mes moustaches celui du vin ?… À part cela, vois-tu, petit, il n’y a pas de différence.

— Si c’est ton avis, cela n’est pas du tout le mien, et tu n’es pas digne d’être embrassé par une jolie femme.

— Té !… ne nous fâchons pas… Le principal c’est que nous ayons bien bu.

— Bien aimé, veux-tu dire… Moi, je me desséchais d’amour.

— Amable, mon pitchoun, l’amour qui dessèche, il est un pauvre amour !

— Qui nous aurait dit, au bal du Régent, que les bras de ces déesses s’ouvriraient pour nous ; que nous connaîtrions le paradis sur terre ?

— Eh ! sandiéou !… Il était temps que nous arrivions, car sans nous elles auraient bien connu l’enfer… Je suis d’avis qu’elles nous redoivent encore quelque chose.

— Tu n’es jamais satisfait, Cocardasse. Si tu avais moins bu, tu aurais mieux goûté ton bonheur.

— Le bonheur ne va pas sans boire…

— Je les sauverais bien cent fois pour le même prix, moi, Amable Passepoil.

— Té !… moi de même, ma caillou !… Cela se retrouvera peut-être ?… — Hélas !… on n’a pas deux fois une pareille chance dans sa vie !… Mais quelle heure est-il, Cocardasse ?

— Vivadiou !… je pense qu’il est très tard ou très bonne heure, car je ne vois plus d’étoiles.

— Je te crois, nous les avons toutes laissées là-bas.

Frère Amable poussa un grand soupir où passait tout le regret des félicités disparues. Dans toute son existence d’amoureux perpétuel, il ne s’était jamais senti si complètement heureux, au point qu’il se demandait s’il ne sortait pas d’un rêve.

Cocardasse et lui étaient encore sous le coup d’une demi-griserie qui n’avait pourtant pas les mêmes causes. Chez le Gascon, l’ivresse du vin dominait celle des sens ; le tendre Normand, au contraire, n’avait bu que le philtre d’amour. À chacun sa façon de goûter les bonnes choses.

Pour le Gascon, le nectar était en flacon ; pour le Normand, les lèvres de femme distillaient un miel supérieur à celui de l’Hymette.

Devant la porte de l’hôtel de Nevers, ils revinrent à eux.

— Que va dire le marquis ? insinua Passepoil.

— Pécaïré ! Il vaudrait mieux demander ce que nous allons lui dire.

Ils n’y avaient pas encore songé et s’il leur avait été difficile de trouver un prétexte pour obtenir leur permission, il allait leur être plus difficile encore de dire ce qu’ils en avaient fait.

Le jour était venu. Ils n’avaient pas le temps de se concerter. De tous côtés, les bourgeois ouvraient leurs volets, les marchands leurs boutiques et la rue commençait à s’animer, tandis qu’ils étaient là, plantés tous deux comme das écoliers qui n’osent pas rentrer.

La porte de l’hôtel s’entre-bâilla devant eux et le visage de Laho apparut. Le Basque se préparait même à interroger l’horizon lorsqu’il les aperçut :

— Hé !… s’écria-t-il, d’où venez-vous donc, les camarades ? M. de Chaverny vous réclame depuis une heure et se tourmente à votre sujet.

— Cornebiou !… fit Cocardasse à voix basse en se tournant vers son prévôt ; le tourmentais-tu de lui, petit ?…

— Oh ! que non !

— Ni moi, hé donc !

— Il vous attend, reprit Laho qui n’avait rien entendu de ce colloque, et j’ai l’ordre de vous conduire auprès de lui dès votre retour. Venez.

Les prévôts, quelque peu inquiets, se grattèrent tous deux l’oreille mais sans y trouver la réponse aux questions qui allaient leur être posées.

Le marquis était encore au lit, car il avait élu domicile à l’hôtel de Nevers pendant tout le temps que Lagardère devait être absent. Dès qu’il aperçut les deux hommes, il se souleva sur un coude.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, je suis aise de vous voir, mes maîtres. J’ai fait toutes sortes de mauvais rêves à votre endroit et j’avais hâte que le jour vînt pour savoir s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux.

— Eh ! capédédiou !… c’est bien tout le contraire, s’exclama Cocardasse.

— Ah bah !… Qu’avez-vous donc fait de votre nuit, car je m’aperçois que vous l’avez passée complète ?

Les deux hommes se regardèrent sans rien répondre.

— Eh bien !… avez-vous vu l’ennemi ?

— Oh ! que non, fit le sensible et peu bavard Passepoil.

Chaverny les regarda d’un air goguenard :

— Vous me cachez quelque chose, mes gaillards. Si vous n’avez pas cherché, il est certain que vous avez dû ne rien voir…

— Oh ! que si ! murmura le Normand dont les yeux se mouillèrent au souvenir de sa nuit.

Le marquis, ne comprenant rien, perdit patience.

— Vive Dieu ! cria-t-il, quel jeu jouez-vous là ? Faudra-t-il vous arracher les paroles de la bouche ?

— Oïmé ! pas n’est besoin, monsieur le marquis, fit le Gascon venant au secours de son prévôt et croyant avoir trouvé un argument solide. Le petit, il s’égare. Nous avons bien cherché, mais pas du bon côté…

— Il me faut des faits ! Où êtes-vous allés ?

À les voir si penauds, Chaverny se doutait bien de quelque aventure. Mais il savait aussi que le Normand tournait pendant une demi-heure autour de la question sans rien avouer. C’est pourquoi il résolut de s’adresser au Gascon, plus loquace et dont la tête était encore quelque peu échauffée par les libations récentes.

— Allons, parle, toi, lui dit-il. Si tu ne dis pas la vérité, je te jure que vous ne sortirez plus d’ici l’un et l’autre ni le jour ni la nuit.

— Puisque vous le voulez, répondit le Gascon, on va tout vous dire… Et, sandiéou ! le rire il va vous gagner !

Passepoil eut beau lui donner un coup de son coude pointu dans les côtes, Cocardasse était lancé ; le diable ne l’eût point arrêté. Combien de fois déjà ne l’a-t-on pas vu jacasser hors de propos ?… Celle-ci du moins, ce n’était pas le cas.

— Or donc, dit-il, que nous allions du côté de la Grange-Batelière et que nous avons rencontré l’Opéra.

— Que me chantes-tu là ?

— La vérité vraie comme me voilà !… Et, pécaïré ! que les jours où il est fermé, comme vous nous l’avez dit hier, cela n’empêche pas Mmes les actrices de courir le guilledou, pour le plus grand plaisir de Cocardasse et de Passepoil. Vivadiou !… nous avons vu l’Opéra cette nuit, monsieur de Chaverny.

— Ne voudrais-tu pas t’expliquer, par hasard ?

Le Gascon s’expliqua et le fit dans sa langue imagée, entrecoupée d’éclats de rire auxquels se joignait l’hilarité de Chaverny.

— Palsambleu ! s’écria celui-ci, vous ne vous ennuyez pas, vous autres. Mais de tout ceci, il résulte que vous avez fait tout autre chose que ce que vous deviez faire.

— Je m’en doute un peu, répliqua Cocardasse ; cependant nous en serons quittes pour le faire ce soir.

— Croyez-vous donc que vous allez passer ainsi toutes vos nuits dehors ?

— Pas toutes, monsieur le marquis ; mais, ajouta-t-il avec un sérieux comique, les vieilles gens d’épée comme nous, ils ont l’habitude de ne dormir qu’une nuit sur cinq, et si le pitchoun il était là, il vous le dirait tout comme moi, hé donc !

— Cela signifie qu’il faut vous laisser agir à votre guise ?

— Cornébiou ! je crois que c’est mon avis et que le petit il ne me démentira pas… Si nous avions nos coudées franches…

— Ah ! si nous les avions !

— Vous retourneriez à la Grange-Batelière pour y rencontrer l’Opéra ? fit le marquis avec humeur.

— Pécaïré ! ce n’est pas tout les jours fête…

— Oh ! non !… soupira frère Passepoil, les yeux levés au ciel.

— Et pourtant, reprit Cocardasse qui tenait à reconquérir sa liberté, il y a du vrai dans ce que disait monsieur le marquis.

— Ah ! et quoi donc ?… questionna celui-ci.

Le Gascon se décida à brûler ses vaisseaux :

— Il y a, s’écria-t-il que nous irions bien à la Grange-Batelière, mais que l’Opéra n’y sera pour rien… ce qui n’empêche pas qu’il y aura des dames.

— Je m’en doutais…

Le Gascon eut un geste de profonde pitié.

— C’est l’affaire de mon petit prévôt, qui en est toujours pour le sexe. Pendant ce temps, Cocardasse il ouvre l’œil et se moque de la bagatelle. Nous avons manqué notre rendez-vous hier, et sandiéou ! il ne faut pas que nous le manquions ce soir.

— Nous avons donné notre parole, murmura Amable qui, malgré ses fredaines de la nuit précédente, n’oubliait pas la promesse faite à la Paillarde.

— Pécaïre !… interrompit Cocardasse, le cotillon il sera la perte de ce petit !… Quoique çà, c’est presque toujours autour des femmes qu’on trouve ce qu’on cherche et j’ai idée qu’autour de celle-là, nous trouverons quelque chose.

— Il est possible que ce soit des coups d’épée, dit le marquis.

— As pas pur !… C’est plus que probable, mais nous en donnerons plus que nous n’en recevrons et, dans le tas, il y en aura bien pour quelque ennemi de Lagardère.

— Eh bien, soit !… Allez où vous voudrez et surtout rapportez votre peau.

— Pécaïre !… Si la peau des autres elle ne craignait pas plus que la nôtre, je crois bien que les cimetières ils seraient inutiles. Dormez sur vos deux oreilles, monsieur le marquis, Cocardasse et Passepoil ils ne perdront pas les leurs.

Chaverny se rendormit et les prévôts s’en allèrent, enchantés d’avoir eu gain de cause pour l’avenir et de s’en être si bien tirés pour le passé.

— Oïmé !… crois-tu que nous avons enlevé l’affaire ?

— C’est une belle chose que la parole, mon noble ami.

— À qui le dis-tu, ma caillou ?… Si je n’avais pas été prévôt, j’aurais voulu être orateur. Le diable, c’est que ce sont des métiers qui altèrent.

Et comme pour donner plus de sanction à ces paroles, il entraîna son inséparable vers la cuisine, où dame Françoise les réconforta d’une tasse de bouillon. L’un et l’autre en avaient besoin après les péripéties de cette nuit agitée.

— Alors, c’est bien entendu pour ce soir ? dit Amable.

— Vivadiou ! je te crois, et si les dames du Trou-Punais elles n’ont pas les charmes de celles de l’Opéra…

— Toutes les femmes sont belles quand on sait les apprécier, opina frère Passepoil avec conviction.

— Et tous les vins sont bons, couquinasse, quand on a le gosier bien fait… Celui de Cocardasse junior il n’est pas percé en cor de chasse.

De même que celui-ci avait plus soif encore lorsqu’il venait de boire, ainsi Passeport était plus amoureux quand il venait d’aimer.

Tous deux se pourléchaient d’avance, l’un à la pensée des brocs qu’il allait vider, l’autre en songeant aux appas de la Paillarde ; quant à faire la différence entre ce qu’ils avaient savouré la nuit précédente : les vins les plus généreux et les femmes les plus choyées de Paris, et ce qui les attendait ce soir-là : clairet de Vauvert ou d’ailleurs et filles d’auberge, cela leur importait fort peu. On eût pu carrément leur appliquer le vers fameux, s’il eût été composé à cette époque :

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !

Une chose pourtant les laissait perplexes : ils se demandaient quelle réception leur serait réservée par la Paillarde. Le Normand était particulièrement soucieux à ce sujet.

Il n’oubliait pas qu’elle lui avait pour ainsi dire intimé l’ordre de revenir le lendemain et qu’elle était femme à faire respecter ses volontés. Aussi tremblait-il d’avance en songeant au regard oblique qui allait peser sur lui, d’autant plus qu’il ne trouvait dans sa cervelle aucun moyen d’apaiser le courroux de la redoutable matrone.

Il s’en ouvrit à Cocardasse, qui poussa un éclat de rire :

— As pas pur ! ma caillou !… s’écria celui-ci. Mets seulement quelques écus blancs dans ton gousset et la belle elle sera douce comme un agneau… Tu me fais pitié, mon petit prévôt, de ne pas savoir que l’homme il se mate avec de l’acier et la femme avec de l’argent.

— Tu as toujours raison, Cocardasse. Mais n’es-tu pas d’avis que nous allions dormir une heure ou deux, car il pourrait bien se faire qu’on ne dorme guère encore la nuit prochaine ?

— À ton aise, mon bon. Quant à moi, j’aime mieux boire une bouteille avec l’ami Berrichon, à la santé de sa respectable grand’mère.

— Non, non s’écria Françoise, allez-vous-en de ma cuisine, maître Cocardasse. C’est bien assez déjà d’enseigner à mon petiot à tuer son prochain, sans en faire encore un ivrogne et un coureur de filles.

— Pécaïre !… bonne dame, l’homme il est fait pour se battre, pour boire et pour aimer !… Passepoil et moi, nous en sommes la meilleure preuve : je bois, il aime, et nous nous battons tous les deux… Cornébiou ! nous ne nous ne portons pas plus mal pour ça et votre enfantelet il fera de même.

— À son âge, murmura le tendre Amable, j’avais déjà séduit…

Il s’arrêta tout net, Françoise Berrichon lui ayant jeté son torchon à la figure pour le faire taire. Après quoi, elle les poussa tous deux dehors par les épaules.

Tout le jour, ils furent comme des âmes en peine, attendant avec impatience que le soir vînt.

Toutefois, on les eût bien surpris en leur disant que, — contrairement à l’opinion du Gascon, — les demoiselles de l’Opéra ne leur étaient redevables en rien. Car non seulement elles les avaient comblés de leurs faveurs parce qu’ils les avaient tirées d’un mauvais pas, mais surtout elles les avaient sauvés eux-mêmes d’un guet-apens où ils eussent fort bien pu laisser leur peau.

C’est ainsi que, souvent, tel qui croit avoir accompli un bienfait est le premier à en bénéficier. Dans la balance de la destinée, la vertu de ces dames et la carcasse, des prévôts avait pesé même poids.