Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre VIII

Armand Colin et Cie (p. 143-158).

CHAPITRE VIII

Le Serapeum. — Les collèges des prêtres. — Cléopâtre Grande Prêtresse. — L’hymne à Sérapis. — L’ouverture de la bouche du dieu.

Le Serapeum d’Alexandrie[1] était bâti sur une colline dans le faubourg isolé de Rhakotis ; au premier coup d’œil il apparaissait comme un entrecroisement gigantesque de colonnades et de galeries suspendues entre le ciel et la terre. Des voûtes en granit sombre, se confondant avec la couleur grise du sol, les soutenaient. Cent degrés taillés dans le porphyre ascendaient à la base de ce temple, qui passait pour le plus riche et le plus célèbre de tous ceux qu’eut Sérapis dans l’Égypte entière, malgré la vénération attachée au sanctuaire privilégié de Memphis et à l’oracle fameux de Canope.

Deux longues avenues latérales donnaient accès à des bâtiments dépendant du temple : au nord, la Maison de la Sagesse, où vivaient dans une continence perpétuelle les prêtres et les hiérodules commis à la garde du sanctuaire ; à droite et à gauche, de chaque côté, l’immense bibliothèque qui contenait plus de cinq cent mille volumes, présent royal d’Antoine à Cléopâtre, et les salles des conférences qui servaient de lieu de réunion aux grandes assises de la philosophie contemporaine.

Une suite de portiques régnait, comme un immense cloître, à la façade intérieure de ces bâtiments ; au milieu du quadrilatère qu’ils formaient surgissait le Temple même dans la nudité blanche de ses murs de marbre.

La pensée du dieu habitait cet édifice et le remplissait tout entier, comme le soleil, dont il était l’incarnation mystérieuse, inonde le monde de ses bons rayons. Depuis le premier propylone jusqu’à la partie la plus reculée du sanctuaire où résidait l’emblème redoutable, la même atmosphère pieuse était épandue, augmentant d’intensité à mesure que l’on s’avançait vers la chambre sainte accessible au seul Roi et au Chef des prêtres.

Devant le portique initial deux grands mâts étaient plantés, d’où pendaient de longues banderoles. Le pronaos venait ensuite, formant une sorte de vestibule soutenu par quatre rangées de colonnes ; puis c’était une première salle découverte dont les hautes cloisons encadraient un coin de ciel très bleu. Là s’assemblaient, pour se recueillir, les prêtres et le roi sacrificateur, avant de pénétrer plus avant dans la demeure intime du dieu sidéral.

Trois compartiments divisaient cette demeure ; et, selon leur degré d’initiation, les collèges sacerdotaux[2] y prenaient place pendant la célébration du mystère ; autour régnait une première ceinture de cellules ; les vêtements liturgiques, les grands sistres, les miroirs, les ustensiles d’or, d’argent et de lapis y étaient rangés ; dans d’autres de ces cellules on préparait les huiles et les essences qui servaient pour le culte ; une seconde ceinture de couloirs à ciel ouvert, où se déroulaient parfois les petites processions, occupait l’hémicycle du temple.

À l’intérieur des compartiments, des peintures murales d’une coloration violente montaient jusqu’aux frises ; les personnages des cortèges qu’elles représentaient étendaient vers le sanctuaire, dans des mouvements rigides, leurs bras chargés des hosties d’offrande ou des symboles de la fécondation. En vert et en bleu étaient peintes les divinités supérieures ; les déesses étaient recouvertes d’un enduit jaune comme d’un reflet de la chaude lumière de Sérapis ; les figures subalternes reluisaient d’une couche rouge brique, sur laquelle éclatait parfois la blancheur d’un tablier taillé en équerre[3].

De petits autels, faits d’une seule pierre et entourés de serpents sacrés et d’ibis, se dressaient de loin en loin ; ils formaient des chapelles isolées consacrées aux divinités secondaires du temple auxquelles on venait offrir des dons et des prières, pour se rendre favorable le dieu principal.

Mystérieux et obscur était le dernier compartiment, séparé des autres par un double rideau d’hyacinthe ; jamais aucun flambeau n’y était allumé ; les prêtres aux jours ordinaires n’y pouvaient entrer, sous peine d’être anéantis par la révélation de la sérapique splendeur. Là était la barque sainte, au centre de laquelle un édicule fermé cachait l’emblème du dieu aux profanations des regards ; un épais voile blanc la protégeait encore et y demeurait toujours étroitement fixé.

Pour consulter l’oracle et faire parler le dieu, le prêtre devait entrer dans l’enceinte redoutée. Cela n’avait lieu que dans des circonstances exceptionnelles. Aussi tous les collèges des prêtres avaient-ils été rassemblés ; un jeûne rigoureux de soixante heures les avait préparés à la fonction sainte, et pendant le même temps la reine s’était abstenue de nourriture forte et de boissons fermentées.

Longtemps avant le moment de la cérémonie une foule énorme, la foule bigarrée qui surgissait aux jours de fête de tous les carrefours de la ville, avait envahi le faubourg isolé de Rhakotis ; seuls les Juifs, qui formaient un tiers de la population, s’étaient cantonnés dans leur quartier du Delta, entre le Camp Macédonien et la mer. Toute cette plèbe se pressait au pied de la colline, l’accès du temple étant uniquement réservé au sacerdoce. Voir défiler la procession dans les dromos et sur les terrasses extérieures était le motif de ce religieux empressement. On savait que la reine était déjà là, à l’intérieur des cellules fermées qui servaient de sacristies au Temple, et l’on avait hâte de l’apercevoir dans sa gloire de Grande Prêtresse ; car le peuple d’Alexandrie aimait Cléopâtre, malgré ses déportements et ses caprices souvent cruels.

Tout à coup la musique des Hiéropsaltes accompagnant les hymnes sacrés retentit ; et dans les hauteurs du Temple, entre les colonnes du grand dromos, la procession apparut. Elle se déroulait lentement sous l’éblouissance d’un ciel très clair ; et du bas de la colline le peuple croyait voir la tête des prêtres toucher à l’azur.

Les moins avancés en dignité marchaient les premiers. C’étaient les Néocores à qui était confié le soin d’entretenir le temple et d’aider les ministres dans les cérémonies du culte. Un étroit caleçon de lin blanc serrait leurs cuisses au-dessus des genoux ; une ceinture chargée d’hiéroglyphes entourait leur poitrine, laissant à nu leur mamelle gauche ; un bonnet de lin blanc, haut et recourbé à la partie supérieure, couvrait leur front, et leurs mains pendantes portaient la croix ansée et le sistre.

Immédiatement derrière eux venaient les Pastophores ; dans des barques, sur leurs épaules, ils promenaient Anubis, le compagnon et le fidèle gardien de Sérapis, et les autres animaux sacrés. Quand ils passèrent, un frémissement courut dans la foule : à ces simulacres des dieux étaient attachées de secrètes influences.

À la suite des animaux sacrés parurent les prêtres qui en avaient la garde. On les appelait les Sphagistes. Le choix des hosties sanglantes leur était aussi dévolu ; c’était parmi les chèvres dorcades, abominables à Sérapis, qu’on les recueillait[4]. Quand ils avaient jugé les victimes aptes au sacrifice, ils leur attachaient au front une corne de papier, et, après y avoir appliqué de la terre sigillaire, ils y imprimaient le sceau qui les désignait à l’immolation. Avec le poil de ces animaux, on fabriquait les cuirasses dont les Sphagistes étaient revêtus et sur leur tête apparaissaient, comme insignes de leurs fonctions, les museaux grimaçants et pointus des dorcades.

Les Horoscopes, qui tiraient les présages de l’examen des victimes, défilèrent ensuite ; leurs pieds étaient nus comme ceux des autres prêtres ; mais la richesse de leur costume dénotait le rang élevé qu’ils occupaient dans le sacerdoce ; leur caleçon de lin, au lieu de s’arrêter aux genoux, descendait jusque sur les chevilles où il était retenu par un cercle d’or brillant ; un ample manteau cramoisi d’étoffe souple s’épandait à flots sur leur corps qu’il recouvrait entièrement, ne laissant passer que l’extrémité de leurs mains d’où sortait une longue palme.

Plus superbes encore semblaient les Hiérogrammates qui suivaient les Horoscopes ; leur dignité était grande : à eux appartenait le dépôt de la science hermétique. Ils connaissaient les occultes pouvoirs des démiurges et les mystères génésiaques de la formation des mondes. La foule les considérait avec avidité ; leur bonnet était percé des yeux mystiques du dieu Soleil ; et ils avaient les paupières abaissées sur le rouleau de papyrus qu’ils portaient et où étaient écrites les doctrines divines.

Les Stolistes apparurent à leur tour. Seuls ils avaient le droit d’ouvrir les arches et de parer de fleurs de lotus et d’ornements liturgiques les statues des dieux ; aussi étaient-ils d’une beauté parfaite et recouverts eux-mêmes de vêtements magnifiques afin d’être agréables à la divinité qu’ils approchaient de si près. Des anneaux de lapis leur entouraient le cou et les bras ; ils avaient la peau du visage et des mains parfumée des essences les plus pures ; une tunique aux manches écourtées serrait leur taille, laissant libres tous leurs mouvements ; une mitre éblouissante de pierreries était placée très bas sur leur front. En les voyant, le peuple, malgré son recueillement, laissa échapper des murmures d’admiration.

Aussitôt après marchaient les Prophètes. C’était l’ordre le plus élevé de la prêtrise. Ils interprétaient l’oracle et possédaient la vision des choses futures ; dans les songes ils savaient lire les révélations secrètes des dieux ; ils connaissaient aussi des formules pour opérer les miracles les plus étonnants. Mystérieux ils étaient eux-mêmes comme leurs doctrines. Un immense voile sombre les enveloppait tout entiers, cachant leur visage et leurs mains ; ainsi ils apparaissaient comme des êtres d’un ordre à part — et le peuple, à leur vue, se prosterna.

Puis un silence profond se fit, car on entendait le bruit des clochettes d’or appendues à la robe du Chef des prêtres. Paësi arrivait en effet, marchant seul à quelque distance des collèges sacerdotaux. Il portait le pectoral et l’éphod dont les pierres précieuses de neuf sortes différentes constellaient sa poitrine et le faisaient aussi brillant qu’une des divinités du Grand Temple ; une sorte de turban couronnait son front, que voilait à demi une étroite bandelette d’un tissu blanc lamé d’or. À ses côtés marchaient deux jeunes Choéphores, hiérodules du temple et sœurs jumelles, dont la fonction était de réciter les invocations à Sérapis et de faire les libations fréquemment prescrites dans le culte du dieu. À cet effet elles portaient les hautes urnes de cristal remplies de vin d’orge et de lait. De longues simarres blanches pressaient leur corps et en laissaient voir les formes charmantes ; leur chevelure, remontée en nattes serrées au sommet de leur tête, était parsemée de fleurs de lotus et d’épis.

Une théorie de Thuriféraires étroitement groupés agitaient des vaisseaux d’argent massif où fumait l’encens ; alors, dans un nuage, Cléopâtre apparut.

La reine d’Égypte, sous les plis raides de la chape d’or qui la couvrait jusqu’aux talons, était transfigurée. Sa tête seule, sur laquelle le disque de l’urœus irradiait au soleil, sortait de ce revêtement qui semblait fait des rayons mêmes du dieu sidéral ; c’était une gloire, un étincellement ; et d’en bas le peuple, toujours prosterné, lui tendait les bras comme à une divinité bienfaisante.

La procession contourna les couloirs extérieurs et s’engagea sur les terrasses élevées ; maintenant on ne distinguait plus qu’une ligne éblouissante, faite de couleurs variées comme un immense arc-en-ciel ; puis elle disparut pour entrer dans le Temple.

Cléopâtre à présent marchait la première, suivie des collèges sacerdotaux ; elle traversa les compartiments où les prêtres s’arrêtèrent selon leur ordre, et pénétra dans le sanctuaire même du dieu ; Paësi se tenait debout derrière elle, et sur les marches s’étaient accroupies les deux hiérodules[5], tenant au bout de leurs mains le pain et le vin des offrandes.

La Grande Prêtresse ouvrit le naos saint et tendit les bras vers l’image du dieu, en même temps que sa voix prononçait les paroles consacrées de l’hymne[6] :

« Salut à toi, Sérapis ! Roi des dieux, aux noms multipliés, aux formes mystérieuses, aux transformations saintes ! Être auguste, résidant dans Tattou ! Chef renfermé dans Sokhem ! Maître des invocations dans Oerti, jouissant de la félicité parfaite dans Hou ! Saint du mur blanc de Memphis ! Souverain de la Grande Demeure ! Seigneur de la longueur des temps dans Abydos ! Esprit bienfaisant dans le Lieu des Esprits ! »

Elle s’arrêta et joignit ses mains sur sa poitrine ; derrière elle les prêtres s’étaient agenouillés, et la demeure mystique d’un bout à l’autre s’emplissait des paroles d’adoration.

D’une voix plus basse, elle continua :

« De toi l’Abyssus tire ses eaux ; de toi provient le vent ; et l’air respirable est dans tes narines ; par toi l’espace goûte la félicité ; les astres dans la profondeur des cieux t’obéissent.

« Les constellations mouvantes sont tes demeures ; tu ouvres les portes des orbes célestes ; les dieux t’adorent avec respect dans le firmament ; ceux qui sont parmi les augustes se tiennent dans l’ombre de ta splendeur ; et la terre entière te rend gloire, Sahou illustre parmi les Sahous, grand de dignité, permanent d’empire.

« C’est toi, ô Sérapis ! qui maintiens la justice dans les mondes ; tu emportes les boulevards des méchants et tu conduis les bons par la main vers une prospérité multiple. Le ciel et la terre sont le lieu de ta face ; tu commandes aux humains, aux purs, à la race des habitants d’Égypte et aux nations étrangères.

« Dieu des semences, tu portes en toi tous les germes et sous ton action bienheureuse la terre se féconde paisiblement.

« L’universalité des hommes est dans la joie, les entrailles sont dans les délices, les cœurs sont dans le ravissement à cause de toi, seigneur miséricordieux ! »

Elle se tut et la vibration de sa voix faisait frémir encore les parois du Temple ; puis, s’inclinant sous la chape lourde, elle ajouta en terminant :

« Ce que ton père divin a ordonné par toi, ô Sérapis, que cela soit fait selon sa parole ! »

Il y eut un recueillement pendant lequel Cléopâtre commença le sacrifice. Avec des mouvements larges elle fit l’offrande des hosties pacifiques et les libations de vin d’orge et de lait ; et tout bas elle murmurait des prières dont Paësi lui avait enseigné le sens mystique.

Quand les libations furent faites dans le nombre prescrit, la Grande Prêtresse découvrit la statue du dieu[7]. D’abord elle la purifia par l’eau ordinaire et par l’eau rouge, par l’encens du midi et par l’alun du nord, et lentement elle la revêtit des ornements consacrés que le Chef des prêtres lui tendait.

Puis elle se retourna à demi vers les hiérodules qui commencèrent les invocations ; et, se penchant de nouveau vers la statue de Sérapis, elle lui caressa longuement la face de sa main droite ; c’étaient des gestes lents d’abord, plus pressés ensuite, une sorte de magnétisation par laquelle elle devait faire descendre dans le simulacre l’âme même du dieu et lui ouvrir la bouche pour les paroles prophétiques.

Pendant ce temps, la première hiérodule psalmodiait lentement les invocations rituelles[8].

« Viens à ta demeure, ô Sérapis ! viens à ta demeure. Ne m’aperçois-tu pas ? À cause de toi mon cœur est dans l’amertume. Mes yeux te cherchent. Tarderai-je à te voir ? Te voir est le bonheur. Aussi vers toi les dieux et les hommes ont tourné leur face. »

La seconde hiérodule reprit à son tour :

« Viens à ta demeure, excellent souverain, ô Sérapis ! Viens à ta demeure et réjouis-toi. Tes ennemis sont anéantis et tes deux sœurs sont auprès de toi en sauvegarde de ta personne sacrée ; tu vois leur tendre sollicitude. Viens, ô viens ! parle, ô Chef suprême ! Détruis les angoisses qui sont dans nos cœurs. »

Ainsi elles s’alternaient sur le même rythme monotone, où toujours les mots : « Viens à ta demeure », revenaient comme l’appel suprême de leur désir ; tandis que Cléopâtre, debout devant le dieu, continuait à lui caresser les lèvres de ses doigts souples. L’obscurité commençait à gagner le Temple qui se remplissait d’une atmosphère mystérieuse. Dans le fond luisaient seulement comme deux points d’or les yeux de l’urœus sacré dressé sur le naos de sa barque.

Au bout d’un moment, Paësi joignit les rideaux d’hyacinthe qui voilaient le troisième compartiment du Temple ; les hiérodules se turent, car l’oracle allait parler, et les Prophètes, derrière le voile fermé, se prosternèrent. Mais le Chef des prêtres et Cléopâtre avaient été seuls à entendre les paroles du dieu.


  1. Voir note justificative no 30, p. 322.
  2. Voir note justificative no 31, p. 323.
  3. Voir note justificative no 32, p. 325.
  4. Elien.
  5. Voir note justificative no 33, p. 327.
  6. Voir note justificative no 34, p. 327.
  7. Voir note justificative no 35, p. 334.
  8. Voir note justificative no 36, p. 334.