Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre VII

Armand Colin et Cie (p. 119-142).

CHAPITRE VII

Aréus vient offrir à Cléopàtre l’alliance d’Octave contre la reddition de Péluse. — Hésitations de Cléopàtre. — Elle fait demander le grand prêtre Paësi et lui ordonne de convoquer les collèges des prêtres au Serapeum pour consulter l’oracle.

Contrairement à Marc-Antoine et à Cléopâtre qui n’avaient jamais cherché l’orientation de leur politique ailleurs que dans leur propre génie, César Octave aimait à s’entourer de conseillers prudents. Tandis que les deux amants royaux voyaient seulement dans l’étude des diverses doctrines le côté spéculatif et esthétique, le sage neveu de Jules-César s’appliquait à trouver dans l’enseignement des philosophes qui l’entouraient des préceptes utiles pour la conduite de sa vie publique et privée[1].

Le vieil Apollodore de Pergame, le rhéteur Spherus, enfin et surtout Aréus d’Alexandrie et ses deux fils, Denis et Nicanor, vivaient dans l’intimité du jeune César qui, malgré ses trente-trois ans et sa destinée glorieuse, avait conservé pour eux la déférence d’un disciple à l’égard de ses maîtres.

Cet Aréus, qui jouissait auprès de lui de la plus haute faveur, appartenait à la secte des nouveaux pythagoriciens. À cette époque, le pythagorisme était devenu moins une philosophie qu’une thaumaturgie ; ainsi le célèbre voyageur de Samos[2], qui avait appris la science magique à Babylone de la bouche des prêtres chaldéens et qui avait été initié par les hiérophantes d’Égypte à la doctrine de la transmigration des âmes, revivait dans les écoles d’Alexandrie[3] par la parole éloquente et mystique du maître préféré d’Octave.

Dans ses relations extérieures Aréus apportait une quiétude souriante. Son geste sobre et sûr ponctuait élégamment ses discours ; quoi qu’il eût à dire, l’expression de son visage ne changeait point, et ses yeux, qu’il tenait toujours soigneusement baissés tandis qu’il parlait, se fixaient au contraire sur son interlocuteur avec une acuité surprenante quand celui-ci lui donnait la réplique.

Ce fut cet ambassadeur redoutable que César Octave se décida à envoyer auprès de Cléopâtre pour lui persuader de sacrifier Antoine à la cause de Rome et de l’Égypte. En cela le jeune Imperator imitait l’exemple des cités de l’Asie Mineure qui choisissaient dans les écoles les sophistes les plus habiles pour en faire leurs représentants auprès des puissances voisines[4]. D’ailleurs, il pouvait à bon droit s’inquiéter du résultat de cette nouvelle tentative ; déjà, il avait en vain député à la reine plusieurs messagers, entre autres son affranchi Tyrrhéus, qu’Antoine lui avait outrageusement renvoyé après l’avoir fait battre de verges par ses esclaves[5].

Mais cette fois le triumvir était hors d’Alexandrie et Cléopâtre, ébranlée par des déboires successifs, devait être plus disposée à entendre les propositions pacifiques de son rival.

Aréus fut donc, à son arrivée au palais, introduit dans une salle décorée de trophées étrangers et de statues de bronze, où Cléopâtre recevait les personnages qu’elle tenait plus spécialement à honorer. Par un sentiment de diplomatie et de coquetterie à la fois, la reine voulait apparaître à l’envoyé d’Octave dans tout le prestige de sa gloire, comme dans tout l’éclat de sa beauté. Quand Aréus entra, elle était assise sur un trône d’ivoire à têtes de sphinx auquel des arabesques d’or finement découpées formaient un revêtement somptueux. Son front était surmonté du pschent à double couronne rouge et blanche, signe de sa domination sur les deux Égyptes. Les officiers de sa maison royale l’entouraient.

Le philosophe s’avança vers elle, marchant droit dans les plis de son laticlave ; les larges bandes de pourpre qui descendaient de chaque côté de sa poitrine apâlissaient sa tête délicate ; ses lèvres dont le dessin n’était caché par aucun vestige de barbe se rejoignaient ; ni sensuelles, ni austères, elles semblaient également faites pour les voluptés idéales de la parole et pour les jouissances moins platoniques de la table et de l’amour.

Pendant qu’il traversait la vaste salle, Cléopâtre le regardait attentivement afin de surprendre sa pensée et de régler sa propre attitude sur la sienne, en souveraine bien avisée. Tout de suite elle comprit qu’il venait animé d’intentions conciliatrices ; et d’un geste de sa baguette sceptrale elle donna ordre à sa suite de se retirer.

Alors Aréus, après s’être incliné profondément devant elle, parla :

« Je supplie l’illustre Cléopâtre, dit-il, la souveraine glorieuse de l’Égypte, de ne voir en moi qu’un serviteur fidèle, entièrement dévoué à sa cause et prêt à lui être agréable en toutes circonstances. »

Cléopâtre fit un léger signe de bienveillant acquiescement ; il continua :

« César Octave, mon élève hier, mon maître aujourd’hui, m’a chargé pour vous, Grande Reine, de la mission dont je viens m’acquitter. Si je réussis à vous convaincre, ce sera le plus grand honneur de ma vie d’avoir mis ma parole au service d’une souveraine telle que la divine Cléopâtre. »

Cléopâtre sourit et attendit pour répondre qu’il se fût expliqué davantage. Aréus, sans la regarder, poursuivit son discours :

« Je n’ai pas la prétention, dit-il, d’apprendre à la glorieuse reine quel est l’état des ressources de Rome comparées à celles de Marc-Antoine et de l’Égypte. Chaque nation porte en elle des forces ignorées des nations rivales qui peuvent, en se révélant soudainement, faire mentir les prévisions les mieux établies et renverser l’ordre prévu par les sagesses humaines. Malgré cela, on peut le plus souvent, sans être accusé de présomption, tirer l’horoscope des empires et lire leur destinée, non dans l’arrangement fatidique des astres, mais sur le front et dans le cœur de ceux qui gouvernent. Or César Octave possède à un degré éminent toutes les qualités nécessaires à la prospérité d’un vaste royaume ; si la mort ne l’arrête pas dans sa marche, il sera bientôt le maître du monde. »

Il se tut, non qu’il eût achevé ce qu’il avait à dire, mais pour donner plus de portée à l’assertion qu’il venait d’émettre.

Alors Cléopâtre prit la parole :

« Quelle que soit la force d’un homme, sage Aréus, supposez-vous qu’à lui seul il puisse soutenir un pareil poids ? L’Orient et l’Occident, tellement hétérogènes dans leur civilisation, seraient difficilement gouvernables par une volonté unique ; il y a part à deux pour le moins dans cette proie sur laquelle votre avide pupille a jeté déjà son dévolu. »

Elle avait dit cela, moitié railleuse, moitié arrogante, et les notes sonores de sa voix remplissaient la vaste salle comme les arpèges d’une harpe touchée par une main habile.

Aréus la contemplait ; de son œil exercé il pesait la densité passionnelle de cette âme et se demandait si l’ambition y serait assez forte pour triompher définitivement de l’amour. Le résultat de ce rapide examen fut sans doute conforme à son désir, car il reprit avec une assurance parfaite :

« L’empire du monde, Grande Reine, ne saurait plus être partagé. Vous savez qu’à l’heure actuelle la plupart des peuples autochtones ont accepté depuis longtemps déjà la tutelle de la métropole du Latium. Les autres nations, restées fidèles à leur autonomie, ne tarderont pas à suivre cet exemple. Toutes, d’ailleurs, ont besoin de se sentir protégées par une autorité stable qui les mette à l’abri des revirements dont elles ne connaissent que trop les dangers. L’empire partagé c’est la guerre, sinon déclarée du moins latente, la guerre en fermentation au sein des peuples comme la lave aux entrailles d’un volcan ; or, il est temps qu’une ère de paix s’ouvre pour le monde et que l’immense majesté de la puissance romaine s’étende sur lui et le couvre comme un manteau. »

Cependant Cléopâtre ne paraissait pas convaincue. De nouveau sa voix claire se fit entendre :

« Avant d’arriver à cette organisation idéale, savant Aréus, que de sang à verser encore ! Croyez-vous que les nations orientales, qui vous restent à conquérir — et elles sont nombreuses — consentiraient à perdre leur indépendance pour le seul plaisir de jouer une partie dans cette symphonie universelle ? Et quand bien même l’Asie, lasse des bouleversements qui l’ont tant de fois agitée, accepterait la domination occidentale, supposez-vous que Marc-Antoine et Cléopâtre abandonneraient aux appétits insatiables de la louve romaine les États placés sous leur sauvegarde ?

— C’est précisément de cela que je suis venu vous entretenir, Grande Reine, répondit Aréus. Pardonnez-moi la franchise de mon langage, rendue nécessaire par la gravité même des circonstances ; mais il me semble que vous vous méprenez sur vos propres intérêts et sur ceux de votre royaume, en vous attachant sans réserve à la politique belliqueuse d’Antoine. Sans la fougue intempérante du triumvir, un arrangement serait possible entre Octave et Cléopâtre qui satisferait à la fois les exigences légitimes de la reine d’Égypte et les droits incontestables de mon maître. »

Il y eut un moment de silence.

« Je ne vois pas pour quelles raisons, dit enfin Cléopâtre, Marc-Antoine serait exclu de cet arrangement, si les conditions en étaient justes et conformes aux droits de chacun. Le triumvir, comme vous le savez, a fait cause commune avec moi depuis la onzième année de mon règne ; du jour de notre rencontre en Cilicie il n’a pas cessé de dépenser le sang de ses légions et le prestige de sa renommée pour le soutien de l’Égypte, de même que mes trésors et mes soldats ont été constamment au service de ses conquêtes. Ce serait avoir de moi une opinion bien hasardée que de me croire capable, dans l’intérêt de ma propre fortune, de trahir l’homme à qui j’ai donné mon amour.

— C’est à la reine que je parlais et non point à la femme, s’empressa de répondre Aréus. Il est des heures où les devoirs personnels les plus sacrés doivent être immolés à des intérêts d’ordre général plus sacrés encore. D’ailleurs, que demande Octave ? Rien qui ne soit conciliable avec les principes de la plus stricte sagesse. Marc-Antoine est à bout de forces et son prestige diminue à chaque heure comme le rayonnement d’un soleil qui va s’éteindre. Sans doute il est capable de résister quelque temps encore aux forces d’Octave ; mais l’issue de la lutte n’est point difficile à prévoir. N’attendez donc pas que tout soit perdu, Illustre Reine, car les avantages qu’Octave vous offre aujourd’hui vous échapperaient alors infailliblement. »

Un nouveau silence se fit, que Cléopâtre rompit encore la première.

« Mais enfin, dit-elle, quel est cet arrangement qu’Octave me propose ? »

C’était cette demande qu’attendait Aréus. Il répondit aussitôt :

« Renoncer à prolonger des hostilités vaines, préjudiciables surtout à votre royaume et qui entretiennent au centre du monde un foyer de discordes contraires aux projets pacifiques de César ; et, comme gage de bonne entente, lui livrer la ville de Péluse que vous tenez en état de défense contre la flotte romaine. L’Égypte n’en souffrira pas, tout au contraire. Et vous, divine Cléopâtre, vous ne perdrez rien à ce qu’Octave, devenu votre allié, remplace le triumvir dans vos bonnes grâces. »

Il avait souri, en prononçant ces derniers mots, d’un sourire pâle, plein de réticences et de promesses ; mais Cléopâtre, les deux mains appuyées sur les têtes de sphinx qui ornaient son trône, conservait la même attitude hautaine :

« Dites à votre maître, répondit-elle sans lever les yeux, que ma foi dans Marc-Antoine est inébranlable ; toutefois je saurai, ainsi que je l’ai toujours fait jusqu’à ce jour, imposer silence à mes sentiments si l’intérêt de mon royaume le commande. Je vous demande donc de me laisser quelque temps pour me recueillir avant d’accepter ou de refuser les offres de César. D’ailleurs, ajouta-t-elle en souriant à son tour, un politique aussi avisé que lui doit faire peu de cas de l’alliance d’une femme, et vous-même, prudent Aréus, vous devez le maintenir dans ces sages doctrines.

— Que la nouvelle Isis daigne avoir de son serviteur une opinion moins défavorable ! L’influence dont je dispose auprès de mon illustre élève est tout acquise à sa glorieuse rivale dans le présent comme dans l’avenir. D’ailleurs, pour être un prince calme et réfléchi, Octave n’en est pas moins accessible aux charmes inéluctables de la grâce, de l’intelligence et de la beauté ; et, en ce qui vous concerne, divine Cléopâtre, il est tout prêt à vous rendre hommage comme à la déesse incomparable qui réunit en elle seule tous ces dons. Quant à nous, philosophes ou rhéteurs, qui vivons dans la préoccupation unique de rendre par la forme l’harmonie éternelle du Nombre, nous ne saurions mieux faire que d’avoir recours à ce qui sur la terre est l’expression la plus complète de l’idée divine. C’est pourquoi notre premier maître Pythagore dicta à Théano, sa femme, ses vers dorés et pourquoi encore le sage Socrate et Périclès reçurent de la bouche d’Aspasie les premières leçons de l’éloquence. »

L’ambassadeur d’Octave jugea en avoir dit assez ; et, s’inclinant de nouveau devant Cléopâtre, il attendit qu’elle lui permît de se retirer ; d’un geste charmant, la souveraine, redevenue femme, lui tendit à baiser son poignet chargé d’anneaux d’or selon la coutume syriaque.

Quand il fut parti, Cléopâtre frappa de son bâton l’ivoire de son trône ; bientôt après ses officiers apparurent et, sur un signe d’elle, la précédèrent dans les longues galeries de marbre porphyrique qui conduisaient à ses appartements. Là, elle congédia Iras, Charmione et ses autres femmes ; elle éprouvait le besoin d’être seule, afin de penser librement à ce qu’elle venait d’entendre.

Ce qui dominait en son âme à cet instant, c’était un sentiment assez vif de joie ; avant de descendre au fond d’elle-même pour y discuter les propositions d’Octave, elle se sentait rassurée de les avoir reçues. Jusque-là, les messages qu’Octave lui avait envoyés n’avaient pas eu ce caractère bienveillant ; c’étaient plutôt des sommations de vainqueur à vaincu, que des discussions de puissance à puissance. Elle sentait bien d’une façon vague que l’abandon absolu d’Antoine était le prix de cette entente avec son rival ; mais elle ne voulait pas encore se l’avouer à elle-même, afin de savourer et d’énumérer tout à son aise les heureux résultats d’une alliance avec le maître de Rome.

Tout d’abord, ce qu’Aréus lui avait laissé entendre de la possibilité d’arriver jusqu’au cœur d’Octave la ravissait ; jusque-là elle avait cru le jeune César presque exclusivement tourmenté de pensées ambitieuses, peu occupé de Livie son épouse, et professant à l’égard de toutes les femmes un mépris que ses habitudes bien connues de froide débauche n’expliquaient que trop. Avec la déclaration presque ouverte dont le philosophe avait été l’intermédiaire, la scène changeait : Octave amoureux, ou bien près de l’être, c’était, à courte échéance, selon le rêve de Cléopâtre, la domination sur l’Occident et l’empire incontesté du monde. Elle se souvenait d’avoir vu le jeune prince, lorsqu’elle s’était rendue en Italie avec son frère Ptolémée, pour assister aux quatre triomphes de Jules César. C’était à cette époque qu’Octave avait pris la robe virile ; et, comme tous les citoyens de Rome, il avait été témoin des honneurs que le premier amant de Cléopâtre lui avait publiquement rendus. Aveuglé par sa passion, Jules César n’avait pas craint, en dédiant un temple à Vénus Génératrice, d’offrir à l’adoration du peuple romain une statue d’or de la reine d’Égypte, placée à côté de celle de la déesse[6]. De tels témoignages, auxquels s’étaient jointes depuis lors bien d’autres preuves éclatantes du pouvoir que Cléopâtre exerçait sur les cœurs, avaient sans doute impressionné profondément celui qui semblait aujourd’hui subir à son tour cette attraction toute-puissante. Seize ans avaient passé depuis cette première rencontre, mais la charmeuse n’ignorait pas que sa beauté, entretenue sans cesse par les raffinements d’un art toujours en éveil, était arrivée maintenant à son complet épanouissement ; pour peu qu’Octave se laissât aller à respirer une fois le parfum de sa chair, elle était sûre de se l’asservir, comme elle s’était asservi son oncle Jules César, ainsi que tous ceux qui l’avaient approchée. Cette domination qu’elle exerçait était si grande qu’autour d’elle on la taxait de surnaturelle, l’attribuant à des incantations magiques.

Elle s’était dressée devant un grand miroir de cuivre brillant qui la reflétait tout entière. Par quel revirement soudain le souvenir d’Antoine lui revint-il en cet instant, alors qu’elle était arrivée à l’éloigner complètement de sa pensée depuis une heure ? Quelque émanation de l’âme du triumvir était restée sans doute attachée à la surface polie du métal ; ou bien était-ce plutôt ce phénomène inexpliqué de l’appel des choses à la mémoire endormie ?

Alors Cléopâtre s’assit et ce fut presque une obsession que cette pensée d’Antoine qui lui revenait abondamment. Certes elle n’était pas très accessible à la pitié ; tout son passé en témoignait. Elle s’était débarrassée de son frère Ptolémée pour garder à elle seule le trône ; elle avait fait tuer Artavasde, le roi d’Arménie, sans compter un grand nombre de disparitions mystérieuses ou de meurtres avérés. Dernièrement encore, après la défaite d’Actium, elle avait donné ordre de mettre à mort plusieurs des principaux habitants d’Alexandrie qui avaient eu l’audace de blâmer ouvertement sa conduite[7]. Elle n’en était donc pas à son coup d’essai et le sang répandu ne la troublait guère. Mais cette fois il s’agissait d’Antoine, qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore ; il lui semblait que tout ce qu’elle avait donné d’elle à son amant crierait et saignerait dans ce sacrifice ; car elle ne pourrait se débarrasser de lui que par la mort ; elle se l’était attaché de telle sorte que, pour briser des liens si étroitement noués, il ne fallait rien moins qu’une catastrophe finale. Cependant elle n’avait pas le courage de considérer en face cette solution et vis-à-vis d’elle-même elle prenait des biais pour y arriver, supposant un malheur qui aurait frappé Antoine, une blessure mortelle reçue dans un combat, quelque chose enfin qui fût indépendant de sa volonté et sur quoi elle s’apitoyait réellement. Cela lui donnait le change et permettait à son imagination de s’enfoncer plus avant dans le rêve d’une liaison prochaine avec Octave. Pendant longtemps elle divagua ainsi ; à la fin, elle en était arrivée à penser que sa mort à elle habilement feinte déterminerait la mort volontaire de son amant.

Ainsi maintenant c’était sans trop de honte qu’elle envisageait comme possible la solution qui lui paraissait odieuse, il y avait un instant. Et, pour apaiser les protestations de sa conscience, elle se répétait les choses qu’Aréus lui avait dites sur les devoirs des souverains à l’égard de leur royaume ; quoiqu’elle ne fût nullement convaincue de la vérité de ces discours, elle se disait qu’elle pouvait bien se tromper elle-même, et que le philosophe devait avoir eu raison en lui affirmant que la reine d’Égypte n’avait pas le droit de sacrifier l’intérêt de son peuple à son amour pour Antoine.

Cependant, étant allée plus loin qu’elle ne l’aurait voulu dans la préméditation de ce crime dont elle avait fini par se tracer le scénario complet, un haut-le-cœur la prit ; elle se leva brusquement comme pour chasser un songe mauvais. Le soir était venu ; elle se rendit sur sa terrasse. Là encore des effluves des bonheurs passés lui montaient en foule de toutes parts ; elle apercevait la tour du Timonium qu’Antoine avait fait construire dans la baie, et elle se souvenait d’un soir presque semblable, où elle avait envoyé Taïa chercher son amant pour les joies charnelles de la réconciliation.

Plus loin dans la mer, presque en ligne parallèle avec la tour d’Antoine, le Phare[8], qui émergeait tout blanc de la pointe occidentale de son île, éclairait l’horizon dans un rayon de trois cents stades. Cette merveille du monde lui rappelait les destinées glorieuses, rêvées par elle pour Alexandrie, la ville incomparable qu’elle se plaisait à appeler la Rome nouvelle. Elle en revenait à penser que la vie serait encore heureuse avec Antoine dans cette capitale de l’Orient.

Mais toutes ces émotions l’avaient ébranlée au point de lui faire désirer la présence de quelqu’un avec qui elle pût communiquer une partie de ses réflexions ; si Taïa avait été là, nul doute que Taïa eût été appelée ; mais la jeune Libyenne était loin ; Cléopâtre fit demander le grand prêtre Paësi.

Le vieil Égyptien veillait ; toujours à l’affût de ce qui se passait autour de la reine, il avait vu venir Aréus, et, de la longueur de son entretien avec Cléopâtre, il avait auguré les bonnes dispositions d’Octave ; il s’en réjouissait, non par amitié pour le César — car, en bon Égyptien, il avait la haine de tout étranger — mais parce qu’il estimait comme un événement heureux tout ce qui pourrait arracher la reine à l’influence pernicieuse de Marc-Antoine.

Il fut donc étonné, quand il pénétra auprès de Cléopâtre, de lui trouver le visage bouleversé ; mais tout de suite, comme pour échapper à l’inquisition de son regard, elle l’avait interpellé du ton hautain, dont elle usait le plus souvent avec lui :

« Paësi, que se passe-t-il ? As-tu pris à tâche d’intercepter tous les messages qui pourraient m’arriver ? De Marc-Antoine, depuis qu’il est à Parœtonium, aucunes nouvelles ! De Taïa, pas davantage…

— Cléopâtre devrait craindre, en accusant faussement un innocent, de s’attirer le courroux de Thot, le dieu qui enregistre les paroles des hommes, répondit Paësi ; aucun envoyé ne s’est présenté au palais, sauf celui qui a été reçu aujourd’hui par la reine.

— Tu veux parler d’Aréus ?

— De lui-même, Reine. L’ambassadeur d’Octave n’a-t-il pas donné satisfaction à vos désirs, en vous apportant des nouvelles des deux armées ? »

Cléopâtre eut un geste d’impatience :

« Je n’ai pas à te rendre compte des paroles d’Aréus ; les messages que je reçois n’intéressent que moi…

— Et le salut de l’Égypte », interrompit le Grand Prêtre.

Cette fois Cléopâtre ne put réprimer un mouvement de colère ; elle se leva et jeta loin devant elle sa baguette de commandement, qui alla se briser sur les dalles en onyx de la terrasse.

« Sors, dit-elle, je suis lasse de sentir toujours ta volonté peser sur la mienne. »

Et de son bras tendu, elle lui montrait la porte dissimulée dans le mur entre deux pilastres de lazulite.

Sous sa mitre d’or Paësi ne bougea pas.

« Le devoir du prêtre, dit-il, est d’éclairer ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées du royaume ; puisque les dieux ont inspiré à la reine de m’appeler en sa présence, elle m’écoutera jusqu’au bout. J’ignore ce qu’est venu dire l’envoyé d’Octave, j’ignore ce qu’Antoine peut espérer de ses troupes à Parœtonium, j’ignore pourquoi Taïa, l’inséparable suivante, a pris la route du désert. Mais ce que je sais de science certaine c’est le courroux des dieux, excité par les actes impies de la reine et du triumvir. Au lieu de chercher à apaiser les démiurges par des sacrifices, tous deux ont passé leurs journées dans les festins et leurs nuits dans les voluptés ; ils ont fait plus encore, ils ont pris la place de la divinité et se sont arrogé les attributs réservés à elle seule. »

Il alla ramasser sur la terrasse les morceaux épars du sceptre ; les débris remplissaient ses deux mains ouvertes ; il les montra à Cléopâtre :

« Ceci même est un mauvais présage, dit-il. Cet emblème de votre puissance, brisé à vos pieds, me fait redouter un malheur prochain. Reine, s’il en est temps encore, conjurez le destin funeste. Grande Prêtresse de Sérapis, offrez un sacrifice expiatoire à ce dieu que vous avez trop longtemps abandonné ; pour votre sauvegarde et celle de l’Égypte, consultez son oracle. »

Cléopâtre était superstitieuse ; les terreurs mystiques, les besoins de religiosité de toute une dynastie se résumaient en elle ; de sa main gauche elle pressa sur son sein l’amulette qui toujours y était suspendue, et murmura une courte formule. Puis elle répondit doucement à Paësi :

« C’est précisément pour cela que je t’avais fait venir. Rassemble le collège des prêtres. J’ouvrirai moi-même la bouche du dieu[9]. »


  1. Suétone, Histoire des Douze Césars, t. I.
  2. Voir note justificative no 26, p. 315.
  3. Voir note justificative no 27, p. 316.
  4. Filleuil, Hist. du siècle de Périclès, t. II, p. 65.
  5. Plutarque, Antoine, lxxxx.
  6. Appian, de Bell, civil., II, p. 492.
  7. Dion Cassius, liv. LI.
  8. Voir note justificative no 28, p. 319.
  9. Voir note justificative no 29, p. 321.