Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre IV

Armand Colin et Cie (p. 67-81).

CHAPITRE IV

Kaïn attend Taïa, qui lui a donné rendez-vous dans les jardins du Bruchium. — Taïa lui demande de faire transporter les vaisseaux de Cléopâtre à travers l’isthme de Suez. — Par amour pour Taïa, Kaïn accepte.

Sous un quinconce de térébinthes, au fond des jardins de Cléopâtre, Kaïn attendait Taïa.

Bien que revêtu de la tunique de coccina qu’il portait pour faire travailler les esclaves, et ayant encore à son côté le fouet du commandement, le Psylle était inoccupé. Il marchait la tête basse et les bras pendants, sans s’inquiéter des zigzags de feu que filtraient les rameaux élargis des arbres et qui venaient par instants mordre sa nuque découverte.

C’était l’heure la plus chaude de la journée, celle où le soleil était au zénith. Alors toute animation cessait dans Alexandrie, et riches et pauvres, maîtres et serviteurs se retiraient dans les maisons pour s’abandonner au repos.

Taïa avait choisi ce moment et cet endroit désert pour donner rendez-vous au Chef des esclaves. Le matin, elle lui avait fait dire de l’attendre, et il était venu, agité d’une inquiétude vague, ne sachant pas dans quel but la Libyenne, qui pouvait le voir chaque jour autour du palais, l’avait convié à cette mystérieuse entrevue.

Il était là depuis longtemps déjà, à en juger par la marche descendante du soleil qui dardait maintenant ses rayons obliques sur la sur face d’une piscine où Cléopâtre avait parfois la fantaisie de venir se baigner. Il existait même dans cet endroit, pour servir au délassement de la reine, un pavillon en bois du Liban, ce qui était une chose unique dans Alexandrie, où toutes les maisons étaient de pierre ou de brique. Kaïn aurait pu y entrer et s’y reposer, car les portes en étaient ouvertes et du quinconce d’arbres verts on apercevait la première chambre tendue d’étoffes étrangères ; mais il préféra calmer l’agitation de sa pensée en continuant de marcher en tous sens.

Machinalement ses yeux se fixaient sur les naïades de marbre blanc qui émergeaient devant lui de l’eau limpide. Elles renversaient leurs torses nus sous les caresses brûlantes du soleil. Les rayons de l’astre ardent leur entraient dans les yeux, s’enfonçaient dans leurs narines, les baisaient à la bouche, animaient d’une apparence de vie les méplats luisants de leurs faces. À chaque fois que le Psylle passait, les jeux capricieux de la lumière leur donnaient une expression différente.

Taïa arriva enfin ; et de très loin il la vit s’avancer entre les colonnes régulières des arbres ; elle marchait lentement, paraissant ignorer la longue attente dont elle avait été l’objet. D’un mouvement irréfléchi Kaïn s’était pelotonné derrière un massif de lentisques ; c’était le caractère particulier à sa race qui ressuscitait en lui tout à coup, l’instinct qui poussait le Psylle à se dérober à la vue de la femme qu’il convoitait — comme au passage du serpent qu’il guettait naguère parmi les hautes herbes, dans les plaines onduleuses de la Syrte.

La jeune fille traversa le quinconce, fit le tour de la piscine, sonda du regard les allées avoisinantes ; elle ne vit rien.

Alors, levant la tête, elle interrogea l’horizon ; le soleil qui s’éloignait marquait sans doute une heure plus avancée qu’elle ne pensait, car sa figure prit une expression d’inquiétude. Toutefois, sans s’attarder davantage, elle disparut dans le pavillon de la piscine.

À présent, Kaïn ne savait plus comment la rejoindre. Il se reprochait de s’être caché à sa venue et de ne pas lui avoir laissé l’initiative de la première parole échangée. Dans son âme primitive cela s’agitait confusément, se mêlant à un autre sentiment naturel, celui de n’être plus pressé de satisfaire sa curiosité, puisque Taïa l’attendait et ne pouvait quitter le pavillon sans qu’il l’eût aussitôt rejointe.

Pourtant il se décida à sortir de son abri ; et, dès qu’il eut aperçu de nouveau la Libyenne, la même émotion vague le ressaisit.

Elle était assise au fond de la chambre sur un tabouret de jaspe, les coudes aux genoux et la tête dans les mains ; il resta debout devant elle sans trouver une parole.

Après quelques instants de silence elle découvrit son front :

« Tu as bien fait de venir, Kaïn, lui dit-elle ; voilà bien des jours que je voulais te parler seul à seule ; ici, du moins, nous ne serons dérangés par personne. »

Il crut qu’elle faisait allusion à leur rencontre nocturne au Sebasteum ; peut-être même était-ce pour le remercier de l’avoir défendue qu’elle l’avait appelé là. Il en fut rasséréné un peu. Mais elle reprit :

« Pour t’avoir donné ce rendez-vous dans cet endroit isolé des jardins, à cette heure où tout le monde repose, il fallait que j’eusse un motif unique. Cherche ; dis-moi si tu as deviné ma pensée. »

Elle avait incliné en arrière son visage, sur lequel Kaïn se tenait penché ; lentement leurs regards se pénétraient, entraient l’un dans l’autre comme les jets de lumière de deux foyers opposés.

Le Psylle, de plus en plus bouleversé, répondit :

« Je ne sais pas,… je ne puis comprendre… »

Taïa, le tenant toujours sous la domination de ses yeux fauves, ajouta lentement :

« Il est un être dont l’amour m’a prise et enveloppée tout entière ; un être à qui je me suis juré de donner toutes mes forces et toute ma vie en reconnaissance de sa tendresse. C’est cela qu’il faut que tu saches et c’est pour te l’apprendre que je suis venue. »

Kaïn tomba sur ses deux genoux comme un homme que terrasse un heurt violent entre les épaules ; sans quitter les yeux de Taïa, il murmura suppliant :

« Oh ! quel est cet être ? Dis-moi son nom ! »

Un voile venait de se déchirer devant lui ; il crut qu’il allait saisir enfin les visions fugitives de ses rêves et tout tremblant il tendit les mains vers la Libyenne.

Maintenant elle s’inclinait pour lui répondre ; ses lèvres touchaient presque le front du Psylle ; elle murmura d’un souffle brûlant :

« Cléopâtre ! »

Il se redressa, comme touché d’un fer rouge ; son regard s’était détourné. Ce fut d’une voix sans accent qu’il répondit :

« Eh bien, quoi ? Qu’as-tu à me dire de Cléopâtre ? »

Alors longuement, pleine de l’idée qui la dominait, Taïa commença par expliquer au Chef des esclaves la situation presque désespérée de la reine ; avec mille détails précis qu’elle était seule à connaître, elle lui montra le désarroi dans lequel était tombé le royaume et que l’on cachait au peuple en l’enivrant de fêtes perpétuelles ; mais chaque jour apportait l’annonce de nouvelles trahisons. Le roi des Mèdes, celui du Pont et de la Cilicie, qui jusque-là faisaient cause commune avec l’Égypte, l’avaient abandonnée depuis la défaite. Hérode, roi des Juifs, qui devait son royaume à l’intervention d’Antoine, venait d’embrasser le parti de Rome. Enfin les peuples limitrophes, dont on sollicitait l’appui, se renfermaient dans l’indifférence et refusaient de recevoir les envoyés d’Antoine et de Cléopâtre. Pendant ce temps, la puissance d’Octave s’affermissait de tout ce que celle d’Antoine perdait chaque jour. Le triumvir s’était, il est vrai, rendu en Cyrénaïque afin d’essayer encore une fois de réunir les débris de son armée et de les ramener à Alexandrie pour résister à l’attaque prochaine qu’Octave préparait contre cette ville ; mais l’issue de cette tentative était trop facile à prévoir. Puis le triumvir et la reine étaient fatigués de combattre. Cléopâtre surtout se sentait lasse de ce trône qui lui avait coûté tant de luttes depuis dix-neuf ans[1] : au prix de quelles hontes accumulées ne l’avait-elle pas acheté d’abord, conservé ensuite ! Jules César, Sextus Pompée, Marc-Antoine s’étaient succédé dans la couche d’où la reine d’Égypte dictait ses volontés au monde.

En énumérant ces choses, la voix de Taïa tremblait ; Kaïn, toujours immobile, l’écoutait dans la même attitude prostrée.

« Cléopâtre, ajouta-t-elle, n’a plus qu’un rêve : échapper à la domination d’Octave-Auguste et fuir avec Marc-Antoine dans quelque île isolée de l’océan Indien ; pour cela elle a résolu de faire transporter ses navires à travers l’isthme qui sépare la Méditerranée du Golfe Arabique[2]. C’est une entreprise difficile, mais non pas impossible. Tu sais, Kaïn, que la reine a toujours triomphé des obstacles les plus invincibles et mené à bien tout ce qu’elle a tenté. Déjà des préparatifs considérables ont été faits dans ce but. D’énormes chariots ont été amenés jusqu’à l’entrée de l’isthme afin de recevoir les navires, qui seront transportés de la sorte et relancés ensuite dans les eaux du Golfe. Il ne manque plus à la reine, pour faire réussir cette opération, qu’un homme sûr et dévoué, intelligent et fort, qui dirige les autres et ne se laisse pas séduire par les promesses des chefs ennemis. »

Elle s’arrêta de parler un instant, puis reprit en regardant Kaïn :

« J’ai pensé à toi, et je suis venu te demander d’être cet homme. »

Le Chef des esclaves répondit froidement :

« Taïa, je n’ai ni l’habileté, ni la puissance que tu me prêtes dans ton amour pour ta maîtresse, et je me contente de faire ma besogne quotidienne sans me mêler aux graves affaires du royaume. D’ailleurs le projet dont tu me parles est insensé. De lourds vaisseaux de guerre comme ceux de Cléopâtre et d’Antoine ne se manœuvrent pas comme des barques de papyrus. Encore si c’était les légers navires d’Octave que nous voyons chaque jour courir à pleines voiles sur la mer… »

Taïa l’interrompit :

« En mettant plus de bras et plus de bêtes de trait, on arriverait à transporter les gros navires comme les petits. Puis l’isthme n’est pas bien long à parcourir ; neuf cents stades à peine. On a fait faire bien plus de chemin aux blocs immenses que l’on a taillés dans la montagne de Porphyre et dans la gorge des Émeraudes pour la construction des pyramides. Rien n’est impossible quand on le veut. »

Elle se faisait persuasive, presque tendre. Jamais Kaïn ne l’avait vue ainsi ; il résistait cependant, secouant obstinément sa tête ronde, blessé encore douloureusement de sa désillusion de tout à l’heure.

Pourtant elle lui avait pris les mains et l’avait forcé à s’asseoir à côté d’elle sur un siège plus bas ; le contact de cette chair nerveuse et fine faisait au Psylle courir un frémissement par tout son corps. De nouveau, le souffle de la Libyenne lui effleurait les tempes quand elle parlait ; et elle trouvait mille bonnes raisons à donner pour qu’il acceptât.

Maintenant elle lui faisait un tableau riant du bonheur de Cléopâtre dans l’île rêvée, et ce nom qui revenait sans cesse sur ses lèvres y prenait une saveur étrange de passion, une accentuation dont les vibrations brûlaient encore au passage le front de Kaïn.

À la fin il serra fiévreusement dans ses mains les mains de Taïa :

« Cléopâtre ! rugit-il ; toujours Cléopâtre ! Tu n’as que ce nom à la bouche, que cette image devant les yeux ! Pour aller à elle tu foulerais sans pitié tout ce qui se trouverait sur ton chemin ! Que t’a-t-elle donc fait, la souveraine ? Quel philtre t’a-t-elle donné à boire pour que sa volonté soit entrée en toi si profondément ? »

Il s’était levé et marchait dans l’étroite salle avec des mouvements de bête fauve enfermée dans une cage.

Taïa avait allongé son corps brun et restait immobile à le regarder, telle la femelle d’un tigre habituée aux violences du mâle.

« Pour elle, continua-t-il, tu veux m’envoyer de gaîté de cœur me faire écraser comme un scorpion avec les autres. Mais cela ne te fait rien, n’est-ce pas, tout au contraire cela te réjouit qu’on s’expose à être tué pour Cléopâtre ? Puis, quand je me serai brisé les reins à transporter ses vaisseaux, tu partiras avec elle là-bas et tu passeras ta vie à te rouler à ses pieds, et à respirer les parfums de sa chair méprisée. Tiens ! je vous hais, toi, elle, et tout ce qui vous touche. »

Il pantelait, aplati à terre, le front sur les dalles. La Libyenne, sans lui répondre, se dirigea vers la porte ; mais il la saisit par les pans flottants de son écharpe. Il sentait que, s’il la laissait s’éloigner ainsi, elle lui échapperait sans retour, et que, s’il ne lui disait pas maintenant, dans le flot montant de sa colère, tout ce qu’il avait de passion au cœur, il ne pourrait jamais le lui apprendre.

« Écoute-moi, supplia-t-il, j’ai menti tout à l’heure ; il n’est pas vrai que ma pensée t’ait maudite. Je t’aime et toute ma vie t’appartient. »

Il cherchait à contenir les hoquets tumultueux de sa gorge et parlait maintenant à voix basse.

« Comment as-tu été assez aveugle pour ne pas le voir, assez indifférente pour ne pas le sentir ? Je t’ai aimée toute petite, quand la reine t’a ramenée de l’oasis d’Augila. Tes cheveux étaient encore courts et tes seins n’étaient pas formés ; mais tu m’apportais les senteurs de mon désert et dans tes yeux je reconnaissais les reflets du soleil de ma terre natale. Je te voyais grandir et mon amour grandissait avec toi. À cause de cela je n’ai pas voulu m’éloigner du palais et quand mes huit années de servitude ont été accomplies, je me suis laissé percer l’oreille droite avec le poinçon, en signe d’esclavage perpétuel. Je veillais sur toi constamment, prêt à te venir en aide au moindre péril qui t’aurait menacée. La nuit, tu m’apparaissais dans mon sommeil ; je rêvais que nous dormions ensemble sous les palmiers de la Syrte, ton front sur mon épaule et mes bras noués à ta ceinture. Je t’aime plus que la lumière de mes yeux, plus que le pain qui nourrit ma bouche. »

Il s’arrêta de parler et se cacha la tête dans ses mains, étonné d’avoir trouvé des paroles et d’avoir osé les prononcer. Et Taïa, qui songeait toujours à Cléopâtre, avait déjà pesé dans son cœur tout le parti qu’elle pourrait tirer de cet aveu.

Avec autorité elle s’empara des poignets du Psylle et le força à se découvrir le visage ; tous deux étaient debout l’un devant l’autre, tellement près que les tresses relevées sur le front de Taïa effleuraient par instants le menton luisant de Kaïn.

« Je ne savais pas que tu m’aimais, lui dit-elle lentement, et, si je l’avais su, cela n’aurait rien changé à ma vie puisque tu n’aimes pas Cléopâtre ; je ne me donnerai jamais qu’à celui qui partagera mon dévouement à la reine. Bien souvent j’ai regretté de n’être qu’une femme et de ne pouvoir accomplir ce que je rêve pour le salut de ma divine maîtresse. Parfois je pensais à toi, et je me disais que si tu voulais… Mais je ne sais pourquoi la reine t’inspire un sentiment de colère ; tout à l’heure encore tu osais parler d’elle avec mépris ; tu qualifiais ses projets d’insensés. »

Elle disait cela à voix basse sans le regarder, tandis qu’il se grisait au parfum qui montait de sa chevelure ; les paroles de la jeune fille lui arrivaient très douces comme à travers une musique de brise ; il la serra violemment sur sa poitrine :

« Il n’y a plus rien d’insensé, puisque j’ai l’espérance de ton amour ; pour toi je traverserais les cataractes du fleuve ; je passerai au milieu des flammes si tu m’aimes. »

Elle resta appuyée contre lui :

« Alors tu consens à faire ce que je te demande ? »

Kaïn fit un signe d’assentiment.

« Et tu partiras ?

— Dès que la reine m’en aura donné l’ordre. »

Elle s’arracha à son étreinte et s’éloigna d’un pas rapide après l’avoir enveloppé une dernière fois dans le rayonnement de ses yeux d’or.


  1. Michelet, Histoire romaine.
  2. Plutarque, Antoine, LXXVII.