Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/12

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 510-604).

CLELIE
A HORACE



IE vous prie que ie vous aye l’obligation de vous trouuer precisément dans la grande Allée des Mirthes, vers le ſoir : car i’ay quelque choſe de fort important à vous dire, & vne fort grande grace à vous demander.


Et bien Celere (me dit Aronce apres que i’eus leû ce Billet) que dittes vous de ma fortune, & que me conſeillez vous de faire ? Ie vous conſeille d’aller au lieu de l’aſſignation, repliquay-ie, comme ſi vous eſtiez Horace : & d’y aller auec l’intention de faire mille reproches à Clelie ; de la faire changer de ſentimens ſi vous pouuez ; ou d’en changer vous meſme, ſi elle n’en change point. Ce conſeil eſt plus aiſé à donner qu’à ſuiure, reprit-il, du moins pour ce qui eſt de n’aimer plus Clelie : car pour aller au lieu qu’elle a choiſi pour parler à Horace, i’y ſuis reſolu, & i’iray. Mais ce qui me fait deſeſperer, c’eſt qu’en y allant ie ne ſçauray pas ce qu’elle veut à mon Riual. Ie crains meſme, adiouſta-t’il, que cét Eſclaue qui m’a aporté ſon Billet, ne luy apprenne qu’il s’eſt trompé, lors qu’il luy dira que ie ne manqueray pas de faire ce qu’elle veut. Mais, luy dis-ie, vous ne luy auez pas eſcrit ? non, repliqua-t’il, & ce qui m’en a empeſché, c’eſt ce que i’ay creû qu’en ne luy eſcriuant pas, il ne ſeroit pas impoſſible que cet Eſclaue en luy diſant que ie feray ce qu’elle veut, le luy diſt d’vne maniere qui ne la détrompaſt point. Et en effet Madame, Clelie ne fut point deſabuſée : car le hazard fit que lors que cet Eſclaue retourna chez elle, il y auoit aſſez de monde dans ſa Chambre : de ſorte que ne voulant pas qu’il luy vinſt rendre conte de ce qu’elle luy auoit commandé, de peur que ceux qui eſtoient aupres d’elle ne l’entendiſſent, elle luy demanda tout haut, s’il n’auoit pas fait ce qu’elle luy auoit ordonné ? ſi bien qu’apres qu’il luy eut dit ſeulement ouy ; elle luy fit ſigne de la main, qu’il ſe retiraſt. Clelie eſtant donc perſuadée qu’Horace n’auoit garde de manquer à cette aſſignation, ne ſongea plus qu’à s’y rendre. Il arriua pourtant vne choſe, qui penſa l’en empeſcher : car Clelius voulut que Sulpicie allaſt en vn lieu où elle deuoit eſtre toute l’apreſdiſnée. Mais comme cette Femme ne deſiroit rien auec plus d’ardeur, que de pouuoir rompre le Mariage d’Horace, elle fit ſi bien qu’elle donna ſa Fille à vne de ſes Amies, qu’elle ſçauoit qui ne manquoit guere à s’aller promener tous les iours, au lieu où elle penſoit qu’Horace ſe deuoit rendre : & lors qu’elle la quitta que ne luy dit-elle pas, pour l’obliger à dire des choſes ſi touchantes à Horace, qu’il pûſt ne ſonger plus à l’eſpouſer. Mais pendant que les choſes eſtoient en vne diſpoſition ſi fauorable à Aronce, & ſi contraire à ſon Riual, cét Amant qui ignoroit ce qui ſe paſſoit dans le cœur de Clelie, eſtoit en vne douleur eſtrange, & dans vne inquietude que ie ne vous puis repreſenter. Auſſi l’impatience où il eſtoit, ne luy permit-elle pas d’attendre que l’heure où il deuoit aller à la grande Allée des Mirthes fuſt arriuée, car il s’y promena long temps auant que Clelie y pûſt eſtre. Pour moy qui auois vne enuie extréme de voir ce qui arriueroit de cette entre-veuë, ie fus dans le meſme Iardin : mais ie fus dans vne autre Allée, d’où ie pouuois pourtant voir ceux qui entroient en celle où Aronce eſtoit, & où Clelie vint enfin auec vne Amie de ſa Mere, qui auoit trois autres Dames auec elle. D’abord que Clelie vit Aronce, elle rougit : ce n’eſt pas qu’elle ne creûſt que le ſeul hazard faiſoit qu’il eſtoit là : mais comme elle eſtoit perſuadée qu’Horace y viendroit bientoſt, elle eut peur qu’ils ne s’y trouuaſſent. D’ailleurs Aronce voyant le changement de viſage de Clelie, & s’imaginant qu’elle eſtoit là pour attendre ſon Riual, & que l’eſmotion qu’il voyoit dans ſes yeux, venoit du deſpit qu’elle auoit de le trouuer en vn lieu où elle ne vouloit pas qu’il fuſt, il en eut vn redoublement de douleur ſi grand, qu’il penſa faire de deux choſes l’vne ; ou tourner dans vne autre Allée, ou aller droit à Clelie, pour luy faire mille reproches. Mais enfin ſa raiſon eſtant la plus forte, il fut Maiſtre de luy meſme : & il cacha ſi bien ſes ſentimens, que les Dames auec qui eſtoit Clelie ne s’aperçeurent pas qu’il euſt nul deſſein particulier, car il les ſalüa fort ciuilement : & ſans aller droit à Clelie, il parla à celle qui conduiſoit cette petite Troupe. Si bien que ſuiuant la liberté dont nous iouïſſons à Capouë, il ſe meſla dans la conuerſation de ces Dames : & s’attachant tantoſt à l’vne, & tantoſt à l’autre, il ſe mit enfin à parler à Clelie, qui eſtoit fort ſurpriſe de ne voir point Horace, & de voir que ſelon les apparences Aronce ne la quitteroit pas ſi toſt. Il arriua meſme vne choſe qui donna tout le loiſir qu’Aronce euſt pû deſirer pour entretenir Clelie : car comme cette Troupe arriua en vn grand rond d’Arbres qui partage cette grande Allée de Mirthes, ces Dames y voyant des Sieges à l’entour s’y aſſirent : mais comme il y en auoit deſia beaucoup de pris, le hazard fit qu’apres que les Dames auec qui eſtoit Clelie, eurent pris leurs places ſelon qu’elles ſe trouuerent alors, il n’y en eut plus pour elle : ſi bien que voyant vn petit Siege qui eſtoit de l’autre coſté de ce rond d’Arbres, où l’on ne pouuoit eſtre que deux, elle y fut, & Aronce s’y fut mettre aupres d’elle. Mais dés qu’elle le vit aprocher, la crainte qu’Horace n’arriuaſt ; qu’il ne la trouuaſt en conuerſation particuliere auec ſon Riual ; & que cela ne l’empeſchaſt de luy perſuader ce qu’elle vouloit ; fit que prenant la parole en parlant à demy bas ; de grace Aronce, luy dit-elle, s’il eſt vray que vous ayez eu autrefois quelque amitié pour moy, ie vous coniure de n’affecter point auiourd’huy de me parler en particulier : car puis que ie ne dois vous parler de ma vie, il m’importe plus que vous ne penſez, que vous ne me parliez pas en ſecret. Non non Madame (luy dit-il, en la regardant attentiuement) il ne vous importe pas tát que vous le croiyez, car ie vous aſſure qu’Horace ne viendra point icy par vos ordres : & que ſi le hazard ne l’y conduit, i’auray le loiſir de vous ſuplier tres humblement de me dire, ce que i’ay fait, pour me faire haïr de vous : ce qu’il a fait pour s’en faire aimer : & d’où peut venir que lors que vous me refuſez la conſolation de vous dire vn dernier adieu, vous luy eſcriuez des Billets pour luy donner vne aſſignation, en vn lieu d’où vous me voulez chaſſer, parce que vous l’y attendez ? Mais Madame, pour vous deliurer de l’inquietude où ie vous mets, i’ay à vous dire que l’Eſclaue à qui vous auez donné ordre d’aller porter voſtre Billet à Horace s’eſt trompé ; que c’eſt moy qui l’ay reçeu : & que ie viens icy pour vous coniurer de me dire, ſi vous m’en iugez digne, ce que vous auiez reſolu de dire à Horace ? vous pouuez iuger Madame, combien Clelie fut ſurpriſe d’entendre parler Aronce de cette ſorte : cependant comme la ialouſie eſtoit hors de ſon eſprit ; que l’affection qu’elle auoit pour Aronce y eſtoit bien plus forte que iamais ; & que la maniere dont il la regardoit attendriſſoit ſon cœur ; elle ne s’amuſa point à luy vouloir nier vne choſe qu’elle voyoit qu’il ſçauoit : & elle ne fut meſme pas marrie de luy faire entendre que cette aſſignation ne deuoit pas eſtre auantageuſe à Horace. Auſſi lors qu’Aronce la pria de luy dire les meſmes choſes qu’elle auoit reſolu de dire à Horace qu’elle auoit attendu ; ſi vous ſçauiez Aronce, luy dit-elle alors, ce que vous me demandez, vous vous dédiriez à l’heure meſme : & vous me prieriez ſans doute, de ne vous dire iamais ce que vous ſemblez ſouhaiter que ie vous die. Dittes moy donc du moins, reſpondit-il, ce que vous voulez que ie face ? ie veux (dit-elle, s’il eſt vray que vous m’aimiez encore) que vous vous reſoluiez à ne m’aimer plus que comme vne Sœur : & que vous ſoyez aſſez equitable pour ne m’accuſer point de voſtre malheur, puis que ie le ſuis moy meſme aſſez, pour ne vous accuſer pas du mien. Mais Madame, reprit-il, les choſes ne ſont pas eſgalles entre nous : car ie puis iuſtement vous accuſer de toutes mes infortunes : puis que ſi vous le vouliez ie ſerois heureux, & que cependant vous ne le voulez pas : mais pour moy, que fais-ie qui puiſſe contribuer à voſtre malheur ? vous eſtes cauſe, luy dit-elle en rougiſſant, que i’ay vne repugnance horrible à obeïr à mon Pere : vous eſtes cauſe qu’Horace qui eſt vn fort honneſte homme, m’eſt inſuportable, dés que ie le regarde comme deuant eſtre mon Mary : & vous eſtes cauſe enfin que ſelon toutes les apparences, ie ſeray toute ma vie tres malheureuſe. Eh de grace Madame, luy dit alors Aronce, permettez moy de donner vn ſens ſi auantageux à vos paroles, qu’elles puiſſent ſinon me rendre heureux, du moins me rendre moins miſerable. I’y conſens Aronce, repliqua-t’elle, mais en meſme temps ie vous coniure, de ne me dire rien dauantage : car aux termes où en ſont les choſes, ie ne puis plus receuoir innocemment nulle marque particuliere de voſtre affection, ny vous en donner aucune de la mienne. Vous pourriez pourtant Madame, luy dit-il, m’aprendre ce que vous vouliez à Horace ? ce que ie luy voulois vous eſt ſi auantageux, repliqua-t’elle, que ie ne deurois pas vous le dire, ſi ie pouuois effectiuement deſirer que vous ne m’aimaſſiez plus : car enfin Aronce, ie voulois voir Horace, par le commandement de ma Mere, pour luy dire ingenûment que ie ne le puis iamais aimer : & pour taſcher de l’obliger par vn ſentiment de genreroſité, à ne s’opiniaſtrer pas à me vouloir rendre malheureuſe, puis que ie ne puis iamais le rendre tout à fait heureux : mais à vous dire la vérité, ie ne croy pas que ie le perſuade. Voila Aronce, adiouſta-t’elle, le ſuiet de cette aſſignation que vous m’auez reprochée. S’il m’eſtoit permis, repliqua-t’il, de me mettre à genoux pour vous rendre grace, & pour vous demander pardon, ie me ietterois à vos pieds, Diuine Clelie, pour vous teſmoigner ma reconnoiſſance : & pour vous coniurer de me dire ſi vous me haïriez, en cas que ie n’obeïſſe pas à Clelius, qui veut que ie parte, & que ie cherchaſſe toutes les voyes poſſibles de ne vous perdre point ? Ie ne ſçay pas, repliqua Clelie, ſi ie pourrois vous haïr : mais ie ſçay bien que ie viurois aueque vous comme ſi ie ne vous aimois pas. En effet Aronce, adiouſta cette ſage Fille, ie puis faire tout ce que ie pourray pour n’eſpouſer pas Horace : mais dés que par mon adreſſe, ou par mes prieres, ie ne le pourray pas empeſcher, il ne faut plus rien faire que ſe preparer à ne ſe voir iamais : car à n’en mentir pas, quand mon Pere ne vous obligeroit point à partir, ie vous y obligerois : c’eſt pourquoy ſi le deſſein que i’ay ne reüſſit pas, comme ie croy qu’il ne reüſſira point, il faut que vous faciez ce que mon Pere veut ; afin de ne me mettre pas dans la neceſſité de vous faire volontairement vn commandement rigoureux. Comme Clelie acheuoit de prononcer ces paroles, Horace qui auoit ſçeu fortuitement qu’elle eſtoit dans ce Iardin, y vint : de ſorte que cette belle Fille, ne le vit pas pluſtoſt de loin, dans vne Allée détournée qui aboutiſſoit dans celle où elle eſtoit ; qu’en aduertiſſant Aronce, elle le pria de ſe ſeparer d’elle, afin qu’elle fiſt ce que Sulpicie luy auoit ordonné de faire. Mais Madame, luy dit-il, qui m’aſſurera que cette conuerſation ſera telle que ie la deſire ? celle que ie viens d’auoir aueque vous, reprit Clelie en ſe leuant : promettez moy donc du moins, repliqua-t’il, que quoy qui puiſſe arriuer, vous aimerez touſiours vn peu le malheureux Aronce : ie ne vous le promets pas (reſpondit Clelie en changeant de couleur, & en le regardant fauorablement) mais ie ne ſçay ſi ie ne le feray point ſans vous le promettre. Apres cela Clelie reioignit les Dames auec qui elle eſtoit : & Aronce apres les auoir ſalüées, tourna dans vne autre Allée, ſans qu’Horace l’euſt aperçeu : & me vint ioindre dans celle où ie me promenois. Il quita pourtant la place à ſon Riual auec vne peine eſtrange : mais apres tout, quand il penſoit que Clelie ne luy parloit que pour luy dire qu’elle ne le pouuoit aimer, & que pour le prier de ne ſonger plus à elle, il en auoit vne ioye incroyable, quoy que ce ne fuſt pas vne ioye tranquile. Cependant comme il auoit vne enuie extréme de ſçauoir ce qui reüſſiroit de cette cóuerſation, il voulut que nous nous promenaſſions dans ce Iardin, iuſques à ce qu’elle fuſt finie : afin que ſi Horace ſe ſeparoit de Clelie, il pûſt la reioindre, pour aprendre comment ſon Riual auroit reçeu ce qu’elle luy auroit dit. Mais Madame, il eſtoit aiſé de preuoir comment la choſe ſe paſſeroit : car Horace eſtoit fort amoureux, & il eſtoit perſuadé que quoy que Clelie luy diſt, elle obeïroit à Clelius, qu’il croyoit la luy vouloir bien donner bien qu’il ne la luy euſt pas promiſe : & en effet quoy que cette aimable Perſonne employaſt toute ſon adreſſe, & toute ſon eloquence, pour obliger Horace à ne penſer plus à elle, il luy fut impoſſible de le perſuader. Il ne fut pas non plus en la puiſſance d’Aronce de reioindre Clelie : car Horace ne la quita point, & ne s’en alla qu’auec elle. Cependát cóme il ne pouuoit ſe reſoudre de ſe retirer ſans ſçauoir le ſuccés de cette cóuerſation, il me dóna la commiſſion d’aller taſcher de parler à Clelie, qui ſçauoit bien alors que ie ſçauois tout le ſecret d’Aronce : de ſorte que le laiſſant ſeul dans vne petite Allée ſolitaire, ie fus me meſler auec la Troupe où eſtoit cette belle Fille, qui commençoit de marcher pour ſe retirer. Si bien que comme Horace eſtoit ſeul d’hommes parmy ces Dames, quand il falut paſſer vn endroit difficile, parce qu’il y auoit vn aſſez grand monçeau de Pierres qui eſtoient amaſſées en ce lieu là, pour ſouſtenir vne Terraſſe qu’on y vouloit faire, il fut obligé de donner la main à celle qui paſſoit la premiere : eſperant la donner apres à toutes les autres, & à Clelie. Mais me ſeruant de cette occaſion pour luy parler, ie luy preſentay la main : & ie ne la quitay plus apres cela, qu’elle ne fuſt hors du Iardin : cependant pour ne perdre pas des moments ſi precieux, ie luy parlay bas dés que ie fus aupres d’elle. Le malheureux Aronce Madame, luy dis-ie, m’enuoye vous demander s’il doit viure ou mourir ? vous luy direz (repliqua-t’elle auec vne triſteſſe fort obligeante) que ie ne veux pas qu’il meure, mais que ie ſuis perſuadée que s’il m’aime, il ſera touſiours malheureux : & qu’il n’a enfin plus rien à faire qu’à partir de Capouë le pluſtoſt qu’il pourra. Ie voulus apres cela luy dire qu’elle auoit tort, de ne s’oppoſer pas plus fortement à Clelius : mais elle me reſpondit auec tant de ſageſſe, & d’vne maniere ſi tendre pour mon Amy, que ie n’eus plus rien à faire qu’à l’admirer. Il eſt vray que comme nous nous trouuaſmes alors à la Porte du Iardin, il falut que ie la quitaſſe, & qu’Horace la quitaſt auſſi : de ſorte que nous demeuraſmes ſeuls enſemble. Comme il ſçauoit que i’eſtois l’Amy le plus particulier d’Aronce, il ne s’en faloit guere qu’il ne me haïſt autant que luy : ſi bien que comme il auoit l’eſprit fort irrité de ce que Clelie venoit de luy dire, nous nous ſeparaſmes aſſez froidement. Mais en m’en retournant, ie trouuay que Clelius qui venoit d’entrer dans ce Iardin par vne autre Porte, venoit de ioindre Aronce : à qui il diſoit ſi fortement qu’il faloit qu’il partiſt, qu’il ne luy donnoit plus qu’vn iour à demeurer à Capouë. Comme ie ſçauois que Clelius ne luy pouuoit rien dire d’agreable, ie ne fis pas grande difficulté de les interrompre : mais comme i’aprochay d’eux, Aronce qui auoit vne enuie eſtrange de ſçauoir ce que Clelie m’auoit dit, me le demanda des yeux : ſi bien que ne pouuant pas luy reſpondre fauorablement, ie luy fis vn ſigne qui luy fit comprendre qu’il n’auoit rien à eſperer : afin qu’il ſe déterminaſt tout d’vn coup à eſtre malheureux, & qu’il ne ſe le rendiſt pas dauantage par vne eſperance incertaine & mal fondée. De ſorte qu’il ſe trouua l’eſprit en vne eſtrange aſſiette : car il luy ſembla alors qu’il euſt eſté beaucoup moins miſerable, ſi Clelie ne luy euſt rien dit d’auantageux ce iour là. Cependant ie ne les eus pas plus toſt ioints, que Clelius quitta Aronce, & fut trouuer Stenius Amy d’Horace, qui l’attendoit dans vne autre Allée. Ie ne vous dis point Madame, ce que me dit Aronce, apres que Clelius l’eut quité, & apres que ie luy eus raconté ce que Clelie m’auoit dit, car ie vous donnerois encore de la cópaſſion. Ce qui le deſeſperoit eſtoit qu’il n’y auoit rien à faire qu’à partir : s’il euſt ſuiuy les ſentimés tumultueux de ſon cœur, il ne fuſt pourtant party de Capouë, qu’apres auoir tué Horace : mais comme il ne l’euſt pû faire ſans offencer Clelius, & Clelie tout à la fois, & ſans ſe mettre en eſtat de ne reuoir iamais la Perſonne qu’il aimoit, cette conſideration retint ſa fureur, plus que la iuſtice meſme. Cependant quoy que la nuit aprochaſt, Aronce ne pouuoit ſe reſoudre de ſortir de ce Iardin : au contraire il m’engagea inſenſiblement en de ſi longues exagerations de ſon malheur, qu’il y auoit deſia plus de demie heure que ce Iardin n’eſtoit plus eſclairé que par la lumiere de la Lune qui eſtoit fort claire ce ſoir là, qu’il ne ſçauoit pas qu’il fuſt nuit, tant ſon deſplaiſir l’occupoit. Mais à la fin l’excés de ſa propre douleur luy impoſant ſilence, & à moy auſſi, parce que ie ne trouuois rien à luy dire pour le conſoler ; nous fuſmes quelque temps à nous promener ſans parler, en vne petite Allée qui eſt le long d’vn petit Bois aſſez touffu, qui eſt enfermé dans ce Iardin : & il arriua meſme qu’inſenſiblement Aronce marchant plus viſte que moy, s’en trouua ſeparé de douze ou quinze pas, ſans que nous y priſſions garde. Mais comme Aronce marchoit ſeul il entendit de l’autre coſté d’vne Paliſſade qui eſtoit entre luy & ce petit Bois, deux hommes qui penſant eſtre ſeuls en ce lieu-là, parloient à demy bas : vn deſquels hauſſant la voix, en adreſſant la parole à l’autre ; ie ſçay bien, luy dit-il en langage Romain, que ce que nous auons promis à Tarquin eſt iniuſte, mais puis qu’il eſt promis il le faut tenir : car en quel lieu de la Terre pourrions nous trouuer vn Aſile, ſi apres luy auoir aſſuré de luy porter la Teſte de Clelius, nous luy manquions de parole ? Vous pouuez iuger Madame, quelle ſurpriſe fut celle d’Aronce, d’entendre ce que diſoit cet Inconnu : cependant quoy que Clelius vinſt de luy dire la plus dure choſe du monde, il ne le regarda point en cette occaſion comme vn homme qui le banniſſoit, qui l’eſloignoit de Clelie, & qui le rendoit tres malheureux : & il ne le conſidera que comme le Pere de ſa Maiſtreſſe, à qui il deuoit toutes choſes. Si bien que preſtant attentiuement l’oreille pour entendre ce que ces Inconnus diroient encore ; il entendit que celuy qui eſcoutoit le premier qui auoit parlé, luy reſpondit en ces termes. Ie ſçay bien ſans doute, luy dit-il, que Tarquin eſt le plus violent homme du monde : & que haïſſant aſſez Clelius pour vouloir auoir ſa Teſte, il haïroit fort ceux qui au lieu de la luy porter, l’aduertiroient du deſir qu’il a de le perdre : mais il me ſemble qu’en ne retournant pas à Rome, il ſeroit aiſé d’eſuiter ſa fureur : & la difficulté ne ſeroit que de ſçauoir ſi Clelius ſeroit en eſtat de nous pouuoir enrichir : & ſi nous pourrions luy prouuer ce que nous luy pourrions dire. Ha trop ſcrupuleux Amy (reprit bruſquement celuy à qui il parloit) à quoy vous amuſez vous ? ne ſuffit-il pas que le Prince à qui nous ſommes, nous ait commandé de le deffaire d’vn Ennemy qu’il a, & qu’il nous en ait promis vne grande recompenſe, ſans vouloir hazarder noſtre vie & noſtre fortune, en nous deſcouurant à Clelius, qui fera comme s’il ne nous croyoit point, pour ne nous recompenſer pas ; & qui ne laiſſera pas de faire comme s’il nous croyoit, en prenant garde à luy, & en nous empeſchant de pouuoir executer noſtre deſſein ? c’eſt pourquoy ſans nous amuſer à chercher des inuentions inutiles, voyons ſeulement ſi nos Poignards ſont aſſez bons pour executer dés demain le commandement de Tarquin. Ha laſche (s’eſcria Aronce, en allant du coſté où eſtoit cét Aſſaſſin, par vne ouuerture de la Paliſſade qui ſe trouua eſtre aſſez prés de luy) ie vous empeſcheray bien d’executer voſtre barbare deſſein : & vous ne poignarderez iamais Clelius, que vous ne m’ayez oſté la vie. Aronce prononça ces paroles ſi haut que reuenant de ma reſverie, ie fus droit à luy, que ie vy qui tenoit un homme qui ſe debatoit : & qu’il y en auoit vn autre qui tenant vn Poignard, luy diſoit que s’il ne quitoit ſon Compagnon, il le tuëroit. Mais il n’en fut pas à la peine : car luy ayant inopinément ſaiſi le bras, & arreſté la main dót il tenoit le Poignard, & dót il menaçoit Aronce, ie l’empeſchay bié de pouuoir faire ce qu’il diſoit : pendant quoy Aronce ayant arraché des mains de celuy qu’il tenoit, le Poignard qu’il auoit tiré lors qu’il s’eſtoit ietté ſur luy, il ſe vit en eſtat d’eſtre Maiſtre de ſa vie. Mais comme il iugeoit qu’il eſtoit important à Clelius de deſcouurir tout ce qu’il ſçauoit, il ne voulut pas le tuer : principalement voyant que ie tenois le bras de l’autre : ioint que connoiſſant par ce qu’il auoit entendu, que celuy que ie tenois eſtoit le moins meſchant, il creût qu’il ſeroit aiſé de ſçauoir de luy tout ce qui pouuoit ſeruir à Clelius. Cependant Aronce voyant que i’eſtois ſans doute aſſez fort, pour empeſcher cét homme de ſe ſeruir de ſon Poignard, mais que ie ne l’eſtois pas aſſez pour le luy arracher, il le menaça de le tuer : & luy cria en meſme temps que s’il le rendoit, il le recompenſeroit magnifiquement du bon deſſein qu’il auoit eu d’aduertir Clelius. Mais pendant qu’il diſoit cela, cét autre qu’Aronce auoit deſarmé prenant ſon temps, tira vn ſecond Poignard qu’il auoit, & penſa le luy mettre dans le cœur : toutesfois comme Aronce le vit briller, parce qu’heureuſement en le tirant vn rayon de la Lune donna deſſus, il s’en prit garde, & parant le coup qu’il luy vouloit porter, auec l’autre Poignard qu’il tenoit, il ne marchanda plus la vie de ce Traiſtre : ſi bien que luy ſaiſiſſant le bras droit de la main gauche, il luy donna deux coups de Poignard, qui le firent tomber à ſes pieds à demy mort. Cependant celuy à qui i’auois à faire ſe debatoit touſiours pour ſe deſgager : & ie le tenois ſi fortement, qu’il n’en pouuoit venir à bout : mais dés qu’il vit ſon Compagnon tombé, il laiſſa aller ſon Poignard, que ie pris : & implora la clemence d’Aronce, qu’il voyoit qui s’intereſſoit tant en la vie de Clelius : & pour l’obtenir pluſtoſt, il tira de luy meſme le ſecond Poignard qu’il auoit, & le iettát aux pieds d’Aronce ; de grace, Seigneur, luy dit-il, puis que vous auez entendu ce que ie diſois à mon Compagnon, ne me traitez pas comme luy. Ie vous le promets, repliqua Aronce, mais il faut me deſcouurir tout ce que vous ſçauez : & tout ce qui peut aſſurer la vie de Clelius, que ie veux deffendre comme la mienne. Comme Aronce parloit ainſi, Clelius & cét Amy d’Horace que ie vous ay dit qui ſe promenoit aueque luy, arriuerent en cét endroit ; ſi bien qu’ils furent fort ſurpris de nous trouuer en cét eſtat ; & de voir vn homme à demy mort à nos pieds ; d’en voir vn autre qui ſembloit demander pardon ; & de nous voir Aronce & moy auec chacun vn Poignard à la main : mais le Pere de Clelie le fut bien encore dauantage, lors que prenant la parole le premier ; voyez Clelius, lui dis-ie, voyez par ce qu’Aronce vient de faire pour vous ſauuer la vie, s’il merite que vous luy donniez la mort : car i’auois bien compris par ce qu’Aronce auoit dit, que c’eſtoit pour l’intereſt de Clelius qu’il auoit attaqué ces deux hommes. Clelius eſtant donc alors fort eſtonné d’entendre ce que ie luy diſois, ne ſçauoit que me reſpondre : mais Aronce le tirant de cét eſtonnement, luy aprit en deux mots & ſans exageration ce qui luy venoit d’arriuer : de ſorte que Clelius fut ſi ſenſiblement touché de voir qu’vn moment apres qu’il luy auoit prononcé l’Arreſt de ſon banniſſement, il euſt hazardé ſa vie pour aſſurer la ſienne, qu’il ne pût s’empeſcher de luy teſmoigner l’admiration qu’il auoit pour ſa vertu. Si bien que ſans s’amuſer à demander rien de ce qui le regardoit ; ha Aronce, s’eſcria-t’il, voſtre generoſité me charme ! & Arricidie auoit raiſon de dire que ſi vous n’eſtiez Romain, vous auiez le cœur d’vn Romain : c’eſt pourquoy puis que ie n’ay encore rien promis à Horace, il faut que Clelie diſpoſe d’elle meſme, ſans que ie m’en meſle. Aronce rauy de ioye d’entendre parler Clelius en ces termes, luy en rendit grace en peu de paroles, pendant que Stenius en murmuroit tout bas : mais apres cela Aronce luy diſant que le lieu n’eſtoit pas propre à entretenir ces Aſſaſſins ; & quelques Eſclaues de Clelius qui cherchoient leur Maiſtre eſtant arriuez, ils donnerent ordre de faire porter ce bleſſé chez vn homme qui dépendoit de moy, & de l’y faire penſer : & nous menaſmes l’autre chez Clelius, qui voulut qu’Aronce & moy y allaſſions : car pour Stenius il nous quita à la Porte, & s’en alla aduertir Horace que ſes affaires n’eſtoient pas en ſi bon eſtat qu’il penſoit. Mais en arriuant chez Clelius, nous rencontraſmes Sulpicie, & ſa Fille, qui furent eſtrangement ſurpriſes de nous voir, & d’entendre que Clelius leur diſoit qu’il deuoit vne ſeconde fois la vie à Aronce, & que c’eſtoit le plus genereux de tous les hommes : de ſorte que ces deux Perſonnes croyans aiſément ce que leur diſoit Clelius, reçeurent Aronce auec vne ioye extréme. Cependant comme il s’agiſſoit de ſçauoir le détail de la coniuration dont Aronce auoit empeſché l’effet, on enferma ce Coniurateur dans vne Chambre, où nous allions l’interroger, lors qu’Herminius arriua : qui dit à Clelius qu’il auoit vn aduis de grande importance à luy donner. Mais comme Clelius luy eut dit qu’il pouuoit preſentement luy dire tout ce qu’il ſçauoit deuant Aronce & deuant moy ; il luy montra vne Lettre qu’il venoit de receuoir de Rome : où apres pluſieurs autres choſes, il y auoit à peu prés ces paroles.



LE ſuperbe Tarquin est touſiours plus deffiant, plus cruel, & plus vindicatif : car il n’a pas pluſtoſt ſçeu que Clelius eſtoit reuenu d’Afrique, & qu’il eſtoit à Capouë, qu’il a creû qu’il ſe raprochoit de Rome, pour faire quelque brigue contre luy : & vn de mes Amis particuliers m’a dit qu’il croit que le Tyran a deſſein de s’en deffaire. Du moins aſſure-t’on que depuis quelques iours, deux de ceux qu’il a accouſtumé d’employer à de funeſtes executions, ſont partis de Rome, & ont pris la route de la Campanie : ſi vous le pouuez, aduertiſſez Clelius qu’il prenne garde à luy.

Apres que Clelius eut leû tout haut ce fragment de Lettre, & qu’Herminius luy eut nommé celuy qui l’eſcriuoit ; & luy eut dit que c’eſtoit vn homme tout à fait bien informé des choſes, & qu’il luy conſeilloit de ne ſortir point qu’il ne fuſt accompagné ; ie vous ſuis bien obligé Herminius, luy dit-il, de l’aduis que vous me donnez : mais ie vous le ſeray encore infiniment, ſi vous m’aidez à loüer Aronce : car enfin il a preſques tué vn de ceux dont voſtre Amy vous parle : & il ne tiendra qu’à vous que vous ne veniez entendre de la bouche de l’autre, la confeſſion de ſon crime. Et en effet, apres qu’on eut raconté en deux mots à Herminius, ce qui s’eſtoit paſſé, nous entraſmes tous enſemble dans la Chambre où eſtoit cét homme : de la bouche de qui nous voulions aprendre le détail de la cruauté de Tarquin. Mais afin de luy faire dire auec plus d’ingenuité tout ce qu’il ſçauoit, Aronce luy confirma la promeſſe qu’il luy auoit faite, de recompenſer magnifiquement le repentir qu’il auoit eu : & effectiuement il parla auec vne ingenuité fort grande : il eſt vray que ce qui l’y obligea encore fut qu’Herminius le reconnut pour l’auoir veû autrefois Eſclaue de ſon Pere. De ſorte que ſe faiſant connoiſtre à luy ; quoy miſerable, luy dit-il, as tu apris le meſtier que tu fais, dans la Maiſon où tu as eſté eſleué ? Non Seigneur, luy dit-il, mais en changeant de Maiſtre, i’ay changé de ſentimens : puis qu’il eſt vray que tant que i’ay eu vn Maiſtre vertueux, ie n’ay iamais fait aucun crime : & que dés que voſtre illuſtre Pere m’eut donné à vn homme qui eſt deuenu Fauory de Tarquin, ie ſuis deuenu ce que vous me voyez. Il eſt pourtant vray, dit-il, que le ſouuenir du commencement de ma vie, m’a donné mille & mille remords : & lors que celuy qui vient de me promettre recompenſe de mon repentir, entendit que ie voulois perſuader au Complice de mon crime de ne le commettre point, ie me ſouuenois de vous : & ie m’imaginois les reproches que vous me feriez, ſi vous ſçauiez la vie que ie menois. Puis que cela eſt, dit alors Herminius, parle donc ingenûment : & en effet cét homme dit à Clelius que Tarquin auoit commandé à ſon Compagnon & à luy de ne retourner point à Rome ſans luy porter ſa Teſte : & il l’aſſura qu’ils auoient reſolu de le tuer le lendemain dans ce meſme Iardin, où Aronce auoit entendu leur conteſtation : car ils auoient ſçeu que c’eſtoit la couſtume de Clelius, d’y aller preſques tous les ſoirs, & d’y aller bien ſouuent ſeul. Cét homme adiouſta pourtant, que lors qu’Aronce les auoit entendus, il auoit ſenty vn remords eſtrange de l’action qu’il vouloit faire : mais qu’apres tout, comme ſon Compagnon eſtoit le plus déterminé de tous les hommes, il eſtoit fort aſſuré qu’il ne l’euſt pas perſuadé : & que le iour ſuiuant il euſt executé le commandement de Tarquin, quand meſme il euſt deû l’executer ſeul. En ſuite il teſmoigna vn ſi grand repentir de ſon crime, & demanda tant de pardons de ſa faute, que Clelius ſçachant par Aronce, qu’effectiuement il s’eſtoit oppoſé à l’intention de ſon Compagnon, luy pardonna genereuſement, & luy donna de quoy aller chercher la Guerre hors de la puiſſance de Tarquin. Mais pour le Complice de ſon crime, il en vſa d’vne autre ſorte : car il ne vouloit point qu’on le penſaſt : & quand on l’eut penſé par force, il deſchira tous ſes Bandages ; il ne voulut meſme prendre aucune nourriture ; & quoy qu’on luy pûſt dire, il ne voulut iamais reſpondre à Aronce & à Herminius, qui furent l’interroger, pour voir s’il n’en ſçauoit point dauantage que l’autre. Au contraire il fit tout ce qu’il pût pour s’eſcraſer la Teſte contre vne Muraille : & il mourut enfin comme vn enragé, à qui le regret de n’auoir pû executer le crime qu’il auoit promis de commettre, & la veuë d’vne mort prochaine, ne donnoient que des penſées de fureur. Cependant Sulpicie ne perdant pas vne occaſion ſi fauorable, dit tant de choſes à Clelius, pour l’obliger à reconnoiſtre la vertu d’Aronce, qu’il luy dit enfin qu’il eſtoit reſolu de laiſſer Clelie Maiſtreſſe d’elle meſme : puis qu’il eſtoit vray qu’il ne l’auoit par encore promiſe à Horace, & qu’il n’auoit fait que luy donner lieu d’eſperer de l’obtenir. Cependant cét Amant qui auoit creû eſtre heureux, ne ſçeut pas pluſtoſt par Stenius l’auanture du Iardin, que craignant qu’elle ne fiſt changer de ſentimens à Clelius, il fut le chercher à l’heure meſme : mais comme Clelius vouloit auoir quelque temps à reſoudre ce qu’il luy deuoit dire ; & qu’il eſtoit vray que quelque tendreſſe, & quelque reconnoiſſance qu’il euſt pour Aronce, il auoit encore quelque peine à donner ſa Fille à vn Inconnu ; il eſuita auec adreſſe de voir Horace ce iour là : qui ſe trouua eſtre la veille du iour que Clelie celebroit celuy de ſa naiſſance. Car encore qu’elle ne ſoit pas née à Rome, Clelius ne laiſſoit pas de luy faire obſeruer toutes les Ceremonies Romaines : c’eſt pourquoy comme le iour de ſa naiſſance eſtoit le lendemain, il voulut que la Feſte en fuſt d’autant plus magnifique, qu’elle auoit eſté precedée par vn, où il auoit eſuité la mort. Il ſe trouuoit meſme que ce iour eſtoit auſſi eſloigné qu’il le pouuoit eſtre, de tous ces iours malheureux, ſi ſoigneuſement remarquez par les Romains : de ſorte que ne trouuant rien que d’heureux en cette fauorable iournée, Clelius voulut qu’elle fuſt celebrée ſolemnellement. Clelie de ſon coſté qui ſçauoit le changement de ſon Pere, & qui auoit parlé vn moment à Aronce pour le remercier de luy auoir ſauué la vie, auoit une ioye extréme de pouuoir eſperer qu’elle ne ſeroit point Femme d’Horace : & Sulpicie en eſtoit ſi aiſe, qu’elle ne penſa qu’à ſolemniſer magnifiquement la Feſte de la naiſſance de ſa Fille. Pour cét effet comme c’eſtoit la couſtume en ces occaſions, de faire vn Sacrifice innocent à ces Diuinitez que les Romains apellent Genies, & dont ils croyent que chaque perſonne en a vn, qui luy eſt particulier ; Clelius fit orner vn Autel de Feſtons de Verveine & de Fleurs, dans vn Temple où les Romains qui ſont à Capouë, font toutes leurs Ceremonies. Cependant toutes les principales Dames de la ville, eſtant priées d’accompagner Clelie, lors qu’elle iroit au Temple, ſe rendirent chez elle, auſſi parées qu’elles le pouuoient eſtre. Pour Clelie, comme c’eſt la couſtume à Rome, tant aux hommes, qu’aux femmes, d’eſtre habillez de blanc le iour de leur naiſſance, elle eut vne Robe blanche : mais pour releuer la ſimplicite de cet habillement, Sulpicie la para de ces Pierreries que le hazard luy auoit autrefois données, lors qu’apres auoir fait naufrage, elle auoit eſté ſauuée par vn fidelle Eſclaue, & auoit retrouué Clelius : à qui les Dieux auoient donné Aronce, au lieu du Fils qu’il auoit perdu. De ſorte que quoy que l’habillement de Clelie n’euſt rien de magnifique en luy meſme, elle ne laiſſoit pas d’eſtre magnifiquement parée : car comme en ces occaſions les Dames ne ſont pas coiffées comme à l’ordinaire, & qu’elles le ſont preſques comme le ſont celles qui ſe marient, elle auoit vne partie de ſes beaux cheueux pendans ſur les eſpaules, & negligeamment friſez. Pour les autres ils s’eſpanchoient par mille agreables boucles le long de ſes iouës ; où eſtoient ratachez ſur le derriere de ſa teſte, par vne Guirlande de Pierreries, qui eſtoit la plus belle choſe du monde. De plus comme Clelie n’auoit la gorge cachée que par vne Gaze pliſſée & fort delicate, on ne laiſſoit pas de voir qu’elle l’auoit belle, & bien faite ; & qu’elle auoit auſſi vn Colier de Diamans. Elle auoit encore vne Ceinture de pierreries qui eſtoit d’vn prix ineſtimable : & les manches de ſa robe qui eſtoient grandes, & pendantes eſtoient ratachées ſur les eſpaules, par des nœuds de Diamans. Enfin ſon habillement eſtoit ſi galant & ſi riche, qu’il n’y auoit rien de plus beau à voir que Clelie en cét eſtat : car comme la ioye eſt vn fard innocent & admirable, elle auoit le teint ſi merueilleux, les yeux ſi brillans, & l’air du viſage ſi agreable & ſi charmant, que ie puis aſſurer que ie ne l’auois iamais veuë ſi belle. Clelie eſtant donc telle que ie viens de vous la dépeindre, fut à pied de chez elle au Temple : & elle y fut ſans incommodité ; car les Ruës par où il faloit paſſer eſtoient belles ; il faiſoit alors fort ſec, & le Soleil eſtoit caché. De plus, comme c’eſt la couſtume que la Perſonne qui celebre le iour de ſa naiſſance, doit offrir aux Dieux vne Offrande innocente, Clelie tenoit entre ſes belles mains, vne magnifique Corbeille, dans quoy eſtoit ce qu’elle deuoit offrir : mais cette Offrande eſtoit ſi couuerte de Fleurs d’Orange & de Iaſmin, qu’elle parfumoit tous les lieux par où elle paſſoit. Elle marchoit ſeule ; ſon Pere & ſa Mere alloient apres elle ; toutes les Dames de la Ville la precedoient en marchant deux à deux ; & tous les Amis de Clelius le ſuiuoient : entre leſquels Aronce & Horace ſe trouuerent au premier rang, comme vous pouuez penſer. Mais Madame, comme la beauté de Clelie faiſoit vn grand bruit à Capouë, que cette Ceremonie eſtoit differente des noſtres, & que la nouueauté excite fort la curioſité des Peuples ; il faut que vous ſçachiez qu’il y eut vne auſſi grande foule de monde dans les Ruës par où deuoit paſſer Clelie, que ſi on euſt deû voir entrer quelqu’vn de nos Capitaines en Triomphe, apres auoir gagné vne grande Bataille. Mais ce qu’il y eut de remarquable, fut que Clelie voyant cette multitude de Gens de toutes conditions, qui eſtoient aux Feneſtres, aux Portes, & dans les Ruës, ſeulement pour la voir ; & entendant toutes les acclamations qu’on luy donnoit, en eut vne modeſtie qui l’embellit encore : car rougiſſant de ſes propres loüanges, elle en eut le teint plus eſclatant, & les yeux plus vifs, & plus doux tout enſemble. Auſſi Aronce, & Horace, la trouuerent-ils ſi belle ce iour là, que leur amour augmentant pour elle, leur haine augmenta auſſi entre eux. Ils ne ſe dirent pourtant rien pendant cette Ceremonie : car comme Horace n’auoit pas encore perdu tout à fait l’eſperance, parce que Clelius ne luy auoit pas parlé en particulier ; & qu’Aronce ne vouloit pas détruire la ſienne ; ils ſongerent tous deux à n’irriter pas Clelius, par vn nouueau démeſlé : & tous Riuaux qu’ils eſtoient, ils aſſiſterent à cette Ceremonie comme s’ils euſſent eſté Amis. Il eſt vray qu’il ne faut pas trouuer ſi eſtrange qu’ils puſſent eſtre Maiſtres de leurs ſentimens en cette rencontre : car l’admiration qu’ils auoient pour Clelie, ſuſpendoit ſans doute vne partie de l’aigreur qu’ils auoient alors l’vn pour l’autre. Mais enfin Clelie fut au Temple offrir aux Dieux l’Offrande qu’elle portoit : qu’elle mit de ſi bonne grace ſur cét Autel orné de Feſtons de Verveine & de Fleurs, qu’elle ſembloit bien pluſtoſt eſtre la Deeſſe à qui l’on deuoit ſacrifier, que celle qui offroit le Sacrifice. Ie ne m’arreſteray point Madame, à vous dire les Ceremonies qui ſe firent en cette occaſion ; car ce n’eſt pas pour cela que ie vous raconte cette Feſte : mais ie vous diray que parmy ce grand nombre de Perſonnes qui regardoient, & qui admiroient Clelie, ie pris garde qu’vn homme & vne femme, qui auoient l’air d’eſtre des Gens de qualité, la virent fortuitement comme elle ſortoit de chez elle : & ie pris garde auſſi (car i’eſtois alors aupres d’eux) qu’ils la regarderent auec vne attention extraordinaire ; qu’ils parlerent bas enſemble ; que lors qu’ils virent Aronce, ils teſmoignerent auoir quelque admiration ; & qu’ils les ſuiuirent comme s’ils euſſent eſté de la Feſte. Le hazard fit meſme que ie les vy encore dans le Temple fort attentifs à regarder tantoſt Clelie, & tantoſt Aronce : ie pris encore garde que cette Dame que ie ne connoiſſois point, & qui auoit fort bonne mine pour vne Perſonne de ſon âge, paſſa entre pluſieurs autres, pour s’aller placer fort prés de Clelie, quand elle fut à genoux : mais ce qui m’eſtonna, fut de voir qu’il me ſembla qu’elle regardoit bien plus attentiuement les Pierreries que Clelie portoit, que Clelie elle meſme : car elle ne ſongeoit, à ce qui me parroiſſoit, qu’à luy bien voir le derriere de la Teſte, où eſtoit la Guirlande de Diamans qu’elle y auoit : & non pas à admirer la beauté de ſon viſage. Neantmoins penſant alors que c’eſtoit vne curioſité aſſez ordinaire aux Dames, de penſer autant à regarder la parure, que celles qui ſont parées, ie détournay mes regards ailleurs : & ie regarday Fenice, qui apres Clelie eſtoit ſans doute la plus belle de toute la Troupe. Mais enfin comme Clelie eut acheué ſes prieres, & qu’elle commença de marcher, pour s’en retourner au meſme ordre qu’elle eſtoit venuë ; cét homme & cette Dame que ie ne connoiſſois point, & qui auoient tant regardé & Clelie, & Aronce, s’aprocherent de moy, & me demanderent ciuilement qui eſtoit cette belle Fille qu’ils voyoient, & qui eſtoit Aronce ? qu’ils me montrerent de la main, car ils ne ſçauoient pas ſon nom. Pour cette admirable Perſonne, leur dis-ie, elle s’apelle Clelie : & elle eſt Fille d’vn illuſtre Romain exilé : mais pour celuy que vous me montrez, tout ce que ie vous en puis dire, c’eſt qu’il eſt le plus honneſte homme du monde, & qu’il s’appelle Aronce, car il ne ſçait pas luy meſme qui il eſt. Quoy (s’eſcria cette Dame en changeant de couleur) celuy que vous nommez Aronce ne ſçait point qui ſont ſes Parens ? il n’a garde de le ſçauoir ; luy dis-ie, puis que le Pere de Clelie le trouua flottant dans vn Berçeau, apres auoir fait naufrage luy meſme : & qu’il luy ſauua la vie ſans auoir pû ſçauoir depuis à qui apartient cet Enfant, qu’il a nourry auſſi ſoigneuſement que s’il euſt eſté le ſien. Eh de grace (adiouſta cét Eſtranger qui eſtoit auec cette Dame) dittes nous ſur quelle Mer, & en quel lieu, cét Enfant fut trouué dans vn Berçeau ? ce fut aſſez prés de Siracuſe, repliquay-ie, ſi ma mémoire ne me trompe. A ces mots ces deux Perſonnes ſe regarderent, auec beaucoup de marques d’eſtonnement & de ioye ſur le viſage : en ſuite dequoy ils me demanderent ſi ie ne ſçauois point d’où Clelie auoit eu les Pierreries dont elle eſtoit parée ? De ſorte que leur diſant que le meſme naufrage qui auoit oſté vn Fils à Clelius, & qui luy auoit donné Aronce, luy auoit auſſi donné ces Pierreries : il n’en faut plus douter (dit cette Dame à demy bas, à celuy qui eſtoit auec elle) Aronce eſt aſſurement celuy que nous penſons. Quoy, luy dis-ie tranſporté de ioye, vous ſçauriez quelle eſt la naiſſance d’Aronce ? Eh de grace (adiouſtay-ie en les regardant tous deux) ſi cela eſt aprenez la au plus cher de ſes Amis : car comme ie ne puis douter qu’elle ne ſoit digne de ſon Grand cœur, ie ne fais point de difficulté de vous demander à la ſçauoir. Ce que vous demandez, reprit cet Eſtranger, eſt d’vne ſi grande conſequence, qu’Aronce le doit ſçauoir auant que nul autre le ſçache : mais afin de n’agir pas legerement, dittes nous ie vous prie, tout ce que vous ſçauez de la maniere dont il fut ſauué. Si bien que comme ie l’auois entendu raconter pluſieurs fois à Clelius, ie luy marquay le iour de ce naufrage ; ie luy dis l’endroit où il eſtoit arriué ; ie luy dépeignis le Berçeau dans quoy Aronce auoit eſté trouué ; car Clelius me l’auoit montré, lors qu’on l’auoit retrouué dans ce Vaiſſeau de Corſaires. Ie luy parlay auſſi de cette Caſſette pleine de Pierreries, qui eſtoit alors venuë en la puiſſance de Clelius : & ie luy dis enfin tout ce que ie ſçauois de cette auanture : adiouſtant en ſuite beaucoup de loüanges d’Aronce, qui luy faiſant connoiſtre que i’eſtois effectiuement ſon Amy particulier, l’obligerent à parler plus librement deuant moy. De ſorte que prenát la parole ; ha Martia, (dit-il à cette Dame qui cóme vous le ſçauez eſt ſa Femme) ie ne doute plus du tout qu’Aronce ne ſoit l’Enfant que nous perdiſmes ! car le iour de ſon naufrage ſe raporte à celuy où nous penſaſmes perir ; l’endroit où il arriua eſt égal ; le Berçeau où Aronce fut trouué eſt ſemblable ; les Pierreries que nous auons veuës à Clelie, ſont celles que nous auons euës en noſtre puiſſance : & ce qui rend encore plus fort tout ce que ie viens de vous dire, c’eſt qu’Aronce reſſemble ſi prodigieuſement au Pere de l’Enfant que nous perdiſmes, que ie conclus de neceſſité, qu’il faut qu’il ſoit ſon Fils. I’aduouë Madame, que le diſcours de cét homme (qui eſt le meſme Nicius qui eſt preſentement dans ce Chaſteau) m’embaraſſa fort : car au commencement qu’il parla à Martia, & qu’il luy dit qu’Aronce eſtoit aſſurément l’Enfant qu’ils auoient perdu, ie creûs qu’il eſtoit leur Fils ; mais quand il vint à dire qu’il reſſembloit prodigieuſement à ſon Pere, ie ne le penſay plus, car ie m’aperçeus bien qu’il ne reſſembloit point du tout à celuy qui parloit. De ſorte que mourant d’enuie d’eſtre eſclaircy de ce que ie voulois ſçauoir, ie preſſay encore & Nicius, & Martia, de me dire qui eſtoit Aronce : mais ils me reſpondirent que luy ſeul deuoit eſtre Maiſtre de ſon ſecret, & qu’ils me coniuroient de les faire parler à luy. Si bien que ſans differer dauantage, ie ſçeu le lieu où ils eſtoient logez, & ie leur promis de leur mener Aronce deuant que le iour ſe paſſaſt : & en effet ie fus diligemment chez Clelius reioindre toute cette belle Troupe que i’auois quitée : car la couſtume eſt à Rome, que le iour qu’on celebre la Feſte de ſa naiſſance, on fait vn Feſtin à tous ceux qui ont eſté conuiez pour accompagner celuy pour qui elle ſe fait. Si bien que trouuant toutes les Tables miſes, & toute la Compagnie preſte de s’y mettre, ie creûs d’abord que ie deuois attendre à l’iſſuë du repas, à dire à Aronce ce que ie ſçauois. Mais apres tout, ce grand ſecret me ſembla ſi difficile à garder, que ie ne pûs m’y reſoudre : de ſorte que tirant adroitement Aronce à part ; croirez vous bien, luy dis-ie, que le iour de naiſſance de Clelie, eſt deſtiné à vous aprendre la voſtre, & que deuant qu’il ſoit nuit vous ſçaurez qui vous eſtes ? Non Celere, me dit-il, ie ne le croiray pas : car par quelle eſtrange auanture le pourrois-ie ſçauoir ? Comme ie vy qu’il ne me croyoit point, ie luy parlay plus ſerieuſement, & ie luy racontay en peu de mots ce qui m’eſtoit arriué : ſi bien que ne doutant plus de ce que ie luy diſois, ie vy ſur ſon viſage des mouuemens bien differens : car d’abord i’y vy de la ioye ; vn moment apres i’y remarquay de l’inquietude & de la crainte ; & vn moment en ſuite, i’y aperçeus de l’impatience de ſçauoir ce qu’il craignoit pourtant d’aprendre. Neantmoins ſon Grand cœur le raſſurant, & ce que ie luy diſois de ces Pierreries luy donnant quelque certitude qu’il faloit que ſa naiſſance fuſt illuſtre, il ſe remit : & fit ſi bien que comme il n’euſt pû ſortir alors ſans cauſer vn grand deſordre, il ſe reſolut d’attendre à la fin du repas à contenter ſa curioſité. Et en effet la choſe s’executa comme il l’auoit reſoluë : mais dés que les Tables furent deſſeruies, Aronce & moy nous deſrobaſmes de la Compagnie, & fuſmes trouuer Nicius, & Martia, qui nous attendoient auec vne impatience qui ne pouuoit eſtre eſgallée que par celle d’Aronce. Il s’arreſta pourtant deux ou trois fois en allant les trouuer : car encore qu’il creûſt qu’il n’aprendroit rien qui le deûſt fâcher, l’amour qu’il auoit pour Clelie, faiſoit qu’il aprehendoit que ſes Parens ne ſe trouuaſſent pas eſtre dignes d’elle : mais à la fin eſtant arriuez au Logis où Nicius & Martia eſtoient, ils vinrent au deuant de nous, auec vne demonſtration de ioye la plus grande du monde : car plus ils regardoient Aronce, plus ils voyoient qu’il reſſembloit au Roy Porſenna. Mais ce qui redoubla encore leur ſatisfaction, fut que lors qu’il commença de parler, ils trouuerent qu’il auoit le ſon de la voix tout ſemblable à celuy de la Reine Galerite ſa Mere : ſi bien qu’ils ne douterent plus apres tant de choſes qu’il ne fuſt effectiuement ce meſme Enfant qu’on leur auoit confié, & qu’ils auoient perdu par vn naufrage. Cependant Aronce ne les vit pas pluſtoſt que prenant la parole ; apres ce que le plus cher de mes Amis m’a apris, leur dit-il en les abordant, ie ne ſçay ce que ie vous dois dire, parce que ie ne ſçay qui ie ſuis : & ie ne ſçay meſme ſi ie dois ſouhaiter de le ſçauoir. Neantmoins comme l’incertitude où i’ay veſcu eſt la plus cruelle choſe du monde ; dittes moy de grace qui ie ſuis ? quand meſme vous me deuriez aprendre que mon cœur ſeroit plus Grand que ma naiſſance : & ne craignez pas s’il vous plaiſt, de reueler ce ſecret en la preſence de celuy à qui vous auez parlé de moy : car tous mes ſecrets ſont les ſiens, & vous ne me pourriez rien dire en particulier de ce qui me regarde, que ie ne luy diſſe vn moment apres. Puis que cela eſt, dit alors Nicius, i’ay encore deux graces à vous demander, auant que de vous rien dire : la premiere que vous me permettiez de vous regarder la main gauche ; & la ſeconde, que l’on face voir à Martia deux Nœuds de Diamans que nous auons veûs à cette Fille, qui eſt cauſe de voſtre reconnoiſſance : puis que ſi elle n’euſt pas eſté parée des Pierreries que nous ont donné la curioſité de regarder plus attentiuement cette Ceremonie, nous ne vous euſſions peut-eſtre iamais veû : car enfin ſi vous eſtes celuy que ie ſouhaite que vous ſoyez, vous deuez auoir à la main gauche vne petite marque noire, ſemblable à vne que celle que nous croyons eſtre voſtre Mere a ſur le viſage, & qui luy ſied admirablement bien : & ſi les Pierreries que nous auons veuës ſont celles que nous penſons, il doit y auoir deux Portraits dans les deux Nœuds de Diamans que ie vous prie de faire voir à ma Femme. Pour la marque dont vous parlez (reprit Aronce en luy tendant la main) vous la pouuez voir telle que vous dittes qu’elle doit eſtre : mais pour les deux Nœuds de Diamans que vous voulez qu’on vous montre, ie les ay maniez quelquesfois : & ie ne me ſuis pourtant point aperçeu qu’ils s’ouurent, ny qu’il puiſſe y auoir de Portraits dedans. Si ce ſont ceux que ie penſe, repliqua Martia, vous aurez pû les manier cent fois, ſans vous aperceuoir qu’ils ſe puiſſent ouurir : mais enfin, adiouſta-t’elle, ce que ie dis n’eſt pas ſi neceſſaire à ſçauoir : & apres auoir ſçeu preciſément le iour de voſtre naufrage ; apres qu’on m’a eu dit comment eſt le Berçeau dans quoy on vous trouua ; apres vous auoir veû ; apres vous auoir entendu parler & apres auoir trouué en voſtre main, la marque qui y doit eſtre, & auoir veû les Pierreries de Clelie, il ne faut point douter que vous ne ſoyez Fils du Roy Porſenna, & de la Reine Galerite, & que vous ne ſoyez celuy qui nous a couſté tant de larmes, à Nicius & à moy. Ouy Seigneur, adiouſta Nicius, vous eſtes aſſurément l’Enfant d’vn Grand Prince, & d’vne Grande Princeſſe & veüillent les Dieux, que vous ſoyez plus heureux qu’ils ne ſont. Aronce entendant parler Nicius & Martia de cette ſorte, en fut ſi ſurpris, que l’eſtonnement qu’il en eut parut dans ſes yeux : mais il y parut pourtant ſans cauſer nul emportement de ioye exceſſiue dans ſon cœur : & l’on peut dire que iamais perſonne n’a donné vne plus illuſtre marque de moderation. En effet le premier mouuement qui luy vint dans l’eſprit, fut de me donner vne nouuelle marque d’amitié : car il eſt vray que dés qu’il eut entendu ce que Nicius luy dit de ſa naiſſance, il me regarda tout à fait obligeamment : & il me fit entendre preſques ſans parler, qu’il eſtoit bien aiſe de ſe voir en eſtat de reconnoiſtre mon affection, par des offices effectifs. Cependant il redit à Nicius tout ce que ie luy auois deſia dit : & Nicius & Martia luy aprirent tout ce que ie vous ay raconté au commencement de cette Hiſtoire : c’eſt à dire la Guerre du feu Roy de Cluſium, auec Mezence Prince de Perouſe ; la priſon de Porſenna ; ſon amour pour Galerite ; par quels moyens il auoit eſté deliuré ; ſon Mariage ; la mort de Nicetale ; la ſeconde priſon de Porſenna ; & celle de Galerite ; ſa naiſſance ; la maniere dont on l’auoit tiré de l’Iſle des Saules pour le remettre entre leurs mains ; leur fuite ; leur embarquement ; leur naufrage ; & la reſolution qu’ils auoient priſe de s’en aller à Siracuſe, & de ne mander point alors aux Amis de Porſenna, que l’Enfant qu’on leur auoit confié auoit pery ? tant parce qu’ils ne ſçauoient pas poſitiuement qu’il fuſt mort, que parce qu’ils n’oſoient le dire, & parce qu’ils penſoient que cela abatroit le cœur des Amis de Porſenna & de Galerite. Mais comment eſt-il poſſible, dis-ie alors à Nicius & à Martia, que les Amis de Porſenna & de Galerite, n’ayent point trouué eſtrange que cét Enfant ne paruſt point depuis vn ſi long temps ; & comment a-t’on pû cacher depuis tant d’années, que vous ne ſçauiez où il eſtoit ? La choſe a eſté aſſez aiſée, repliqua Nicius : car il faut que vous ſachiez qu’ayant durant vn an caché fort ſoigneuſement la perte de ce ieune Prince, les Amis de Porſenna faiſant vne Ligue ſecrette, reſolurent qu’il faloit qu’ils euſſent cét Enfant entre les mains, pour taſcher d’eſmouuoir le Peuple : de ſorte qu’il y en eut vn d’entre eux, qui ſçachant où nous eſtions, y vint ; ſi bien qu’il falut alors neceſſairement luy aduoüer noſtre naufrage. Mais comme il eſt aſſez naturel de ſe flatter, & de diminuer meſme autant qu’on peut le malheur des autres ; nous diſmes à cét Amy de Porſenna, que cét Enfant ſe retrouueroit peut-eſtre vn iour : & qu’il y auoit eu tant de Gens qui auoient eſchapé de ce naufrage, qu’il pourroit eſtre que cét Enfant en ſeroit eſchapé comme les autres. Quoy qu’il en ſoit, dit celuy à qui nous parlions, il ne faut pas publier ſa mort : quand il n’y auroit autre raiſon que celle de ne donner pas cette ioye-là aux Ennemis de Porſenna, & cette douleur à ſes Amis. De ſorte que nous conformant à la volonté de celuy qui nous parloit, nous ne publiaſmes pas la choſe. Depuis cela on a meſme touſiours dit que le Fils de Porſenna n’eſtoit point mort : & pour taſcher d’irriter les Peuples, on a fait courir le bruit que Mezence l’auoit fait enleuer, & qu’il le tenoit Priſonnier auſſi bien que ſon Pere. Cependant comme nous n’auons oſé retourner en noſtre Païs, à cauſe du Prince de Perouſe, nous auons touſiours demeuré à Siracuſe : mais comme Martia a eu vne maladie tres longue, & tres grande, dont elle a beaucoup de peine à reuenir, on luy a ordonné de quiter la Sicile pour quelque temps, & de choiſir vn air plus ſain : ſi bien que n’imaginant point de lieu plus agreable que Capouë, nous y ſommes venus, & nous y ſommes ſans doute venus conduits par les Dieux pour vous y retrouuer : puis qu’é l’eſtat où ſont les choſes, voſtre preſence eſt tout à fait neceſſaire pour ſauuer la vie du Roy voſtre Pere : car Mezence eſt plus irrité que iamais ; Bianor a touſiours de l’amour & de l’ambition ; la Princeſſe de Perouſe ſa ſœur, le ſert touſiours autant qu’elle peut ; & Mezence deſeſperant d’auoir d’autres Enfans que Galerite, ſemble eſtre reſolu de faire mourir Porſenna, afin de forcer cette Princeſſe à ſe remarier auec Bianor : car encore qu’elle ſoit voſtre Mere, elle n’a pourtant que trente-ſix ans, & eſt encore à ce que l’on dit, vne des plus belles Perſonnes du Monde. Vous pouuez iuger Madame, auec quelle attention Aronce eſcoutoit ce que luy diſoit Nicius, & combien de ſentimens differens agitoient ſon cœur : car il eſtoit bien aiſe de ſçauoir qu’il eſtoit Fils de Roy ; il eſtoit bien affligé d’aprendre le pitoyable eſtat où eſtoit le Prince à qui il deuoit la vie ; la certitude de n’eſtre pas Romain, luy donnoit quelque inquietude à cauſe de Clelius ; la penſée qu’il ne pouuoit plus eſpouſer Clelie ſans faire vne choſe contre l’exacte prudence, luy donnoit du deſplaiſir ; & ſon ame eſtoit eſtrangement agitée : mais apres tout la ioye eſtoit la plus forte. Cependant comme il ne faloit plus que voir ces deux Nœuds de Diamans qu’auoit Clelie, pour acheuer la recónoiſſance entiere du Fils de Porſenna, quoy que cela ne fuſt pas neceſſaire ; Aronce apres auoir dit mille choſes obligeantes à Nicius, & à Martia ; apres leur auoir raconté les obligations qu’il auoit à Clelius, & vne partie de ce qui luy eſtoit arriué, à la reſerue de ſon amour pour Clelie ; il les quita, pour retourner chez Clelius. Mais en y retournant, nous rencontraſmes Herminius qui en uenoit : & qui nous dit qu’on auoit trouué fort eſtráge que nous fuſſions ſortis ſi bruſquement : adiouſtant qu’vne partie de la Compagnie n’y eſtoit deſia plus. En effet quand nous rentraſmes chez Clelie, il n’y auoit plus que quatre ou cinq de ſes Amies auec elle, qui ſe promenoient alors dans vn Iardin qui eſt chez ſon Pere : car encore que nous fuſſions allez de bonne heure au Logis de Nicius, il eſtoit pourtant aſſez tard pour ſe pouuoir promener ſans incommodité. De ſorte que Clelie ne vit pas pluſtoſt Aronce, qu’elle ſe mit à luy faire la guerre de l’auoir abandonnée le iour qu’elle celebroit la Feſte de ſa naiſſance. Quand vous ſçaurez ce qui m’y a obligé, luy dit-il, ie m’aſſure que vous n’en murmurerez pas : il pourra eſtre, luy repliqua-t’elle, que ie ne vous en accuſeray point : mais vous ne ſçauriez faire que ie ne m’en pleigne point : ce que vous dittes m’eſt ſi glorieux, reprit-il, que quand ie n’aurois rien gagné en vous quittant, ie deurois eſtre conſolé de vous auoir quittée. Mais enfin Madame (luy dit-il en la ſeparant adroitement de cinq ou ſix pas de la Compagnie) il faut que ie vous die ce qui m’a obligé à vous quitter : & que vous ſçachiez que ie ne l’ay fait que pour ceſſer d’eſtre cét Inconnu Aronce ſans nom & ſans Patrie ; qui a quelquesfois eſté ſi mal-traité de Clelius par cette ſeule raiſon. Quoy Aronce, reprit-elle en rougiſſant, vous ſçauez qui vous eſtes ? ouy Madame, luy dit-il, ie le ſçay, & ie le ſçay auec quelque ioye, quoy que ie ne ſois pas Romain : parce que comme Fils du plus Grand Roy de toute l’Etrurie, ie puis pretendre auec plus de hardieſſe à la poſſeſſion de la plus parfaite Perſonne du Monde. Souffrez donc, ie vous en coniure, qu’auiourd’huy que ie ſçay que ie ſuis Fils du Roy de Cluſium que Mezence tient priſonnier, ie vous offre mon cœur vne ſeconde fois : & que ie vous aſſure que quand ie ſerois paiſible poſſeſſeur d’vn Eſtat que mon Ayeul a preſque entierement vſurpé, ie mettrois ma Couronne à vos pieds : & que ſans quitter les Chaiſnes que vous me faites porter, ie publierois hardiment qu’il me ſeroit plus glorieux d’eſtre voſtre Eſclaue, que d’eſtre Roy de pluſieurs Royaumes. Cependant, adiouſta-t’il, comme ce que ie vous dis vous doit ſurprendre, & que ie m’aperçois bien qu’il vous ſurprend, ie ne veux pas que vous en ſçachiez le détail par moy : & ie veux que Celere vous l’aprenne, durant que i’iray chercher Clelius, afin de luy aprendre mon auanture, & de le coniurer de ſouffrir que les Nœuds de Diamans que vous portez, ſoient veûs par ceux qui m’ont apris ma naiſſance : & pour le coniurer auſſi de me preferer à Horace. Clelie eſtoit ſi ſurpriſe d’entendre ce que luy diſoit Aronce, qu’elle ne ſçauoit que luy reſpondre : ce n’eſt pas qu’elle le ſoubçonnaſt de n’eſtre pas veritable : mais la choſe eſtoit ſi ſurprenante, qu’elle ne pouuoit cóment imaginer qu’elle fuſt poſſible, quoy qu’elle n’en vouluſt pas douter. Elle luy reſpondit pourtant comme vne Perſonne infiniment prudente : car ſans luy donner lieu de penſer qu’elle pûſt douter de ce qu’il luy diſoit ; elle luy donna pourtant ſuiet de luy faire ſçauoir toutes les particularitez de ſon auanture : ſi bien qu’Aronce s’en allant chercher Clelius, qui eſtoit dans ſa Maiſon, ie demeuray dans ce Iardin : & durant que les Amies de Clelie s’entretenoient entre elles, ou auec Sulpicie qui y vint alors, ie luy contay en peu de paroles, tout ce que Nicius & Martia auoient dit à Aronce : & ie luy donnay vne ioye tres ſenſible, de ſçauoir que ſon Amant eſtoit d’vne naiſſance ſi illuſtre. Ie vy pourtant dans ſes yeux, qu’elle craignoit que cette Grandeur ne fuſt vn obſtacle à ſon bonheur : mais elle ne me le dit pas. Cependant Aronce fut où eſtoit Clelius : & luy diſant qu’il auoit quelque choſe d’important à luy communiquer, il entra dans ſon Cabinet, où il luy dit tout ce qu’il auoit ſçeu : mais il le luy dit auec le meſme reſpect qu’il auoit accouſtumé d’auoir pour luy, lors qu’il ne ſçauoit point ſa naiſſance. En ſuite dequoy Clelius conſentant à ce qu’il ſouhaitoit, ie retournay querir Nicius & Martia, de la bouche de qui le Pere de Clelie aprit tout ce qu’ils nous auoient apris : & pour confirmer ce qu’ils diſoient, ces deux Nœuds de Diamans qu’ils auoient demandez à voir leur ayant eſté montrez, ils les ouurirent ; & il ſe trouua qu’il y auoit vn Portrait d’vne tres belle Perſonne dans vn, & le Portrait d’vn homme admirablement beau dans l’autre : & qui reſſembloit ſi fort à Aronce, qu’on euſt pû prendre cette Peinture pour auoir eſté faite pour luy. De ſorte que Nicius voyant l’eſtonnement où nous eſtions, nous aprit que le Portrait qui reſſembloit à Aronce, eſtoit celuy du Roy ſon Pere : & que la Peinture de cette belle Femme, eſtoit celle de la Reine ſa Mere. Il nous dit en ſuite, que ces deux Portraits auoient eſté faits vn peu apres que Porſenna fut hors de ſa premiere Priſon : que depuis ſon Mariage, ils eſtoient demeurez entre les mains de Galerite : & que cette Princeſſe ayant voulu donner toutes ſes Pierreries à ſon Fils, n’auoit pas ſongé dans le trouble où elle eſtoit alors, à oſter ces deux Portraits de ces deux Nœuds de Diamans qui eſtoient faits auec vn tel artifice qu’on ne s’aperceuoit point qu’ils s’ouuroient, à moins que de ſçauoir le ſecret pour les ouurir. De ſorte Madame, que Clelius qui ſçauoit le long temps qu’il y auoit que ces Pierreries eſtoient en ſa puiſſance ; qui voyoit cette reſſemblance d’Aronce auec vn de ces Portraits ; qui aprenoit par Nicius, & par Martia, des circonſtances de ſon naufrage tout à fait particulieres ; qui voyoit vne petite marque à vne main d’Aronce, telle que Nicius diſoit que la Reine ſa mere en auoit vne au viſage, & telle que la deuoit auoir l’Enfant qu’il auoit perdu ; ne pouuoit pas douter de ce que diſoient & Nicius, & Martia : qui auoient tellement la mine & le procedé de Gens de qualité, & de Gens de vertu, qu’il n’y auoit pas moyen de mettre en doute ce qu’ils aſſuroient eſtre vray, & ce qui le paroiſſoit eſtre par cent coniectures indubitables. De ſorte que Clelius regardant alors Aronce comme le Fils d’vn Grand Roy, voulut auoir plus de ciuilité pour luy qu’à l’ordinaire : mais Aronce s’y oppoſa, & luy dit auec beaucoup de generoſité, que ſa naiſſance ne changeant rien aux obligations qu’il luy auoit, ne changeroit rien auſſi en ſon cœur, & ne deuoit rien changer entre eux. En ſuite dequoy Nicius & Martia dirent qu’il n’eſtoit pas temps de faire connoiſtre Aronce pour ce qu’il eſtoit, & qu’il faloit en faire vn grand ſecret durant quelque temps : mais que le principal eſtoit de ſonger à ſauuer la vie du Roy ſon Pere, & à empeſcher que Mezence, qui comme ie vous l’ay deſia dit, vouloit forcer ſa Fille à ſe marier vne ſeconde fois, ne l’y contraigniſt : adiouſtant qu’il falloit qu’ils allaſſent diligemment aduertir les Amis de Porſenna & de Galerite que le Prince leur Fils eſtoit viuant, & qu’il falloit qu’il les ſuiuiſt bien toſt apres, afin d’aduiſer auec eux ce qu’il eſtoit à propos de faire : Nicius exagerant alors auec tant d’eloquence le danger où eſtoit le Roy de Cluſium, que Clelius ſe ioignit à luy, pour perſuader à Aronce d’aller promptement à Perouſe. Cependant comme il auoit vne paſſion dans l’ame, qui ne s’accordoit pas auec ce voyage, quoy qu’il euſt reſolu de le faire, & quoy qu’il diſt qu’il le feroit, il eſtoit aiſé de voir qu’il auoit quelque choſe dans le cœur qu’il ne diſoit pas. Mais enfin Madame, ſans m’amuſer à des choſes peu neceſſaires, ie vous diray que Sulpicie fut apellée à cette confidence ; que Clelius & elle forcerent Nicius & Martia à quiter leur Logis, & à loger chez eux, où ils ne furent pourtant que deux iours : car ils auoient tant d’impatience d’aller porter l’agreable nouuelle qu’ils ſçauoient aux Amis de Porſenna & de Galerite, qu’ils n’y voulurent pas tarder dauantage. Mais en s’en allant, ils conuinrent auec Aronce du lieu où il auroit de leurs nouuelles, quand il ſeroit à Perouſe. Ie ne vous dis point Madame, quelles furent les conuerſations d’Aronce & de Clelie durant ces deux iours : car il vous eſt aiſé de vous imaginer qu’elles furent aſſez douces. Mais lors que Nicius & Martia furent partis, & qu’Aronce vit que l’Honneur & la Nature vouloient qu’il partiſt, il ſentit dans ſon cœur ce qu’on ne ſçauroit comprendre : & il me dit enfin apres vne tres longue agitation d’eſprit, que ſi Clelius ne luy donnoit Clelie, il ne partiroit point qu’il n’euſt forcé Horace à ſortir de Capouë auſſi bien que luy. Ce n’eſt pas que ie ne ſçache bien, me dit-il, que ce n’eſt pas ſuiure la droite raiſon que de ſonger à eſpouſer Clelie, auiourd’huy que ie ſçay que ie ſuis Fils d’vn Prince à qui ie dois ce reſpect là, de ne me marier pas ſans ſa permiſſion. Mais Celere, c’eſt Aronce qui eſt amoureux de Clelie ; c’eſt Aronce qui ſouhaite ardemment ſa poſſeſſion ; c’eſt Aronce qui ne peut ſouffrir que ſon Riual la poſſede ; & ce n’eſt pas le Fils du Roy de Cluſium, qui a tous ces diuers ſentimens. En effet ie ne paſſeray pour tel, que lors que ie luy auray ſauué la vie : & ſi ce bonheur m’arriue, il luy ſera aiſé de me pardonner d’auoir eu vne paſſion dans l’ame, qui ne luy eſt pas inconnuë : & d’auoir aimé plus que tout le reſte du Monde, la plus aimable Perſonne de la Terre. Ainſi il faut que ie voye ſi Clelius eſt encore dans la reſolution de laiſſer Clelie dans la liberté de diſpoſer d’elle meſme : car ſi cela eſt, i’oſe eſperer qu’elle ne me preferera pas Horace : & que ie ne partiray pour aller à Perouſe, qu’apres que i’auray rendu mon Riual malheureux. Mais Madame, pendant qu’Aronce raiſonnoit ainſi, Horace qui voyoit vn grand changement en ſa Fortune, depuis que Clelius deuoit la vie à Aronce, fut trouuer cét illuſtre Romain, pour luy demander quand il vouloit changer l’eſperance qu’il luy auoit donnée de luy donner Clelie en vn bien plus effectif ; Mais comme Horace a le cœur ſenſible & fier, & qu’il eſtoit preſques aſſuré qu’il demandoit vne choſe qu’il n’obtiendroit pas ; il parla à Clelius d’vne maniere qui l’irrita : de ſorte que voyant la difference qu’il y auoit entre le procedé d’Aronce, & celuy d’Horace, cela fut cauſe qu’il reſpondit encore moins fauorablement à ce dernier. Ie ſçay bien (luy dit Clelius, apres que cét Amant luy eut exageré toutes ſes raiſons aſſez bruſquement) que ie vous ay donné ſuiet d’eſperer que ie vous donnerois ma Fille, mais ie ſçay bien auſſi que ie ne vous l’ay pas promiſe : de ſorte que le moins que ie puiſſe faire, apres la derniere obligation que i’ay à voſtre Riual, c’eſt de ne forcer plus Clelie à vous eſpouſer : & de luy laiſſer la liberté de choiſir entre Aronce & vous : & de ceſſer enfin d’eſtre iniuſte enuers elle, pour vous eſtre trop fauorable. Ie penſois, repliqua fierement Horace, qu’encore qu’il y ait long temps que vous ſoyez party de Rome, vous n’euſſiez pourtant pas oublié que les Romains n’ont pas accouſtumé de donner leurs Filles à leurs Eſclaues : & qu’ainſi Aronce ne pouuoit iamais rien pretendre à Clelie de voſtre conſentement. Ha Horace, interrompit Clelius, Aronce n’eſt pas vn Eſclaue : & vous & moy ſerions encore les Eſclaues d’vn Corſaire, s’il ne nous euſt pas deliurez par ſa valeur. Vous eſtes auiourd’huy bien reconnoiſſant, reprit-il froidement ; vous eſtes auiourd’huy bien ingrat, repliqua Clelius ; & ie ne puis comprendre qui vous oblige à reconnoiſtre ſi mal les obligations que vous m’auez, d’auoir ſi mal traité Aronce, ſeulement pour l’amour de vous. Vous le traitez ſi bien preſentement, reprit-il, que i’aurois mauuaiſe grace de ſonger à vous remercier, dans vn temps où vous ne ſongez plus qu’à le rendre heureux, & qu’à me rendre miſerable. Mais Clelius, la Fortune me vangera peut-eſtre de voſtre iniuſtice : & vous ſçaurez quelqu’vn de ces Matins que vous aurez donné Clelie au Fils de quelque ennemy de Rome, & peut-eſtre meſme à quelque miſerable Eſtranger ſans naiſſance & ſans vertu. Encore vne fois Horace, reprit Clelius, ne parlez point d’Aronce comme vous en parlez, ſi vous ne voulez que ie vous die que vous n’auez pas le cœur d’vn Romain. Ie n’aurois iamais fait Madame, ſi ie vous rediſois tout ce que ſe dirent ces deux hommes : & il ſuffit que vous ſçachiez qu’ils ſe ſéparerent tres mal ſatisfaits l’vn de l’autre : & que cette conuerſation acheua de faire reſoudre Clelius à ne donner iamais ſa Fille à Horace, quand il ne la donneroit point à Aronce : comme en effet il ne croyoit pas trop alors qu’Aronce la deûſt eſpouſer, quoy qu’il euſt parlé à Horace comme s’il l’euſt creû. Mais il changea bien toſt de ſentimens : car apres qu’Aronce eut eu vne conuerſation auec Sulpicie, & qu’il en eut eu vne auec Clelie infiniment tendre, & paſſionnée, il fut trouuer Clelius : pour le coniurer de luy vouloir donner ſa Fille, & de vouloir la luy faire eſpouſer deuant qu’il partiſt : mais il luy parla en preſence de ſa Femme. D’abord Clelius luy dit qu’il portoit la generoſité trop loin : & qu’encore qu’il euſt reſolu de luy donner Clelie, dés qu’il luy auoit eu ſauué la vie la dernière fois ; il croyoit eſtre obligé, auiourd’huy qu’il le connoiſſoit pour eſtre Fils de Roy, de ne la luy donner pas. Ce n’eſt pas luy dit-il, que Clelie ne ſoit d’vn Sang aſſez illuſtre, pour entrer dans l’alliance de tous les Princes du Monde : mais puis que vous auez vn Pere, ie ne dois pas vous donner ma Fille ſans ſon conſentement. Il faut donc que vous me permettiez de tuer Horace, repliqua Aronce auec precipitation, car ie vous declare que ie ne puis partir ſans cela, ſi vous ne me la donnez pas : c’eſt pourquoy ſi vous ne voulez point que ie trempe mes mains dans le ſang d’vn homme qui a eſté mon Amy deuant qu’il fuſt mon Riual, & que ie renonce à tous les ſentimens de la Nature, & de l’Honneur, accordez moy Clelie ie vous en coniure : car ſi vous ne le faites, ie ſeray criminel enuers toute la Terre ; ie ſeray indigne de la naiſſance dót ie ſuis ; & ie le ſeray auſſi des bontez que vous auez eües pour moy, & de celles que vous auez encore. Horace aura raiſon de me haïr, & Clelie meſme aura peut-eſtre ſuiet de me meſpriſer : ayez donc pitié d’vn malheureux Amant, qui ſent que ſa vertu l’abandonnera, ſi on ne ſatisfait pas ſon amour : & penſez apres ce que Nicius vous a raconté de la vie du Roy mon pere, que puis qu’il ne crût pas faire rien indigne de luy, de s’engager à eſpouſer Galerite, lors qu’il eſtoit priſonnier du Prince de Perouſe, qui eſtoit ennemy du Roy de Cluſium ; penſez, dis-ie, que ſi ie ſuis aſſez heureux pour le deliurer, il me pardonnera aiſément d’auoir eſpouſé vne Fille qui poſſedoit mon cœur deuant que ie ſçeuſſe que i’eſtois ſon Fils. Enfin Madame, ſans tarder dauantage à vous apprendre le bonheur d’Aronce, Clelius qui auoit l’eſprit irrité contre Horace, ſe reſolut à le rendre heureux : il eſt vray que Sulpicie qui auoit vne ioye extréme de voir les choſes en cét eſtat, fut celle qui les acheua : car elle dit adroittement à Clelius que ſi Aronce eſpouſoit leur Fille, ce ſeroit le moyen de ſe voir vn iour en pouuoir de donner vn redoutable ennemy à Tarquin : ſi bien que cette puiſſante raiſon de l’intereſt de ſa vangeance, ayant fortifié toutes celles d’Aronce, il conſentit qu’il eſpouſaſt Clelie deuant ſon départ. Mais afin que la choſe ſe fiſt auec moins de bruit, il fut reſolu que ces Nopces ſe feroient à vne Maiſon de la Campagne, que i’auois aupres du Fleuue Vulturne, à vne demie iournée de Capouë. De ſorte que comme il faloit qu’Aronce partiſt le pluſtoſt qu’il pourroit, & que Clelius eſtoit bien aiſe que ce Mariage fuſt fait deuant qu’Horace ſçeuſt qu’il ſe deuoit faire ; il fut reſolu qu’on ne diroit la choſe qu’à vn tres petit nombre de Perſonnes : & que ce petit voyage ſeroit pretexté d’vn ſimple deſſein d’aller ioüir des plaiſirs de la Campagne : & en effet, il n’y eut que trois ou quatre Amies particulieres de Clelie, qui furent de cette petite Feſte, & qu’Herminius & deux autres qui ſçeurent la choſe, & qui furent conuiez à cette Nopce. Ie ne m’arreſteray point Madame, à vous dire la ſatisfaction d’Aronce, ny à vous raconter en quels termes il l’exprimoit, car cela ſeroit inutile : ie vous diray donc ſeulement que cette petite Troupe que la ioye conduiſoit, fut où cette Nopce ſe deuoit faire : mais elle n’y fut pas ſi toſt, que le Fleuue Vulturne ſe deſborda, comme vous l’auez ſans doute ſçeu, & fit vn ſi eſtrange deſordre, qu’il falut attendre que cette inondation fuſt paſſée, pour penſer à faire vne Feſte. Apres cela Madame, ie ne m’arreſteray point à vous exagerer la plus terrible auanture du monde, en vous racontant exactement, comment le lendemain que cette inondation fut paſſée (qui eſtoit le iour qui deuoit preceder les Nopces d’Aronce & de Clelie) il y eut vn tremblement de Terre eſpouuantable, car vous n’en pouuez ignorer les terribles effets, puis que le bruit s’en eſt bien eſpandu plus loin que la Sicile, & bien plus loin que Perouſe. Mais ie vous diray ſeulement que cét effroyable iour, où les Vents, les Flames, & les Pierres embrazées, firent vn ſi horrible deſordre pendant ce tremblement de Terre, fut vn iour bien malheureux pour Aronce : puis qu’il fut ſeparé de Clelie par vn Tourbillon de Flames enſoufrée, iuſtement comme il aperçeut ſon Riual qu’il croyoit vn moment auparauant eſtre à Capouë. Mais enfin Madame, pour acheuer ſon malheur, la Fortune ietta Clelie entre les bras de ce Riual, ſans qu’il ait encore pû ſçauoir, ny ce qui auoit amené Horace en ce lieu là, ny comment Clelie fut en ſa puiſſance : & tout ce que ie ſçay, c’eſt qu’Aronce ne la vit plus ; que quand ce grand deſordre fut paſſé, il creût qu’elle eſtoit morte ; qu’il retourna à Capouë, auec ceux qui eſtoient eſchappez d’vn ſi grand danger ; que ie ne m’affligeay pas tant de la perte de ma maiſon, que de la douleur de mon Amy ; que ie le ſuiuis à Capouë ; où il ſçeut dés qu’il y fut qu’Horace n’y eſtoit plus, & que Stenius auoit reçeu vne Lettre de luy. Qu’en ſuite il fut le trouuer pour taſcher de deſcouurir s’il ne ſçauoit rien de Clelie ; qu’il refuſa de le luy dire ; qu’Aronce le força de ſe battre ; qu’il le vainquit ; qu’il luy arracha la Lettre qu’il auoit reçeuë d’Horace, par où il ſçeut qu’il auoit Clelie entre ſes mains, & qu’il la menoit à Perouſe. Si bien que voyant que ſon amour, ſon honneur, & la Nature, vouloient qu’il allaſt en meſme lieu, il reſolut auec Clelius, qu’il partiroit, & il partit en effet. Pour Herminius, comme il auoit quelques affaires qui vouloient qu’il s’eſloignaſt d’Italie, Aronce & moy luy donnaſmes des Lettres pour Amilcar ; & ie voulus ne quiter point mon Amy, & quiter Fenice, dont ie n’eſtois pas trop ſatisfait, & dont ie n’eſtois plus guere amoureux. Mais apres cela Madame, imaginez vous quelle fut la douleur d’Aronce, lors qu’il vit ſur ce Lac Clelie dans vne Barque qu’Horace deffendoit : & quel fut ſon eſtonnement, de voir dans l’autre le Prince de Numidie, qu’il ne croyoit pas eſtre ſon Riual ? Imaginez vous, dis-ie, ſa douleur de voir qu’il ne pouuoit aller attaquer le Rauiſſeur de Clelie, & ſecourir celuy qui l’attaquoit : imaginez vous le pitoyable eſtat où il ſe trouua, lors qu’il ſçeut par vn Eſclaue qu’on vouloit aſſaſſiner le Prince de Perouſe, dont la mort euſt pû deliurer le Roy ſon Pere & la Reine ſa Mere : & imaginez vous enfin le déplorable eſtat où il eſt preſentement. Car Madame, Aronce ne ſçait où eſt Clelie ; il ſçait pourtant qu’elle eſt en la puiſſance de ſon Riual, il en a trouué vn qu’il ne penſoit pas auoir ; & il l’a trouué en la perſonne d’vn de ſes plus chers Amis. La vie de Porſenna eſt en danger ; Galerite eſt touſiours priſonniere ; Mezence dit qu’elle ne ſortira iamais de Priſon ſi elle ne ſe remarie ; il y a du danger à hazarder de faire connoiſtre Aronce au Prince de Perouſe, pour eſtre Fils de Porſenna ; il eſt preſentement incapable d’agir, à cauſe de ſes bleſſeures ; Sextilie fauoriſe touiours ſon Frere ; Tiberinus qui eſt auiourd’huy Fauory de Mezence a plus d’vn intereſt qui le doit porter à vouloir la perte de Porſenna, & à s’oppoſer à la reconnoiſſance d’Aronce : de ſorte qu’encore qu’il ait ſauué la vie au Prince de Perouſe, il doit tout craindre pour la ſienne, s’il eſt reconnu pour eſtre Fils de Porſenna, & il ne doit rien eſperer s’il ne l’eſt pas. Ainſi Madame, Aronce eſt malheureux de toutes les façons dont on le peut eſtre : car l’Honneur, la Nature, & l’Amour, luy font eſprouuer les ſentimens les plus rigoureux qu’ils puiſſent faire ſentir, lors que la Fortune ſe meſle de faire qu’ils ſe combatent continuellement dans le cœur d’vn Amant : c’eſt pourquoy Madame, i’oſe eſperer qu’eſtant ſenſible aux malheurs d’vn Prince ſi genereux, vous luy rendrez tous les offices qui ſeront en voſtre puiſſance.

N’en doutez nullement (repliqua la Princeſſe des Leontins, voyant que Celere auoit finy ſon recit) car ie ſuis ſi touchée de ſes infortunes, que ie n’oublieray rien de tout ce qui ſera en mon pouuoir, pour luy teſmoigner que i’en ay vne veritable compaſſion. C’eſt pourquoy ie vous coniure de luy dire qu’il regarde ce qu’il veut que ie faſſe, ou que ie die : car encore que ie haïſſe horriblement Tiberinus, ie veux bien contraindre mes ſentimens en cette occaſion : & taſcher de le mettre dans ſes intereſts, quoy qu’à dire les choſes comme elles ſont, ce ſoit vne entrepriſe aſſez difficile. Vous auez tát d’adreſſe & tant de charmes, reprit Aurelie, qu’il ne faut deſeſperer de rien : & vous eſtes ſi genereuſe, adiouſta Sicanus, qu’on doit tout attendre de vous, en vne pareille rencontre. En verité, repliqua-t’elle, ie ne merite pas grande loüange d’eſtre capable d’auoir de la compaſſion des malheurs d’autruy : car celle que vous auez des miens me conſole ſi ſenſiblement, que ie ne pourrois ce me ſemble refuſer la mienne à vn illuſtre malheureux ſans auoir de la cruauté. Apres cela Celere voyant qu’il eſtoit tard ſe leua, & s’en alla retrouuer Aronce : aupres de qui il trouua Nicius & Martia, qui l’aſſurerent que le lendemain les principaux Amis de Porſenna ſe rendroient au Chaſteau où il eſtoit, afin d’auiſer ce qu’il eſtoit expedient de faire en vne conioncture ſi importante.


Fin du premier Liure de la premiere Partie.