Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/11

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 499-509).

ARONCE
A CLELIE



IE partiray dans trois iours Madame, ſi la douleur que i’ay me laiſſe viure aſſez de temps pour vous pouuoir obeïr : mais ie ne partiray que pour aller mourir d’amour & de deſeſpoir. Ainſi ie puis vous aſſurer que la fin de ma vie, deuancera le iour de vos Nopces : que ie n’auray iamais la douleur d’entendre dire, que mon Riual vous poſſedera : & que vous aurez peut-eſtre celle de ſçauoir la mort du plus fidelle Amant du Monde.


Voila donc Madame, quelle fut la reſponce d’Aronce à Clelie, qui ne la vit pas ſi toſt : car comme ſon Pere luy auoit fait eſcrire ce qu’elle auoit eſcrit, il donna ordre qu’on ne luy rendiſt pas la Lettre d’Aronce, de peur qu’elle ne l’attendiſt : parce qu’encore que Clelie euſt alors l’eſprit irrité contre luy, Clelius ne laiſſoit pas de connoiſtre qu’elle ne le haïſſoit point, & qu’elle n’aimoit pas Horace. Les choſes eſtant donc en cét eſtat, ie vy Aronce tenté cent et cent fois, de faire perir Horace ou de perir luy meſme : & ſi ie n’euſſe retenu vne partie de l’impetuoſité de ſes ſentimens, ie ne ſçay ce qu’il auroit fait. Il arriua meſme vne choſe qui embarraſſa fort ces deux Riuaux : car comme Aronce alloit en reſvant par vne Ruë qui eſt aſſez prés de la Maiſon où logeoit Horace, cét Amant ſortoit de chez luy pour la premiere fois, & en ſortoit pour aller chez Clelius, à qui il alloit faire ſa premiere viſite : pour le remercier de la fauorable diſpoſition où il eſtoit pour luy, quoy qu’il ne luy euſt encore rien promis. Si bien que ces deux Riuaux ſe rencontrant, s’aborderent auec des ſentimens differens : car comme Horace croyoit deuoir bien toſt eſtre heureux, il auoit moins d’aigreur dans l’eſprit : & il reconnoiſſoit encore ſon Liberateur, en la perſonne de ſon Riual : mais pour Aronce comme il eſtoit malheureux, quelque genereux qu’il fuſt, il ne voyoit plus que ſon Riual, en la perſonne de ſon Amy. Ils ſe ſalüerent pourtant tous deux : car i’auois oublié de vous dire, que durant qu’Horace gardoit la Chambre, leurs Amis communs auoient fait entre eux vne eſpece d’accommodement, ſans qu’on euſt eſclaircy la cauſe de leur querelle. Mais enfin, pour en reuenir où i’en eſtois, ils ſe ſalüerent, & Aronce prenant la parole le premier ; à ce que ie voy (dit-il à ſon Riual, par vn ſentiment qu’il ne pût retenir) il ſuffit d’eſtre nay Romain, pour eſtre heureux : & toute la grandeur de ma paſſion ne me ſert de rien. Vous auriez mieux fait de dire voſtre merite, reprit Horace, afin d’exagerer voſtre malheur : car comme ie crois eſtre auſſi amoureux que vous, ce n’eſt pas en cela qu’il y a de l’inegalité entre nous. Cependant ie puis vous aſſurer (auiourd’huy que le malheur ne me trouble pas la raiſon) que ie ne ſeray pas tout à fait heureux, puis que ie ne le puis eſtre ſans vous rendre miſerable. Ha Horace ; repliqua Aronce, ce n’eſt pas de ces choſes là qu’il faut dire, pour conſoler vn Riual genereux : au contraire vous vous ſouuiendrez que nous conuinſmes vn iour que nous attendrions à nous haïr que Clelie en euſt choiſi vn, au preiudice de l’autre : c’eſt pourquoy comme vous l’allez eſtre, ie croy eſtre diſpenſé de toute l’amitié que ie vous auois promiſe : & ie ſuis fortement perſuadé, que ie puis vous haïr ſans choquer la generoſité. Haïſſez moy donc iniuſte Amy, repliqua Horace, mais comme il n’eſt pas aiſé d’aimer qui nous hait, ne trouuez pas eſtrange ſi ie n’aime point qui ne m’aime pas. Bien loin de le trouuer mauuais, repliqua Aronce, vous ne pouuez rien faire que ie trouue plus iuſte que de me haïr : car ie vous declare que ſi le reſpect que i’ay pour Clelius ne me retenoit, Clelie ne ſeroit pas à vous, tant que ie ſerois viuant : & ie ne ſçay meſme, adiouſta-t’il, ſi Clelius ſuffiroit, ſi Clelie ne s’en meſloit pas. Quoy que vous m’ayez vaincu, reprit fierement Horace, ſi les choſes eſtoient en cét eſtat, ie ſçaurois deffendre Clelie auec la meſme valeur qu’vn de mes Predeceſſeurs défendit Rome. L’Horace dont vous parlez, repliqua bruſquement Aronce, vainquit trois ennemis, il eſt vray, mais il les vainquit par ruſe plus que par courage : & quand vous auriez toute ſa valeur, ie n’en ſerois pas pluſtoſt vaincu. Comme ils en eſtoient là, & qu’Horace ſe preparoit à reſpondre aigrement, Herminius & deux autres les ioignirent : qui ſçachant les termes où ils en eſtoient enſemble, & voyant quelque alteration dans leurs yeux, ne les quiterent point, qu’ils ne ſe fuſſent ſeparez. Cependant comme cette entre-ueuë fut ſçeuë de Clelius, il renuoya encore dire à Aronce, qu’il vouloit qu’il partiſt : de ſorte qu’il fut en effet obligé de ſe reſoudre à partir : du moins fit-il comme vn homme qui auoit deſſein de s’en aller : car tous ſes Gens eurent ordre de tenir toutes choſes preſtes. Il y auoit pourtant des inſtans où il penſoit plus à tuer Horace, qu’à s’eſloigner : mais quand il penſoit que la mort de ſon Riual ne luy donneroit point ſa Maiſtreſſe, il retenoit vne partie de ſa violence, qu’il connoiſſoit bien n’auoir pas vn fondement legitime : car Horace eſtoit amoureux de Clelie auant luy, Clelius la luy vouloit donner, & ne vouloit pas qu’Aronce y ſongeaſt ; & Horace enfin n’eſtoit pas alors fort criminel enuers Aronce. Cependant Clelie de ſon coſté n’eſtoit pas ſans douleur : car elle auoit ſans doute vne inclination aſſez puiſſante dans le cœur pour luy donner beaucoup de peine à ſurmonter ; principalement depuis qu’elle ſçeut qu’Aronce ſe diſpoſoit à s’en aller, & à luy obeïr : car elle connut bien alors que s’il euſt aimé Fenice il n’euſt pas quitté Capouë. Si bien que ſa ialouſie finiſſant tout d’vn coup, ſon affection pour Aronce reprit de nouuelles forces : & ſon auerſion pour Horace augmenta ſi fort, qu’elle ne ſçauoit comment elle pourroit obeïr à Clelius : & ſi vn ſentiment de gloire n’euſt mis dans ſon cœur la fermeté neceſſaire pour ſe ſurmonter elle meſme, elle euſt ſans doute fait des choſes qu’elle ne fit pas. D’autre part Sulpicie qui eſtoit au deſeſpoir que ſa Fille eſpouſaſt Horace, cherchoit aueque ſoin par quelle voye elle pourroit empeſcher ſon Mariage. Mais apres y auoir bien penſé, elle creût que comme il auoit de la generoſité, il pourroit eſtre que ſi Clelie luy diſoit franchement qu’elle ne le pouuoit aimer, & qu’elle le priaſt de ne ſonger plus à elle, qu’il s’y pourroit reſoudre. Si bien que diſant ſa penſée à Clelie : & Clelie ne trouuant rien de difficile à faire, pourueû qu’il s’agiſt de faire quelque choſe qui peuſt rompre ſon Mariage ; elle dit à ſa Mere qu’elle feroit ce qu’il luy plairoit. De ſorte que Sulpicie à qui vn petit ſentiment de ſon ancienne ialouſie, donnoit plus de hardieſſe, qu’elle n’en euſt eu en vn autre temps, dit à ſa Fille qu’il falloit pour mieux faire reüſſir ſon deſſein, qu’elle eſcriuiſt vn Billet à Horace, pour l’obliger à ſe trouuer dans ce Iardin, où ie vous ay dit que tout le monde ſe va promener, & à s’y trouuer preciſément à vne heure qu’il falloit qu’elle luy marquaſt ; pour luy dire vne choſe qui luy eſtoit tres importante : Sulpicie adiouſtant qu’il falloit qu’elle luy diſt que perſonne ne ſçauoit qu’elle luy euſt eſcrit, afin qu’Horace ne s’imaginaſt pas que ce fuſt elle qui la fiſt agir. D’abord Clelie dit à ſa Mere, qu’il luy ſembloit qu’il euſt autant valu qu’elle euſt parlé à Horace dans ſa Chambre, quand il y viendroit : mais Sulpicie luy dit qu’il luy ſeroit bien plus aiſé de luy parler en particulier en Promenade, que chez elle : ioint qu’il paroiſtroit bien plus à Horace qu’elle ſentoit effectiuement qu’elle ne le pouuoit aimer, en faiſant vne choſe extraordinaire, comme eſtoit celle de luy donner cette aſſignation, que ſi elle euſt attendu qu’il la fuſt venu voir : de ſorte que Clelie luy obeïſſant volontiers, eſcriuit vn Billet à Horace, & le donna à vn Eſclaue pour le luy porter. Cependant comme elle en faiſoit vn grand ſecret, elle luy dit tout bas qu’il allaſt le porter à Horace : mais comme cét Eſclaue en auoit autrefois porté pluſieurs à Aronce, & qu’il n’en auoit iamais porté qu’vn à Horace, il creût auoir entendu Aronce : ſi bien que comme il ne ſçauoit pas lire, il ne connut pas qu’il s’adreſſoit à Horace : & ſe fiant à ce qu’il penſoit auoir oüy, il fut effectiuement porter ce Billet à Aronce. D’abord qu’il vit cét Eſclaue, & qu’il vit ce Billet, il eut vne ioye tres ſenſible : mais lors qu’il vint à le lire, & qu’il connut qu’il s’adreſſoit à Horace, & non pas à luy, il en eut vne douleur extréme. Neantmoins comme il connut que l’Eſclaue s’eſtoit trompé, il ne fit pas ſemblant de s’en aperceuoir : & luy dit ſeulement qu’il ne manqueroit pas de faire ce que Clelie luy ordonnoit. Mais à peine cét Eſclaue fut-il party, qu’Aronce vint me trouuer à ma Chambre, pour me montrer ce Billet, où il n’y auoit que ces paroles.