Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/03

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 89-258).

HISTOIRE
D’ARONCE ET
DE CLELIE.



IE ne ſçay Madame, ſi en vous diſant ſeulement que ie m’en vay vous aprendre les Auantures d’Aronce, & de Clelie, ie parle comme il faut parler : puis qu’il eſt vray qu’il n’eſt pas poſſible de vous faire bien comprendre l’eſtat preſent de la fortune de ce Grand Prince, ſans vous dire beaucoup de particularitez de celle du Roy ſon Pere.

Quoy, interrompit la Princeſſe des Leontins, Aronce eſt Fils de Roy ? Ouy Madame, repliqua Celere, Aronce eſt Fils du plus illuſtre Prince de toute l’Etrurie : & du plus malheureux Roy de la Terre, puis que le Roy Porſenna eſt ſon Pere. Eh de grace (reprit la Princeſſe des Leontins) s’il eſt en voſtre pouuoir de m’aprendre les auantures de Porſenna, auſſi bien que celles d’Aronce, ne m’en cachez rien s’il vous plaiſt : car encore qu’il y ait deſia quelque temps que ie ſois en ce Païs, ie ne les ſçay que fort confuſément : parce que i’ay tant eu de choſes fâcheuſes qui m’ont occupé l’eſprit, que ie n’ay pas eu la curioſité de m’informer des malheurs des autres, en vne ſaiſon où ie n’auois pas la force de ſuporter conſtamment les miens.

Puis que vous me l’ordonnez Madame, reprit Celere, & que ce que vous ſouhaitez de moy eſt meſme ſi neceſſaire à vous bien inſtruire du pitoyable eſtat où ſe trouue le Prince Aronce, que vous ne pourriez le ſçauoir ſans cela, il faut que ie reprenne les choſes d’aſſez loin : & que ie vous die que le feu Roy de Cluſium, Pere de Porſenna, ayant Guerre contre le Prince de Perouſe qui regne preſentement, gagna vne fameuſe Bataille contre luy. Mais il faut en ſuite que vous ſçachiez qu’en la gagnant il eut le malheur que le Prince ſon Fils qui la luy auoit fait gagner fut fait priſonnier, en pourſuiuant trop loin ceux qu’il auoit vaincus : de ſorte que Mezence croyant auoir eu autant d’auantage en cette occaſion que ſon ennemy, la victoire ne produiſit point la Paix entre ces deux Princes, qui continuerent de ſe faire la guerre comme auparauant. Cependant Porſenna qui eſtoit alors vn des plus beaux Princes du monde, & qui eſt encore auiourd’huy un des plus illuſtres Rois de la Terre, fut traité auec toute la ciuilité qu’on deuoit à ſa condition ; quoy qu’il fuſt gardé auec autant d’exactitude, que ſi au lieu d’eſtre vn Priſonnier de guerre, il euſt eſté vn Priſonnier d’Eſtat. Pour cét effet on le mit dans vn Chaſteau qui n’eſt qu’à ſix mille de Perouſe : & qui eſt en vne aſſiette ſi auantageuſe, que cent hommes le deffendroient contre cent mille. Mais pour ſon bonheur, ou pour ſon malheur (car ie ne ſçay pas bien comme il faut parler en cette rencontre) la Princeſſe Nicetale, premiere Femme du Prince de Perouſe, ayant eſté fort malade, on luy ordonna d’aller taſcher de recouurer ſa ſanté en vn air moins ſubtil que celuy de Perouſe : de ſorte que ſes Medecins n’en trouuant point qui luy fuſt plus propre que celuy du Chaſteau où l’on gardoit le Prince Porſenna, elle y fut ; car comme il eſt extrémement grand, & qu’il y a meſme vne Tour qui en eſt ſeparée, elle y pouuoit eſtre ſans que la Garde de cét illuſtre Priſonnier en fuſt moins exacte. Mais en y allant, elle y mena la Princeſſe Galerite, ſa Fille vnique, qui n’auoit alors que quinze ans : & qui eſtoit d’vne beauté ſi eſclatante, & ſi prodigieuſe, qu’on ne la pouuoit voir ſans admiration. Auſſi le Prince Porſenna, que Nicetale viſita pluſieurs fois dans la Tour où il eſtoit gardé, ne la pût-il voir ſans en auoir le cœur touché ſi ſenſiblement, qu’il deuint plus Captif de la Fille, par l’amour qu’elle luy donna, qu’il ne l’eſtoit du Pere par les Loix de la Guerre. Cóme Nicetale eſtoit vne Princeſſe de grand eſprit, elle s’aperçeut pluſtoſt que la ieune Galerite, de la paſſion de Porſenna ; mais elle s’en aperçeut aueque ioye : car comme elle aimoit la paix, elle regarda cette amour naiſſante, comme l’vnique moyen qui la pouuoit reſtablir entre le Roy de Cluſium, & le Prince de Perouſe ſon Mary. Ainſi bien loin de s’oppoſer à ſon accroiſſement, elle contribua beaucoup à ſon progrés, par les frequentes viſites qu’elle fit à cét illuſtre Captif ; qui voyant l’extréme ieuneſſe de la Perſonne qu’il aimoit, & ne la voyant iamais ſans la Princeſſe Nicetale, iugea bien que pour aquerir l’amour de Galerite, il falloit aquerir l’amitié de la Mere ; & en effet il ſe mit ſi admirablement bien dans ſon eſprit, qu’elle vint à l’aimer comme s’il euſt eſté ſon Fils. Cependant il ne laiſſa pas d’agir ſi adroitement que la ieune Princeſſe de Perouſe connut qu’il auoit pour elle, ce qu’elle auoit oüy nommer amour : & elle ſentit meſme bien toſt, qu’elle auoit pour luy ie ne ſçay quelle ſorte de tendreſſe, qu’elle n’auoit iamais euë pour perſonne. Mais enfin ſans m’arreſter à vous dire exactement auec quelle galanterie, & avec quelle adreſſe, cet Amant priſonnier perſuada ſon amour à celle qui l’auoit fait naiſtre : ie vous diray ſeulement qu’il en vint au point de luy en eſcrire, & d’obtenir la permiſſion d’en parler à Nicetale : qui dans la haute eſtime qu’elle auoit pour luy, reçeut ce qu’il luy dit de ſon amour pour la Princeſſe ſa Fille, de la plus obligeante maniere du monde : car elle luy confia alors tout le ſecret de ſon cœur. Elle luy dit donc, qu’elle connoiſſoit bien qu’vniſſant l’Eſtat du Roy de Cluſium, & celuy du Prince de Perouſe ; c’eſtoit ſans doute le mettre en termes de pouuoir vn iour donner la Loy à toute l’Etrurie ; & se voir meſme en puiſſance de diſputer de force auec la fameuſe Volterre, & meſme auec la ſuperbe Rome. Mais que connoiſſant les ſentimens que Mezence auoit pour le Roy de Cluſium ſon Pere, elle eſtoit fortement perſuadée, qu’il ne conſentiroit iamais à entendre à la Paix, tant qu’il ſeroit dans ſes Fers : ou que s’il y entendoit, ce ne ſeroit pas à condition de donner ſa Fille à ſon Priſonnier. C’est pourquoy, luy dit-elle alors, il faut imaginer vn expedient par lequel on puiſſe vous rendre heureux, & redonner la Paix, à deux Eſtats, qui ne peuuent subſister en Guerre. Helas Madame, luy dit-il, quel expedient peut trouuer vn Prince accablé de tant de Chaines differentes ? Comme i’ay conçeu vne fort haute eſtime de voſtre vertu, reprit-elle, ie veux vous faire vne propoſition, qui ſelon toutes les apparences, fera reüſſir voſtre deſſein fort heureuſement, ſi on ſuit mon aduis : mais genereux Porſenna, pourſuiuit-elle, auant que de vous la faire, il faut que vous me iuriez ſolemnellement, que vous ne me promettrez, que ce que vous me voudrez tenir. Ie vous promets, Madame, luy dit-il, que ie ne manqueray iamais à la parole que ie vous donneray : & que ie ne me ſeruiray iamais du Priuilege que les Priſonniers peuuent auoir de ne tenir point leur parole : mais promettez-moy auſſi, que vous ne me commanderez pas de ceſſer de vous reſpecter, & d’aimer l’admirable Galerite. Au contraire, reprit Nicetale, ie pretens vous mettre en eſtat de l’aimer touſiours, & de luy permettre meſme de vous aimer innocemment toute ſa vie. Mais pour faire reüſſir vn ſi grand deſſein, il faut que ie face en ſorte que vous ſortiez de priſon, ſans qu’on soubçonne que ie vous en aye fait ſortir. Il ne faudra pourtant pas, dit-elle, que vous alliez à Cluſium, de peur de n’eſtre pas Maiſtre de vous meſme en ce lieu-là : c’eſt pourquoy il faudra que vous alliez aupres du Roy de Cere, qui eſtant demeuré neutre pendant cette Guerre, eſt fort propre à eſtre Mediateur entre le Roy de Cluſium, & le Prince mon Mary. Mais auant que la choſe s’execute, il faut que vous me promettiez qu’en cas que par vos ſoins, & par voſtre adreſſe, vous ne puiſſiez porter ces deux Princes à faire la Paix, & à conſentir que vous eſpouſiez Galerite, vous reuiendrez reprendre vos Fers : car il ne ſeroit pas iuste, ſçachant quelle eſt voſtre valeur, & voſtre bonne fortune à la Guerre, que i’allaſſe remettre vn auſſi vaillant homme que vous, à la Teſte d’vne Armée, qui deuroit combatre contre Mezence. Car enfin, quoy qu’il ſoit tres violent, & meſme quelquefois iniuſte, ie ne laiſſe pas d’eſtre ſa Femme, & de deuoir entrer dans ſes intereſts, contre tout le reſte du monde : c’eſt pourquoy ſongez bien ſi vous eſtes capable de faire ce que ie deſire de vous. Comme Porſenna eſtoit fort amoureux, & que ce que luy propoſoit Nicetale, eſtoit equitable, il luy promit aueque ioye tout ce qu’elle vouloit : à condition qu’elle luy promettoit auſſi de n’oublier rien pour faire qu’il eſpouſaſt la Princeſſe ſa Fille : de ſorte qu’eſtát tombez d’accord de toutes choſes, ils reſolurent que dés que cette Princeſſe ſeroit retournée à Perouſe, celuy qui commandoit dans ce Chaſteau, qui deſpendoit abſolument de Nicetale, luy donneroit lieu de s’eſchaper. Ainſi par vn intereſt d’amour, Porſenna ſe trouua obligé de ſouhaiter que la Perſonne qu’il aimoit, s’eſloignaſt de luy : comme en effet Nicetale deſirant paſſionnément que la Paix ſe fiſt, deuant que la Campagne recommençaſt, haſta ſon retour, pour haſter l’execution du deſſein qu’elle auoit. Mais comme elle regardoit alors Porſenna, comme vn Prince qui deuoit eſtre Mary de la Princeſſe ſa Fille, elle ſouffrit le iour qui preceda ſon départ qu’il luy parlaſt quelque temps en particulier, durant qu’elle entretenoit bas vne Femme de qualité, qui eſtoit alors aupres d’elle : & qui n’y eſtoit arriuée que le matin ſeulement. Si bien que de cette ſorte, Porſenna fut dire adieu à cette ieune & belle Perſonne : de qui le grand eſprit eſgallant la grande beauté, luy fit dire les choſes du monde les plus iudicieuſes, & les plus obligeantes, au Prince qu’elle alloit quitter. Car apres qu’il luy eut fait mille proteſtations de fidelité, elle luy dit qu’elle ne vouloit pas l’obliger à tant de choſes que la Princeſſe ſa Mere : puis qu’en cas qu’il ne peûſt faire la Paix entre le Roy de Cluſium, & le Prince de Perouſe, elle ſe contenteroit qu’il ne portaſt point les armes contre le Prince ſon Pere. Mais Porſenna luy ayant reſpondu, que s’il eſtoit libre, l’honneur voudroit qu’il cóbatiſt pour le ſien ; il luy dit en ſuite, que l’honneur & l’amour le rapellant eſgalement aupres d’elle, s’il ne pouuoit faire la Paix, il ne manqueroit pas de venir reprendre les Fers qu’il quitoit, qui luy ſembloient beaucoup plus legers, que ceux dont l’amour l’auoit accablé. Enfin Madame, cette ſeparation fut tendre, & touchante : & ceux qui ont raconté cette auanture, diſent qu’il n’eſtoit pas croyable qu’vne auſſi ieune Perſonne que Galerite, euſt pû ſe tirer d’vne conuerſation de cette nature auec autant de iugement & autant d’adreſſe : auſſi aſſure-t’on que cét entretien particulier, augmenta de beaucoup l’amour que ce Prince auoit pour elle. Cependant Nicetale apres luy auoir reconfirmé ſes promeſſes, & qu’il luy eut auſſi renouuelé les ſiennes, s’en retourna à Perouſe : laiſſant vn ordre ſecret à celuy qui commandoit dans ce Chaſteau, qui eſtoit Fils de la Gouuernante de la Princeſſe Galerite, de laiſſer eſchaper Porſenna dans quatre ou cinq iours, mais de le faire ſi adroitemét qu’il n’en paruſt pas coupable. En effet cét homme ſur qui ſa Mere auoit autant de pouuoir par ſon adreſſe, que par celuy que la Nature luy donnoit, ſe diſposa à hazarder ſa fortune, par l’eſperance de la rendre meilleure. De ſorte que la choſe s’executant fort heureuſement quelques iours apres que la Princeſſe Nicetale fut retournée à Perouſe ; Porſenna ſe ſauua comme s’il euſt ſuborné quelques-vns de ſes Gardes, qui diſparurent auſſi bien que luy : ſans que Mezence ſceuſt rien alors, ny de l’amour de Porſenna pour Galerite, ny de l’intelligence de Nicetale auec Porſenna. Cependant ce Prince ſuiuant ſa parole, fut à Cere, d’où il enuoya vers le Roy de Cluſium pour le coniurer de taſcher de faire la Paix auec le Prince de Perouſe, en luy propoſant ſon mariage auec la Princeſſe ſa Fille : mais comme celuy qui fut chargé de cét employ, eſtoit vn homme de qualité fort adroit, que le Roy de Cere à qui Porſenna s’eſtoit fait connoiſtre, luy auoit donné, il l’inſtruiſit pleinement de toutes les raiſons qui doiuent obliger le Roy ſon Pere à faire ce qu’il vouloit : le chargeant s’il ne pouuoit l’y porter, de luy dire qu’il n’eſtoit libre qu’en aparence, & qu’il retourneroit dans les Priſons du Prince de Perouſe, dés qu’il auroit perdu l’eſperance d’eſtre Mary de la Princeſſe Galerite, & de donner la Paix à deux des plus conſiderables Eſtats de toute l’Etrurie. D’abord le Roy de Cluſium fut eſtrangement irrité de ce que le Prince ſon Fils eſtoit pluſtoſt allé à Cere, qu’aupres de luy : & plus irrité encore de la proposition qu’il luy faiſoit faire. Mais comme Porſenna auoit eſcrit ſecrettement à tous ceux qui auoient quelque credit ſur l’eſprit du Roy ſon Pere, afin qu’ils le portaſſent à la Paix ; ils ſçeurent ſi bien luy repreſenter que ſon Peuple eſtoit las de la Guerre, & l’auantage que le Mariage de ſon Fils avec la ieune Princeſſe de Perouſe luy aporteroit, qu’enfin il ſe reſolut d’enuoyer offrir la Paix à Mezence, à qui la fuite de Porſenna auoit eſtrangement abatu le courage : car il ne ſçauoit pas les conditions auec leſquelles il eſtoit ſorty de ſes Fers. Neantmoins comme il a le cœur fier, & l’ame vindicatiue, il ne pouuoit ſe reſoudre à eſcouter nulle propoſition de Paix ny d’Alliance auec vn Prince qu’il haïſſoit : & ce qui l’entretenoit en cette humeur, eſtoit que la Princeſſe Galerite, eſtoit eſperduëment aimée d’vn Prince de cette Cour là, qui s’appelle Bianor : qui n’oublioit rien de tout ce qui pouuoit empeſcher que la Paix ne luy coutaſt ſa Maiſtreſſe. Ce qui rendoit ſon credit fort grand, eſtoit que Mezence eſtoit amoureux de ſa Sœur, qui eſt auiourd’huy Femme de ce Prince, & qui eſtoit alors tres belle, & tres ambitieuſe : de ſorte que ce ne fut pas ſans peine que Nicetale vint à bout de le porter à ce qu’elle vouloit. Elle ne l’auroit meſme iamais pû, ſi ayant adroitement fait ſemer le bruit de l’auantageuſe propoſition de Paix que faiſoit faire le Roy de Cluſium, le Peuple ne ſe fuſt aduiſé de luy meſme de murmurer : & de teſmoigner ſi hautement qu’il eſtoit las de la Guerre, que Mezence connut bien qu’il ne pourroit ſans danger d’exciter vne reuolte dans ſon Eſtat, entreprendre de cótinuer de la faire. Si bien qu’ayant donné vne grande Charge à Bianor, afin d’apaiſer la Perſonne qu’il aimoit, il conſentit enfin qu’on traitaſt auec le Roy de Cluſium. Cependant il ſe paſſoit peu de iours que Porſenna n’eſcriuiſt à Nicetale, & à Galerite : pour prier la premiere de ſe ſouuenir de ſes promeſſes, & pour donner mille marques d’amour à la derniere. Mais à la fin apres vne aſſez longue negociation, la Paix fut concluë ; & le Mariage de Porſenna & de Galerite reſolu : à condition que Porſenna demeureroit à Perouſe, tant que le Roy ſon Pere viuroit : Mezence s’imaginant que ce Roy luy referoit la Guerre malgré leur Alliance, s’il ne retenoit le Prince ſon Fils aupres de luy comme en Oſtage. Il eſt vray que cét article fut aiſé à accorder : car encore que le Roy de Cluſium aimaſt fort le Prince ſon Fils, il ne fut pas marry de cette auátageuse abſence, qui reüniſſoit en ſa perſonne toute l’obeïſſance de ſes Sujets : de ſorte que ce Mariage fut heureuſement accompli, malgré toutes les brigues de Bianor, & la propre auerſion de Mezence. Mais à peine Porſenna & Galerite eurent-ils le loiſir de connoiſtre leur bonheur, qu’ils eurent vne douleur extréme : car la ſage & prudente Nicetale mourut peu de temps apres cette grande Feſte : & elle mourut auec d’autant plus de regret, qu’elle connoiſſoit bien que la Sœur de Bianor entretenoit dans le cœur du Prince de Perouſe vne secrette auerſion pour Porſenna : & qu’il l’auoit principalement, parce qu’il le voyoit adoré de toute la Cour, & fort aimé de tout le Peuple. Cependant la mort de Nicetale mit vne ſi grande conſternation dans toute ſa Maiſon, & dans celle de la Princeſſe ſa Fille, qu’il y eut peu de perſonnes dans l’vne ny dans l’autre, qui ne s’abandonnaſſent à la douleur : ſi bien que dans ce grand deſordre, il arriua malheureuſement qu’vne des Femmes de cette Reine, qui auoit touſiours eſté fauorable au Riual de Porſenna, trouua toutes les Lettres que ce Prince auoit eſcrites à Nicetale durant qu’il eſtoit à Cere : par où il la coniuroit de luy tenir exactement la parole qu’elle luy auoit donnée : & d’obliger la Princeſſe ſa fille, à luy tenir la promeſſe qu’elle luy auoit faite, de ne ſe marier iamais qu’à luy. Si bien que cette Perſonne ſe ſaiſit de ces Lettres, pour faire voir à Bianor que ſi elle n’auoit pû autrefois le ſeruir vtilement aupres de Galerite, ce n’auoit pas eſté manque d’adreſſe : mais parce qu’il s’eſtoit rencontré vn obſtacle inuincible, qui s’eſtoit oppoſé à ſes ſoins. Et en effet, elle executa ſon deſſein : mais en montrant toutes ces Lettres à Bianor, elle excita vn trouble fort grand dans ſon eſprit, qui y fit naiſtre en ſuite la reſolution de ſe vanger & de Porſenna & de Galerite. Car comme il conoiſſoit que Mezence eſtoit ialoux de ſon authorité ; qu’il eſtoit violent, & vindicatif ; & qu’il auoit remarqué qu’il n’aimoit pas trop Porſenna ; il creût bien que lors qu’il ſçauroit le commerce qui auoit eſté entre luy & la Princeſſe ſa Fille, il en auroit l’eſprit fort irrité. Ioint qu’ayant conſulté ſa Sœur là deſſus, elle le confirma dans le deſſein qu’il auoit : car ne voyant plus alors qu’il fuſt impoſſible que Mezence l’eſpouſaſt, puis qu’il eſtoit veuf, & qu’il eſtoit toûjours fort amoureux d’elle ; elle s’imagina qu’il luy ſeroit tres avantageux, pour faire reüſſir ſon Mariage auec ce Prince, qu’il haïſt & Porſenna, & la Princeſſe Galerite. Si bien que cette Fille raiſonnant comme vne perſonne ambitieuſe, & Bianor comme vn Amant vindicatif, & vn Riual ambitieux tout enſemble, ils reſolurent qu’il faloit abſolument que le Prince de Perouſe viſt toutes les Lettres de Porſenna. Mais comme ils n’eſtoient pas abſolument aſſurez de l’effet qu’elles feroient dans l’eſprit de Mezence, quand il les auroit veuës, ils ne voulurent pas les luy donner de leur main : Si bien qu’ils firent en ſorte par leur adreſſe, que Mezence les trouua ſur la Table de ſon Cabinet, ſans qu’il ſceuſt qui les y auoit miſes. Ainſi il fut eſtrangement eſtonné de les voir : car comme il connoiſſoit fort bien l’eſcriture de Porſenna, il comprit aiſément tout ce qu’elles contentoient : neantmoins il ne fit pourtant pas paroiſtre ny ſon eſtonnement, ny ſa colere, parce qu’il voulut en ſçauoir dauantage : quoy que ces Lettres luy apriſſent preſques tout ce qui s’eſtoit paſſé, à la reſerue de l’article qui euſt pû iuſtifier Nicetale, car il ne s’eſtoit pas rencontré, que Porſenna euſt mis poſitiuement dans les Lettres qu’il auoit eſcrites, qu’il retourneroit prendre ſes Fers, ſi la Paix ne ſe faiſoit point : parce que comme il iugeoit que Nicetale l’entendroit bien, il s’eſtoit contenté de luy dire en general, qu’il ne manqueroit à rien de ce qu’il luy auoit promis. Mezence voulant donc eſtre encore mieux inſtruit qu’il ne l’eſtoit, enuoya querir cette Dame qui auoit eſté Gouuernante de la Princeſſe ſa fille, iuſques à ce qu’elle euſt eſté mariée : iugeant bien qu’elle deuoit auoir eu part à ce ſecret, parce qu’elle en auoit touſiours beaucoup eu à l’amitié de Nicetale. Mais pour faire mieux reüſſir ſon deſſein, il luy montra toutes les Lettres de Porſenna à Nicetale, ſans luy teſmoigner d’eſtre en colere d’auoir apris qu’il y euſt eu vne intelligence entre la Princeſſe ſa Fille & Porſenna, durant ſa priſon. Au contraire, il luy dit, pour la mieux tromper, qu’il n’auoit la curioſité de ſçauoir particulierement tout ce qui s’eſtoit paſſé entre eux, & qui eſtoiét ceux qui auoient cótribué à lier leur affection, qu’afin de ſçavoir à qui il auoit l’obligation de la Paix dont ſon Peuple ioüiſſoit par le Mariage de ces deux Perſonnes. Mezence parlant donc auec vne diſſimulation qui n’a iamais eu d’eſgale ; & cette Dame croyant qu’en l’eſtat où eſtoiét alors les choſes, ce Prince ne pouuoit en effet auoir d’autre deſſein que celuy qu’il diſoit, elle ne luy deſguiſa rien, & luy raconta comment tout s’eſtoit paſſé. Mais encore qu’elle luy diſt que Porſenna n’eſtoit ſorty de priſon, qu’à condition de s’y venir remettre, s’il ne pouuoit eſpouſer Galerite en faiſant la Paix, il ne le creût pas : & il creût que c’eſtoit vne choſe que cette Dame inuentoit, parce qu’il iugea alors que ç’auoit eſté ſon Fils qui auoit facilité la fuite de ce Prince, quoy qu’elle ne le luy diſt pas, & qu’elle ſe contentaſt de luy dire que Nicetale auoit ſuborné quelques-vns de ſes Gardes. Mais elle s’eſtendit principalement à exagerer la grandeur de l’amour de Porſenna pour Galerite, & la puiſſante inclination de Galerite pour Porſenna : luy ſemblant que rien n’eſtoit plus propre à attendrir le cœur d’vn Prince, qui eſtoit luy meſme capable d’auoir beaucoup d’amour. Mais à peine cette Dame eut-elle ceſſé de parler, que Mezence ceſſant de cacher ſa colere; (quoy luy dit-il en la regardant auec vne fierté à faire trembler la perſonne la plus ferme) ie vous auois donc miſe aupres de ma Fille, pour luy aprendre à auoir de l’amour pour mes ennemis, & pour ceux que ma valeur auoit mis dans mes Fers ! Quoy c’eſtoit pour luy inſpirer de ſi laſches ſentimens, que ie vous auois preferée à tant d’autres pour auoir ſoin de ſon education ! Mais Seigneur, luy dit elle alors, ie n’ay fait qu’obeïr à la Princeſſe Nicetale : & ie ne voy pas meſme que cette obeïſſance ait eu vn mauuais ſuccés, puis que vous auez pour Gendre le Fils d’vn Grand Roy, & qui merite plus encore de l’eſtre par les grandes qualitez qu’il poſſede, que par ſa haute naiſſance. Si ie pouuois reſſuſciter Nicetale pour la punir de ſa laſcheté, & de ſa perfidie, pourſuiuit-il, ie le ferois de tout mon cœur : mais puis que cela n’eſt pas poſſible, vous me reſpondrez pour elle de la faute qu’elle a faite : & ie vous puniray ſi ſeuerement de voſtre trahiſon, que vous ſouhaiterez tout le reſte de voſtre vie, la mort que vous meritez. Cette Dame voulut alors taſcher de remettre la raiſon dans l’eſprit de ce Prince violent : mais plus elle parla, plus il luy parut irrité. Comme il en eſtoit là, on vint l’aduertir que Bianor diſoit auoir quelque choſe de conſequence à luy dire : de ſorte qu’apres auoir commandé à quelques-vns des ſiens de remener cette Dame à ſa Chambre, & de ne la laiſſer parler à perſonne, ſans nulle exception, il eſcouta Bianor, qui venoit l’aſſurer qu’il auoit eu nouuelle que le Roy de Cluſium eſtoit à l’extremité : adiouſtant qu’il ne doutoit pas que Porſenna ne le ſçeuſt, & qu’il ne le luy cachaſt, afin de ſe pouuoir peut-eſtre deſrober de ſa Cour, de peur d’y eſtre retenu par le Peuple qui n’aimoit pas trop, diſoit-il, à s’imaginer qu’il ſeroit quelque iour ſans Prince qui demeuraſt à Perouſe. Mais à peine Bianor eut-il apris à Mezéce l’eſtat où eſtoit le Roy de Cluſium, qu’il prit la reſolution de ſatisfaire trois paſſions au lieu d’vne : car il pretendit ſatisfaire ſa vangeance, en faiſant arreſter Porſenna, & en faiſant declarer ſon Mariage nul : il pretendit ſatisfaire aiſément ſon ambition, en vſurpant ſes Eſtats apres la mort du Roy ſon Pere : & il pretendit encore ſatisfaire l’amour qu’il auoit dans l’ame, en eſpouſant la Sœur de Bianor, ſur le pretexte de ſe vouloir vanger de Galerite, & la desheriter, parce qu’elle auoit eu vne amour ſecrette auec le Prince qu’elle auoit eſpouſé, & qu’elle l’auoit euë du temps qu’il auoit Guerre auec le Roy ſon Pere. De ſorte que raiſonnant en tumulte, & auec toute la preoccupation d’vn homme qui auoit de l’amour, de l’ambition, & de la colere ; il ne conſidera ni la iuſtice ; ni les ſentiments que la Nature luy deuoit donner ; ni les ſuites que la reſolution qu’il vouloit prendre pourroit auoir : & il ne ſongea alors à autre choſe, qu’à executer le plus iniuſte deſſein du monde. Pour cét effet, il apprit à Bianor tout ce qu’il venoit d’apprendre : & luy communiqua en ſuite ce qu’il vouloit faire & contre Porſenna, & pour Sextilie ſa Sœur. De ſorte que comme Bianor a infiniment de l’eſprit, & de l’eſprit artificieux, il irrita encore Mezence : & s’offrit à executer ſes volontez, quelles qu’elles puſſent eſtre. Si bien que le Prince de Perouſe ſans differer vn moment, donna tous les ordres neceſſaires pour faire arreſter en meſme temps Porſenna, & Galerite : & la choſe fut ſi promptement reſoluë & ſi diligemment executée, que Porſenna eſtoit deſia retourné à la Priſon où il auoit deſia eſté; & Galerite & ſon ancienne Gouuernante, eſtoient deſia à la plus grande des Iſles de ce Lac, que vous pouuez voir de vos feneſtres, qu’on ne ſçauoit pas encore bien dans la ville s’ils eſtoient arreſtez, ou s’ils ne l’eſtoient pas : & Mezence fut ſi heureux d’abord dans ſon iniuſte deſſein, que tout luy reüſſit comme il l’auoit penſé. En effet, il ſe vangea cruellement de Porſenna & de Galerite : il ſe vit en eſtat de poſſeder la Perſonne qu’il aimoit : & il eſpera meſme que Cluſium luy obeïroit bien toſt : car il ſçeut dés le lendemain que le Pere de Porſenna eſtoit mort, & que les Grands de ſon Royaume eſtoient diuiſez. Il eut meſme le bonheur qu’encore que le Peuple de Perouſe aimaſt fort Galerite & Porſenna, il ne ſe ſouleua point : parce que Bianor aporta vn ſi grand ſoin à faire publier cent choſes deſauantageuſes à ces deux illuſtres Perſonnes ; que ne pouuant pas d’abord démeſler la verité d’auec le menſonge, il ne s’opoſa point à l’iniuſtice de Mezence : qui peu de iours apres eſpousa Sextilie : dans l’eſperance d’auoir bien toſt vn Succeſſeur, qui oſteroit à Galerite, celle de pouuoir vn iour regner à ſa place. Mais pour ne ſonger pas moins à ſatiſfaire ſon ambition que ſa vangeance, il promit protection à vn des Partis qui ſe formoient dans Cluſium : afin de taſcher d’opprimer l’autre : & il enuoya meſme dans ce Royaume là, vn Manifeſte rempli d’impoſtures : & de fauſſes raiſons, pour pretexter la priſon de Porſenna. Cependant comme Bianor eſtoit touſiours amoureux de Galerite, il ſolicita puiſſamment ſa Sœur, de porter le Roy à faire rompre le Mariage de Porſenna & de cette Princeſſe, afin de la pouuoir eſpouſer : car on dit que par vn ſentiment d’amour, il s’imagina alors, que Nicetale auoit eu plus de part au Mariage de Galerite, que Galerite elle meſme : ſi bien que conſeruant encore quelque eſperance, il ne donnoit aucun repos à Sextilie : qui pour ſatisfaire ſon frere, n’oublia rien de toutes les choſes poſſibles, pour taſcher de faire rompre le Mariage de Porſenna. Pour cét effet, elle fit que Mezence fut en perſonne pour perſuader à la Fille de quitter ce Prince, & de dire qu’elle auoit autrefois eſté forcée par la Princeſſe ſa Mere, à luy teſmoigner de l’affection, quoy qu’elle n’en euſt pas. Elle fit meſme qu’il ioignit les menaces aux perſuaſions, & aux commandemens : & qu’il dit à cette Princeſſe non ſeulement qu’il feroit mourir Porſenna, mais qu’il la feroit mourir elle meſme, ſi elle ne luy obeïſſoit. D’ailleurs il fit faire à Porſenna les plus iniustes propoſitions du monde : car il luy fit offrir la liberté, pourueû qu’il vouluſt luy ceder la moitié de ſon Eſtat, & conſentir de n’eſtre plus Mary de ſa Fille : luy faiſant entendre qu’il eſtoit en lieu où il ne ſeroit pas trop prudent de refuſer quelque choſe. Mais quoy qu’il pûſt faire dire à ce Prince, ny dire luy meſme à la Princeſſe ſa Fille, il ne pût eſbranler leur conſtance : & ils dirent touſiours tous deux qu’ils ne s’abandonneroiét iamais. De ſorte que Mezence ſe contentant alors de les faire garder tres ſoigneuſement, dans l’eſperance que le temps les feroit changer d’auis, s’occupa tout entier à taſcher d’vſurper l’Eſtat de ce malheureux Roy priſonnier : qui tout malheureux qu’il eſtoit, ne l’eſtoit pourtant pas tant que la Reine ſa Femme. Car Madame, il faut que vous ſçachiez, que deux mois apres ſa priſon, elle commença de craindre d’eſtre groſſe : par diuerſes incommoditez qu’elle ſentoit. D’abord elle s’imagina que les maux qu’elle auoit, eſtoient vn ſimple effet de ſa melancolie : mais comme elle auoit ſon ancienne Gouuernante aupres d’elle, cette Dame qui eſtoit deſia aſſez auancée en âge, luy aſſura tellement qu’elle ne deuoit pas douter qu’elle ne fuſt en l’eſtat où elle craignoit d’eſtre, qu’elle n’en douta effectiuement plus. De ſorte qu’elle ſe trouua alors aux plus pitoyables termes du monde : car veû les horribles menaces que Mezence luy auoit faites, elle ne croyoit pas qu’il pûſt y auoir de ſeurete pour la vie d’vn Enfant de Porſenna. Il y auoit pourtant des inſtans où elle s’imaginoit, comme ſa Gouuernante l’a redit apres, que peut-eſtre ſi Mezence ſçauoit l’eſtat où elle eſtoit, n’inſiſteroit-il plus ſur la rupture de ſon Mariage : mais venant à conſiderer en ſuite, qu’il luy auoit dit qu’il feroit mourir Porſenna, & qu’il la feroit mourir elle meſme ; elle n’eſpera pas qu’vn Prince qui auoit la cruauté de menacer ſa propre Fille de la mort, pûſt eſpargner la vie d’vn Enfant, qu’il regarderoit comme l’enfant d’vn Prince qu’il vouloit regarder comme ſon ennemy. Ioint auſſi, que cette Dame qui eſtoit ſon vnique conſolation, comprit bien qu’apres que Mezence auoit porté les choſes au point où elles eſtoient, il ne ſeroit pas capable de ſe laiſſer attendrir par la conſideration d’vn Enfant qui ne voyoit pas encore la lumiere : & qui n’auroit que des larmes pour le fléchir quand meſme il ſeroit deſia au monde. De ſorte qu’elles conclurent qu’il eſtoit à propos, s’il eſtoit poſſible, de cacher la cauſe des incommoditez qui faiſoient leur crainte. Mais la choſe leur parut d’abord ſi difficile, que leur conuerſation finit par des pleurs : neantmoins apres y auoir bien penſé, elles crurent que pourueû que la Femme de celuy qui commandoit alors dans ce Chaſteau, peuſt eſtre gagnée, il ne ſeroit pas impoſſible de cacher vn ſi grand ſecret : car comme elle eſtoit la ſeule perſonne qui euſt la liberté de voir cette ieune Reine, excepté deux Eſclaues qui la ſeruoient, il n’y auoit preſques rien à craindre, pourueû qu’elle pûſt eſtre de l’intelligence. De ſorte que tous les ſoins de Galerite n’allerent plus qu’à s’aquerir entierement cette Dame, qui ſe nomme Flauie, & qui eſt sœur de Nicius, qui eſt preſentement icy. Mais à dire le vray, il ne fut pas difficile à cette Princeſſe, de l’obliger à la ſeruir, & à luy eſtre fidelle : car outre qu’elle eſt naturellement tendre & pitoyable, elle auoit encore vne inclination particuliere, qui la portoit à aimer cherement Galerite. Ioint que celle qui auoit eu ſoin de ſa conduite, eſtoit ſi adroite, & ſçauoit ſi admirablement meſnager l’eſprit de ceux dont elle vouloit obtenir quelque choſe ; qu’il euſt eſté tres difficile à Flauie, de reſiſter au merite de l’vne, à l’adreſſe de l’autre, & à la compaſſion qu’elle auoit pour les malheurs d’vne ſi belle & ſi vertueuſe Reine. Galerite attendit pourtant le plus long temps qu’il luy fut poſſible à ſe deſcouurir, pour voir ſi le Prince de Perouſe ne ſe laſſeroit point de ſon iniuſtice : mais aprenant au contraire par quelques-vns de ſes Gardes, qu’il paroiſſoit touſiours plus irrité contre Porſenna ; qu’il n’oublioit rien de tout ce qui pouuoit le rendre Maiſtre de ſon Eſtat ; & qu’il couroit bruit que ſi Cluſium ſe ſoumettoit à luy, il feroit aſſurément mourir ce Prince ; elle acheua de ſe determiner à ſe confier à Flauie : à qui elle aprit l’eſtat où elle ſe trouuoit, & la peur où elle eſtoit que Mezence ne le ſçeuſt. Mais elle le luy aprit auec des paroles ſi touchantes, & des coniurations ſi tendres, de vouloir luy eſtre fidelle, & de luy vouloir aider à ſauuer la vie à vn innocent Enfant, qui ne iouïſſoit pas encore de la lumiere ; que cette vertueuſe Femme, en ayant le cœur attendry, meſla ſes larmes auec celles de Galerite, & ne pût luy promettre ſans ſoupirer, de faire ſans exeption tout ce qu’elle deſireroit d’elle. De ſorte que depuis cela, il ne parut pas impoſſible de pouuoir cacher ce qu’on ne vouloit pas qui fuſt ſçeu : mais ſans m’amuſer à vous redire des particularitez peu neceſſaires, & peu agreables ; ie vous diray en peu de paroles, que Galerite feignit d’eſtre plus malade qu’elle n’eſtoit, afin d’obtenir que ſes Gardes ne fuſſent plus dans sa Chambre. Ie vous diray encore que Flauie (dont le Mary eſtoit touſiours fort amoureux d’elle) fut entierement gagné par ſa Femme : qu’ils s’aquirent entierement le Medecin qui voyoit Galerite : & que la choſe fut enfin conduite auec tant de precaution, tant de iugement, & tant de bonheur, qu’il ne s’eſpandit aucun bruit de la veritable cauſe des incommoditez de Galerite : & elle eut meſme l’auantage de faire voir la lumiere à vn Succeſſeur de Porſenna, ſans qu’on en diſt rien alors. En effet la genereuſe Flauie fit ce bien, que le Fils de la Reine de Cluſium vint au monde ſans qu’on le ſçeuſt, & qu’on l’oſta meſme de ſa Chambre ſans qu’on le deſcouuriſt. Il eſt vray qu’ayant preueû de loin ce qu’il faudroit faire pour cela, elle auoit fait il y auoit deſia quelque temps, que la Reine de Cluſium, ayant veû par les Feneſtres de sa Chambre, vn ieune Enfant qu’elle auoit, qui eſtoit extrémement beau, & qu’vne de ſes Eſclaues tenoit entre ſes bras ; elle auoit, dis-ie, fait que cette Reine auoit demandé à le voir : ſi bien qu’inſenſiblement, elle auoit accouſtumé les Gardes de cette Princeſſe, à voir preſques tous les iours entrer & ſortir cette Eſclaue, qui portoit le ieune Fils de Flauie dans la Chambre de Galerite : & qui l’y portoit tantoſt deſcouuert, & tantoſt enuelope dans des Langes magnifiques, comme s’il euſt dormy entre ſes bras, afin de ſe ſeruir de cét artifice, quand il en ſeroït temps. Ioint que comme Flauie eſtoit Femme de celuy qui commandoit dans ce Chaſteau, rien de ce qui eſtoit à elle n’eſtoit ſuſpect aux Gardes de Galerite. De ſorte que lors que cette Reine fut en eſtat d’auoir beſoin de l’adreſſe de Flauie, elle fit que l’Eſclaue qui auoit accouſtumé de porter le Fils de cette Dame à la Chambre de cette Princeſſe, y vint auec les meſmes Langes dont elle auoit auſſi accouſtumé de l’enuelopper, quand elle le portoit endormy : ayant pris vn gros faiſſeau de Fleurs, en trauerſant vn Iardin, dont elle s’eſtoit chargée, comme ſi ç’euſt eſté effectiuement l’Enfant qu’elle auoit accouſtumé de porter entre ſes bras. Si bien qu’eſtant entrée de cette ſorte dans la Chambre de Galerite auec Flauie, qui la ſuiuoit : & y ayant tardé iuſques à ce que cette Princeſſe euſt donné vn Fils à Porſenna, elle en reſortit apres auec l’Enfant de cette Reine, dont le viſage eſtoit couuert, de peur qu’ils ne s’aperçeuſſent que ce n’eſtoit pas le meſme Enfant qu’ils eſtoient accouſtumez de voir. Ainſi ce ieune Prince fut porté à l’Apartement de Flauie : d’où elle le fit partir dés la meſme nuit, pour le remettre entre les mains de Martia ſa belle Sœur, à qui on confia ce ſecret ſans aucune crainte, parce qu’elle auoit touſiours eu vn attachement ſi grand au ſeruice de la feuë Princeſſe de Perouſe, qu’il n’y auoit rien à aprehender. Mais comme il falut de neceſſité que cét Enfant fuſt porté dans vne Barque iuſques à l’autre bord du Lac, afin de le pouuoir apres porter à la Maiſon de Martia, qui n’eſtoit qu’à dix mille de là ; il s’eſpandit peu de iours apres quelque bruit, de la choſe du monde que Galerite craignoit le plus qui fuſt ſçueë : & ce bruit deuint meſme bien toſt ſi grand, que Bianor ayant ſçeu ce qu’on diſoit, & l’ayant fait ſçauoir à Mezence, ce Prince fit arreſter le Medecin qui auoit aſſiſté la Reine de Cluſium : & par les menaces qu’il luy fit, il l’obligea à luy confeſſer la verité. Mais à peine la ſçeut-il, que la fureur s’emparant de ſon eſprit, il commanda qu’on fiſt vne exacte recherche de l’Enfant de Galerite : il fit arreſter Flauie, & ſon Mary ; il fit changer tous les Gardes de la Reine ſa Fille ; & on traita ſi rigoureuſement cette Princeſſe, qu’elle eut lieu de croire que Mezence feroit mourir ſon Fils s’il tomboit en ſa puiſſance. Il eſt vray qu’elle n’aprehenda pas long temps que ce malheur luy arriuaſt : car comme elle ſçauoit quelle eſtoit l’humeur de Mezence, dés qu’elle ſçeût par Flauie, qu’il s’eſpandoit quelque bruit de la naiſſance de ce ieune Prince, elle l’obligea de commander de ſa part à Nicius, & à Martia, de chercher promptement vn pretexte pour faire vn voyage : afin de pouuoir oſter ce ieune Enfant de l’Eſtat d’vn Prince dont elle craignoit eſgallement l’iniuſtice & la violence. Elle donna meſme à Flauie des Pierreries d’vn prix tres conſiderable, pour les faire remettre entre les mains de Martia : afin de s’en ſeruir ſelon l’occaſion durant l’exil de ſon Fils. En effet Flauie fut elle meſme inſtruire Nicius, & Martia, des intentions de Galerite : & elle ne retourna à l’Iſle où elle eſtoit gardée, qu’apres les auoir veû partir pour aller chercher vn Aſile pour le Succeſſeur de Porſenna. D’abord ils eurent deſſein d’aller ſe mettre ſous la protection de ceux qui tenoient encore le Parti de ce malheureux Roy dans ſon Eſtat : mais Nicius qui eſt fort ſage, aprenant combien cét Eſtat eſtoit diuiſé, & que la faction que Mezence protegeoit eſtoit la plus forte, iugea qu’il ſeroit dangereux d’aller confier ce ieune Prince à des Gens qui dans la foibleſſe où ils eſtoient, ne s’en ſeruiroient peut-eſtre que pour faire leur accommodement auec Mezence, au lieu de le deffendre contre luy, comme le Fils de leur Roy. De ſorte que pour le mettre tout à fait en ſeureté, Nicius & ſa Femme laiſſant Cluſium à droit furent s’embarquer à vn Port qui n’eſt qu’à ſix mille de la celebre Ville de Cere, auec intention de paſſer à Siracuſe, où Nicius auoit autrefois fait vn aſſez long ſeiour : leur ſemblant que l’Iſle de Sicile eſtoit vn Aſile plus aſſuré pour le ieune Prince dont ils auoient la conduite, que nul autre lieu qu’ils euſſent pû choiſir : car Rome eſtoit en ce temps là ſous la domination d’vn Prince ſi violent, qu’on n’y parloit que d’exils. Volterre n’eſtoit pas aſſez loin : Tarente eſtoit alors diuisé : Capouë eſtoit vn ſeiour trop delicieux pour des malheureux : & Siracuſe enfin leur ſembloit vne Ville telle qu’il la faloit pour y pouuoir demeurer, ſans qu’on s’informaſt qui ils eſtoient, à cause de ce grand abord d’Eſtrangers qui y viennent de par tout ; parce que cette Ville fait preſentemét la liaiſon du commerce d’Affrique, & d’Italie : auſſi bien que celuy de Grece, de Tarente, & d’vne grande partie de l’Etrurie. Mais afin de cacher mieux vn ſi grand ſecret, Nicius & Martia reſolurent de dire que ce ieune Prince eſtoit leur Fils : ainſi ſans auoir auec eux que celle qui le nourriſſoit, & deux Eſclaues tres fidelles, ils s’embarquerent comme ie l’ay deſia dit, auec l’intention de s’en aller à Siracuſe. Mais Madame, auant que de vous dire le ſuccés de leur voyage, ie vous diray en deux mots, que Mezence non ſeulement fit tout ce que ie vous ay deſia dit, apres auoir ſçeu que Galerite auoit vn Fils : mais qu’il iura, qu’il declareroit la Guerre à tous les Princes, & à toutes les Republiques, qui luy donneroient retraite : & que le Parti de Porſenna dans Cluſium, s’eſtant trouvé tout à fait opprimé par l’autre, Mezence ſe vit en pouuoir de perſecuter impunément ce malheureux Roy : & ceux qui ſçauent bien les choſes ſont perſuadez, que s’il n’euſt point eu de Fils, ſa vie eſtoit alors en grand danger. Mais comme Mezence voyoit qu’en le faiſant mourir, il donneroit plus toſt le pretexte d’vne nouuelle Guerre, qu’il ne l’oſteroit, puis que ceux qui auoient ce ieune Prince en leur puiſſance, ſe ſeruiroient de ſon nom, pour vanger la mort de ce Roy, il le laiſſa viure : & ne ſe vit pas meſme tout à fait Maiſtre de Cluſium, cóme il l’auoit eſperé : car ceux qu’il auoit protegez contre les fidelles Suiets de Porſenna, y eurent touſiours la plus grande authorité. Cependant Bianor taſchoit de ſe conſoler par le grand credit qu’il auoit aupres de Mezence, & par l’eſperance où il eſtoit que l’Enfant de Galerite periroit ; que Porſenna mourroit en priſon ; & qu’il pourroit vn iour poſſeder ſa Maiſtreſſe. Mais pour en reuenir à Nicius, & à Martia, ils ne ſe furent pas pluſtoſt embarquez, que le vent qu’ils auoient eu d’abord tres fauorable ſe changea : & deuint ſi fort, que de peur de faire naufrage, il falut quiter la route qu’ils deuoient tenir : & s’abandonner au vent, qui eſtoit plus fort que l’art du Pilote qui les conduiſoit. En effet la Mer eſtoit ſi irritée, que les Vagues paſſoient tres ſouuent d’vn bord du Vaiſſe à l’autre auec vne telle impetuoſité, qu’elles renuerſoient preſques tous ceux qui y eſtoient : & ces ondes s’entrepouſſoient quelquesfois d’vne telle maniere, qu’elles formoient au milieu d’elles de groſſes Montagnes d’eſcume, que d’autres Vagues emportoient en tournoyant : ainſi on voyoit vne eſpece de combat entre elles, qui menaçoit de naufrage tous les Vaiſſeaux qui ſe trouuoient alors ſur cette Mer. Cette Tempeſte deuint meſme d’autant plus dangereuſe pour celuy dans quoy eſtoient Nicius, & Martia, que le vent apres les auoir balotez de cent façons differentes, les pouſſa enfin vers le Cap de Lylibée : de ſorte que comme il n’y a pas de plus grand danger pour les Vaiſſeaux, quand la Mer eſt fort irritée, que d’eſtre prés de la Terre, Nicius & Martia eurent aueque raiſon beaucoup de peur de la perte de leur Vaiſſeau. Mais ce qui acheua de leur donner vne aprehenſion extréme, fut qu’ils virent que le Pilote qui eſtoit fort experimenté, apres auoir fait inutilement tout ce que ſon Art luy enſeignoit pour reſiſter à l’impetuoſité des Vents, & à toutes les bourraſques de la Mer ; auoit abandonné le Timon, & s’eſtoit mis à genoux pour faire des vœux à Neptune ; declarant aſſez par cette action, qu’il n’eſperoit plus qu’en l’aſſiſtance des Dieux : encore paroiſſoit-il ſur ſon viſage qu’il n’eſperoit meſme guere d’obtenir ce qu’il demandoit : car il auoit toutes les marques du deſeſpoir dans les yeux. Cependant au milieu de cette Tempeſte, ce ieune Prince qui faiſoit la principale crainte de Nicius, & de Martia, dormoit paiſiblement dans ſon Berçeau, ſans ſçauoir que ſa vie eſtoit en peril. Mais durant qu’il ne craignoit pas ce que Martia & Nicius craignoient pour luy, il y auoit encore d’autres Vaiſſeaux en cét endroit, qui eſtoient auſſi expoſez à perir que celuy de Nicius. En effet, par vn caprice de la Fortune, la Tempeſte auoit raſſemblé en vn fort petit eſpace, pluſieurs Nauires qui tenoient des routes differentes quand elle auoit commencé : car il y en auoit vn de Carthage, qui eſtant party de Siracuſe pour s’en retourner en ſon Païs, auoit eſté contraint de relaſcher. Il y en auoit auſſi vn autre de Tarente : deux d’Oſtie, & vn de Corinthe : de ſorte que le vent ſembloit n’auoir formé cette petite Flotte que pour la faire perir. Ces Vaiſſeaux craignant donc de s’eſtre des eſcueils les vns aux autres, & de ſe briſer en s’entrechoquant, faiſoient ce qu’ils pouuoient pour ſe ſeparer : mais quoy que pour l’ordinaire, la Mer irritée diſperſe les Flottes ; il ſembloit qu’apres auoir ramaſſé ces Nauires, elle ne vouloit plus les ſeparer, qu’ils ne ſe fuſſent fracaſſez, & qu’ils n’euſſent couuert ces riues d’vn funeſte débris. Mais Madame, pour vous faire mieux comprendre la merueille de cette auanture, il faut que vous ſçachiez qu’il y auoit dans ce Vaiſſeau qui s’en retournoit à Carthage, vne illuſtre Famille de Rome : qui pour fuir la perſecution de Tarquin le ſuperbe, qui regne encore auiourd’huy dans cette fameuſe Ville, auoit pris la reſolution d’aller chercher vn Aſile en Afrique, parce qu’il n’y a pas grand commerce entre l’Italie & elle : ſi ce n’eſt indirectement, par le moyen de la Sicile. Ainſi Clelius qui en eſtoit le Chef, ſe voyoit auſſi malheureux que Nicius, & meſme dauantage : car il auoit vn Fils vnique au Berçeau, qu’il voyoit expoſé à perir auſſi bien que luy. Ce n’eſt pas que Clelius aprehendiſt la mort, par vn ſentiment de foibleſſe : mais c’eſt qu’ayant toute la generoſité dont les veritables Romains font profeſſion, il regardoit plus en ſa perte & en celle de ſon Fils, le gain qu’y feroit Tarquin, dont il eſtoit ennemy, qu’il ne conſideroit la perte de la vie de toute ſa Famille, & la ſienne propre. Sa Femme, qui ſe nomme Sulpicie, n’eſtoit pas meſme ſi troublée par la crainte de la mort, qu’elle n’euſt vn ſentiment de gloire, qui luy fit deſirer que s’ils auoient à perir, leur ennemy ne ſçeuſt du moins pas leur naufrage : de ſorte que Clelius et Sulpicie ſans ſe cacher pendant la Tempeſte, comme font d’ordinaire tous les Paſſagers qui ſont dans des Vaiſſeaux, ſe tinrent ſur la Poupe, à regarder cette effroyable agitation de Vagues, qui de moment en moment les expoſoit à perir. Du moins iuſtes Dieux (dit alors ce genereux Romain, en leuant les yeux au Ciel) ſi vous auez reſolu que ie periſſe, ſauuez ma Patrie : & ſouffrez que pour mourir en veritable Romain, ie face pluſtoſt des vœux pour elle que pour moy. Faites donc iuſtes Dieux, ie vous en coniure, que le ſuperbe Tarquin ſoit opprimé par ſa propre tirannie : qu’il ſoit accablé ſous le Throſne où ſes crimes l’ont porté : que la cruelle Tullie, qui paſſa ſur le corps de ſon Pere, pour monter ſur ce meſme Throſne, meure de quelque cruelle maniere : que toute ſa Famille ſoit exterminée : que le nom des Tarquins ſoit en horreur : & puis que Rome n’a plus de Rois legitimes, faites, dis-ie, qu’elle ſoit libre, & qu’elle n’ait iamais de Tirans. Comme Clelius diſoit cela, & que Sulpicie par vne action ſupliante, ſembloit ioindre ſes vœux à ceux de ſon Mary ; vn coup de Vent eſpouuentable ayant porté le Vaiſſeau de Nicius ſur le leur, ils ſe briſerent tous deux en vn inſtant : & couurirent toute la Mer de leur débris. Ainſi on voyoit les Carthaginois meſlez auec les Romains, & les Romains auec les Siciliens : qui tous enſemble faiſoient chacun en particulier tout ce qu’ils pouuoient pour ne perir pas. Mais entre les autres Clelius, qui nâgeoit admirablement, & qui auoit le cœur ferme, & incapable de ſe troubler par la veuë d’vne mort certaine, taſchoit en nâgeant de deſcouurir ſa Femme, ou ſon Fils entre ce grand amas de Planches qui flottoient, & de Gens qui s’y attachoient pour ſe ſauuer. Mais comme la violence des Vagues diſperſa bien toſt tout le débris de ce naufrage, Clelius ſans pouuoir trouuer ny ſon Fils, ny ſa Femme, fut contraint de ne penſer qu’à ſa propre ſeureté. Pour cét effet, ayant deſcouuert vne Pointe de Rocher, qui s’eſleuoit dans la Mer, où il pouuoit trouuer vn Aſile, dans vn peril ſi preſſant, il taſcha malgré l’impetuoſité des Vagues, d’aller iuſques là, dans l’eſperance que peut-eſtre tous les Vaiſſeaux qu’il auoit veûs au commencement de la Tempeſte, n’auroient pas peri ; & qu’il y en auroit quelqu’vn qui le pourroit prendre ſur ce Rocher, quand la Mer ſeroit vn peu plus calme. Mais comme Clelius nâgeoit auec force, pour gagner cét Eſcueil, il vit à ſa droite vn Berçeau qui flottoit, & vn ieune Enfant, qui ſans paroiſtre effrayé de l’horrible peril où il eſtoit, ſe mit à sourire dés qu’il l’aperçeut. Ce pitoyable obiet toucha ſenſiblement le cœur de ce genereux Romain : & dans le premier inſtant ne pouuant pas comprendre que le hazard euſt fait qu’il y euſt vn autre Enfant que le ſien dans vn des Vaiſſeaux qui auoient fait naufrage, il creût que c’eſtoit ſon Fils : & nâgea auec plus de vîteſſe pour aller ſoutenir ce Berçeau que les Vagues agitoient ſi rudement. Mais en s’en aprochant il connut diſtinctement que cét Enfant n’eſtoit pas le ſien : car il auoit des Langes differens, & fort remarquables qui ne luy permirét pas d’en douter. Néátmoins Clelius pouſſé par vn ſentiment de pitié, & ſouhaitant que ſi ſon Enfant eſtoit en meſme eſtat, il pûſt trouuer qui le ſecouruſt, comme il alloit ſecourir celuy-là, il continua de nâger vers le Berçeau du ieune Prince de Cluſium : car enfin Madame, c’eſtoit veritablement le Fils de Porſenna, que Clelius voyoit en vn ſi grand danger : & qui auroit infailliblement peri ſans ſon aſſiſtance. Cét illuſtre Romain nâgea donc auec adreſſe, & auec force, pour pouuoir prendre vn coin du Berçeau de ce ieune Enfant qu’il ne connoiſſoit pas : mais ce qu’il y auoit de cruel eſtoit que les Vagues qui le pouſſoient l’eſloignoient de cette Pointe d’Eſcueil qu’il regardoit comme ſon Aſile : toutesfois à la fin ayant ioint ce Berçeau il le ſoutint d’vne main : & nâgeant de l’autre, il tourna la teſte vers cette Roche, où il arriua apres beaucoup de peine. Dés qu’il y fut, il poſa le Berçeau de ce ieune Prince ſur le plus haut de ce Rocher, & ſe mit apres à regarder de là, le lieu où il auoit fait naufrage. Mais en le regardant, il vit ſon propre Fils dans ſon Berçeau qui flottoit, et qui eſtant engagé entre des Planches que la Mer agitoit d’vne eſtrange ſorte, luy paroiſſoit tout preſt à eſtre renuerſé : ſi bien que ne pouuant reſiſter à la pitié Paternelle, quelque las qu’il fuſt, il quitta ce ieune Enfant qu’il auoit ſauué : & ſe reiettant dans la Mer il fut pour taſcher de ſauuer le ſien. Mais en y allant il eut la douleur de remarquer qu’vn tourbillon de Vent ayant pouſſé la Prouë d’vn de ces Nauires fracaſſez entre ſon Fils & luy, iuſtement comme ce Berçeau aſoit eſté deſgagé d’entre les Planches qui le ſoutenoient, l’empeſchoit de plus voir ny le Berçeau, ny les Planches : car dans ce meſme temps, il tomba vne Pluye ſi groſſe, & ſi abondante, qu’à peine Clelius pût-il aperceuoir le Rocher, où il auoit laiſſé le Fils de Porſenna, lors qu’apres auoir creû voir perir ſon propre Enfant, il voulut retourner vers celuy que le Ciel luy auoit donné. Cependant n’ayant autre choſe à faire, il regagna cét Aſile : mais lors qu’il y fut, il creût durant long temps qu’il y mourroit, & ce ieune Enfant auſſi : car apres que cette effroyable Pluye fut ceſſée, il vit que deux Vaiſſeaux qui n’auoient pas fait naufrage, au lieu de s’aprocher du lieu où il eſtoit, faiſoient tout ce qu’ils pouuoient pour s’en eſloigner : car comme les Pilotes connoiſſoient cét Eſcueil, ils faiſoient tout ce qu’il leur eſtoit poſſible pour ne s’en aprocher pas : de ſorte que Clelius ſe trouuoit en vn pitoyable eſtat. Il iugeoit bien que peut-eſtre s’il entreprenait de nâger pour gagner ces Vaiſſeaux, il ne luy ſeroit pas abſolument impoſſible de le faire, pourueû qu’il allaſt ſeul, sás entreprendre de ſouſtenir ce Berçeau : mais comme il ne l’euſt pû faire ſans abandonner cét Enfant que le ciel ſembloit auoir mis ſous ſa garde, il ne pouuoit s’y reſoudre : car depuis qu’il eſtoit ſur ce Rocher le Vent s’eſtoit changé, & y pouſſoit vne ſi grande abondance d’Eſcume, que ſi Clelius n’euſt tenu le Berçeau de ce ieune Prince entre ſes bras, il euſt eſté noyé, & renuerſé dans la Mer. Clelius eſtoit donc en vn eſtat bien pitoyable : car il croyoit auoir veû perir ſon propre Fils : il ne doutoit pas que ſa Femme ne fuſt morte : ſa generoſité l’empeſchoit de ſonger à ſauuer ſa propre vie : & il voyoit peu d’apparence de pouuoir conſeruer celle de ce malheureux Enfant. Mais à la fin vn de ces Vaiſſeaux Carthaginois qui n’auoit pas peri, ayant eſté pouſſé malgré luy vers cét Eſcueil, & Clelius ayant fait diuers ſignes, fut enfin aperçeu par celuy qui y commandoit : qui ſe trouuant capable d’humanité, auoit pris vn ſoin particulier de ſauuer le plus de Gens qu’il auoit pû, de ceux qui auoient fait naufrage : ioint que le Vent ayant preſque ceſſé tout d’vn coup, il luy fut plus aiſé d’aprocher de cette Roche ſans peril. Il falut pourtant que Clelius ſe remiſt encore dans l’eau, chargé du Berçeau du Fils de Porſenna pour gagner le bord de ce Vaiſſeau : où il eut la ioye de retrouuer ſa chere Sulpicie, qu’vn fidelle Eſclaue auoit ſauuée en la ſoutenant ſur l’eau, & en la faiſant aborder au Nauire où il la trouua. Cette entre-veuë eut quelque choſe de fort doux : car Clelius fut extrémement conſolé de retrouuer ſa Femme : & Sulpicie eut beaucoup de ioye de reuoir ſon Mary. Elle creût meſme d’abord auoir recouuré ſon Fils, lors qu’elle vit Clelius auoir vn Enfant entre ſes bras : mais elle en fut bien toſt deſabuſée, & il falut enfin qu’ils ſe conſolaſſent tous deux de la perte de leur Enfant, par celuy que la Fortune leur auoit donné : & par la conſolation qu’ils auoient de ſe reuoir, apres auoir creû ne ſe voir iamais. Il ſe trouua meſme que dans ce naufrage où ils auoient creû tout perdre, ils ſauuerent ce qu’ils auoient de plus precieux : car ils retrouuerent vne partie de leur Vaiſſeau eſchoüé ſur vn Banc de Sable, où ce qu’ils auoient de plus riche eſtoit encore : ioint que Sulpicie en ſe debatant dans l’eau, s’eſtoit saiſie d’vne Planche d’vn autre Vaiſſeau brisé, ſur laquelle eſtoit vne Caſſette qui eſtoit attachée à cette Planche par diuers cordages, dont elle s’eſtoit entortillée, dans ce bouleuerſement qui s’eſtoit fait à l’inſtant que ce funeſte naufrage eſtoit arriué. De ſorte que ce fidelle Eſclaue de Clelius qui ſauua Sulpicie, l’ayant trouuée qui ſe ſouſtenoit à cette Planche, qui eſtoit preſte de s’enfoncer à cauſe du poids de cette Caſſette la ſoutint, & la mena au Vaiſſeau où Clelius la trouua, car il en eſtoit aſſez proche : luy remettant auſſi entre les mains la Caſſette qui eſtoit ſur cette Planche : s’imaginant, ſans examiner la choſe, qu’elle eſtoit à elle. Si bien qu’apres que Clelius & Sulpicie eurent eu loiſir de ſe remettre de l’accident qui leur eſtoit arriué, ils trouuerent qu’ils auoient moins perdu qu’ils ne penſoient en cette occaſion : car ils auoient retrouué vn Enfant au lieu du leur : & ils trouuerent des Pierreries d’vn prix ineſtimable dans cette Caſſette. Cependant Clelius croyant qu’il ne pouuoit mieux reconnoiſtre la grace que les Dieux luy auoient faite de le ſauuer, qu’en ayant vn ſoin tout particulier de cét Enfant qu’il auoit trouué, pria Sulpicie de le vouloir nourrir au lieu du ſien, & de l’aimer comme tel : ainſi comme ils ſentoient tous deux, quelle eſtoit la douleur qu’ils auoient de la perte du leur, ils euſſent bien voulu pouuoir redonner cét Enfant à ceux qui l’auoient perdu, s’ils n’eſtoient pas perdus eux meſmes, mais ils ne peurent en rien apprendre : car le hazard fit que ceux de ce Vaiſſeau Carthaginois ne ſauuerent que de ceux qui eſtoient dans celuy de Clelius : & que les autres Vaiſſeaux qui s’eſtoient trouuez plus prés de celuy dans quoy le Fils de Porſenna auoit fait naufrage, ſecoururent ceux qui en eſchaperent. Mais comme la tempeſte les ſepara, & que leurs Routes meſme ſe trouuerent differentes, Clelius ne pût rien apprendre de la naiſſance de l’Enfant qu’il auoit trouué, ny ſeulement de quel Païs il eſtoit. Cependant comme le hazard fit que le Vaiſſeau qui l’auoit ſauué alloit où il auoit eu deſſein d’aller, il obligea le Capitaine à qui il deuoit la vie, de le mener à Carthage où il auoit deſſein de paſſer le temps de ſon exil : afin, diſoit-il, de n’auoir pas meſme l’eſprit troublé par le recit des tirannies de Tarquin. Mais pour faire que Sulpicie aimaſt encore mieux cét Enfant que les Dieux luy auoient donné, il voulut qu’il portaſt le nom d’Aronce, que le Fils qu’il auoit perdu portoit : il ne voulut pourtant pas en abordant à Carthage dire que le ieune Aronce eſtoit ſon Fils, quoy qu’il euſt pour luy toute la tendreſſe d’vn Pere, de peur que cela ne nuiſiſt en vain à ſa reconnoiſſance : ioint que ne ſçachant pas s’il n’auroit point d’autres Enfans, il ne voulut pas deſguiſer la verité. Mais il voulut qu’on gardaſt ſoigneuſement & le Berçeau, & les Langes dans quoy cét Enfant auoit eſté trouué : il s’imagina meſme que les Pierreries qu’on auoit trouuées dans cette Caſſette, pourroient encore ſeruir à cette reconnoiſſance : & il eut enfin pour cét Enfant qui luy eſtoit inconnu tous les ſoins dont ſa haute naiſſance le rendoit digne. Mais durant que Clelius luy rendoit tous les offices d’vn veritable Pere, Nicius & Martia qui auoient eſté ſauuez par vn Vaiſſeau de Siracuſe, furent en vn deſeſpoir ſi eſtrange de la perte de ce ieune Prince, qu’on leur auoit confié, qu’ils n’oſerent iamais mander ſa mort aux Amis particuliers de Galerite, quoy qu’ils fuſſent fortement perſuadez qu’il auoit peri : car comme les choſes n’eſtoient pas alors en eſtat, quand ce ieune Prince euſt eſté en leur puiſſance, d’oſer le faire paroiſtre pour ce qu’il eſtoit, ils n’en eſcriuirent rien : & ils demeurerent à Siracuſe, où ils aprirent que Porſenna eſtoit touſiours plus eſtroitement gardé : que Bianor perſecutoit touſiours Galerite : & que Sextilie n’auoit point d’Enfans. Mais pour en reuenir à Clelius & à Sulpicie, vous ſçaurez Madame, qu’ils s’habituerent à Carthage, où leur vertu leur fit bien toſt aquerir beaucoup d’Amis : le ieune Aronce les conſola meſme ſi bien de la perte de leur Fils, que s’il euſt falu le perdre pour reſſuſciter l’autre, ils n’euſſent pû s’y reſoudre. En effet ie leur ay oüy dire qu’il fut aymable dés le Berçeau : & qu’il parut touſiours y auoir quelque choſe de ſi grand en luy, tout petit qu’il eſtoit, qu’il eſtoit aiſé de s’imaginer dés lors, qu’il ſeroit ce qu’il eſt deuenu depuis. Il eſtoit meſme d’autant plus cher à Clelius, & à Sulpicie, qu’ils furent quatre ans ſans auoir d’enfans : mais à la fin Sulpicie eut vne Fille qui fut appellée Clelie : mais vne Fille ſi belle, qu’on parla de ſa beauté dés qu’on parla de ſa vie. Ie ne m’amuſeray pourtant pas Madame, à vous exagerer toutes les premieres graces, quoy que i’aye oüy dire à Aronce, qu’elle auoit teſmoigné auoir de l’eſprit, meſme deuant que d’auoir ſçeu parler : car comme i’ay des choſes plus importantes à vous aprendre, ie ne veux pas laſſer voſtre patience par vn recit de cette nature : & ie me contenteray de vous aſſurer, que ſi Clelius n’oublia rien pour bien eſleuer le ieune Aronce, Sulpicie n’oublia rien auſſi pour bien eſleuer la ieune Clelie. Ie ne m’amuſeray point non plus Madame, à vous dire mille particularitez de la grandeur, & de la magnificence de Carthage, afin de vous faire comprendre que ces deux Perſonnes ne pouuoient eſtre mieux en nul autre lieu de la Terre : puis qu’il eſt vray qu’on trouue en celuy-là tout ce qu’on peut trouuer dans les Republiques les mieux policées, & dans les Monarchies les plus floriſſantes. Mais comme ce n’eſt pas de cela dont il s’agit, puis que ce n’eſt que la vie de l’illuſtre Aronce que vous voulez ſçauoir, ie vous diray ſeulement en deux mots, que Carthage eſt vne des plus riches, & des plus belles Villes du monde : & que comme tous les Africains ont vne inclination naturelle qui les porte à la ioye, quoy que ce ſoit vn Peuple Guerrier, tous les plaiſirs ſe trouuent en cette magnifique Ville autant qu’en aucun autre lieu de la Terre. De plus, comme Carthage eſt redoutable à tous ſes voiſins, elle n’eſt iamais ſans qu’il y ait des Gens de qualité de tous les Eſtats qui touchent celuy-là : ioint qu’il y a meſme dans ſon voiſinage vn Prince (qui s’apelle le Prince de Carthage, parce qu’il ſe dit deſcendu d’vne Tante de Didon) qui y demeuroit aſſez ſouuent, auant qu’il ſe fuſt broüillé auec cette Republique. Le Prince de Numidie qui eſt preſentement ici, y eſtoit alors : & il n’y auoit point de Prince en Afrique qui ne fuſt bien aiſe d’enuoyer ſes Enfants à Carthage. Ainſi Aronce vit dés ſon Enfance des Gens de condition proportionnée à la ſienne : car comme Clelius s’eſtoit rendu tres conſiderable en ce lieu-là, & qu’Aronce eſtoit infiniment aimable dés les premieres années de ſa vie, il eut d’abord la familiarité du Prince de Carthage, & du Prince de Numidie : parce que comme il eſtoit de meſme âge qu’eux ; qu’il eſtoit extremement adroit, & infiniment ſpirituel ; il eſtoit meſlé à tous leurs diuertiſſements. Le Prince de Carthage le menoit meſme touſiours aueque luy, lors qu’il alloit à vne Ville dont il eſt le Maiſtre, qui s’apelle Vtique, & qui n’eſt pas fort loin de Carthage : de ſorte que par ce moyen Aronce n’eſtoit preſques iamais auec Clelie, qu’il ne conſideroit alors que parce qu’elle eſtoit Fille de Clelius, à qui il deuoit toutes choſes. Il trouuoit pourtant bien qu’elle eſtoit la plus aimable Enfant du monde : mais comme il auoit quatre ans plus qu’elle, & qu’il eſt naturel à quinze ou ſeize ans, de chercher plus les Gens qui ont plus d’âge que ſoy, que ceux qui en ont moins, Aronce ne s’y arreſtoit pas : & le plaiſir qu’il trouuoit aupres du Prince de Carthage, & aupres du Prince de Numidie, faiſoit qu’il n’auoit preſques pas le loiſir de conſiderer Clelie. Il viuoit toutesfois ſi bien auec Clelius, & auec Sulpicie, qu’ils l’aimoient autant que s’il euſt eſté leur Fils : & ils faiſoient pour luy la meſme deſpence que s’il euſt effectiuement eſté leur Enfant. Mais Madame, pour vous faire bien entendre tout ce que i’ay à vous dire, il faut que vous ſçachiez que le Prince de Carthage a vn homme de qualité aupres de luy, nommé Amilcar, qu’il aime beaucoup : & qui eſt vn des hommes du monde le plus agreable & le plus accomply, qui prit Aronce en vne ſi grande amitié, qu’on peut dire qu’Amilcar n’eſtoit pas plus aimé du Prince de Carthage, qu’Aronce l’eſtoit d’Amilcar. Si bien que ce ieune Prince ayant pris la reſolution de voyager inconnu, Amilcar voulut qu’Aronce fuſt de ce voyage : de ſorte que du conſentement de Clelius & de Sulpicie, Aronce ayant alors ſeize ans, & la ieune Clelie douze, il partit auec le Prince de Carthage & Amilcar pour aller voir toute la Grece. Mais ce qu’il y eut de remarquable fut qu’à leur retour, la tépeſte les ayant iettez en Sicile, au lieu de retourner à Carthage, cóme ils en auoient eu intention, ils prirent la reſolution d’aller voir Rome : & d’aller meſme à vne grande partie des principales Villes de la Toſcane. Et en effet, ils executerent leur deſſein : de ſorte que comme ces deux voyages oppoſez ne ſe pouuoient pas faire en peu de temps, ils furent quatre ans ſans retourner en Afrique : ſi bien que par ce moyen Aronce auoit vingt ans, & Clelie ſeize, lors qu’ils ſe reuirent. Mais auant que de vous dire ce qui ſe paſſa entre eux à cette premiere entreueuë, il faut que vous ſçachiez qu’au partir de Rome, où les violences de Tarquin continuoient, le Prince de Carthage qui voyageoit inconnu, rencontra vn illuſtre Romain apellé Horace, que l’iniuſte Tarquin auoit exilé : & qui ſans ſçauoir en quel lieu de la Terre il paſſeroit le temps de ſon exil, ſe mit à faire conuerſation auec Aronce, qui ſçauoit admirablement la Langue Latine : parce que Clelius qui aimoit ſa Patrie iuſques à vouloir mourir pour elle, auoit voulu qu’Aronce n’en ignoraſt pas le langage. De ſorte qu’Horace qui auoit deſſein de s’en aller durant quelque temps en vn Païs Eſtranger, fut bien aiſe de trouuer vn homme ſi agreable qui parloit ſa Langue, & qui aprenant le deſſein qu’il auoit, luy propoſa d’aller à Carthage : où il l’aſſura qu’il trouueroit Clelius, dont Horace connoiſſoit le nom & la vertu : car ſon Pere & le ſien auoient touſiours eſté Amis, quoy qu’ils euſſent eſté Riuaux. Si bien qu’Aronce ayant inclination à ſeruir Horace, non ſeulement parce qu’il paroiſſoit auoir beaucoup d’eſprit, mais encore parce qu’il eſtoit Romain, & qu’il diſoit eſtre Fils d’vn Amy de Clelius, pria Amilcar de faire en ſorte que le Prince de Carthage vouluſt bien que cét illuſtre exilé le ſuiuiſt, & trouuaſt vn Aſile aupres de luy. Ainſi Amilcar ſuiuant ſa generoſité naturelle ; & voulant ſatisfaire Aronce qu’il aimoit, obtint aiſément du Prince de Carthage ce qu’il luy demanda pour Horace : qui deuint Amy particulier d’Aronce, dés ce moment là : ne preuoyant pas alors ce qui les diuiſeroit vn iour. Mais Madame, auant que de faire arriuer cette illuſtre Troupe à Carthage, il faut que vous ſçachiez qu’en paſſant à Capouë ie l’augmentay encore : & que ie vous die en ſuite, que durant les quatre ans de l’abſence d’Aronce, Clelie eſtoit deuenuë ſi admirablement belle, qu’on ne parloit que de ſa beauté à Carthage quand il y retourna : & qu’elle y auoit donné tant d’amour qu’on ne pouuoit conter les Eſclaues de ſa beauté. Celuy qui auoit alors la plus grande authorité à Carthage, & qui ſe nomme Maharbal, en eſtoit luy meſme deuenu ſi amoureux, qu’il n’eſtoit pas trop en eſtat de faire obſeruer les Loix du Païs : n’en reconnoiſſant point alors d’autres, que celles que l’amour luy donnoit. Mais comme c’eſt vn homme violent, & puiſſamment riche, il s’eſtoit imaginé qu’il n’auoit qu’à demander Clelie à ſon Pere pour l’obtenir : & en effet ſi Clelius euſt eſté Carthaginois, il luy euſt facilement donné ſa Fille. Mais comme il auoit le cœur tout à fait Romain, & qu’il n’auoit pas renoncé à ſa Patrie, il ne pouuoit ſe reſoudre de donner Clelie à vn homme qui n’eſtoit pas de ſon Païs. De ſorte que ſans deſguiſer ſes sentimens, il s’eſtoit d’abord expliqué nettement, lors qu’on luy auoit propoſé ce Mariage pour ſa Fille : quoy qu’il paruſt luy eſtre tout à fait auantageux : car il n’y auoit ſans doute rien au deſſus de Maharbal en ce lieu là. Pour le Prince de Numidie, qui eſtoit auſſi deuenu amoureux de cette belle Perſonne, il n’oſoit teſmoigner ſon amour ouuertement, car comme il eſtoit alors comme en Oſtage parmy les Carthaginois, depuis vn Traité que le Prince ſon Pere auoit fait auec cette Republique, il euſt eſté bien imprudent, s’il euſt oſé teſmoigner qu’il eſtoit Riual de celuy qui le tenoit en ſa puiſſance : & qui euſt pû ſur diuers pretextes, le faire arreſter, ou du moins le faire ſortir de Carthage, & l’eſloigner de la Perſonne qu’il aimoit. Si bien que ce n’eſtoit qu’à la ſeule Clelie, à qui il taſchoit de faire paroiſtre ſon amour : car encore qu’il ſçeuſt bien que Clelius diſoit hautement qu’il ne marieroit iamais ſa fille qu’à vn Romain, il ne laiſſoit pas d’eſperer, s’il pouuoit toucher le cœur de Clelie, de luy faire changer de reſolution, & d’eſtre meſme preferé à ce puiſſant Riual qui s’eſtoit declaré ſi hautement : car il croyoit qu’vn Prince de Numidie deuoit eſtre plus conſideré de Clelius, qu’vn homme qui n’auoit qu’vne authorité limitée, & qui ne l’auoit meſme pas pour touſiours. Voila donc madame, l’eſtat où en eſtoient les choſes, lors que le Prince de Carthage, Aronce, Amilcar, & Horace, y arriuerent. Mais comme le hazard cauſe les euenements les plus remarquables, par de foibles commencemens, la maniere dont Aronce reuit la belle Clelie, contribua peut-eſtre à la paſſion qui a fait depuis tout le tourment de ſa vie. Car vous ſçaurez Madame, que comme Carthage a eſté autrefois commencée de baſtir par l’illuſtre Didon, en vne Place qui luy fut venduë par des Pheniciens, qui s’y eſtoient déja habituez, & qu’elle a eſté acheuée par eux ; il eſt touſiours demeuré depuis cela, vne marque de dépendance de cette ſuperbe Ville, à celle de Tyr : car on y fait tous les ans conſtruire vn magnifique vaiſſeau, dans lequel on enuoye aux Pheniciens, la dixieſme partie du reuenu de la Republique, auec la dixieſme partie auſſi du butin & des Priſonniers que l’on a faits à la Guerre. Il ſe fait meſme tous les ans vn eſchange de deux Filles, que l’on choiſit au ſort : ainſi ceux qui viennent querir ce Tribut, amenent deux Pheniciennes, & reçoiuent deux Carthaginoiſes, qui ſont touſiours mariées tres auantageuſement, & dans l’vn & dans l’autre Païs. Comme cette Ceremonie eſt fort celebre, il y a vn iour deſtiné au renouuellement de l’Alliance de ces deux Peuples, qui n’eſt employé qu’en réjouïſſances publiques : car il y a touſiours deux Hommes de qualité enuoyez de Phenicie, qui viennent receuoir ce Tribut : & qui pour l’ordinaire font vn Feſtin magnifique, au principal Magiſtrat de la Ville, dans ce ſuperbe vaiſſeau : apres quoy dés qu’il eſt retourné ſur le Riuage, les Pheniciens font ramer & hauſſer les Voiles. De ſorte que comme Maharbal eſtoit celuy qui deuoit faire la Ceremonie de ce riche & precieux Tribut, & renouueller l’Alliance entre les Pheniciens, & les Carthaginois ; il voulut pour contenter ſa paſſion, que les Tyriens qui deuoient foire ce ſuperbe Feſtin y conuiaſſent les principales Dames de la Ville. Si bien qu’au ſortir du fameux Temple de Didon, où cette Alliance s’eſtoit renouuellée, toutes ces Dames conduites par vne ſœur de Maharbal, qui eſt vne perſonne de beaucoup de vertu, furent mener les deux Carthaginoiſes, qui deuoient aller en Phenicie, & receuoir les deux Pheniciennes, qui deuoient demeurer à Carthage. Mais comme cette Feſte eſtoit veritablement faite pour Clelie, elle y eſtoit auec ſa Mere : Clelius n’ayant pas oſé l’empeſcher d’aller en vn lieu, où tant d’autres Dames eſtoient, quoy que la paſſion de Maharbal ne luy plûſt pas. De ſorte qu’elle s’y trouua plus par raiſon, que par inclination : car le cœur de cette admirable Fille, eſtoit encore vn cœur où perſonne n’auoit de part, & où nul de ſes Adorateurs n’auoit fait nulle impreſſion. Ainſi on peut dire qu’elle n’aimoit encore que la gloire, ſi ce n’eſt qu’on y adiouſte ſa propre beauté. Mais à dire les choſes comme ie les croy, ie penſe meſme qu’elle ne l’aimoit pas trop ; du moins n’ay-ie iamais veû de Belle en ma vie, en qui il ait parû moins d’affectation. Cependant il ſe trouua que nous arriuaſmes à Carthage, le iour de cette belle Feſte : & que nous y arriuaſmes auantageuſement pour les Pheniciens, & fort glorieuſement pour nous : car vous ſçaurez que deux iours auparauant, le vaiſſeau dans quoy nous eſtions, en auoit pris deux de l’Iſle de Cyrne, auec qui les Carthaginois n’eſtoient pas en Paix : à cauſe qu’il y auoit guerre entre la Sicile leur Confederée, & ceux de cette Iſle. Mais ſans m’amuſer à vous dire comment cette action ſe paſſa, ie vous diray ſeulement que le Prince de Carthage, Aronce, Amilcar, & Horace, ſe ſignalerent hautement en cette Occaſion : & que nous priſmes enfin ces deux Vaiſſeaux, que nous trouuaſmes chargez d’vn tres riche Butin, quoy que ceux de l’Iſle de Cyrne ne ſoient pas riches. Mais ce qui faiſoit la choſe, eſtoit qu’ils auoient combatu & pris vn vaiſſeau Sicilien, qui venoit de Corinthe : de ſorte que nous fiſmes en cette occaſion vne priſe conſiderable, ſoit par la richeſſe des marchandiſes, ou par le nombre des Eſclaues. Mais pour ne dérober rien à la gloire d’Aronce, il eſt certain que tous ceux qui eſtoient dans noſtre Vaiſſeau conuinrent qu’il auoit plus contribué à cette grande Action qu’aucun autre. Cependant, comme ie l’ay deſia dit, nous arriuaſmes fort à propos pour les Pheniciens, à qui la dixieſme partie de noſtre Butin apartenoit. Mais nous arriuaſmes auſſi fort agreablement pour nous meſme : car lors que noſtre Vaiſſeau entra dans le Port, Clelie & trois ou quatre autres Dames, Eſtoient ſur la Prouë de ce magnifique Nauire, que les Carthaginois enuoyoient en Phenicie : & elle y eſtoit alors entretenuë par Maharbal, & par le Prince de Numidie. Dés que nous en aprochaſmes, le Prince de Carthage, Aronce, & Amilcar, connurent quelle eſtoit la Feſte qu’on faiſoit, & nous le firent entendre : mais lors qu’ils furent plus prés, & qu’ils purent diſcerner la beauté de Clelie, ils en furent extrémement ſurpris : & ſi ſurpris, qu’Aronce meſme fut quelque temps ſans la reconnoiſtre. Mais comme il fut d’abord reconnu par Clelie, elle luy fit vn ſalut ſi obligeant, qu’il connut bien que cette belle Perſonne eſtoit cette chere Sœur d’Alliance, auec qui il auoit paſſé les premieres années de ſa vie. De ſorte qu’il prit alors beaucoup de part à toutes les loüanges que le Prince de Carthage, Amilcar, Horace & moy, donnaſmes à ſa beauté. Mais ſi Aronce fut ſenſible à ſa gloire, Clelie le fut auſſi à la ſienne : lors que le Prince de Carthage, ſuiuy d’Aronce, d’Amilcar, d’Horace, & de moy, fut dans ce Vaiſſeau de Tribut, où eſtoient alors toutes les Dames, pour rédre cóte à Maharbal de la priſe qu’il auoit faite : car cóme le Vaiſſeau qu’il mótoit n’eſtoit pas à luy, & qu’il eſtoit à la République, il ne luy apartenoit que la gloire d’auoir fait cette grande action : encore la vouloit-il donner preſques toute entiere à Aronce : à qui il donna tant de loüanges, en parlant à Maharbal en preſence de Clelie, qu’il le fit regarder auec admiration de tout ce qu’il y auoit de Gens qui l’entendirent. Mais comme Aronce a ſans doute toute la modeſtie d’vn homme veritablement braue, il s’eſloigna du lieu où l’on parloit ſi auantageuſement de luy : & s’aprochant de ſulpicie, il luy demanda des nouuelles de Clelius, qui n’eſtoit pas en ce lieu là : & vn moment apres, ne pouuant plus s’empeſcher de parler de la beauté de ſon admirable Fille il ſe réjouït auec elle de la voir telle qu’elle eſtoit : apres quoy cherchant occaſion de luy dire à elle meſme ce qu’il en penſoit, il fit ſi bien que durant que Maharbal & le Prince de Numidie parloient au Prince de Carthage, & à Amilcar, il fut luy teſmoigner la ioye qu’il auoit de la reuoir, & de la reuoir ſi belle. Clelie de ſon coſté, qui ſçauoit combien ſon Pere aimoit Aronce, le reçeut auec autant de teſmoignages d’amitié, que s’il euſt eſté ſon Frere : auſſi Clelius auoit il voulu qu’elle l’apellaſt ainſi, & qu’Aronce la nommaſt ſa Sœur. De ſorte que dés qu’il fut aupres d’elle ; cette charmante Fille prenant la parole pluſtoſt que luy (parce que l’admiration qu’il auoit pour ſa beauté l’auoit interdit) & bien mon Frere, luy dit-elle, l’abſence ne vous a t’elle point fait oublier Carthage ? & la Grece, & l’Italie, ne vous ont-elles point fait haïr l’Afrique ? mais auant que vous me reſpondiez, adiouſta-t’elle en ſouriant, ſouuenez vous de grace, qu’encore que ie ſois née à Carthage, ie me vante pourtant d’eſtre Romaine, de peur que ſans y penſer, vous n’allaſſiez la mettre deuant Rome, & preferer quelque autre Païs à ma veritable Patrie. Ie me ſouuiens preſentement ſi peu de tout ce que i’ay veû pendant mon voyage, reſpondit Aronce, que ie ne ſçaurois vous en rendre conte : car enfin ma chere Sœur (s’il eſt permis à vn Frere d’Alliance, de vous dire ce qu’il penſe de vous) vous eſtes la plus belle choſe que i’ay iamais veuë : & ſi Rome ſçauoit quelle eſt voſtre beauté, ie ſuis perſuadé qu’elle feroit vne plus ſanglante Guerre à Carthage, pour vous en retirer, que celle que la Grece fit autrefois à Troye, pour reconquerir cette belle Princeſſe dont le nom durera autant que le Monde : du moins ſçay-ie bien, adiouſta-t’il, que la plus fameuſe beauté de Rome, qui eſt celle d’vne Perſonne de grande qualité, qui s’apelle Lucrece, n’aproche pas de la voſtre. A ce que ie voy, reprit Clelie en ſouriant, vous eſtes deuenu ſi flatteur, que ie n’oſerois plus vous nommer mon Frere : car ce n’eſt pas trop la couſtume de loüer tant vne Sœur. Mais pour me dire quelque choſe que ie puiſſe eſcouter ſans rougir, pourſuiuit elle, dittes moy, ie vous en coniure, ſi vous eſtes ſatisfait de Rome : & ſi Tarquin merite touſiours par ſes violences, le nom de Superbe qu’on luy a donné ? Rome eſt aſſurément, reprit Aronce, la premiere Ville de toute l’Italie : & elle merite meſme d’eſtre la premiere Ville du Monde, puis qu’elle ſe peut vanter d’eſtre voſtre veritable Patrie. Mais pour Tarquin, il y eſt ſi abſolu, que quoy que tout le Peuple murmure en ſecret contre luy, il n’y a pas apparence que ſa tirannie finiſſe ſi toſt : car à peine ſçait-il que quelqu’vn n’eſt pas dans ſes intereſts, qu’il l’exile, ou le fait mourir. Comme Aronce diſoit cela, on vit entrer dans le Vaiſſeau où il eſtoit, la dixieſme partie des Eſclaues, que le Prince de Carthage auoit faits : & qu’il auoit enuoyez querir pour les remettre aux Pheniciens, qui luy donnerent mille loüanges en les receuant. Mais durant que cela ſe paſſoit ainſi, Clelie entendit que le Prince de Carthage diſoit que ces Eſclaues eſtoient plus ceux d’Aronce, que les ſiens : de ſorte qu’elle ſe mit à luy en faire vne guerre obligeante : en lui demandant vn conte exact de ſes conqueſtes. C’eſt pluſtoſt à moy, repliqua-t’il galamment, à vous demander conte des voſtres, qui ſont aſſurément plus illuſtres que les miennes : car ie ne doute point, que ſi ie voyois tous les Eſclaues que vous auez faits depuis mon départ, ie ne les viſſe en plus grand nombre que ceux que le Prince de Carthage m’attribuë : du moins ſçay-ie bien que vous pourriez vaincre le Vainqueur des autres, ſi vous l’auiez entrepris : Apres cela Amilcar s’eſtant aproché d’Aronce, ſe mit à luy demander en riant, & en luy montrant Clelie, s’il ne craignoit point de faire naufrage au Port ? ſi bien que la conuerſation eſtant deuenuë generale, ie m’y meſlay auſſi bien qu’Amilcar. Mais Madame, ie ſuis contraint d’auoüer que ie n’ay iamais rien veû de plus beau que Clelie : car imaginez vous qu’elle n’a pas ſeulement tout ce qui fait la grande beauté, c’eſt à dire les cheueux blonds, les yeux brillans, le tour du viſage agreable, la bouche bien faite, les dents belles, le teint admirable, les mains merueilleuſes, & la phiſionomie ſpirituelle, mais qu’elle a encore tous les charmes de la beauté. Car elle a l’air galant & modeſte ; elle a la mine haute & douce : & il ne luy manque rien de tout ce qui peut imprimer du reſpect, & donner de l’amour à tous ceux qui la voyent. Mais ce qui la rend encore plus aimable, c’eſt qu’elle a autant d’eſprit que de beauté. Sa vertu, quoy qu’extréme, n’a pourtant rien d’altier, ny de rude : au contraire il y a quelque choſe de ſi aiſé, & de ſi galant dans ſa conuerſation, qu’on eſt charmé d’eſtre aupres d’elle : car encore que Clelie ait l’ame ferme, & hardie, & qu’elle l’ait beaucoup au deſſus de ſon Sexe, elle a pourtant vne douceur ſi engageante, qu’on ne peut luy reſiſter : & cette grandeur d’ame qui luy fait meſpriſer les plus grands perils, quand elle s’en voit menacée, n’empeſche pas qu’elle n’ait meſme vne certaine modeſtie craintiue ſur le viſage, qui ſert encore à la rendre plus aimable. Cependant quoy qu’elle n’ait rien de fier ny de ſuperbe dans la mine, elle a pourtant l’air noble, la grace aſſurée, & l’action fort belle & fort libre. Clelie eſtant donc auſſi accomplie que ie vous la repreſente, donna tant d’admiration à Aronce, à Horace, & à moy, lors que nous la viſmes dans ce Vaiſſeau qui s’en alloit en Phenicie, que nous ne parlaſmes d’autre choſe de reſte du iour. Il eſt vray que pour Horace, il en parla moins que nous : car outre que naturellement il n’eſt pas grand exagerateur, i’ay ſçeu depuis, qu’il ſe ſentit ſi extraordinairement touché de la beauté de Clelie dés cette premiere veuë, qu’il ne pût s’empeſcher d’auoir l’eſprit entierement occupé de cette belle Perſonne, dont il s’entretenoit luy meſme, ſans en entretenir les autres. Pour Aronce, il fut plus heureux qu’Horace : car comme la Maiſon de Clelius eſtoit la ſienne, il y paſſa le reſte du iour : & y fut meſme tout le ſoir, mais il n’y logea pourtant plus, parce que le Prince de Carthage voulut abſolument qu’il logeaſt dans ſon Palais, & qu’il s’attachaſt à luy. De ſorte que comme Aronce n’auoit nul bié que celuy que Clelius luy donnoit, il ne fut pas marry de trouuer vne ſi illuſtre voye de ſubſiſter par ſa propre vertu, en receuant des bien-faits d’vn ſi grand Prince. Cependant Clelius apres auoir embraſſé Aronce auec vne affection Paternelle, eut auſſi beaucoup de ioye de voir Horace, qui eſtoit Fils d’vn homme qui auoit eſté vn de ſes plus chers Amis tant qu’il auoit veſcu. Auſſi pria-t’il Aronce de l’aimer comme s’il euſt eſté ſon Frere : & il commanda meſme à Sulpicie, & à ſon aimable Fille, de prendre vn ſoin tout particulier de luy : car dés que Clelius eut entretenu Horace ſur l’eſtat preſent de Rome, il trouua qu’il y auoit tant de raport de ſes ſentimens aux ſiens, & qu’il auoit une haine ſi forte pour Tarquin, & pour la fiere & cruelle Tullie ſa Femme, qu’il l’en aima beaucoup dauantage. De ſorte que depuis cela, Aronce qui eſtimoit fort Horace, & qui en eſtoit auſſi fort eſtimé, fit tout ce qu’il pût pour luy rendre ſon exil moins rigoureux. Mais comme l’amitié n’eſt pas touſiours diſpenſée par l’exacte iuſtice, quoy que i’euſſe moins de merite qu’Horace, i’eus pourtant vne plus grande part à l’affection d’Aronce : ou du moins à ſa confidence, que i’eus toute entiere, dés que nous fuſmes arriuez à Carthage. Cependant nous ſçeuſmes dés le lendemain l’amour de Maharbal pour Clelie : ſans que nous ſçeuſſions celle du Prince de Numidie, qui comme ie l’ay deſia dit, ne la faiſoit paroiſtre qu’à celle qui la cauſoit. Mais comme il remarqua bien toſt quel eſtoit le credit qu’Aronce auoit aupres de Clelius, de Sulpicie, & de leur incomparable Fille, il fit toutes choſes poſſible pour aquerir ſon amitié, où il eut ſans doute beaucoup de part. De ſorte que depuis cela, comme la liberté eſt beaucoup plus grande à Carthage qu’à Rome, le Prince de Numidie, Aronce, Horace, & moy, eſtions preſques toûjours chez Sulpicie. Nous y auions meſme l’auantage de n’y eſtre pas ſouuent importunez de la preſence de Maharbal : parce que comme il auoit preſques à ſoutenir tous le poids de la Republique, il luy eſtoit impoſſible de renoncer abſolument à ſon deuoir, pour ſatisfaire ſon amour : ioint que ſe confiant en ſon authorité, il ſe diſpenſoit aiſément de tous les petits ſoins qu’il ne croyoit pas neceſſaires : & puis comme nul ne s’embarquoit à Carthage ſans ſa permiſſion, il ne craignoit pas que Clelius s’en allaſt : & il n’aprehendoit pas meſme qu’il y euſt aucun homme de qualité dans la Ville, qui oſaſt eſtre ſon Riual. Car pour le Prince de Carthage, il tournoit les yeux d’vn autre coſté : Amilcar ſembloit alors auoir deux ou trois deſſeins au lieu d’vn : le Prince de Numidie n’eſtoit pas en eſtat d’oſer ouuertement s’oppoſer à luy : il regardoit Aronce comme vn inconnu, qui n’oſeroit tourner les yeux vers la Fille d’vn homme à qui il deuoit la vie : & il ne nous conſideroit Horace & moy, que comme deux Eſtrangers, qui ne deuions plus tarder à Carthage, & qui ne voudrions pas nous faire vn ennemy, de celuy qui nous deuoit proteger. Si bien que par ce moyen, Clelie en eſtoit moins importunée, & nous en eſtions plus heureux : car encore que Maharbal ait de l’eſprit, c’eſt vn eſprit incommode : parce que c’eſt vn hóme qui a vne eloquence contrainte ; qui parle auec vne lenteur inſuportable ; qui veut qu’on l’eſcoute touſiours, comme s’il diſoit les plus belles choſes du monde ; qui croit eſtre au deſſus de tous les Gens qu’il connoiſt : qui ſe pique de grande Maiſon ; de grand eſprit ; & de grand cœur : & qui eſt de plus le plus violent homme du monde. Cependant malgré toute ſa violence, le Prince de Numidie eſtoit ſon Riual : il eſt vray qu’il l’eſtoit d’vne maniere ſi adroite, que perſonne ne s’en aperceuoit que Clelie ſeulement : & il auoit meſme perſuadé à Maharbal que la principale raiſó qui le faiſoit aller ſi ſouuét chez Sulpicie, eſtoit qu’il eſtoit charmé de ſon langage : & en effet ce Prince s’eſtoit donné la peine d’aprédre la Langue Romaine, ſeulemét pour pouuoir parler de ſon amour à Clelie. En effet i’ay ſçeu ce matin par luy meſme, qu’il s’eſtoit ſeruy de l’eſtude qu’il en faiſoit, pour parler la premiere fois de ſa paſſion à cette belle Perſonne : car comme il venoit de quitter vn homme qui eſtoit à Clelius, qui la luy aprenoit, il feignit en s’entretenant ſeul auec elle, durant que Sulpicie parloit à d’autres Dames, d’auoir oublié quelques enſeignemens qu’il luy auoit donnez. Si bien qu’il ſe mit à luy faire diuerſes queſtions : luy diſant qu’il luy ſeroit bien obligé, ſi elle vouloit eſtre ſa Maiſtreſſe. Comme la Langue que vous voulez aprendre, luy dit-elle, m’eſt preſque auſſi eſtrangere qu’à vous (quoy que ie l’aye apriſe au Berçeau) puis que ce n’eſt pas celle que ie parle d’ordinaire, ie vous enſeignerois mes erreurs, au lieu de vous corriger des voſtres : c’eſt pourquoy ie ne ſuis nullement propre à eſtre voſtre Maiſtreſſe. Comme ie n’aprens principalemét cette Langue, luy dit-il, que parce que ie ſçay que vous l’aimez, & que pour la parler aueque vous, ie dois principalement parler comme vous parlez, puis que ce n’eſt que de vous ſeule, que ie veux eſtre entendu : c’eſt pourquoy ne me refuſez pas la grace de m’eſclaircir de mes doutes, & de m’aider à m’exprimer lors que ie vous entretiens. Car il eſt certain que quelque riche, & quelque belle que ſoit la Langue de voſtre Patrie, ie la trouue pauure, & ſterile, toutes les fois que ie veux vous dire, ie vous aime : auſſi eſt-ce pluſtoſt parce que ie n’ay point trouué de termes aſſez forts pour vous le bien dire, que par deffaut de hardieſſe que ie ne vous l’ay point encore dit. Mais enfin cruelle Clelie, puis que vous ne me voulez pas enſeigner à vous le dire mieux, ie vous le dis auiourd’huy : & ie vous le dis auec la reſolution de vous le dire toutes les fois que i’en trouueray l’occaſion : & auec la reſolution auſſi de la chercher tres ſoigneuſement. I’aporteray vn ſoin ſi particulier à eſuiter de me trouuer aupres de vous, repliqua Clelie, que s’il eſt vray que vous m’aimiez, vous vous repentirez plus d’vne fois de me l’auoir dit. Il y a ſi long temps que ie me repens de ne vous auoir pas deſcouuert mon amour plus toſt, reprit le Prince de Numidie, que i’ay peine à croire que ie me puiſſe iamais repentir de vous auoir dit que ie vous aime : car enfin vous ne me pouuez faire entendre rien de ſi fâcheux, où ie ne me ſois preparé : ie vous demande pourtant la grace, adiouſta-t’il, de me dire ſeulement que vous n’auez pas autant d’auerſion pour moy, que pour Maharbal. Ce que vous me venez de dire, repliqua-t’elle, m’a ſi fort irrité l’eſprit, que ie ne ſçay preſentement s’il y a quelque autre perſonne au monde que vous qui me déplaiſe. Ha rigoureuſe Clelie, s’écria-t’il, vous portez la cruauté trop loin, de ne vouloir pas ſeulement me dire, que vous me haïſſez vn peu moins qu’vn homme, que ie ſçay que vous haïſſez beaucoup ! & de vouloir meſme que ie croye, que ie ſuis ſeul au monde pour qui vous auez de l’auerſion. Voila donc Madame, quelle fut la declaration d’amour du Prince de Numidie : & de quelle maniere l’admirable Clelie le traita. Elle luy tint meſme la parole qu’elle luy auoit donnée d’éuiter ſa conuerſation particuliere : mais elle eut pourtant la generoſité d’aporter quelque ſoin à faire qu’on ne s’en aperçeuſt pas, de peur qu’on n’en deuinaſt la cauſe, & que Maharbal ne mal-traitaſt ce Prince : du moins le dit-elle ainſi, à vne Amie qu’il auoit : & elle le luy dit afin de luy faire compendre que ſi elle ne le mal-traitoit pas ouuertement, ce n’eſtoit pas qu’il deuſt en conceuoir plus d’eſperance, puis que ce n’eſtoit que par vne bonté qui eſtoit entierement détachée de toutes les pretentions qu’il pouuoit auoir. Cependant Aronce en voyant tous les iours l’admirable Clelie ; & la voyant auec beaucoup de familiarité, en deuint eſperduëment amoureux : & ce qu’il y eut d’eſtrange dans ſon amour, fut qu’il n’ignora pas vn moment, la nature de l’affection qu’il auoit pour elle, comme font pour l’ordinaire ceux qui n’ont iamais eu de paſſion : & il comprit ſi bien que cette amour luy donneroit beaucoup de peine, qu’il fut tres affligé dés qu’il ſentit qu’il en auoit : car encore qu’il fuſt fort eſtimé de Clelie, & que Sulpicie & Clelius l’aimaſſent tendrement, il ne iugeoit pas qu’il pûſt iamais eſtre heureux. En effet il ſçauoit quelle eſtoit la paſſion de Clelius pour Rome : & il n’ignoroit pas qu’il ne ſçauoit point quelle eſtoit ſa naiſſance, & qu’il ſembleroit auoir de la preſomption, s’il tournoit les yeux vers Clelie. Mais le mal eſtoit que ſon cœur n’eſtoit plus en ſa puiſſance : il prit pourtant la reſolution de n’oublier rien pour taſcher de le deſgager, quoy qu’il la priſt ſans eſperance. D’autre part Horace auoit eſté ſi puiſſamment touché de la beauté de Clelie, que ie ſuis aſſuré qu’il l’aima dés qu’il la vit : il ne s’imagina pourtant pas d’abord, qu’il en fuſt amoureux : & au contraire d’Aronce, il apella eſtime, & admiration, ce qu’il deuoit apeller amour. Mais ce qu’il y auoit de remarquable, eſtoit que ces deux Riuaux qui ne ſe connoiſſoient pas pour tels, viuoient auec beaucoup d’amitié ; & le Prince de Numidie auec beaucoup de ciuilité pour eux. Ainſi Clelie auoit trois Amans qui ne ſe connoiſſoient pas pour eſtre Riuaux ; & dont elle n’en connoiſſoit meſme qu’vn pour auoir de l’amour pour elle. Ie ne mets pas Maharbal en ce rang là : car ſa paſſion eſtoit ſi generalement connuë, que perſonne ne l’ignoroit. Cependant on ſe diuertit alors aſſez bien à Carthage : car on maria ces deux Pheniciennes qui auoient eſté eſchangées auec deux Carthaginoiſes, le iour que nous y arriuaſmes : de ſorte que comme elles furent mariées par la Republique, ce fut vne Feſte celebre, & durant huit iours ce ne furent que diuertiſſemens. I’auouë toutesfois qu’il n’y en eut point qu’on deuſt preferer à la conuerſation de Clelie : car Madame elle a vn certain eſprit qui fait qu’elle la tourne comme bon luy ſemble : & il luy ſemble touſiours à propos de la rendre tres agreable. Il me ſouuient d’vn iour entre les autres, qu’Aronce, Horace, & moy, eſtions aupres d’elle, auec deux Dames de la ville, dont l’vne ſe nomme Sozoniſbe, & l’autre Barcé : car il eſt certain qu’on ne peut pas paſſer vne plus agreable Apreſdiſnée que celle que nous paſſaſmes chez Sulpicie. Ce qui cauſa cette conuerſation, fut qu’on vint à parler de ces deux Pheniciennes, qu’on venoit de marier à deux hommes, dont il y en auoit vn qui eſtoit deuenu fort amoureux de celle qu’il auoit eſpouſée, dés le premier inſtant qu’il l’auoit veuë, & qui auoit ceſſé de l’eſtre auſſi toſt apres ſes Nopces : & l’autre ayant eſpouſé celle qui luy eſtoit deſtinée ſans en eſtre amoureux, ſembloit l’eſtre deuenu depuis ſon Mariage. De ſorte que comme cét euenement auoit quelque choſe de ſingulier, & d’agreable, on examina d’abord cette bizarre auanture. Pour moy, dit alors Clelie, ie n’ay iamais pû comprendre qu’il fuſt poſſible d’aimer ce qu’on n’a pas eu loiſir de connoiſtre : ie conçois aiſément, pourſuiuit-elle, qu’vne grande beauté plaiſt dés le premier inſtant qu’on la voit : mais ie ne conçoy point du tout qu’on la puiſſe aimer en vn moment : & ie ſuis fortement perſuadée, qu’on ne peut tout au plus la premiere fois qu’on voit vne Perſonne, quelque aimable qu’elle puiſſe eſtre, ſentir autre choſe dans ſon cœur, que quelque diſpoſition à l’aimer. Comme vous n’auez iamais eu d’amour, repliqua Horace, il n’eſt pas fort eſtrange que vous ne ſçachiez point comment cette paſſion s’empare du cœur de ceux qu’elle poſſede : mais il eſt pourtant conſtamment vray, qu’on peut auoir de l’amour dés le premier iour qu’on voit vne Perſonne qu’on eſt capable d’aimer. I’auouë toutesfois que ſi on ne la voyoit que ce iour là, que cette amour ne ſeroit peut-eſtre pas aſſez forte pour donner vne longue inquietude : & qu’elle pourroit meſme finir auſſi promptement qu’elle auroit commencé. Car enfin, comme vne premiere eſtincelle ne peut faire vn grand embrazement, ſi on ne prend ſoin de ne la laiſſer pas eſteindre ; de meſme l’amour a beſoin qu’on l’entretienne pour l’accroiſtre : mais apres tout, comme cette eſtincelle ne laiſſe pas d’eſtre feu, quoy qu’elle n’ait encore ni grande lumiere, ni grande chaleur ; de meſme vn amour d’vn moment, ne laiſſe pas d’eſtre amour, quoy qu’elle ne vienne que de naiſtre. Il eſt certain, reprit Aronce, que l’amour peut pluſtoſt naiſtre en vn inſtant que l’amitié ; qui pour l’ordinaire eſt touſiours precedée par pluſieurs bons offices : mais ie ſuis pourtant perſuadé qu’vne amour qui n’a pas vn commencement ſi ſubit, & qui eſt deuancée par vne grande eſtime, & meſme par beaucoup d’admiration, eſt plus forte, & plus ſolide, que celle qui naiſt en tumulte, ſans ſçauoir ſi la perſonne qu’on aime, a de la vertu, ny meſme de l’eſprit : car i’ay oüy dire qu’il s’eſt trouué des hommes qui ſont deuenus amoureux de femmes, à qui ils n’auoient iamais parlé. Il s’en eſt meſme trouué, dit alors Sozoniſbe, qui ont aimé des femmes ſans les voir : & qui ont eu de l’amour pour vne Peinture. Pour ceux-là, adiouſta Barcé, ie penſe qu’on les peut pluſtoſt mettre au rang de ceux qui n’ont point de raiſon, qu’au rang de ceux qui ont de l’amour. En verité, repliqua Clelie en riant, ie penſe que ie trouuerois moins bizarre de voir vn homme fort amoureux d’vne fort belle Peinture, que de l’eſtre d’vne femme ſans beauté, ſans eſprit, & ſans vertu, cóme il s’en trouue quelques-vns qui le ſont. En mon particulier, repris-ie, ie trouue que la belle Clelie a raiſon : & que la plus grande des folies, eſt d’aimer ce qui n’eſt point aimable. Ie ſuis de voſtre ſentiment, repliqua Horace, mais ſoyez auſſi du mien : & aduoüez que toutes les grandes paſſions, ont vn commencement violent & qu’il n’y a rien qui face plus voir qu’vne amour doit eſtre ardente, & durable, que lors qu’elle naiſt en vn inſtant, ſans le ſecours de la raison. Ie tombe bien d’accord, reprit Aronce auec precipitation, qu’on peut commencer d’auoir de l’amour dés la premiere fois qu’on voit vne aimable Perſonne : mais ie n’aduoüeray pas que ceux qui ont ce premier ſentiment de paſſion plus violent que les autres, ayment dauantage, ny meſme ſi long temps : car cela eſt pluſtoſt vn effet de leur temperamment, que de la grandeur de leur paſſion. De ſorte que comme pour l’ordinaire, ceux qui ſont d’vn naturel ardent & prompt, n’aiment pas ſi conſtamment que les autres, parce qu’ils ſe laſſent de tout, & que ne pouuant demeurer long temps en vne meſme aſſiette, il faut de neceſſité qu’ils changent d’amour, comme d’autre choſe ; il s’enſuit de neceſſité que ceux qui aiment le plus promptement, ne ſont pas les plus conſtans. Mais enfin, dit Clelie, il ne s’agit pas de ſçauoir s’ils changent, ou s’ils ne changent pas, car ce n’eſt pas de cela dont i’entens parler : puis que ce que ie ſouſtiens eſt, qu’on ne peut auoir d’amour dés le premier moment qu’on voit vne femme. Ie vous aſſure Madame, reprit Horace, que ie connois vn homme, qui dés le premier iour qu’il vit vne des plus admirables Perſonnes de la Terre, eut ie ne ſçay quoy dans le cœur, qu’il l’occupa tout entier : qui luy donna de la ioye, & de l’inquietude : des deſirs, de l’eſperance, & de la crainte : & qui le rendit enfin ſi different de luy meſme, que ſi ce ne fut de l’amour qu’il eut dans le cœur, ce fut quelque choſe qui luy reſſembla fort. I’en connois vn autre (repliqua Aronce, ſans ſoubçonner rien de la paſſion d’Horace pour Clelie) qui a eu aſſez long temps de l’eſtime, & de l’admiration, ſans auoir de l’amour pour vne merueilleuſe Perſonne : il eſt vray que ie ſuis perſuadé que la raiſon qui l’empeſchoit alors d’en auoir, eſtoit qu’il ne croyoit pas qu’il luy fuſt permis d’aimer ce qu’il adoroit. Mais en commençant d’aimer, repliqua Clelie, a-t’il ceſſé d’adorer ? car ſi cela eſt, ie trouue que celle qu’il adoroit, deuroit ſouhaiter qu’il ne l’aimaſt pas. Ces deux ſentimens ne ſont pas incópatibles Madame, reprit Aronce ; & quoy que l’on puiſſe adorer des choſes qu’on n’aime pas, parce qu’elles paſſent notre cónoiſſance, on ne laiſſe pas d’en aimer qu’on adore. Pour moy, reprit Barcé entre ces deux ſentimens, i’aimerois mieux celuy qui conuient à vne Maiſtreſſe, que celuy qui n’appartient qu’à vne Deeſſe : & la tendreſſe du cœur, eſt ſi preferable à l’admiration de l’eſprit, que ie ne mets nulle comparaiſon entre ces deux choſes. En effet, adiouſta Sozoniſbe, la tendreſſe eſt vne qualité ſi neceſſaire à toutes ſortes d’affections, qu’elles ne peuuent eſtre agreables, ni parfaites ſi elle ne s’y rencontre. Ie comprens bien, repliqua Clelie, qu’on peut dire vne amitié tendre ; & qu’il y a meſme vne notable difference entre vne amitié ordinaire, & vne tendre amitié ; mais Sozoniſbe, ie n’ay iamais entendu dire vne tendre amour : & ie me ſuis touſiours figuré, que ce terme affectueux, & ſignificatif, eſtoit conſacré à la parfaite amitié : & que c’eſtoit ſeulement en parlant d’elle, qu’on pouuoit employer à propos le mot de tendre. Tant de Gens s’en ſeruent auiourd’huy, repliquay-ie, qu’on ne ſçaura bien toſt plus ſa veritable ſignification : ie voudrois pourtant bien empeſcher, dit Clelie, que ce mot qui ſignifie vne choſe ſi douce, ſi rare, & ſi agreable, ne fuſt prophané, cependant comme l’a dit Celere, tout le monde s’en ſert auiourd’huy. En mon particulier, repliqua Sozoniſbe, ie vous promets de ne m’en ſeruir iamais ſi ie ne le dois ; pourueû que vous veüilliez bien me faire entendre ſa veritable ſignification. Ie vous promets auſſi la meſme choſe, adiouſta Barcé ; car ie vous auouë ingenûment, qu’encore qu’il ne ſe paſſe preſques point de iour que ie ne die à quelqu’vne de mes Amies, que ie l’aime tendrement, & à quelqu’vn de mes Amis, que ie veux qu’il m’aime auec tendreſſe : i’auouë, dis-ie, que peut eſtre ne m’appartient-il pas de m’en ſeruir. Comme ie ſuis perſuadé, adiouſta Aronce, qu’il y a vne eſpece de tendreſſe amoureuſe, qui met autant de difference entre les amours de ceux qui l’ont, ou qui ne l’ont pas, que la tendreſſe ordinaire en met à l’amitié ; ie ſeray infiniment obligé à la belle Clelie, ſi elle veut nous bien définir la tendreſſe, & nous bien deſpeindre à quoy on la peut connoiſtre, & quel prix elle donne à l’amitié : afin que ie luy face voir en ſuite, que la tendreſſe iointe à l’amour, en redouble encore le prix. Comme i’ay naturellement l’ame tendre, reprit Clelie, ie penſe qu’il m’appartient en effet plus qu’à vne autre de parler de tendreſſe : & que Barcé auec tout ſon eſprit, ne le feroit pas ſi bien que moy. Ie vous ay deſia aduoüé, repliqua cette belle Perſonne, que ie ne ſçay pas trop bien ſi ie me ſers à propos de ce mot là : & pour vous parler encore auec plus d’ingenuité, ie vous aduoüeray meſme que ie ne ſçay pas preciſément ſi i’ay de la tendreſſe, ou ſi ie n’en ay point : c’eſt pourquoy ie vous ſeray infiniment obligée, ſi vous me faites voir la veritable difference d’vne amitié ordinaire, à vne tendre amitié. Elle eſt ſi conſiderable, repliqua Clelie, qu’on peut dire hardiment qu’il y en a preſques moins entre l’indifference, & l’amitié ordinaire, qu’entre ces deux ſortes d’amitiez. Car enfin, celle qui n’a point de tendreſſe, eſt vne eſpece d’amitié tranquile, qui ne donne ny de grandes douceurs, ni de grandes inquietudes, à ceux qui en ſont capables. Ils ont preſques l’amitié dans le cœur ſans la ſentir : ils cherchent leurs Amis, & leurs Amies, ſans empreſſement : ils en ſont eſloignez ſans en eſtre melancoliques : ils ne penſent guere à eux s’ils ne les voyent : ils leur rendent des offices ſans grande ioye : ils en reçoiuent auſſi ſans grande reconnoiſſance : ils negligent tous les petits ſoins : les mediocres maux de ceux qu’ils aiment ne les touchent guere : la generoſité & la vanité ont autant de part à tout ce qu’ils font que l’amitié : ils ont meſme vne certaine lethargie de cœur, qui fait qu’ils ne ſentent pas la ioye qu’il y a d’eſtre aimé de ce qu’on aime : ils ne mettent preſques point de difference entre la conuerſation des autres perſonnes, & celle de ceux à qui ils ont promis amitié : & ils aiment enfin auec tant de tiedeur, qu’à la moindre petite conteſtation qu’il y a entre eux & leurs Amis, ils ſont tous preſts à rompre & à rompre ſans peine. De plus, ils ne ſont point aſſez ſenſibles ny au mal ny au bien qu’on dit des Gens à qui ils ont promis amitié : car pour l’ordinaire ils s’oppoſent foiblement à ceux qui les attaquent, & les loüent eux meſmes ſans ardeur, & ſans exageration : ainſi l’on peut preſques dire qu’ils aiment comme s’ils n’aimoiét pas, tant cette ſorte d’amitié eſt tiede. Auſſi pour l’ordinaire leur affection eſt elle fort intereſſée ; & qui en chercheroit bien la cauſe, ne la trouueroit qu’en eux meſmes. En effet on voit tous les iours que ces Amis ſans tendreſſe, abandonnent ceux à qui ils ont promis affection, dés que la fortune les quitte : il y en a meſme qui ne peuuent ſouffrir les longues maladies de ceux qu’ils aiment : & qui ceſſent de les voir auec aſſiduité, dés qu’ils ne ſont plus en eſtat de les diuertir. Ce que vous dittes là m’eſt arriué vne fois, repliqua Sozoniſbe, car i’eus vne maladie languiſſante qui me fit bien connoiſtre qu’il n’eſt guere de tendres Amis. Au commencement que ie tombay malade, pourſuiuit cette belle Perſonne, on eut des ſoins de moy les plus grands du monde : mais lors que la longueur de mon mal m’eut fait deuenir fort melancolique, & que ie ne demandois plus que des remedes à ceux qui me venoient voir, au lieu de leur demander des mouuelles, ou de leur en dire, ie fus bien toſt en vne fort grande ſolitude : & ie ſçeus meſme que ceux que ie croyois eſtre mes meilleurs Amis en railloient. En effet, comme on demandoit vn iour à vn homme de ma connoiſſance, s’il y auoit long temps qu’il ne m’auoit veuë ? il reſpondit que iuſques à ce qu’il fuſt deuenu aſſez ſçauant en Medecine pour trouuer quelques remedes qui me puſſent guerir de ma melancolie, il ne me verroit pas : & la meſme choſe ayant eſté demandée à vne Dame, qui auoit touſiours parû eſtre de mes Amies particulieres, elle reſpondit auſſi cruellement, qu’à moins que de ſçauoir les vertus de toutes les Herbes, on ne pouuoit plus me faire de viſites, qui me fuſſent agreables : & qu’ainſi il valoit bien mieux me laiſſer en repos, que de ſe venir ennuyer en m’importunant. Il eſt vray, dit Aronce, que ce que la belle Sozoniſbe dit eſt fort veritable : & il eſt vray encore, adiouſta Horace, que pour l’ordinaire on ſe contente de pleindre les malheureux ſans les ſoulager. Iugez donc ie vous en coniure, adiouſta Clelie, ſi l’amitié ſans tendreſſe, eſt vne fort douce choſe : & ſi ie n’ay pas raiſon de ne vouloir point d’Amis, ny point d’Amies, qui n’ayent le cœur tendre, de la maniere que ie l’entens ? Car enfin ce n’eſt que cela ſeulement qui fait la douceur de l’amitié, & qui la fait conſtante, & violente tout enſemble. La tendreſſe a encore cela de particulier qu’elle luy donne meſme ie ne ſçay quel carractere de galanterie qui la rend plus diuertiſſante : elle inſpire la ciuilité & l’exactitude à ceux qui en ſont capables : & il y a vne ſi grande difference entre vn tendre Amy, et vn Amy ordinaire, qu’il n’y en a guere dauantage entre vn Amy tendre, & vn Amant. Mais pour bien definir la tendreſſe, ie penſe pouuoir dire, que c’eſt vne certaine ſenſibilité de cœur, qui ne ſe trouue preſques iamais ſouuerainemét, qu’en des perſonnes qui ont l’ame noble, les inclinations vertueuſes, & l’eſprit bien tourné : & qui fait que lors qu’elles ont de l’amitié, elles l’ont ſincere, & ardente : & qu’elles ſentent ſi viuement toutes les douleurs, & toutes les ioyes de ceux qu’elles aiment, qu’elles ne ſentent pas tant des leurs propres. C’eſt cette tendreſſe qui les oblige d’aimer mieux eſtre auec leurs Amis malheureux, que d’eſtre en vn lieu de diuertiſſement : c’eſt elle qui fait qu’ils excuſent leurs fautes, & leurs deffauts : & qu’ils loüent auec exageration leurs moindres vertus. C’eſt elle qui fait rendre les grands ſeruices auec ioye ; qui fait qu’on ne neglige pas les petits ſoins ; qui rend les conuerſations particulieres plus douces que les generales ; qui entretient la confiance ; qui fait qu’on s’apaiſe aiſément, quand il arriue quelque petit deſordre entre deux Amis ; qui vnit toutes leurs volontez ; qui fait que la complaiſance eſt vne qualité auſſi agreable à ceux qui l’ont, qu’à ceux pour qui on l’a ; & qui fait enfin toute la douceur, & toute la perfection de l’amitié. En effet, c’eſt elle ſeule qui y met de la ioye : & qui par vn priuilege particulier, fait que ſans tenir rien du deſreglement de l’amour, elle luy reſſemble pourtant en beaucoup de choſes. Ceux qui n’ont qu’vne amitié groſſiere & commune, ne ſe donnent pas ſeulement la peine de garder les plus belles Lettres de leurs Amis ; mais ceux qui ont vne amitié tendre, conſeruent auec plaiſir iuſques à leurs moindres billets : ils eſcoutent vne parole obligeante, auec vne ioye qui oblige ceux qui la leur ont ditte : ils ſçauent gré des plus petites choſes, & content les grandes qu’ils font pour rien : & par vn charme inexplicable, ceux qui ont vne veritable tendreſſe dans le cœur, ne s’ennuyent iamais auec ceux pour qui ils ont de l’amitié, quand meſme ils ſeroient malades, & melancoliques : iugez donc quelle difference il y a entre des Amis ſans tendreſſe, & des tendres Amis. Ha Madame, s’eſcria Aronce, ſi ie pouuois auſſi bien deffinir la tendreſſe de l’amour, que vous ſçauez bien deſpeindre celle de l’amitié, ie ferois aſſurément aduoüer à toute la Compagnie, qu’il eſt des Amans ſans tendreſſe, auſſi bien que des Amis. Il eſt vray, adiouſta Horace, que la belle Clelie a admirablement repreſenté cette precieuſe & delicate partie de l’amitié, que ſi peu de Gens connoiſſent. En mon particulier, dit alors Barcé en riant, i’auouë que de ma vie ie ne me ſuis ſeruie à propos du mot de tendreſſe : s’il eſt vray qu’il faille auoir poſitiuement dans le cœur, tout ce que Clelie vient de dire, pour auoir droit de dire qu’on aime tendrement. Il n’en eſt pas de meſme de moy, adiouſta Sozoniſbe, car il me ſemble que i’ay le cœur fait de la maniere dont il le faut auoir, pour oſer ſe vanter d’auoir de la tendreſſe. Pour moy, repris-ie, qui ay eu plus d’amour que d’amitié en ma vie, il m’importe plus de ſçauoir quelle eſt cette tédreſſe amoureuſe, qui met de la differéce entre les Amás, que celle qui en met entre les Amis : c’eſt pourquoy ie voudrois bien que la belle Clelie vouluſt permettre à Aronce, de dire ce qu’il en penſe. Quoy que i’aye encore beaucoup moins d’intereſt à cette eſpece de tendreſſe, repliqua-t’elle, que vous n’en auez à celle dont ie viens de parler ; ie conſens volontiers qu’Aronce vous aprenne à vous connoiſtre vous meſme, s’il eſt vray que vous ne vous connoiſſiez pas aſſez bien. Puis que vous me le permettez Madame, dit alors Aronce, ie diray hardiment, que la tendreſſe eſt vne qualité encore plus neceſſaire à l’amour, qu’à l’amitié. Car il eſt certain que cette affection qui naiſt preſques touſiours auec l’aide de la raiſon ; & qui ſe laiſſe conduire & gouuerner par elle ; pourroit quelquefois faire agir ceux dans le cœur de qui elle eſt, comme s’ils auoient de la tendreſſe, quoy que naturellement ils n’en euſſent pas : mais pour l’Amour, Madame, qui eſt preſques touſiours incompatible auec la raiſon, & qui du moins ne luy peut iamais eſtre aſſuiettie ; elle a abſolument beſoin de tendreſſe pour l’empeſcher d’eſtre brutale, groſſiere, & inconſiderée. En effet, vne amour ſans tendreſſe, n’a que des deſirs impetueux, qui n’ont ny bornes, ny retenuë : & l’Amant qui porte vne ſemblable paſſion dans l’ame, ne conſidere que ſa propre ſatiſfaction, ſans conſiderer la gloire de la Perſonne aimée : car vn des Principaux effets de la veritable tendreſſe, c’eſt qu’elle fait qu’on penſe beaucoup plus à l’intereſt de ce qu’on aime, qu’au ſien propre. Auſſi vn Amant qui n’en a point, veut tout ce qui luy peut plaire ſans reſerue : & il le veut meſme d’vne maniere ſi bruſque, & ſi inciuile, qu’il demande les plus grandes graces, comme ſi on les luy deuoit comme vn Tribut. En effet ces Amans fiers qui ſont ennemis de la tendreſſe, & qui en médiſent, ſont ordinairement inſolens, inciuils, pleins de vanité, aiſez à faſcher, difficiles à apaiſer, indiſcrets quand on les fauoriſe, & inſuportables quand on les mal-traite. Ils croyent meſme que la plus grande marque d’amour qu’on puiſſe donner, ſoit ſeulement de ſouhaiter d’eſtre tout à fait heureux, car ſans cela, ils ne connoiſſent ny faueurs, ny graces : ils content pour rien de fauorables regards ; de douces paroles, & toutes ces petits choſes qui donnent de ſi grands & de ſi ſenſibles plaiſirs, à ceux qui ont l’ame tendre. Ce ſont, dis-ie, de ces Amans qui ne liſent qu’vne fois les Lettres de leur Maiſtreſſe, de qui le cœur n’a nulle agitation quand ils la rencontrent ; qui ne ſçauent ny reſver, ny ſoupirer agreablement ; qui ne connoiſſent point vne certaine melancolie douce qui naiſt de la tendreſſe d’vn cœur amoureux ; & qui l’occupe quelquesfois plus doucement, que la ioye ne le pourroit faire. Ce ſont, dis-ie encore vne fois, de ces Amans de grand bruit, qui ne font conſiſter toutes les preuues de leur amour, qu’en deſpenſes exceſſiues : & qui ne ſentent rien de toutes les delicateſſes que cette paſſion inſpire. Leur ialouſie meſme eſt plus brutale, que celle des Amans qui ont le cœur tendre : car ils paſſent bien ſouuent de la haine qu’ils ont pour leurs Riuaux, à haïr meſme leur Maiſtreſſe. Où au contraire les Amans dont l’amour eſt meſlée de tendreſſe, peuuent quelquesfois reſpecter ſi fort leurs Maiſtreſſes, qu’ils s’empeſchent de nuire à leurs Riuaux en certaines occaſions, parce qu’ils ne le pourroient faire ſans les irriter. Pour moy, dit Horace, ie ne ſçay point diſcerner la tendreſſe d’auec l’amour dans vn cœur amoureux : car cette paſſion quand elle eſt violente, occupe ſi fort ceux dont elle s’empare, que toutes les qualitez de leur ame deuiennent ce qu’elle eſt, ou prennent du moins quelque impreſſion amoureuſe. Il eſt vray que l’amour occupe entierement le cœur d’vn Amant, reprit Aronce, mais il eſt vray auſſi que ſi vn Amant a le cœur naturellement tendre, il aimera plus tendrement que celuy qui ſera d’vn temperamment plus fier, & plus rude. Ainſi ie ſouſtiens, que pour bien aimer, il faut qu’vn Amant ait de la tendreſſe naturelle, deuant que d’auoir de l’amour : & cette precieuſe & rare qualité qui eſt ſi neceſſaire à bien aimer, a meſme cét auantage qu’elle ne s’aquiert point, & que c’eſt veritablement vn preſent des Dieux, dont ils ne ſont iamais prodigues. On peut en quelque façon aquerir plus d’eſprit qu’on n’en a :on peut preſques ſe corriger de tous les vices, & aquerir toutes les vertus : mais on ne peut iamais aquerir de la tendreſſe. On peut ſans doute ſe déguiſer quelquesfois : mais ce ne peut eſtre pour long temps : & ceux qui ſe connoiſſent en tendreſſe, ne s’y ſçauroient iamais tromper. En effet, toutes les paroles, tous les regards, tous les ſoins, & toutes les actions d’vn amant qui n’a point le cœur tendre, ſont entierement differentes de celles d’vn Amant qui a de la tendreſſe : car il a quelquesfois du reſpect ſans auoir d’vne eſpece de ſoumiſſion douce, qui plaiſt beaucoup dauátage : de la ciuilité, ſans agréement : de l’obeïſſance, ſans douceur : & de l’amour meſme, ſans vne certaine ſenſibilité delicate, qui ſeule fait tous les ſuplices, & toutes les felicitez de ceux qui aiment : & qui eſt enfin la plus veritable marque d’vne amour parfaite. Ie poſe meſme pour fondement, qu’vn Amant tendre ne ſçauroit eſtre ny infidelle, ny fourbe, ny vain, ny indolent, ny indiſcret : & que pour n’eſtre point trompé ny en amour, ny en amitié, il faut autant examiner ſi vn Amant ou vn Amy ont de la tendreſſe, que s’ils ont de l’amour ou de l’amitié. Comme Aronce parloit ainſi, le Prince de Numidie entra, & vn moment apres Maharbal : ſi bien que la conuerſation ayant changé d’obiet, toute la Compagnie s’en alla peu de temps apres, à la reſerue de ce violent Amant de Clelie. Au ſortir de là ie fus auec Aronce chez le Prince de Carthage : mais quoy que l’incomparable Amilcar euſt ce ſoir là tout l’enioüement de ſa belle humeur, & que tous ceux qui ſe trouuerent aupres du Prince de Carthage, aduoüaſſent qu’ils ne luy auoient iamais entendu dire de plus agreables choſes, Aronce parut pourtant eſtre aſſez melancolique : & ſa reſverie fut ſi generalement remarquée, qu’Amilcar me demanda ſi ie n’en ſçauois point la cauſe. De ſorte que l’ayant obſerué plus ſoigneuſement, ie pris garde qu’en effet Aronce n’eſtoit pas où il eſtoit : & qu’il auoit quelque choſe dans l’ame qui l’occupoit extrémement. Si bien que dés que nous fuſmes retirez (car nous logions alors enſemble) ie me mis à le preſſer de me dire la cauſe de ſa reſverie. D’abord il voulut me deſguiſer la verité : mais à la fin lors que ie ne ſongeois plus à luy rien demander, parce que ie croyois qu’il ne me vouloit rien dire ; il s’arreſta vis à vis de moy, apres s’eſtre promené quelque temps : & prenant la parole, vous n’eſtes guere opiniaſtre, me dit-il, à demander ce que vous voulez ſçauoir : & vous n’auez aſſurement guere d’enuie de me conſoler de la melancolie que i’ay, puis que vous ne me preſſez pas dauantage de vous en aprendre la cauſe. Ha Aronce (m’eſcriay-ie en le regardant fixement) ie n’ay que faire de vous la demander : puis qu’il faut infailliblement que vous ſoyez amoureux, pour penſer vne auſſi bizarre choſe que celle que vous venez de me dire. Car enfin ie vous ay prié auec tendreſſe, de me dire ce qui cauſe voſtre chagrin : & vous me l’auez refuſé comme vn homme qui ne me le vouloit iamais accorder. Cependant vn moment apres, vous vous fâchez de ce que ie ne vous demande plus ce que vous venez de me refuſer : & ie vous trouue meſme tout diſpoſé à me prier d’entendre ce que vous ne vouliez iamais dire il n’y a qu’vn inſtant. C’eſt pourquoy ie conclus aueque raiſon, ce me ſemble, que vous eſtes amoureux : puis qu’il eſt vray qu’il n’y a que l’amour ſeulement qui puiſſe faire faire vne auſſi bizarre choſe que celle-là. Il eſt vray Celere, me dit-il, ie ſuis amoureux & quoy que vous me diſiez preſques des iniures, il faut pourtant que vous ſoyez l’vnique Confident de ma paſſion : & que ie vous die ce que ne ſçaura peut-eſtre iamais l’admirable Perſonne que i’adore, quoy que ie la voye tous les iours. Vous aimez donc Clelie, luy dis-ie, car il me ſemble que ce n’eſt qu’elle ſeule que vous voyez auec aſſiduité. Ouy Celere, i’aime Clelie, repliqua-t’il, & ie l’aime ſi ardemment, & ſi tendrement, que ſelon toutes les apparences, ie vay deuenir le plus malheureux homme de la Terre. Il me ſemble pourtant, luy dis-ie, que ſi i’eſtois en voſtre place, ie m’eſtimerois fort heureux : car enfin, comme vous auez eſté eſleué dans la Maiſon de Clelius, vous viuez auec Clelie auec la meſme liberté que ſi elle eſtoit voſtre Sœur : & ſon Pere & ſa Mere vous regardent en effet comme ſi vous eſtiez ſon Frere. Il eſt vray Celere, reprit-il, mais ils ne me regardent pas comme ſon Amant : & ie ſuis fortement perſuadé que s’ils me regardoient comme tel, ils me haïroient autant qu’ils m’aiment : & qu’ils penſeroient auoir droit de m’accuſer d’vne ingratitude effroyable, & d’vne preſomption terrible. En effet, ie dois la vie au genereux Clelius, & ie ne ſçay à qui ie dois ma naiſſance : il m’a trouué dans les Flots : il m’a ſauué d’vn peril eſpouuantable : il m’a eſleué auec vn ſoin extréme : ie luy dois tout ce que i’ay de vertu : & ie ſerois ſans doute le plus laſche de tous les hommes, ſi ie faiſois volontairement vne choſe qui luy doit déplaire. Cependát quoy que ie ſois aſſuré qu’il ne trouueroit nullement bon qu’vn inconnu oſaſt tourner les yeux vers ſon admirable Fille, ie ne ſçaurois m’en empeſcher : & ie ſens bien que ie ne pourray iamais ceſſer de l’aimer. Ainſi me voyant deſtiné à aimer ſans eſperance, ie n’ay qu’à me preparer à des ſuplices inimaginables : car ie ne ſçache rien de plus cruel, que de ne pouuoir auoir de l’amour ſans auoir de l’ingratitude. Vous auez l’ame ſi grande &, le cœur ſi bien fait, repris-ie, que ie ne tiens pas poſſible que Clelius mette en doute que voſtre naiſſance ne ſoit tres illuſtre. Quand il en ſeroit aſſuré, repliqua-t’il, ie ne ſerois pas en droit d’eſperer de poſſeder Clelie, quand meſme il ſeroit poſſible que cette merueilleuſe Fille ne me haïſt point : car puis que Clelius la refuſe à Maharbal, qui eſt d’vne naiſſance tres haute, qui eſt tres riche, & qui a la premiere authorité dans vne des premieres Villes du Monde, il la refuſeroit bien à vn malheureux, qu’il regarderoit touſiours comme vn ingrat : & qui ſeroit peut-eſtre meſme regardé de Clelie comme vn homme qui chercheroit autant à s’enrichir en l’eſpouſant, qu’à ſe rendre heureux par la ſeule poſſeſſion de ſa perſonne. Ainſi mon cher Celere, ie n’ay rien à eſperer : car ſi Clelius demeure dans les ſentimens où il m’a dit qu’il eſt, il ne donnera iamais ſa Fille qu’à vn Romain : & s’il en change, il la donnera apparemment à Maharbal. Mais à vous dire la verité ie ne crains pas trop cette derniere diſgrace : ie n’en ſuis pourtant pas moins à pleindre, adiouſta-t’il, car eſtant aſſuré que ie ne ſuis point de Rome, quand ie ſerois aſſez heureux pour apprendre que ie ſerois d’vne naiſſance proportionnée aux ſentimens que i’ay dans le cœur, Clelius me refuſeroit Clelie, comme il la refuſe à mon Riual. Mais helas ! ie ſuis meſme bien eſloigné de cét eſtat là ! & puis que ie ne ſçay qui ie ſuis : & que ſelon toutes les apparences ie ne le ſçauray iamais. Cependant i’aime Clelie, ie l’aime ſans eſperance, & ie l’aime meſme auec la reſolution de ne le luy dire point, & de ne murmurer pas ſi elle s’irrite d’eſtre aimée de moy, en cas qu’elle deuine la paſſion que i’ay pour elle : iugez donc apres cela mon cher Amy, ſi ie n’ay pas ſuiet d’eſtre melancolique. Pour moy, luy dis-ie, qui ſuis perſuadé que la trop grande prudence eſt bien ſouuent inutile en amour ; ſans conſiderer tout ce que vous conſiderez, ie ferois diuerſes choſes : car ie combatrois ma paſſion autant que ie le pourrois : & ſi ie ne la pouuois vaincre, ie chercherois à me perſuader tout ce qui la pourroit flatter : & ie n’oublierois rien de tout ce qui me pourroit tromper agreablement. Pour la premiere choſe, repliqua Aronce, ie ſuis reſolu de la faire, quoy que ie ſois perſuadé que ie la feray inutilement : mais enfin ie dois cela à la generoſité de Clelius : & il faut, s’il a vn iour quelque choſe à me reprocher, que ie n’aye du moins rien à me reprocher à moy meſme. Mais pour la derniere, ie ne ſeray iamais en pouuoir de ſuiure voſtre conſeil : car bien loin de chercher à me tromper agreablement, ie cherche malgré que i’en aye, à me rendre plus malheureux. En effet il y a des inſtans où ie croy que Clelius ne ſçaura iamais ma naiſſance, non plus que moy : & il y en a d’autres où ie croy que i’aprendray, & qu’il aprendra, que ie ſuis Fils de quelque Ennemy de Rome, ou de quelque Amy de Tarquin. Ie pleins eſtrangement mes Amis des malheurs qui leur arriuent, luy repliquay-ie, mais ie ne les ſçaurois pleindre de ceux qu’ils ſe font : c’eſt pourquoy ne vous attendez pas d’auoir nulle part à ma compaſſion, lors que vous ne ſouffrirez que les maux que vous vous ferez à vous meſme. Apres cela comme il eſtoit déja tard nous nous couchaſmes : mais ie mentirois ſi ie diſois que nous dormiſmes paiſiblement : car il eſt vray qu’Aronce ne dormit point du tout, & qu’il me réueilla diuerſes fois pour me parler de ſa paſſion. Mais enfin Madame, comme il a vne generoſité merueilleuſe, il ſe mit effectiuement dans la fantaiſie, de s’oppoſer de toute ſa force à l’amour qu’il auoit dans l’ame, & il n’oublia rien pour cela : car il alloit le moins qu’il pouuoit aux lieux où eſtoit Clelie ; il cherchoit Clelius en ſon particulier, ſans chercher ſon admirable Fille ; & il s’attachoit ſi fort aupres du Prince de Carthage, & auec Amilcar, qu’il n’y auoit perſonne qui ne creûſt qu’il auoit plus d’ambition que d’amour. Horace meſme, tout ſon Amy & tout ſon Riual qu’il eſtoit, ne s’aperçeut point de l’amour qu’il auoit pour Clelie : le Prince de Numidie auſſi n’en eut aucun ſoubçon : & Clelie meſme ne ſe l’imagina pas. Cependant comme elle vouloit eſuiter ſoigneuſement de donner les occaſions au Prince de Numidie de luy parler de ſon amour, elle auoit donné vn ordre ſi general de ne la laiſſer iamais ſeule, que quand Aronce euſt eſté aſſez hardy pour luy vouloir dire qu’il l’aimoit, il n’euſt pû en trouuer l’occaſion. De ſorte que comme rien n’augmente dauantage vne amour naiſſante, que la difficulté de la dire, Horace de ſon coſté, deuint bien toſt auſſi amoureux qu’Aróce. Mais comme il aime naturellemét à faire ſecret de toutes choſes, il ne dit rien de ſa paſſion ny à Aronce, ny à moy : ainſi ces deux Amis eſtoient Riuaux ſans auoir ſuiet de ſe pleindre l’vn de l’autre, parce qu’ils ignoroient eſgallement leur amour. Pour le Prince de Numidie, comme il regardoit Aronce comme s’il euſt eſté Frere de Clelie, il luy donnoit mille marques d’amitié, ſans luy deſcouurir ſa paſſion : afin qu’eſtant ſon Amy, il luy fuſt fauorable quand l’occaſion s’en preſenteroit. Pour Maharbal, moins il voyoit de correſpondance à ſon amour dans le cœur de Clelie, plus ſa paſſion augmentoit : & plus Clelius luy aportoit de raiſons pour luy prouuer qu’il ne deuoit point ſonger à marier ſa Fille à Carthage, puis qu’il auoit intention d’aller à Rome dés qu’il pourroit y retourner, plus il s’opiniaſtroit à vouloir faire reüſſir ſon deſſein. De ſorte que Clelius & Sulpicie eſtoient extrémement affligez de ſe voir ſous le pouuoir d’vn homme amoureux : & d’vn homme à qui ils vouloient refuſer tout ce qui pouuoit ſatisfaire ſa paſſion. D’autre part quoy que Sulpicie teſmoignaſt auoir beaucoup d’amitié pour Horace, parce que Clelius le vouloit ainſi, il eſtoit pourtant vray que dans le fonds de ſon cœur, elle auoit quelque ſecrette diſpoſition à ne rendre pas iuſtice à ſon merite : parce qu’il eſtoit Fils d’vne Perſonne dont Clelius auoit eſté fort amoureux, & qu’il auoit penſé autrefois eſpouſer. Si bien que Sulpicie conſeruant encore quelques reſtes de ialouſie, qui luy perſuadoient que ſon Mary n’aimoit Horace que parce qu’il auoit encore quelque agreable ſouuenir de l’amour qu’il auoit euë pour ſa Mere, elle auoit ſans doute beaucoup moins de diſpoſition à l’aimer que Clelius : & elle aimoit bien plus tendrement Aronce qu’Horace. Pour Clelie elle les eſtimoit tous deux : mais comme elle eſtoit equitable, elle voyoit bien que s’il y auoit quelque eſgalité entre ces deux hommes, pour ce qui regardoit les qualitez eſſentiellement neceſſaires aux honneſtes Gens, il n’y en auoit pas autant pour l’agréement de l’humeur, ny pour celuy de la perſonne : eſtant certain qu’Aronce eſt beaucoup au deſſus de ſon Riual, quoy que ſon Riual ſoit preſques au deſſus de tous les autres hommes. Ainſi Clelie penchoit par choix du coſté d’Aronce : ioint qu’ayant veſcu auecque luy dans ſon Enfance, comme s’il euſt eſté ſon Frere, il y auoit entre elle & luy vne familiarité plus grande, qu’entre Horace & elle, quoy qu’il fuſt Romain : & quoy que Clelius luy commandaſt de viure aueque luy comme ſi elle euſt eſté ſa Sœur. Les choſes eſtant donc en ces termes, il y eut quelques Factions à Carthage qu’il n’eſt pas neceſſaire que ie m’amuſe à vous deſmeſler, d’où l’illuſtre Prince que ſuiuoit Amilcar eut quelque part : ſi bien que l’intereſt de ſes affaires l’obligeant de ſe retirer à Vtique qui eſt à luy, il s’y retira ſuiuy de toutes ſes Creatures. De ſorte qu’Aronce trouuant cette occaſion de s’eſloigner de Clelie, pour taſcher de voir ſi l’abſence le pourroit guerir, le ſuiuit, & ie le ſuiuis auſſi bien que luy. Pour Clelius il conſentit volontiers qu’Aronce à qui la Fortune ſembloit n’auoir laiſſé aucun eſtabliſſement, en cherchaſt vn aupres d’vn grand Prince : ainſi Aronce partit de Carthage auec ſon conſentement, ſans qu’il s’imaginaſt qu’il ne s’eſloignoit de luy, que pour taſcher de n’auoir plus d’amour pour ſon admirable Fille. Mais ce qu’il y eut de remarquable, fut que le Prince de Numidie, & Horace, qui ne ſçauoient pas qu’Aronce fuſt leur Riual, firent tout ce qu’il purent pour l’empeſcher de ſuiure le Prince de Carthage : car comme ils ſçauoient tous deux qu’il eſtoit fort leur Amy, & qu’ils remarquoient qu’il eſtoit tres bien aupres de Clelie, ils s’imaginoient qu’ils perdoient beaucoup en le perdant : & que quand le temps ſeroit venu, où ils pourroient deſcouurir la paſſion qu’ils auoient dans l’ame, ils en receuroient de grands offices. Mais enfin ſans que le Prince de Numidie & Horace diſſent la veritable raiſon qui les obligeoit à conſeiller à Aronce de ne s’attacher pas au Prince de Carthage, & ſans qu’Aronce leur diſt auſſi celle qui faiſoit qu’il ne ſuiuoit pas leurs cóſeils, nous partiſmes, cóme ie l’ay déjà dit : & nous partiſmes meſme ſans qu’Aróce euſt entretenu Clelie en particulier : car il luy dit adieu en preſence de Sulpicie, d’Horace & de moy : qui ſçauois ſeul le ſecret de ſon cœur. Auſſi fus-ie le ſeul qui remarquay la peine qu’il eut à ſortir de chez Clelius : car nous y rentraſmes trois fois ſur des pretextes ſi legers, qu’à la derniere il fut contraint de dire qu’il auoit oublié ce qui l’auoit obligé d’y rentrer, tant il trouua peu de vray-ſemblance au pretexte qu’il auoit inuenté pour reuoir Clelie encore vn moment. Mais enfin Madame, nous allaſmes à Vtique : où Aronce ſe trouua bien plus amoureux, & bien plus miſerable qu’à Carthage : où il arriua bien des choſes depuis noſtre départ. Car vous ſçaurez Madame, que Maharbal qui auoit vne paſſion dans l’ame la plus violente du monde, ne ſoubçonnant point du tout que le Prince de Numidie qui eſtoit en Oſtage entre ſes mains, euſt nul deſſein pour Clelie, ſe mit à ne faire plus autre choſe que luy parler de l’amour qu’il auoit pour elle ; de l’iniuſtice de Clelius ; & de la cruauté de ſa Fille : le coniurant de vouloir leur conſeiller à tous deux de changer de ſentimens : car enfin, diſoit-il au Prince Aderbal, n’eſt-ce pas vne terrible choſe, d’entendre dire à Clelius qu’il ne veut point marier ſa Fille qu’il ne ſoit retourné à Rome ? luy qui en eſt exilé depuis vn ſi long temps : luy qui eſt ennemy mortel de Tarquin, qui regne auec vne authorité ſi abſoluë, qu’il n’eſt pas croyable : que nulle puiſſance puiſſe le faire tomber du Throſne où ſa cruauté l’a ſi bien affermy. Cependant Clelius pretend ne marier ſa Fille, que quand il retournera à Rome : ou du moins de ne luy faire eſpouſer qu’vn Romain. Si bien que par ce moyen, il faut de neceſſité qu’il veûille donner la plus belle & la plus parfaite Perſonne de la Terre, à vn criminel banni : ou tout au plus à vn malheureux exilé. Iugez donc ſi i’ay ſuiet de me pleindre de Clelius ; & ſi ie n’ay pas lieu de croire, qu’il faut que luy, ou Clelie, ayent vne auerſion ſecrette pour moy qu’ils n’oſent me teſmoigner, parce qu’ils ſont ſous ma puiſſance. Mais pour empeſcher qu’ils ne l’eſprouuent telle qu’elle eſt, pourſuiuit-il, ie vous coniure quand vous en trouuerez l’occaſion, de taſcher de leur faire prendre de meilleurs ſentimens ; de peur de me forcer à en prendre à mon tour, qui ne leur ſeroient pas agreables. Le Prince de Numidie entendant parler Maharbal de cette ſorte, en fut ſi ſurpris, & ſi eſmeu, que l’agitation de ſon cœur paroiſſant malgré luy dans ſes yeux, elle fut remarquée par Maharbal. Il taſcha pourtant de ſe remettre : mais il acheua de ſe deſcouurir par ſes paroles ; car comme il ne pouuoit dire à Maharbal, que Clelius euſt tout à fait tort, & qu’il n’oſoit auſſi luy dire qu’il euſt raiſon, il prit vn milieu qui perſuada à celuy à qui il parloit, qu’il eſtoit ſon Riual. En effet il ſe mit à exagerer l’amour que les Romains auoient pour leur Patrie : l’iniuſtice qu’ils auoient de mettre vne fort grande difference entre des Eſtrangers & eux : & à vouloir luy perſuader en ſuite, que comme Clelius auoit cherché vn Aſile dans la Ville où il auoit la plus grande authorité, il eſtoit obligé de ne s’en ſeruir pas à le violenter en vne choſe qui deuoit eſtre tout à fait libre : adiouſtant encore beaucoup d’autres raiſons qui ne ſeruirent qu’à faire voir à Maharbal que ce Prince eſtoit amoureux de Clelie, & qu’il auoit choiſi vn mauuais Confident. De ſorte que cette penſée excitant vn fort grand trouble dans ſon eſprit, il quitta le Prince de Numidie aſſez bruſquement : & ſans differer dauantage, il fut chez Sulpicie ; où apres auoir eſté quelque temps en conuerſation generale il trouua l’occaſion de parler en particulier à Clelie : & il taſcha de luy perſuader qu’elle deuoit trouuer fort eſtrange, que Clelius ne pretendiſt la marier que quand il retourneroit à Rome : ou du moins ne luy faire eſpouſer qu’vn malheureux exilé, lors qu’il pouuoit luy donner le premier rang dans vne des premieres Villes du Monde. Seigneur, luy reſpondit Clelie, ce n’eſt pas à moy à examiner ſi mon Pere a raiſon de refuſer l’honneur que vous luy faites : & il ſuffit que ie ſçache que i’aurois tort de ne luy obeïr pas, pour m’obliger à ſuiure aueuglément toutes ſes volontez. Mais afin qu’il ne ſoit pas chargé de toute voſtre haine, ie vous aduoüeray ingenûment, que ie luy obeïrois auec vne douleur extréme, s’il me commandoit d’eſpouſer vn Africain, & de perdre l’eſperance de voir Rome : car il eſt conſtamment vray, qu’il y a dans mon cœur vne amour ſi forte pour la Patrie de mes Peres, que ce ſeroit me rendre tres malheureuſe, que de m’oſter l’eſperance d’y mourir. Si ie ne meurs bien toſt à Carthage, repliqua Maharbal, il y a pourtant apparence, que vous ne viurez pas à Rome. Helas ſeigneur, repliqua Clelie, tant qu’elle ſera ſous la tirannie de Tarquin, ie ne ſeray pas en pouuoir d’y aller : mais ie dis ſeulement que ie ſerois bien marrie d’en auoir perdu l’eſperance : c’eſt pourquoy ie vous coniure de ne vous opiniaſtrer pas à vouloir obliger mon Pere à conſentir à ce que vous deſirez : & d’auoir la generoſité d’entrer dans ſes ſentimens, & de croire que ſi vous eſtiez Romain, il vous prefereroit à tous les autres Romains. Et puis, adiouſta cette ſage Fille, il vous refuſe vne choſe qui vous eſt ſi peu auantageuſe, que vous deuriez pluſtoſt l’en remercier que de vous en pleindre. Car enfin s’il vous accordoit ce que vous ſemblez deſirer, on vous reprocheroit d’auoir preferé la Fille d’vn malheureux exilé, à tant de belles Perſonnes qui ſont à Carthage : & dont l’Alliance vous peut eſtre plus vtile, & plus agreable. Non non iniuſte Clelie, luy dit-il, n’entreprenez pas de me perſuader qu’il y ait quelque choſe qui me pûſt eſtre ny plus agreable, ny plus glorieux, que la conqueſte de voſtre cœur, car vous n’y reüſſiriez pas : & ſouffrez ſeulement que ie vous die, que ſi vous eſtes auſſi prudente que belle, vous ferez conſiderer à l’iniuſte Clelius, que Tarquin eſt plus puiſſant à Rome qu’il ne le fut iamais : que ſelon toutes les aparences il ne luy permettra pas d’y retourner : qu’il eſt fort douteux que la Fortune luy enuoye beaucoup de Romains exilez à choiſir (car Tarquin en fait plus mourir qu’il n’en exile) & que quand cela ſeroit, il ne luy ſeroit pas aiſé de faire la Feſte de vos Nopces à Carthage, ſi elle ſe faiſoit pour vn autre que pour Maharbal. Dittes luy encore, ie vous en coniure, qu’il peut eſtre heureux s’il le veut : & qu’il peut ſe rendre tres miſerable s’il me le rend. Ha Seigneur, repliqua genereuſement Clelie, ie ne ſçay point menacer mon Pere : mais ie ſçauray bien luy dire que ſi ma vie fait obſtacle à la tranquilité de la ſienne, ie ſuis preſte d’auoir recours à la mort : afin que vous oſtant la cauſe de voſtre amour, ie vous oſte auſſi celle de voſtre haine pour luy. Comme Clelie diſoit cela, le Prince de Numidie entra ; qui voyant Maharbal aupres d’elle, en rougit de deſpit : ſi bien que comme ſon Riual vit le changement de ſon viſage, il ſe confirma dans les ſentimens qu’il auoit deſia : & pour s’en eſclaircir encore mieux, il continua de parler bas à Clelie, durant qu’Aderbal parloit à Sulpicie, & à d’autres Dames qui eſtoient chez elle. Mais comme il eſt naturellement violent, il ne pût ſouffrir ce long entretien particulier, ſans en teſmoigner beaucoup de chagrin : de ſorte que Maharbal ne doutant plus du tout qu’il ne fuſt ſon Riual, prit la reſolution de ſe deffier de luy, au lieu de s’y confier comme il en auoit eu le deſſein. Cependant comme les affaires generales de la Republique, ne luy donnoient pas autant de loiſir que ſa paſſion en demandoit, il falut qu’il s’en allaſt, & qu’il laiſſaſt ſon Riual aupres de ſa Maiſtreſſe. Et en effet quoy que Clelie euſt accouſtumé d’eſuiter ſoigneuſement de parler en particulier au Prince de Numidie, depuis qu’il luy auoit deſcouuert ſon amour, elle ne le fit pas ce iour là auec le meſme ſoin : car elle auoit l’eſprit ſi occupé de ce que Maharbal luy auoit dit, qu’elle ne penſoit à autre choſe. Si bien que ſans qu’elle y priſt garde, le Prince de Numidie ſe mit aupres d’elle : & commença de luy parler comme vn homme qui auoit quelque choſe de particulier à luy dire. Clelie reuenant alors à elle meſme, ſe tourna vers luy : & le coniura de ne l’obliger point à le fuir comme elle feroit touſiours, s’il continuoit de luy parler de ſa paſſion. Car enfin, luy dit-elle, Seigneur, ſi vous vous opiniaſtrez à le faire, vous me forcerez à prendre la reſolution de ne conſiderer plus que vous eſtes vn fort Grand Prince : & à ne vous regarder que comme vn homme qui ne m’eſtime pas, puis qu’il ne ſe ſoucie point de me deſplaire. Plûſt aux Dieux Madame (luy dit alors le Prince de Numidie) que ie ne vous euſſe iamais dit que ie vous aime : ce ſouhait eſt ſans doute vn ſouhait fort extraordinaire à vn Amant auſſi paſſionné que ie le ſuis : mais il eſt pourtant vray, qu’il n’eſt preſentement rien que ie ne fiſſe, pour pouuoir faire que vous ignoraſſiez la paſſion que i’ay dans l’ame, quoy que ie ſçache bien qu’elle y ſera iuſques à la mort. Mais Madame, ce qui fait que ie parle comme ie fais, eſt que i’ay à vous aduertir que ſi vous ne ſortez bien toſt de Carthage, vous vous expoſez à eſtre la plus malheureuſe Perſonne du monde : & que vous offrant vn Aſile à la Cour du Roy mon Pere, ie crains que vous ne veüilliez point y aller, parce que ie vous ay deſcouuert mon amour. Cependant ie vous iure, & vous proteſte, que quoy que ie ſois plus amoureux que Maharbal, ie ne ſeray iamais auſſi iniuſte que luy. Clelie entendant parler ce Prince de cette ſorte, en fut extrémement ſurpriſe : car elle connut bien qu’il ſçauoit quelque choſe où elle auoit intereſt : auſſi luy parla-t’elle vn peu moins ſeuerement, afin de l’obliger à luy dire ce qui luy donnoit lieu de luy parler ainſi : & en effet ce Prince luy raconta ſa conuerſation auec Maharbal : continuant en ſuite à luy offrir vn Aſile en Numidie : & à luy proteſter auec autant de generoſité que d’amour, que quand il faudroit faire la Guerre pour la deffendre, il la feroit auec beaucoup de ioye. Clelie le remercia fort ciuilement de l’offre qu’il luy faiſoit : l’aſſurant toutesfois qu’elle ne croyoit pas que ſon Pere vouluſt ny deuſt l’accepter : adiouſtant encore qu’elle ne laiſſoit pas de luy en eſtre fort obligée. Cependant Aderbal ne ſe tenant pas refuſé, pour ce que luy auoit dit Clelie, parla le lendemain à Clelius : & luy repreſentant la grandeur de l’amour de Maharbal, celle de ſon authorité, & la violence de ſon temperamment, il luy fit aiſément comprendre que le ſeiour de Carthage eſtoit dangereux pour luy. Mais apres cela il luy offrit ce qu’il auoit deſia offert à Clelie : ſi bien que Clelius qui ne ſçauoit pas que ce Prince fuſt amoureux de ſa Fille, admira ſa generoſité, & luy donna mille loüanges. Mais apres tout Seigneur (luy dit-il lors qu’il eut ceſſé de le loüer) il ne ſeroit pas iuſte d’aller peut-eſtre recommencer la Guerre entre la Numidie, & les Carthaginois, pour vne choſe où ma malheureuſe Famille a ſeule intereſt. Vous eſtes en Otage par vn Traité de Paix, qui n’eſt pas encore entierement executé : ainſi Seigneur, ie ſerois fort iniuſte, ſi ie vous expoſois à eſtre mal-traité par Maharbal : & ſi i’expoſois le Roy voſtre Pere à auoir de nouueaux differens auec cette Republique : c’eſt pourquoy puis que Carthage ne m’eſt plus vn Aſile, il faut que ie taſche d’en ſortir, & d’en aller chercher vn ſi loin d’icy, que Maharbal n’ait pas le pouuoir de m’y nuire : auſſi bien y a t’il deſia long temps que i’ay enuie de me raprocher de Rome. Le Prince de Numidie ne ſe rendit pourtant pas encore : car il repreſenta à Clelius qu’il luy ſeroit tres difficile de s’en aller par mer, & qu’il luy ſeroit bien plus aiſé d’aller par terre en Numidie. Mais quoy qu’il luy pûſt dire, le genereux Clelius ne creût pas que veû les termes où en eſtoient alors les choſes entre ces deux Eſtats, il deuſt accepter l’offre d’Aderbal : ioint qu’ayant effectiuement enuie de ſe raprocher de Rome, il luy fut plus aiſé d’eſtre genereux, & de refuſer le Prince de Numidie, qui ſe trouua alors dans vn eſtrange embarras, puis qu’il ſe vit dans la neceſſité de ſouhaiter que la Perſonne qu’il aimoit s’eſloignaſt de Carthage, & s’en eſloignaſt pour touiours. Il ſe trouua meſme encore en vne plus grande peine : car comme il obſeruoit alors Maharbal de fort prés, il deſcouurit qu’il auoit deſſein de faire arreſter Clelius : en le faiſant accuſer d’auoir tramé quelque choſe contre la Republique, & d’auoir des intelligences ſecrettes auec le Prince de Carthage, aupres de qui eſtoit alors Aronce : car les choſes s’eſtoient fort broüillées depuis le départ de ce Prince. Ce qui obligeoit Maharbal d’auoir ce deſſein, eſtoit qu’il eſperoit qu’eſtant Maiſtre de la vie de Clelius, il le ſeroit bien toſt de Clelie : qu’il penſoit ne deuoir pas refuſer de l’eſpouſer, pour donner la vie & la liberté à ſon Pere : de ſorte que le Prince de Numidie croyant luy meſme que le deſſein de Maharbal pourroit reüſſir, & qu’il le verroit bien toſt poſſeſſeur de Clelie, s’il n’aduertiſſoit promptement Clelius ; il ne balança point, & fut trouuer Clelie à l’heure meſme, quoy qu’il creuſt bien que cét aduis auanceroit ſon eſloignement. Il eſt vray que dans la force de ſa paſſion, il eut deſſein de la ſuiure ſans luy en rien dire : mais enfin Madame, pour me haſter, de vous dire tout ce qui ſe paſſa alors, vous ſçaurez que le Prince de Numidie, apres auoir dit à Clélie les choſes du monde les plus touchantes, parla en ſuite à Clelius : à qui il fit ſçauoir ſi preciſément l’iniuſte deſſein de Maharbal, qu’apres en auoir conſulté auec Horace, & auec Sulpicie, il fut reſolu qu’ils ne ſongeroient plus à autre choſe qu’à ſortir promptement de Carthage. L’occaſion s’en preſenta meſme aſſez fauorable : car il y auoit alors vn Vaiſſeau de Siracuſe preſt à faire voile : ſi bien que Clelius traittant ſecretement auec celuy qui le commandoit, il luy promit de le receuoir auec toute ſa Famille dans ſon Nauire : & de l’y receuoir la nuit qui precederoit ſon départ. Et en effet ſans m’amuſer à vous dire des particularitez inutiles, il ſuffit que vous ſçachiez que malgré toutes les preuoyances de Maharbal ; les ſoins du Prince de Numidie, de Clelius, & d’Horace, firent tant que cette illuſtre Famille Romaine s’embarqua vn ſoir ſans qu’on s’en aperçeuſt. Si bien que ce Vaiſſeau de Siracuſe ſortit du Port à la pointe du iour ſans que Maharbal en ſçeuſt rien qu’il ne fuſt nuit : car comme il croyoit qu’Aderbal eſtoit amoureux de Clelie, il ne le ſoubçonnoit pas de pouuoir aider à ſa fuite : de ſorte que l’ayant veû tout le iour ce Prince l’auoit adroitement empeſché d’aller chez Clelius, afin qu’il ne ſçeuſt ſon départ que lors qu’il ne pourroit faire ſuiure Clelie, auec eſperance de la pouuoir retrouuer : car le temps auoit eſté ſi fauorable, qu’il n’y auoit pas d’aparence qu’vn autre Vaiſſeau pûſt ioindre celuy qui portoit cette belle & admirable Fille. Mais quoy que le Prince de Numidie ſe contraigniſt autant qu’il pouuoit, pour ne paroiſtre pas trop melancolique ; il fut pourtant ſi chagrin, que lors que Maharbal vint à ſçauoir le départ de Clelius & de ſa Famille, il ne douta point qu’Aderbal ne ſçeuſt la choſe. Il aprit meſme ce départ d’vne maniere qui l’irrita encore : puis qu’il ne ſçeut que Clelius eſtoit parti, que lors qu’il enuoya le ſoir chez luy pour l’arreſter comme vn Criminel. Il ſe ſeruit pourtant de la fuite de Clelius, pour authoriſer cette violence : car il fit aſſembler tous les Suffettes (c’eſt ainſi qu’on appelle ceux qui ont part au Gouuernement de la Republique) & leur dit qu’il paroiſſoit aſſez qu’il eſtoit Criminel puis qu’il s’enfuyoit. Cependant comme il eſtoit tres violent, & qu’Aderbal dit quelque choſe qui luy fit croire qu’il auoit ſçeu la fuite de Clelie, il s’aſſura de ſa perſonne : publiant qu’il auoit eu part à tout ce que Clelius auoit tramé auec Aronce, & auec Amilcar : Maharbal cherchant alors à ſe vanger ſur ſon Riual, de l’inſenſibilité de ſa Maiſtreſſe. Il creût meſme qu’il pourroit peut-eſtre retrouuer Clelie par cette voye, parce qu’il s’imagina que ce Vaiſſeau de Siracuſe dans quoy elle s’eſtoit embarquée, n’auroit ſerui qu’à la faire ſortir de Carthage : & l’auroit remiſe à terre pour aller apres chercher quelque Aſile où Aderbal iroit la trouuer dés qu’il pourroit ſe deſrober : ſi bien que dans ce ſentiment là, ce Prince fut gardé tres exactemét, & traité meſme auec aſſez de rigueur. Maharbal ne laiſſa pas auſſi d’enuoyer diuers Vaiſſeaux apres celuy qui luy enleuoit ſa Maiſtreſſe, quoy qu’auec peu d’eſperance : car outre qu’il ne croyoit pas qu’elle tinſt la route de Siracuſe, il y auoit trop long temps qu’elle eſtoit partie pour pouuoir raiſonnablement eſperer de la retrouuer : toutesfois cóme c’eſt le propre de l’amour, de ne negliger rien, Maharbal aima mieux faire cent choſes inutiles, que de manquer à en faire vne qui luy pûſt ſeruir. Mais durant que cét Amant irrité ne ſçauoit ſur qui ſe váger du malheureux ſuccès de ſon amour, & qu’il s’en vangeoit ſur vn autre Amant qui n’eſtoit pas mieux traité que luy ; pendant dis-ie, que le malheureux Aderbal ſouffroit vne iniuſte Priſon, & qu’il enduroit des maux incroyables ; Aronce qui ne ſçauoit rien de ce qui ſe paſſoit à Carthage connoiſſoit que l’abſence ne le gueriſſoit pas, & ſe repentoit de s’eſtre eſloigné de Clelie : car en l’eſtat où eſtoient alors les choſes, il n’y auoit pas moyen de ſonger ſeulement à retourner à Carthage. De ſorte qu’Aronce eſtoit ſi triſte, & ſi melancolique, qu’on ne pouuoit preſques l’eſtre dauantage, il le fut pourtant encore plus, lors qu’vn Eſclaue vint luy aporter vne Lettre que Clelius luy auoit eſcrite en partant, & qu’il auoit confiée à cét Eſclaue qui la luy rendit. D’abord il eut beaucoup de ioye, parce qu’il eſpera d’auoir des nouuelles de Clelie : mais il eut en ſuitte vn deſeſpoir ſans égal, lors qu’il vit que cette Lettre qu’on luy aportoit contenoit à peu prés ces paroles, ſi ma mémoire ne me trompe.