Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/02

Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 29-88).

HORACE,

A STENIVS.



VN tremblement de Terre ayant mis la rigoureuſe Clelie en ma puiſſance, ie m’en vay chercher vn Aſile à Perouſe, où vous m’enuoyerez toutes les choſes que celuy qui vous rend ma Lettre vous dira : & où vous me manderez, pour augmenter ma ſatiſfaction, quel aura eſté le deſeſpoir de mon Riual.


La lecture de cette Lettre donna vne ſi ſenſible ioye à Aronce, qu’on ne la ſçauroit exprimer : car non ſeulement il aprenoit que Clelie eſtoit viuante ; mais il ſçauoit en meſme temps que ſon Riual la menoit en vn lieu, où l’honneur & la Nature l’obligeoient d’aller, & où il n’euſt peut-eſtre pas eſté, s’il euſt ſçeu que ſa Maiſtreſſe euſt eſté ailleurs. Si bien que diſant promptement la choſe à Clelius, & à Sulpicie, il ſe reſolut de partir dés le lendemain : & en effet il partit auec vn Eſquipage qui n’auoit rien de plus magnifique qu’vn Gendre de Clelius le deuoit auoir, n’ayant que trois ou quatre Eſclaues aueque luy. Il eſt vray qu’il obligea vn Amy qu’il auoit fait à Capouë, & qui ſçauoit tout le ſecret de ſa fortune, de faire ce voyage : afin que s’il luy reüſſiſſoit heureuſement, il pûſt luy faire partager ſon bonheur. Cét agreable Amy, qui ſe nommoit Celere, eſtant donc toute la conſolation d’Aronce, ils partirent de Capouë : laiſſant ordre à Clelius, & à Sulpicie, de leur enuoyer par vne voye ſeure toutes les choſes qu’ils ſçauoient eſtre neceſſaires, pour faire que le voyage d’Aronce euſt le ſuccés qu’il ſouhaitoit : apres quoy ces deux Amis le commencerent & le pourſuiuirent ſans aucun obſtacle, quoy que le chemin ſoit aſſez long : iuſques à ce qu’eſtant arriuez vn ſoir au bord du Lac de Thraſymene, ils s’arreſterent pour en regarder la beauté. Et en effet il eſtoit digne de la curioſité de deux hommes auſſi pleins d’eſprit qu’Aronce & Celere : car comme il a trois belles & agreables Iſles, elles auoient alors chacune vn aſſez beau Chaſteau : & tout à l’entour du Lac il y auoit pluſieurs Villages, & pluſieurs Hameaux, qui rendoient ce Païſage vn des plus beaux du Monde. Mais à peine Aronce & Celere eurent-ils eu le loiſir de conſiderer la grandeur & la beauté de ce Lac ; qu’ils virent ſortir de la Pointe d’vne de ces Iſles deux petites Barques, dans vne deſquelles Aronce vit la chere Clelie & Horace, auec ſix hommes l’Eſpée à la main, qui se deffendoient contre dix qui eſtoient dans l’autre. Cette veuë le ſurprit d’vne telle ſorte, que d’abord il ne vouloit pas croire ſes yeux ; mais Celere luy ayant confirmé qu’ils ne le trompoient pas, il creût en effet qu’il voyoit & sa Maiſtreſſe, & ſon Riual : & il luy ſembla meſme que celuy qui eſtoit à la Prouë de la ſeconde Barque, eſtoit le Prince de Numidie qu’il aimoit fort. En cet inſtant Aronce ſe trouua bien embarraſſé : car il n’y auoit point de Bateau proche du lieu où il eſtoit, & il falloit faire prés de deux Mille pour en trouuer, à ce que luy dit vn Guide du Païs qui le deuoit mener iuſques à Perouſe. Cependant il falut qu’il ſe reſoluſt à aller iuſques là : car comme les deux Barques s’eſloignoient touſiours de luy en combatant, comme ſi elles euſſent voulu prendre la route de la ſeconde Iſle du Lac, il iugeoit bien que quand il auroit entrepris de forcer ſon Cheual à nâger, il n’auroit iamais pû les ioindre : car Horace faiſoit ramer avec vne diligence eſtrange. De ſorte que voyant encore plus d’aparence de pouuoir ſecourir ſa Maiſtreſſe en allant au lieu où on luy diſoit qu’il trouueroit des Bateaux, il pouſſa ſon cheual à toute bride vers vn endroit où le Lac s’enfonçoit dans vn grand Bois, dont il falloit trauerſer vn coin pour aller à vne Habitation où ce Guide d’Aronce aſſuroit qu’il y auoit touſiours des Bateaux. Mais en y allant il regardoit continuellement vers les Barques qui combatoient, & voyoit à ſon grand regret qu’elles s’eſloignoient touſiours de luy : & qu’il faloit meſme qu’il s’en eſloignaſt encore pour ſe mettre en eſtat de s’en pouuoir approcher. Comme il eſtoit donc occupé par vne ſi fâcheuſe penſée, & qu’il alloit auec vne diligence incroyable vers le lieu où il penſoit trouuer des Bateaux ; ſon Amy qui n’auoit pas l’eſprit ſi occupé que luy, entendit vn bruit d’armes & de cheuaux, qui luy fit tourner la teſte pour voir ſi leurs Gens les ſuiuoient : mais il ne vit ny leurs Gens ny leur Guide : car comme Aronce & luy auoient pouſſé leurs cheuaux à toute bride, le Bois les deſroboit à leur veuë : ſi bien qu’apellant Aronce, afin qu’il ſongeaſt à luy, & qu’il ne s’engageaſt pas legerement ; il luy dit ce qu’il oyoit ; voyát bien que ſa reſverie l’empeſchoit de l’entendre. Mais à peine le luy eut-il dit, qu’vn Eſclaue tout couuert de ſang, ſortant d’entre ces Arbres, s’auança vers eux : & leur adreſſant la parole ; eh de grace, leur dit-il, qui que vous ſoyez, venez ſecourir le Prince de Perouſe, que des Traiſtres veulent aſſaſſiner. A ces mots, Aronce leua les yeux au Ciel, comme pour luy demander ce qu’il deuoit faire, en vne occaſion où tant de puiſſantes raiſons deuoient mettre de l’irreſolution dans ſon cœur. Mais il ne fut pas vn moment en cét eſtat : car il vit effectiuement vn Vieillard de bonne mine, que cét Eſclaue qui luy auoit parlé, luy dit eſtre Mezence Prince de Perouſe, qui ſe reculoit en ſe deffendant contre ſix hommes qui le pourſuiuoient : vn deſquels qui paroiſſoit eſtre le Chef des autres, le preſſoit ſi viuement, qu’il eſtoit preſt de luy paſſer ſon Eſpée au trauers du corps : car encore que Mezence fuſt brave, il n’eſtoit plus en eſtat de pouuoir reſiſter à ceux qui l’attaquoient, parce qu’il eſtoit bleſſé en deux endroits, & qu’il ne paroit plus leurs coups qu’auec le tronçon de ſon Eſpée qui luy eſtoit demeuré à la main apres auoir eſté rompuë, par la peſanteur des coups qu’il auoit parez. Vn obiet ſi touchant, ne laiſſant alors nulle irreſolution dans l’ame d’Aronce, il fit ce que ſon grand cœur luy ſuggera : & fut auec vne valeur incroyable ſe mettre entre le Prince de Perouſe, & ſon ennemy, qui eſtoit preſt de luy trauerſer le cœur. Celere de ſon coſté ſeconda puiſſamment la valeur d’Aronce : qui dés le ſecond coup qu’il porta au Chef de ces Aſſaſſins, teignit ſon Eſpée dans ſon ſang. Mezence regardant alors ces deux Eſtrangers comme des Protecteurs que les Dieux luy enuoyoient ; & ne ſçachant pas qu’ils ſçeuſſent qui il eſtoit, leur dit pour les encourager encore à mieux faire, qu’ils ſeruoient un Prince qui ſçauroit bien les recompenſer : mais ils n’auoient que faire d’eſtre excitez à faire de grandes actions, puis que leur propre valeur faiſoit qu’ils n’en pouuoient faire d’autres, quand ils auoient les armes à la main. Cependant comme ces ſix hommes qui auoient attaqué Mezence, eſtoient tous determinez, & que le principal d’entre eux eſtoit vn des plus vaillans hommes du monde ; Aronce & Celere ſe trouuerent en fort grand peril : mais à la fin Aronce apres en auoir tué vn, & bleſſé deux, s’attacha principalement à vouloir vaincre celuy qui paroiſſoit eſtre le Maiſtre des autres : & en effet, il l’attaqua ſi vigoureuſement; il para ſi bien les coups que l’autre luy porta ; & il meſnagea ſi adroitement tous ſes auantages, durant que Celere & leurs Gens qui eſtoient arriuez, ſoutenoient les autres, qu’il le força à laſcher le pied ; & vn moment apres il le pourſuiuit si ardamment, qu’il le pouſſa contre de grands Arbres que le vent auoit abatus. De ſorte que ne pouuant plus reculer, il acheua de le vaincre : & luy paſſant ſon Eſpée au trauers du corps, il le vit tomber mort à ſes pieds : mais comme il eſtoit en cét eſtat, vn de ceux qui fuyoient deuant Celere, qui les pourſuiuoit, donna vn coup à Aronce, dont il luy trauerſa la cuiſſe, en penſant luy trauerſer le corps. Il eſt vray qu’il en fut puny par celuy qui le reçeut : car en ſe retournant, il luy deſchargea vn ſi peſant coup ſur la teſte, qu’il le renuerſa mort à ſes pieds. Cependant Mezence qui eſtoit deſia fort auancé en âge, s’affoiblit tellement des bleſſures qu’il auoit reçeuës, qu’il fut contraint de deſcendre de cheual, & de s’apuyer contre vn Arbre, ſouſtenu par ce fidelle Eſclaue qui auoit parlé à Aronce & à ſon Amy. D’autre part le Protecteur de ce Prince n’eſtant pas en eſtat de pouuoir ſouffrir long temps l’agitatió du cheual, à cauſe de la bleſſure qu’il auoit reçeuë à la cuiſſe, eſtoit en vn deſeſpoir eſtrange, de ſentir qu’il ne pouuoit plus aller où ſon amour l’apelloit. Neantmoins eſperant que le ſeruice qu’il venoit de rendre à Mezence, luy donnoit lieu d’attendre d’eſtre protegé par luy, il s’auança, quoy qu’auec beaucoup de peine, vers ce Prince : aupres de qui pluſieurs hommes de qualité qui tout d’vn coup eſtoient venus de diuers coſtez du Bois, s’eſtoient deſia rendus. Mais comme il voulut luy parler pour le ſuplier d’enuoyer quelques-vns des ſiens pour ſecourir vne Fille de tres illuſtre naiſſance qu’on enleuoit ; ce Prince s’affoibliſſant tout d’vn coup, perdit la veuë, & la parole : ſi bien qu’Aronce n’eſtant pas alors eſcouté par ceux qui eſtoient aupres de ce Prince, parce qu’ils ne ſongeoient qu’à le ſecourir, ſe vit en vn pitoyable eſtat. De ſorte que pour faire du moins tout ce qu’il pouuoit ſans conſiderer qu’il eſtoit bleſſé, & ſans ſe ſoucier de la douleur qu’il ſentoit, il fut au pas ſuiuy de ſon Amy & des ſiens, iuſques au Lac, pour voir s’il verroit encore les Barques qu’il auoït veuës. Mais comme le ſoir aprochoit, il s’eſtoit leué vn broüillars ſi eſpais ſur ce grand Lac, qu’à peine voyoit on les Iſles qui y ſont, bien loin de pouuoir voir deux petites Barques. Si bien que ce malheureux Amant deſeſperé, ne ſçachant que faire, ne vouloit pas meſme ſonger à aller faire penſer la bleſſure qu’il auoit reçeuë : lors qu’il vit tout contre luy un homme de qualité conduit par cét Eſclaue de Mezence, qui luy dit que ce Prince eſtant reuenu à luy vn moment apres qu’il l’auoit eu quitté, auoit commandé qu’on euſt autant de ſoin de celuy à qui il deuoit la vie, que de ſa propre perſonne, & que c’eſtoit pour cela qu’il le cherchoit : cét homme, qui ſe nommoit Sicanus, adiouſtant qu’il le prioit de ſe laiſſer donc conduire dans vn Bateau qui n’eſtoit qu’à cinquante pas de là, afin de pouuoir eſtre porté à l’Iſle la plus proche, où il trouueroit toute ſorte d’aſſiſtance. Car enfin, pourſuiuit Sicanus, comme il ne s’eſt trouué qu’vn Chariot pour reporter le Prince Mezence à Perouſe, & qu’il eſt trop tard pour que vous ſongiez à y aller à cheual en l’eſtat où vous eſtes, vous ſerez mieux dans le Chaſteau qui eſt dans cette Iſle : où ie vous offre de la part du Prince, tout le pouuoir que i’y ay, comme en eſtant le Maiſtre. Aronce entendant la propoſitió qu’on luy faiſoit, accepta auecque ioye le party qu’on luy propoſoit d’aller dans vn Bateau : mais il pria Sicanus, au lieu d’aller droit à l’Iſle, de luy permettre d’aller chercher ſur ce Lac s’il ne trouueroit point deux Barques qu’il auoit veuës vn peu deuant que d’auoir rencontré Mezence : luy faiſant entendre qu’il luy importoit fort de ſecourir vne Fille de qualité qui eſtoit dans vne de ces Barques. Cependant Sicanus pour faire les choses auec ordre, luy dit qu’il n’eſtoit pas en eſtat de cela : mais que durant qu’il iroit à l’Iſle, il ſe mettroit dans vn autre Bateau auec ſon Amy, pour aller taſcher d’aprendre des nouuelles de ce qu’il vouloit ſçauoir, quoy qu’auec peu d’eſperance : veû la grandeur du Lac ; le temps qu’il y auoit qu’il n’auoit veû ces deux Barques ; le broüillars qu’il faiſoit ; & la nuit qui eſtoit fort proche. Mais à cela Aronce reſpondit qu’il ſçauoit par des Mariniers, qu’on voyait plus clair la nuit ſur l’eau, quand il faiſoit broüillars, que quand il n’en faiſoit point : & qu’enfin il vouloit y aller luy meſme : & en effet il falut que le Bateau où il entra erraſt plus de trois heures ſur ce Lac, auant qu’il conſentiſt qu’on abordaſt à l’Iſle où il deuoit eſtre penſé. Mais à la fin connoiſſant que ce que ſon amour luy faiſoit faire n’eſtoit pas raiſonnable ; & Celere luy diſant tout bas qu’il falloit qu’il ſongeaſt à viure pour deliurer Clelie, & pour ſe vanger de ſon Riual : il ſouffrit que Sicanus commandaſt qu’on abordaſt à l’Iſle des Saules : c’eſt ainſi qu’on apelloit alors celle où Sicanus auoit vn Chaſteau : à la diſtinction des deux autres qui ſont dás le Lac de Thraſymene. Cóme Sicanus eſtoit vn admirablement honneſte homme, & qu’il auoit vne Femme dont le merite & la vertu eſtoient dignes de luy ; Aronce & Celere furent reçeus dans ce Chaſteau auec autant de ciuilité que de magnificence. Aronce meſme y fut auſſi bien penſé qu’il l’euſt pû eſtre à Perouſe : car comme cette Iſle eſtoit fort habitée, & que Sicanus y faiſoit ſon plus ordinaire ſeiour, il y auoit des Chirurgiens fors habiles ; & l’on y trouuoit enfin toutes les choſes neceſſaires, & delicieuſes. L’Apartement où l’on mit Aronce eſtoit tres magnifique : car comme Perouſe eſtoit alors vne des plus riches Villes d’Italie, de celles qui n’eſtoient pas Maritimes ; & que Sicanus eſtoit auſſi d’vne des plus grandes & des plus riches Maiſons de Perouſe, ce Chaſteau n’eſtoit pas ſeulement agreable pour ſa ſcituation, il l’eſtoit encore par ſes ornemens. La Chambre où l’on logea Aronce, auoit meſme cét auantage pour luy, qu’on en deſcouuroit preſques tout le Lac : & qu’ainſi il pouuoit voir du moins le lieu où il auoit veû Clelie, s’il ne la pouuoit plus voir elle meſme. Cependant il ne fut pas le ſeul qui trouua du ſecours dans cette Iſle : car à peine auoit il eſté penſé, que Sicanus fut aduerti qu’il venoit d’y aborder vne Barque, dans laquelle il y auoit vn homme de fort bóne mine qui eſtoit fort bleſſé, & qui demandoit pour grace de pouuoir paſſer la nuit dans quelque Cabane de Peſcheur, & de s’y pouuoir faire penſer. Mais comme Sicanus eſtoit trop genereux pour n’aſſiſter pas tous les malheureux quand il le pouuoit, il fut luy meſme offrir à cét Inconnu tout le ſecours dont il auoit beſoin : & il le luy offrit de ſi bonne grace, qu’il l’accepta : ainſi il fut conduit au Chaſteau, & logé dans vn Apartement aſſez eſloigne de celuy où l’on auoit mis Aronce. De ſorte que comme Celere eſtoit aupres de luy, pour taſcher de le conſoler, il ne ſçeut que le lendemain au matin, qu’il eſtoit arriué vn Eſtranger bleſſé à ce Chaſteau : encore ne le ſçeut-il que plus de trois heures apres que le Soleil fut leué : car il l’aprit de la bouche de la Femme de Sicanus, qui ſe nommoit Aurelie : & qui le luy dit en allant luy faire vne viſite, pour ſçauoir s’il n’eſtoit point incommodé à l’Apartement qu’on luy auoit donné, parce qu’il donnoit sur vn petit Port où il y auoit touſiours quelque bruit. Car enfin, luy dit-elle obligeamment, comme le Protecteur du Prince Mezence, doit auoir quelque priuilege particulier, ſi vous eſtiez incommodé au lieu où vous eſtes, on vous donneroit vn autre Apartement, quand meſme il faudroit deſloger cét autre Eſtranger que les Dieux ont conduit icy pour y eſtre ſecouru auſſi bien que vous. Quoy Madame, reprit bruſquement Aronce, il eſt arriué icy quelque autre malheureux que moy ? ouy genereux Inconnu, reprit Aurelie, & il eſt meſme plus malheureux que vous, car il eſt plus bleſſé que vous ne l’eſtes. Ha Madame, reprit Aronce, il peut eſtre plus bleſſé que ie ne ſuis, mais il ne ſçauroit eſtre ſi malheureux ! Comme Aronce diſoit cela, Celere rentra dans ſa Chambre, pour luy aprendre que le Prince de Numidie eſtoit dans ce Chaſteau : & qu’il auoit ſçeu par vn des ſiens qu’il auoit eſté bleſſé en combatant contre Horace, qui enleuoit Clelie. Eh de grace Madame (s’eſcria alors Aronce, en adreſſant la parole à Aurelie) ſouffrez que ie vous coniure de me priuer de l’honneur de voſtre preſence, afin que ie puiſſe me faire porter à l’heure meſme à la Chambre du Prince de Numidie, à qui i’ay mille obligations : & de qui ie puis aprendre des choſes qui m’importent plus que vous ne ſçauriez vous l’imaginer. Vous eſtes ſi peu en eſtat de pouuoir marcher, reprit Aurelie, que ie ne croy pas que vous le deuiez entreprendre, ſans la permiſſion des Chirurgiens qui vous traitent. Ha Madame, repliqua Aronce, ſi vous ſçauiez l’intereſt que i’ay de voir le Prince de Numidie, vous verriez bien que ie ne dois conſulter que mon cœur en cette rencontre. Apres cela, Aurelie reconnoiſſant bien qu’Aronce vouloit effectiuement aller à l’Apartement du Prince de Numidie, paſſa à celuy de la Princeſſe des Leontins, que diuers intereſts retenoient alors dans ce Chaſteau : mais elle n’y paſſa qu’apres auoir dit à Celere, que c’eſtoit à luy à perſuader à Aronce de ne rien faire qui pûſt détruire les ſoins qu’elle eſtoit reſoluë d’auoir de la ſanté d’vn homme qui auoit ſauué la vie du Prince Mezence, & qui meritoit par luy meſme, qu’on s’intereſſaſt extrémement à la ſienne. Et en effet Celere voulut alors obliger Aronce à ſe contenter de l’enuoyer de ſa part vers le Prince de Numidie qui ſe nommoit Adherbal, pour luy demander ce qu’il ſçauoit de Clelie ; mais il n’y eut pas moyen : & quoy qu’il luy pûſt dire, il ſe fit habiller, & fut en ſe ſouſtenant ſur deux de ſes Gens à l’Apartement d’Adherbal, apres l’en auoir fait aduertir. Mais à peine Aronce fut-il dans la Chambre du Prince de Numidie, que prenant la parole ; ie vous demande pardon Seigneur, luy dit-il, ſi deuant que de vous dire que ie ſuis autant à vous que ie l’eſtois à Carthage, ie vous prie de m’aprendre ce qu’eſt deuenuë Clelie, & ce qu’eſt deuenu ſon Rauiſſeur, contre qui ie vous vy hier ſur ce Lac l’Eſpée à la main ? Helas mon cher Aronce, reprit Adherbal en ſoûpirant, le Rauiſſeur de Clelie apres m’auoir mis en l’eſtat où vous me voyez, fit ramer ſi diligemment, qu’il ſe déroba bien toſt à ma veuë : car comme mes Gens me virent bleſſé, il ne voulurent point m’obeïr, lors que ie leur commanday de ne laiſſer pas de faire ramer aueque force pour ſuiure Horace : & ils aimerent mieux ſonger à la conſeruation de ma vie, qu’à me ſatisfaire, quoy qu’ils l’ayent peut-eſtre plus expoſée qu’ils ne penſent en ne m’obeïſſant pas. Car enfin mon cher Aronce, auiourd’huy que ie ſuis en lieu où ie n’ay point de raiſons qui m’obligent à deſguiſer mes ſentimés, i’ay aimé Clelie depuis le premier moment que ie la vy à Carthage : & vous deuez le commencement de l’amitié que i’ay pour vous, à l’amour que i’ay euë pour elle : puis qu’il eſt vray que ie ne cherchay d’abord à vous connoiſtre, que parce que ie iugeois que ſi ie pouuois aquerir voſtre eſtime, vous luy diriez du bien de moy, & me rendriez office aupres d’elle. Aronce entendant parler Adherbal de cette ſorte, fut ſi ſurpris de trouuer vn nouueau Riual en la perſonne d’vn Prince qu’il croyoit n’eſtre que ſon Amy, qu’il ne pût empeſcher qu’il ne paruſt quelque changemét ſur ſon viſage. De ſorte qu’Adherbal qui ne ſçauoit point qu’Aróce aimoit Clelie, crût qu’il eſtoit fâché de ce qu’il attribuoit l’amitié qu’il auoit pour luy, à l’amour qu’il auoit pour cette admirable Fille : ſi bien que reprenant obligeamment la parole ; ce n’eſt pas, pourſuiuit-il, que vous ne deuiez me tenir conte de toute l’amitié que i’ay pour vous : puis qu’il eſt vray qu’apres vous auoir connu, ie ſuis contraint d’auoüer, que quand ie n’aurois iamais aimé Clelie, ie n’aurois pas laiſſé d’aimer infiniment Aronce : de qui le grand merite ne peut eſtre connu ſans faire naiſtre l’amitié dans le cœur de ceux qui le connoiſſent. Il paroiſt bien, Seigneur, par ce que vous dittes, reprit froidement Aronce, que vous ne me connoiſſez pas bien : & ie ſuis perſuadé que quand vous me connoiſtrez mieux, vous changerez de ſentimens pour moy. Mais comme nous ſommes tous en vn eſtat où l’on ne peut ſe donner de grands teſmoignages d’amitié ny de haine, quelques ſentimens qu’on ait dans l’ame, ie penſe qu’il vaut mieux que ie vous laiſſe en repos, & que ie me retire. Et en effet, Aronce apres auoir ſalüé Adherbal auec vne ciuilité plus froide que celle qu’il auoit euë pour luy en l’abordant, s’en retourna à ſa Chambre : mais il s’y en retourna auec vn deſeſpoir ſi grand, qu’il ne s’eſtoit iamais trouué ſi malheureux qu’il ſe le trouuoit alors. Il falut pourtant qu’il ſe contraigniſt : car dés qu’il ſe fut remis au lit, Sicanus luy amena vn homme de qualité apellé Cibicie, que Mezence luy enuoyoit, pour luy faire compliment de ſa part, & de celle de la Princeſſe Aretale ſa Femme. De ſorte qu’Aronce eſtant neceſſairement obligé de cacher vne partie de ſa douleur, & à Sicanus, & à Cibicie, s’informa alors quels eſtoient les ennemis qui auoient voulu aſſaſſiner Mezence. Quoy que vous ſoyez Eſtranger, reprit l’Enuoyé du Prince de Perouſe, il n’eſt pas poſſible que vous ſoyez venu iuſques au Lac de Thraſymene, ſans ſçauoir que Porſenna Roy de Cluſium, eſt tenu priſonnier il y a vingt-trois ans accôplis par le Prince Mezence ſon beau Pere : auſſi bien que la Reine ſa Femme : c’eſt pourquoy ſans vous particulariſer les causes de cette longue priſon, ie vous diray ſeulement qu’vn homme de qualité nommé Tharchon, nay Suiet de ce Grand & malheureux Roy priſonnier, eſtant perſuadé qu’il eſtoit permis de faire toutes ſortes de crimes pour deliurer vn Prince innocent, auoit dreſſé vne embuſcade dans le Bois, où il obligea Mezence d’aller à la Chaſſe : l’eſcartant luy meſme adroitement de tous les ſiens, iuſques à ce qu’il fuſt arriué à l’endroit où il auoit mis ceux qui deuoient attaquer ce Prince : qui ſe trouua eſtrangement ſurpris, lors qu’il vit celuy qu’il penſoit le deuoir deffendre, ſe mettre à la teſte de ces aſſaſſins, & l’attaquer le premier. Mais ce qu’il y a auiourd’huy de fâcheux, c’eſt que Mezence croit, quoy que perſonne ne le penſe, que cette coniuration qui s’eſt faite contre luy, a eſté ſçeuë de Porſenna : de ſorte que tous ceux qui s’intereſſent à la vie de ce Grand Prince, craignent eſtrangement pour luy. Ce ſeroit bien mal reconnoiſtre le ſoin que les Dieux ont eu de la conſeruation de la vie de Mezence, repliqua Aronce, s’il faiſoit perir un innocent : & ſi i’eſtois en eſtat d’aller luy demander quelque recompenſe du ſeruice que ie luy ay rendu, ie le prierois de donner des bornes à ſon reſſentiment : & de me faire auſſi la grace de commander qu’on s’informaſt exactement par ſes ordres en toute l’eſtenduë de ſon Eſtat, ſi vn homme qui s’apelle Horace, & qui a enleué vne Fille de qualité nommée Clelie, ne s’y trouue pas, afin de l’obliger à remettre en liberté cette admirable Perſonne. En attendant que vous puiſſiez agir par vous meſme, reprit Sicanus, il faut que Cibicie luy diſe de voſtre part, ce que vous deſirez de luy : puis que ie ſuis perſuadé qu’il n’eſt rien qu’on ne puiſſe demander à vn Prince, quand on luy a ſauué la vie d’vne maniere auſſi genereuse que vous luy auez conſerué la ſienne. Pour moy, reprit Cibicie, quand le genereux Aronce ne me l’ordonneroit pas, ie ferois ſçauoir ce qu’il deſire au Prince qui m’enuoye vers luy : car ie ſçay qu’il ſouhaite ſi ardamment de le pouuoir recompenſer du ſeruice qu’il luy a rendu, que ie luy donneray beaucoup de ioye de luy en donner les moyens. En ſuite de cela Aronce dit à cét obligeant Enuoyé, tout ce que les diuers intereſts qu’il auoit luy deuoient faire dire, & pour le ſalut de Porſenna, & pour la liberté de Clelie : apres quoy ne pouuant plus ſouffrir la contrainte, il parut ſi inquiet, & à Sicanus, & à Cibicie, qu’ils creurent que ſa bleſſeure luy faiſoit tant de douleur, que leur preſence l’incommodoit : ſi bien qu’ils le laiſſerent dans la liberté de ſe pleindre auec ſon Amy. En Effet ils ne furent pas pluſtoſt hors de la Chambre, que le regardant auec des yeux à inſpirer de la pitié à l’ame la plus dure ; & bien mon cher Celere, luy dit-il, que dittes vous de la cruauté de ma deſtinée ; vous qui ſçauez toutes mes diſgraces, & toutes mes auantures ; & qui deuez eſtre accouſtumé à me voir malheureux ? N’eſt-il pas vray, pourſuiuit-il, que vous n’auez pû preuoir ce qui m’arriue auiourd’huy ? car sans parler de mille choſes facheuſes & surprenantes, qui me ſont arriuées depuis le premier moment que ie vy la lumiere, iuſques à celuy où ie creûs deuoir eſtre heureux en eſpouſant l’incomparable Clelie ; y a-til rien de plus terrible que de voir que lors que tous mes Riuaux ne ſont plus en eſtat de me nuire, la Terre tremble, pour renuerſer toute ma felicité ; pour m’arracher Clelie d’entre les bras ; & pour la mettre entre ceux d’vn de mes Riuaux ? Mais pour acheuer la bizarrerie de mon deſtin, ie ſauue la vie à vn Prince qui veut la faire perdre à vn autre en qui ie dois m’intereſſer comme à la mienne : ie donne la mort à celuy qui auoit fait vne coniuration pour ſa liberté : ie voy Clelie de mes propres yeux en la puiſſance d’Horace : & ie trouue un nouueau Riual en la perſonne d’vn Prince que ie croyois eſtre mon Amy, & que ie n’aurois iamais ſoubçonné d’eſtre Amant de Clelie. Cependant ie ne puis rien faire que ſouffrir : puis que ie ne ſuis pas en eſtat ny d’aller apres le Rauiſſeur de Clelie, ny d’aller proteger Porſenna, ny de me deſcouurir à Adherbal pour ce que ie ſuis : car il n’y auroit nulle raiſon de luy aprendre que ie ſuis ſon Riual, tant que luy & moy ſerons en eſtat de ne pouuoir nous eſtre redoutables, en cas que nous ſoyons ennemis, comme il y a grande aparence que nous le ſerons. Aronce ſe ſeroit bien pleint plus long temps, n’euſt eſté que Sicanus r’entra dans ſa Chambre, pour luy amener deux Perſonnes qui luy eſtoient infiniment cheres : puis que c’eſtoit veritablement de Nicius & de Martia ſa Femme, qu’il luy preſenta, qu’il deuoit attendre le plus grand ſecours aux termes où eſtoient alors ſes affaires : auſſi les reçeut-il auec toute la ioye dont il pouuoit eſtre capable. Pour Sicanus il luy demanda pardon de ne luy auoir pas rendu autant de reſpect qu’il luy en deuoit. Quoy Nicius (dit alors Aronce en le regardant) vous auez creû qu’il eſtoit à propos d’obliger le genereux Sicanus à garder vn ſecret qui m’importe tant, en luy aprenant qui ie ſuis ! Ouy Seigneur, reprit Nicius, & ie ſuis ſi aſſuré de ſa fidelité, que c’eſt dans ce Chaſteau que tous les Amis du Roy Porſenna doiuent s’aſſembler, pour aduiſer ce qu’on doit faire pour la liberté de ce Prince, & pour voſtre reconnoiſſance. De grace Seigneur (dit alors Sicanus à Aronce) ne faites pas ce tort à l’homme du monde qui a le plus de paſſion de vous ſeruir, de le ſoubçonner d’eſtre capable de trahir le ſecret qu’on luy a confié : car comme ie ſuis perſuadé que c’eſt ſeruir importamment le Prince de Perouſe, que de ſeruir le Roy Porſenna, ie le fais ſans ſcrupule aucun : iugez donc ce que ie dois faire pour vous qui luy auez ſauué la vie. En mon particulier, dit Martia à Aronce, ie puis vous aſſurer que Sicanus a plus d’vn intereſt de ſouhaiter que vous ſoyez heureux : & l’on peut dire enfin que le bonheur de deux Eſtats, eſt ſi inſeparablement attaché au voſtre, qu’ils ſeront aſſurément tous deux deſtruits, ſi vous ne les ſauuez en vous ſauuant vous meſme. Apres cela Aronce ayant dit beaucoup de choſes obligeantes à ceux qui luy parloient, ils commencerent de ſonger ce qu’il eſtoit à propos de faire pour la liberté de Porſenna ; pour celle de la Reine ſa Femme ; & pour la reconnoiſſance d’Aronce. Ils trouuerent pourtant qu’il eſtoit à propos d’attendre à prendre vne reſolution deciſiue, iuſques à ce que trois hommes de tres grande cóſideration dans cet Eſtat là, & qui eſtoient fort attachez aux intereſts de Porſenna fuſſent arriuez à ce chaſteau : car auſſi bien l’eſtat où eſtoit Aronce, ne luy permettoit-il pas d’agir. Cependant Sicanus dit alors à Aronce qu’il y auoit une Princeſſe dans ſa Maiſon dont il ſeroit à propos de ſe ſeruir, parce qu’elle auoit beaucoup de pouuoir ſur l’eſprit d’vn homme qui en auoit vn fort grand ſur celuy du Prince Mezence. Mais, repliqua Aronce, peut-on ſe confier à cette Princeſſe, puis qu’elle a quelque cómerce auec vn Fauory du Prince de Perouſe ? Ouy Seigneur, reprit Sicanus, on le peut : car la Princeſſe des Leontins a vne auerſion ſi forte pour celuy ſur qui elle a vn si grand credit, que quand elle ſeroit moins genereuſe qu’elle n’eſt, elle ſeroit touſiours tres fidelle à ceux qui la prieroient de ne dire pas ce qu’on luy auroit dit, à vn homme à qui elle voudroit ne parler iamais. Et puis à dire vray, cette Princeſſe ayant autant de vertu que de beauté, n’auroit garde de vouloir vous nuire : ioint qu’Aurelie a vne ſi grande part à ſon affection, qu’elle s’en peut tout promettre : & en effet ſans ſçauoir rien de voſtre naiſſance, la ſeule action genereuſe que vous auez faite en ſauuant la vie au Prince Mezence, luy a donné tant de diſpoſition à vous ſeruir, qu’elle a fait promettre à Aurelie qu’elle obtiendroit de vous que vous endureriez qu’elle vous fiſt vne viſite. Si i’eſtois en eſtat de la preuenir, reprit Aronce, ie vous prierois de me mener à ſon Apartement à l’heure meſme : mais comme cela n’eſt pas, il faut laiſſer conduire la choſe à voſtre diſcretion, & à celle de la genereuſe Aurelie. Apres cela Sicanus, Martia, & Nicius, laiſſerent Aronce entre les mains de ſes Chirurgiens, qui vinrent alors pour le penſer. D’autre part le Prince de Numidie qui aimoit effectiuement Aronce, & pour ſon grand merite qu’il connoiſſoit bien, & parce qu’il le regardoit comme vn Frere adoptif de Clelie, dont il eſtoit amoureux, enuoyoit continuellement ſçauoir de ſes nouvelles : & il luy fit meſme propoſer par vn ſentiment d’amitié, de faire mettre ſon lit dans ſa Chambre, afin d’auoir la conſolation de l’entretenir ſans l’incommoder : mais Aronce s’en deffendit ſur le pretexte de ne vouloir pas l’importuner, quoy que ce fuſt par un ſentiment ialoux, dont il ne pouuoit eſtre le Maiſtre. Cependant Sicanus ayant fait ſçauoir à la Princeſſe des Leontins, qu’Aronce receuroit ſa viſite auec beaucoup de ſatisfaction, elle ſe reſolut de l’aller voir vers le ſoir, accompagnée d’Aurelie, & de Martia : mais en attendant l’heure où elle deuoit faire cette obligeante viſite, elle s’entretenoit auec Aurelie, Martia, & Celere, que Sicanus luy auoit mené : & elle s’entretenoit auec eux, de la force de cette inclination qui fait que l’eſprit ne peut iamais demeurer en vne aſſiette ſi egalle, qu’il ne panche de nul coſte, entre les choſes du monde qui ont le plus d’eſgalité entre elles. Car enfin, diſoit-elle à Aurelie, i’en fais auiourd’huy vne experience qui fortifie extremement toutes les raiſons qu’on peut aporter pour prouuer la force de l’inclination : puis qu’il eſt vray que ie ne puis douter que l’enuie que i’ay de voir Aronce, ne ſoit vn effet de cette puiſſante inclination, qui eſt auſſi inconnuë, que le ſont les Vents dont on ignore la veritable cauſe, & qui eſt auſſi forte qu’eux en beaucoup d’occaſions. En effet, adiouſta-t’elle, pour faire voir ce que ie dis, il ne faut que conſiderer que le Prince de Numidie, & Aronce, ſont arriuez preſques tous deux en meſme temps icy : & qu’on m’en a preſques dit les meſmes choſes. Car Sicanus m’a dit que le Prince de Numidie eſt grand, & de belle taille ; qu’il eſt fort agreable, tout brun qu’il eſt, & qu’il a la mine fort haute : & vne Fille qui eſt à moy, & qui ſçait admirablement deſpeindre les Gens, quand elle les a veûs, m’a dit qu’Aronce eſt de la plus belle taille du monde ; qu’il a l’air grand, & noble, les cheueux cendrez, les yeux bleus, tous les traits agreables, & la mine tout à fait Heroïque. De plus, ſi i’ay ſçeu qu’Aronce auoit fait vne belle action en ſauuant la vie du Prince de Perouſe, i’ay ſçeu auſſi que le Prince de Numidie, en auoit fait vne fort genereuſe, en combatant ſur ce Lac contre vn homme qui enleuoit vne Fille de qualité. Ils ſont meſme tous deux bleſſez ; on m’a dit qu’ils ont tous deux beaucoup d’eſprit ; il me ſont eſgallement Eſtrangers, & eſgallement Inconnus : & on croit meſme qu’ils ſont tous deux malheureux, parce qu’ils paroiſſent tous deux fort melancoliques. Ainſi s’il y a quelque difference entre eux dans mon eſprit, c’eſt que ie ſçay qu’Adherbal eſt Prince, & que ie ne ſçay point la naiſſance d’Aronce. Cependant ie n’ay eu nulle intention d’aller voir le Prince de Numidie : & i’ay vne impatience eſtrange d’aller voir Aronce : & ie ſuis tellement preoccupée en ſa faueur, que ie ne doute point du tout, qu’il ne ſoit beaucoup plus honneſte homme que le Prince Adherbal. Comme ie ne connois pas aſſez le Prince de Numidie, reprit Celere, pour eſtre Iuge equitable de ſon merite, ie n’ay garde d’oſer porter nul iugement de luy. Mais Madame, ie puis vous aſſurer que pour Aronce, vous ne ſçauriez vous empeſcher de dire quand vous le connoiſtrez bien, que vous n’auez iamais connu vn plus honneſte homme que luy. En effet Madame, il a tout ce qu’on peut deſirer en vn homme accompli : & ie deffie ceux qui le connoiſſent le mieux, de trouuer vn deffaut en luy, & de pouuoir faire vn souhait à ſon auantage. Car premierement Aronce a infiniment de l’eſprit : il l’a grand, ferme, agreable, & naturel tout enſemble ; il ſçait plus qu’vn homme de ſa naiſſance & de la profeſſion qu’il a faite toute ſa vie ne doit ſçauoir : mais il ſçait en homme de grande qualité, & en homme qui ſçait le monde. Pour du cœur, Aronce en a autant qu’on en peut auoir : mais i’entens de ce cœur qui rend le Lion digne d’eſtre nommé le Roy des Animaux ; c’eſt à dire de celuy qui pardonne aux foibles, & qui tient autant de la generoſité, que de ce qu’on apelle preciſément courage & valeur. De plus, Aronce a l’ame tendre, & le cœur ſenſible : il aime ſes Amis comme luy meſme ; il les ſert auec ardeur ; il croit que la probité doit eſtre dans le cœur de tous les hommes ; & que les Princes ne doiuent point ſe diſpenſer d’auoir toutes les vertus des particuliers, quoy qu’ils ſoient obligez d’en auoir d’autres qui leur ſont particulieres. Il a de la douceur, de la bonté, & vn charme inexpliquable dans ſa conuerſation, qui le rend Maiſtre du cœur de tous ceux qui l’aprochent : & pour le définir en peu de mots, Aronce pouuoit eſtre admirablement honneſte homme, de quelque condition qu’il fuſt né : car il a toutes les vertus qu’on pourroit deſirer en tous les hommes. Apres cela, dit la Princeſſe des Leontins, on peut dire que l’inclination que i’ay pour Aronce que ie ne connois pas, n’eſt pas vne inclination mal fondée, toute aueugle qu’elle me paroiſt : mais le mal eſt, qu’on en a quelquesfois qui ne ſe trouuent pas touſiours d’accord auec la raiſon. Pour moy, dit Aurelie, ie ſuis perſuadée que ce qu’on appelle bien ſouuent inclination, ne l’eſt pas : & que la raiſon pour laquelle on panche touſiours plus d’vn coſté que d’autre, eſt qu’il ne ſe peut iamais trouuer vne ſi grande eſgalité entre les perſonnes qu’on connoiſt, ou dont l’on entend parler, qu’il ne s’y trouue quelque difference. De ſorte que comme c’eſt le propre de l’eſprit de diſcerner, & de choiſir, il cherche effectiuement touſiours à faire choix de ce que le cœur doit aimer : ainſi on donne tres ſouuent à vne inclination aueugle, ce qui eſt le veritable effet d’vne lumiere fort clairvoyante. Il y a ſans doute beaucoup d’eſprit à ce que vous dittes, reprit Celere, mais cela n’empeſche pas que ie ne ſois perſuadé, que l’inclination eſt une choſe effectiue, où la raiſon n’a point de part : car il ſe trouue quelquefois que la raiſon veut vne choſe, & noſtre inclination vne autre : & qu’encore que nous connoiſſions que ce que nous aimons ſoit moins aimable que ce que nous n’aimons pas, nous ne laiſſons pas de l’aimer. Comme i’ay plus d’experience du monde, adiouſta Martia, que tous ceux deuant qui ie parle, parce que ie l’ay veû plus longtemps ; i’ay remarqué cent & cent fois des effets ſi prodigieux de cette inclination aueugle, que ie ne puis douter de ſa force : car i’ay quelquesfois veû des Hommes de grand eſprit, aimer des Femmes qui n’en auoient preſques point, & qui n’auoient meſme guere de beauté : i’ay veû auſſi des Femmes de beaucoup de merite, fauoriſer des Hommes qui eſtoient meſpriſez de tout le monde, & en meſpriſer d’autres qui eſtoient fort dignes d’eſtime : & i’ay meſme connu auec certitude, que i’ay eſté portée à auoir de l’amitié pour quelques perſonnes pluſtoſt que pour d’autres, ſans que i’en puſſe dire la raiſon. En effet ie diſcernois ſi bien, qu’encore qu’elles euſſent du merite, ce n’eſtoit point cela ſeulement qui faiſoit l’affection que i’auois pour elles, qu’il s’en falloit peu que ie ne creuſſe que quand elles n’en auroient point eu, ie n’aurois pas laiſſé de les aimer : tant il eſt vray que i’ay touſiours bien ſçeu diſtinguer ce que i’ay aimé par choix, de ce que i’ay aimé par inclination. On croit quelquesfois qu’on ne choiſit point, reprit Sicanus, qu’on ne laiſſe pas de choiſir : car ceux qui ont l’imagination viue, & l’eſprit penetrant, ſe déterminent ſi promptement à ce qu’ils veulent eſtimer, qu’eux meſmes ne s’aperçoiuent pas des propres operations de leur eſprit : ainſi ils donnent à leur inclination, ce qui ne luy apartient pas : ioint auſſi qu’vne des choses qui authoriſe le plus ceux qui donnent tout à l’inclination, eſt qu’il ſe trouue tant de Gens qui choiſiſſent mal, & qui aiment ce qui n’eſt point aimable, que chacun ne pouuant comprendre que la raiſon ſoit capable de ſi grandes erreurs, aime mieux dire qu’elle ſe laiſſe conduire par vne inclination aueugle, que d’aduoüer qu’elle eſt quelquefois aueugle elle meſme. De cette ſorte on cherche vne excuse à tous les mauuais choix qu’on fait : car pour la plus grande partie des Gens, ils croyent que c’eſt eſtre à moitié iuſtifiez que de dire qu’ils n’ont pû reſiſter à leur inclination. Pour moy, reprit Aurelie, quoy que ie ſois fortement perſuadée, que l’inclination eſt quelque choſe de bien puiſſant, ie ne croirois pas eſtre iuſtifiée, si elle me faiſoit faire vn mauuais choix : mais ie croirois du moins meriter plus d’eſtre excuſée ſi ie faiſoit vne faute par la force de mon inclination, que par deffaut de connoiſſance. Apres cela la Princeſſe des Leontins ſe leua pour aller à l’Apartement d’Aronce, où elle fut conduite par Celere, & ſuiuie par Sicanus, par Martia, & par Aurelie. Cette entre-veuë ſe fit de part & d’autre de la plus ſpirituelle maniere du monde : car encore que les perſonnes qui ont le plus d’eſprit, ne ſçachent preſques iamais que ſe dire la premiere fois qu’elles ſe voyent, il n’en fut pas de meſme de la Princeſſe des Leontins & d’Aronce. En effet, la conuerſation fut auſſi libre que s’ils ſe fuſſent veûs toute leur vie : & ils connurent ſi bien dés le premier moment qu’ils ſe virent, qu’ils meritoient l’eſtime l’vn de l’autre, qu’ils agirent comme s’ils euſſent deſia eu quelque amitié enſemble. La Princeſſe des Leontins loüa hautement la grande action qu’il auoit faite en ſauuant la vie au Prince de Perouſe : & il loüa auec beaucoup d’exageration, la bonté qu’elle auoit de le venir voir. Ce furent pourtant des loüanges ſans affectation : & qui ne tenant rien de la flatterie, n’embaraſſoient pas ceux qui les receuoient. Mais ce qui leur donna encore plus d’inclination l’vn pour l’autre, fut qu’ils connurent malgré la contrainte qu’ils ſe faiſoient, qu’ils auoient tous deux quelque grand ſuiet d’inquietude : & ils penſerent meſme que leurs chagrins pouuoient venir d’vne meſme cauſe. De ſorte que trouuant en eux diuerſes choſes propres à faire qu’ils euſſent vne grande diſpoſition à lier amitié enſemble ; on peut dire que ſi la Princeſſe des Leontins ſe ſepara d’Aronce auec beaucoup d’eſtime pour luy, il demeura auec beaucoup d’admiration pour elle. Il eſt vray que comme il auoit alors des choſes dans l’eſprit qui l’occupoient, & qui l’affligeoient eſtrangement, il ne ſongea plus qu’à ſa douleur dés qu’il l’eut perduë de veuë, & qu’aux remedes qu’il pourroit trouuer aux maux qu’il ſentoit. Mais pour la Princeſſe des Leontins, quoy qu’elle euſt auſſi de la douleur, comme elle n’eſtoit pas ſi preſſante que celle d’Aronce, elle eut vne ſi forte curioſité de ſçauoir ſa naiſſance, & ſes Auantures, qu’elle pria inſtamment Aurelie de luy vouloir dire ce qu’elle en ſçauoit, dés qu’elle fut retournée à ſa Chambre. Ce que vous me demandez, Madame, luy repliqua-t’elle, eſt d’vne ſi grande conſequence, que ie n’oſerois vous dire ce que i’en ſçay, ſans la permiſſion d’Aronce, quoy qu’il luy importe beaucoup que vous le ſçachiez. Ioint auſſi que ne ſçachant qu’vne partie de ſes Auantures, ie ne pourrois pas vous donner toute la ſatisfaction que vous deſirez ; mais ie vous promets de prier Sicanus d’obliger Aronce à ſouffrir que vous les ſçachiez ; & en effet Aurelie tint ſa parole à la Princeſſe des Leontins, car elle preſſa fort ſon Mary de faire en ſorte qu’Aronce enduraſt que cette Princeſſe ſçeuſt toute ſon Hiſtoire. Il eſt vray qu’elle n’eut pas grande peine à le luy perſuader ; car comme il iugeoit qu’elle pouuoit ſeruir importamment Aronce, il penſa qu’il eſtoit neceſſaire qu’elle le connuſt ; ſi bien que communiquant ſon ſentiment à Nicius, à Martia, & à Celere, qui le trouuerent raiſonnable, ils furent tous enſemble trouuer Aronce, pour luy perſuader d’endurer que la Princeſſe des Leontins ſçeuſt tout le ſecret de ſa vie. D’abord il eut quelque peine à s’y reſoudre, parce que naturellement il n’aimoit point à faire ſçauoir ſes Auantures : mais apres que Sicanus luy eut fait comprendre combien il luy importoit d’obliger la Princeſſe des Leontins, il conſentit à ce qu’on deſiroit de luy. Il eſt vray que la curioſité de cette Princeſſe ne pût eſtre ſi toſt ſatiſfaite qu’elle l’euſt deſiré  : car on ſçeut que le Prince de Perouſe pour faire plus d’honneur à celuy qui luy auoit ſauué la vie, auoit voulu que la Princeſſe ſa Femme le viſitaſt ; qu’elle arriueroit dans vne heure ; & que Tiberinus qui eſtoit alors le plus en faueur dans cette Cour, & qui eſtoit amoureux de la Princeſſe des Leontins, venoit auſſi à l’Iſle des Saules ; de ſorte qu’il falut remettre la choſe à vne autre fois. Il falut meſme que Sicanus fiſt cacher Nicius & Martia ; parce qu’il importoit trop à Aronce qu’on ne ſçeuſt pas qu’ils eſtoient dans l’Eſtat du Prince de Perouſe, iuſques à ce qu’il en fuſt temps. Ainſi on les mit dans vn Apartement, où l’on donna ordre que perſonne ne pûſt entrer : auec vne deffence expreſſe à tous les Domeſtiques de Sicanus, de dire à qui que ce ſoit qu’il y euſt d’autres Eſtrangers dans ce Chaſteau, qu’Aronce & le Prince de Numidie : & en effet la Princeſſe de Perouſe ſuiuie de cinq ou ſix Femmes de qualité, & conduite par Tiberinus, fit ſa viſite ſans que nul de ceux qui l’accompagnoient ſçeuſt que Nicius & Martia eſtoient dans ce Chaſteau. Cependant comme Sicanus n’auoit pas manqué d’aduertir le Prince de Perouſe, qu’Adherbal eſtoit arriué chez luy, la Princeſſe ſa Femme creût que la qualité de ce Prince vouloit qu’elle luy fiſt ſa premiere viſite. Mais ce qu’il y eut de remarquable, fut que le Prince de Numidie, qui ne ſçauoit pas qu’Aronce fuſt ſon Riual, ne luy parla que de luy, tant que leur conuerſation dura ; exagerant toutes les belles choſes qu’il auoit faites, du temps qu’il eſtoit à Carthage où il l’auoit connu. Mais apres m’auoir dit mille biens du genereux Aronce, luy dit alors la Princeſſe de Perouſe, il faut que vous me diſiez encore ſa condition : afin que le Prince à qui il a ſauué la vie, ſçache mieux comment il le faut traiter. Aronce eſt ſi illuſtre par luy meſme, reprit le Prince de Numidie, que quand il ne ſeroit pas d’vne fort grande qualité, il meriteroit d’eſtre traité comme s’il eſtoit Fils de Roy : mais ce qu’il y a de vray, eſt qu’on n’a iamais ſçeu à Carthage ce qu’il eſt nay : & l’on en a parlé ſi diuerſement, que ie ne puis vous en rien dire d’aſſuré. Ce que ie ſçay auec certitude eſt qu’il a eſté eſleué par vn homme de qualité de Rome, qui en ayant eſté exilé par Tarquin, vint ſe refugier à Carthage, où ie l’ay connû. Cependant ie ne laiſſe pas d’eſtre perſuadé, qu’il faut qu’Aronce ſoit d’vn Sang fort noble : car il a tous les ſentimens ſi grands, qu’il n’eſt pas poſſible de s’imaginer que ſa naiſſance ne ſoit pas illuſtre. Ie m’imagine, luy dit alors la Princeſſe de Perouſe, que i’entendray voſtre Eloge de la bouche d’Aronce, comme ie viens d’entendre le ſien de la voſtre : c’eſt pourquoy dans l’eſperance de vous connoiſtre par luy, comme ie viens de le connoiſtre par vous, ie vous quitte pluſtoſt que ie ne ferois : ce ne ſera pourtant, adiouſta-t’elle, qu’apres vous auoir offert toutes les choſes, dont vous pouuez auoir beſoin. Le Prince de Numidie reſpondit au compliment de cette Princeſſe auec beaucoup de ciuilité : la coniurant par modeſtie de ne croire pas tout ce qu’Aronce diroit de luy : car comme il ne ſçauoit pas les ſentimens qu’il auoit alors dans l’ame, il preſupoſait que ſuiuant ſon humeur bien-faiſante, il en parleroit auec exageration. De ſorte que la Princeſſe de Perouſe apres auoir encore eſté vn quart d’heure auec le Prince de Numidie, à qui Tiberinus offrit auſſi toutes choſes, fut pour aller à l’Apartement de la Princeſſe des Leontins : mais elle la trouua qui la venoit ioindre : ſi bien qu’apres les premiers complimens, elle la mena à la Chambre d’Aronce, qui reçeut la viſite de cette Princeſſe auec autant de ciuilité, que s’il n’euſt pas ſçeu que ſelon toutes les apparences elle feroit de grands obſtacles à tous les deſſeins qu’il auoit. D’abord elle luy fit mille remercimens de ce qu’il auoit ſauué la vie au Prince ſon Mary ; en ſuite elle l’aſſura de la reconnoiſſance qu’il en vouloit auoir ; & elle luy dit auſſi qu’il auoit donné des ordres ſi exprés pour faire chercher dans tout ſon Eſtat, ſi on n’aprendroit point ce qu’eſtoit deuenuë la Perſonne dont il deſiroit de ſçauoir des nouuelles, qu’il auoit lieu d’eſperer qu’on en deſcouuriroit quelque choſe. Aronce remercia alors cette Princeſſe auec vne ciuilité pleine de ioye ; qui faiſoit bien connoiſtre qu’il prenoit vn grand intereſt en la Perſonne dont il ſouhaitoit la liberté. En ſuite la Princeſſe de Perouſe luy parla du Prince de Numidie : & luy dit qu’il luy auoit tant dit de choſes à ſon auantage, qu’il falloit de neceſſité qu’elle creuſt qu’il eſtoit fort de ſes Amis : car enfin, adiouſta-t’elle, quoy que vous meritiez toutes les loüanges qu’il vous a données, ie ne laiſſe pas de croire que i’ay raiſon d’en tirer la conſequence que i’en tire ; puis qu’il eſt vray qu’il ſe trouue peu de perſonnes qui loüent auec excés, ſi l’amitié ne les y oblige. I’ay ſans doute reçeu beaucoup de marques de celle du Prince de Numidie, du temps que i’eſtois à Carthage, repliqua-t’il, mais ie ſuis perſuadé qu’il s’en repentira quelque jour, quand il me connoiſtra mieux ; & qu’ainſi ie ne dois pas tirer vanité des loüanges qu’il me donne. Cependant bien que ie ſois fortement perſuadé de ce que ie dis, ie ne laiſſe pas de vous aſſurer que c’eſt vn Prince d’vn grand merite : & qui a des qualitez qui le diſtinguent autant du commun des hommes, que ſa naiſſance l’en ſepare. Apres cela, Aronce ſe teut : car dans les ſentimens cachez qu’il auoit dans l’ame, s’il euſt eſté moins genereux, il n’euſt pas parlé ſi auantageuſement de ce nouueau Riual qu’il auoit deſcouuert depuis peu, & qui augmentoit encore ſon inquietude : luy ſemblant qu’il auoit quelque ſuiet de ſe pleindre de Clelie, qui luy auoit fait vn ſecret de cette conqueſte. Mais pendant que la Princeſſe de Perouſe entretenoit Aronce, Tiberinus parloit à la Princeſſe des Leontins : qui dans l’auerſion qu’elle auoit pour luy, auoit vne peine eſtrange à ſe contraindre, pour ne luy montrer pas tout ce qu’elle auoit dans l’ame. Pour Aurelie, elle parloit auec les Dames qui auoient accompagné la Princeſſe de Perouſe : & Sicanus entretenoit Celere. Mais à la fin la viſite de la Princeſſe de Perouſe eſtant faite, elle s’en retourna apres auoir fait vne magnifique Colation à l’Apartement d’Aurelie, qui la fut conduire iuſques dans le Bateau qui l’auoit amenée : & qui la ramena iuſques au bord du Lac où les Chariots l’attendoient. Mais à peine fut-elle partie, que Nicius & Martia ſortirent du lieu où ils eſtoient cachez  : & que la Princeſſe des Leontins parla à Aurelie, pour la ſoliciter de ſe ſouuenir de la promeſſe qu’elle luy auoit faite : ſi bien qu’Aurelie en ayant parlé à Sicanus, & Sicanus à Aronce, il fut reſolu pour de puiſſantes raiſons, que le lendemain auſſi toſt apres diſner, Celere iroit à la Chambre de la Princeſſe des Leontins, pour luy raconter tout ce qu’elle vouloit ſçauoir de la fortune d’Aronce, de qui il ſçauoit toutes les auantures iuſques aux moindres circonſtances. Mais afin qu’ils les pûſt encore mieux dire, le hazard fit qu’eſtant allé le ſoir chez le Prince de Numidie, il aprit de ſa bouche quelle eſtoit l’amour qu’il auoit pour Clelie, & tout ce qui s’y eſtoit paſſé : ce Prince le luy diſant, afin qu’il l’apriſt à Aronce, puis qu’il ne le pouuoit voir pour le luy dire : ſi bien que ſoit par Aronce, par le Prince de Numidie, ou par luy meſme, Celere eſtoit pleinement inſtruit de tout ce qui pouuoit contenter la curioſité de la Princeſſe des Leontins : auſſi ne manqua-t’il pas d’aller le lendemain à ſa Chambre où elle eſtoit ſeule auec Sicanus & Aurelie, pour luy aprendre ce qu’elle vouloit ſçauoir : & à peine y fut-il, qu’il ſe vit obligé par les prieres de cette Princeſſe, de commencer ſon diſcours de cette ſorte.