Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1912

Chronique n° 1931
30 septembre 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les instituteurs continuent de faire parler d’eux ; ils parlent beaucoup eux-mêmes, ils parlent trop, et nous doutons que ce qu’ils disent leur ramène l’opinion que leurs manifestations au Congrès de Chambéry ont si fortement inquiétée. Le gouvernement, on le sait, a partagé l’inquiétude générale et il a enjoint aux syndicats d’instituteurs de se dissoudre avant le 10 septembre. Les préfets ont été chargés de leur transmettre cet ordre et de veiller à ce qu’il fût obéi. Il ne l’a été que partiellement. La majorité des syndicats s’est soumise, mais une minorité s’est révoltée, et cette révolte a été particulièrement accentuée de la part du syndicat de la Seine, qui a protesté contre la décision prise par le gouvernement et annoncé qu’il y résisterait jusqu’au bout. M. Chalopin, le champion de cette résistance, s’est rendu au Congrès tenu au Havre par la Confédération générale du Travail et, désigné par l’assemblée comme président d’une de ses séances, il en a profité pour prononcer un discours dans lequel il a fièrement jeté le gant au ministère et revendiqué pour les instituteurs le droit de se solidariser, sous la forme syndicale, avec le prolétariat organisé et conscient qui marche à la suite de la Confédération du Travail. En même temps, un certain nombre d’instituteurs ont rédigé un manifeste, conçu dans le même esprit que le discours de M. Chalopin et qui a été bientôt couvert de signatures. Tels sont les faits qui se sont rapidement succédé, depuis quelques jours, du côté des instituteurs : qu’a fait le gouvernement, du sien ?

Il avait annoncé que, s’ils ne se dissolvaient pas avant le 10 septembre, les syndicats seraient déférés aux tribunaux, sans préjudice des mesures administratives qui pourraient être prises contre les instituteurs dont l’attitude exigerait une répression immédiate, notamment contre les signataires du manifeste. Donc deux ordres de mesures : les unes judiciaires, les autres disciplinaires. Le refus de se dissoudre ayant été plus caractérisé à Paris que partout ailleurs, le gouvernement a résolu de poursuivre devant les tribunaux le syndicat de la Seine, dans la pensée que le jugement qui serait prononcé sur lui s’appliquerait aux autres et formerait jurisprudence. Si ce jugement déclarait le syndicat de la Seine illégal, tous seraient illégaux et le gouvernement aurait une force nouvelle pour procéder à leur dissolution. Mais aurait-il vraiment une force nouvelle ? Avait-il besoin qu’on la lui donnât ? A dire vrai, nous en doutons. Les décisions judiciaires ne se fortifient pas toujours en se multipliant et la Cour de Cassation ayant déjà, par un arrêt rendu en 1905, déclaré les syndicats de fonctionnaires illégaux, la jurisprudence était déjà établie sur ce point : on ne voit pas de quelle utilité peut être le renouvellement d’une procédure qui était épuisée. Le gouvernement, en le provoquant, a paru douter de son droit après l’avoir affirmé. On dira peut-être, et naturellement les instituteurs le disent, qu’il y a en leur faveur une résolution de la Chambre. La Chambre en effet a autorisé, jusqu’à l’établissement du statut des fonctionnaires, le maintien du statu quo en ce qui concerne les syndicats existans. Mais a-t-elle créé par là, suivant l’expression dont se servent les instituteurs, une « légalité provisoire, » constituant pour eux un droit qu’ils s’efforcent de rendre définitif ? Pas le moins du monde. Il n’y a pas de « légalité provisoire » et, s’il pouvait y en avoir une, elle devrait être établie comme la légalité ordinaire, au moyen d’une loi discutée et votée par les deux Chambres. La résolution de la Chambre des députés n’a eu d’autre objet que d’autoriser le gouvernement à ne pas appliquer strictement la loi pendant un temps donné, ce qui était déjà de sa part quelque peu hardi et peut-être inconstitutionnel ; mais le gouvernement conservait sans nul doute le droit, dont il ne pouvait pas être privé, de revenir à la complète application de la loi, s’il le jugeait opportun. Le vote de la Chambre n’avait pas une autre portée. Au surplus, il est inexistant pour les tribunaux, qui ne connaissent que la loi et ne peuvent pas appliquer autre chose qu’elle. A côté des mesures judiciaires qui risquent de traîner, les décisions administratives peuvent être plus promptes. Là aussi, cependant, il y a une procédure à suivre, et elle impose quelques formalités et délais. L’intervention des conseils départementaux est inévitable ; ils ont un avis à donner, sans que le gouvernement soit obligé de le suivre. L’autorité et la responsabilité de celui-ci sont donc entières ; il ne l’oubliera pas ; le mal qui vient de se révéler dans le corps enseignant est trop grave pour que les remèdes ne soient pas immédiats et suffisamment énergiques.

Nous sommes loin, en effet, des instituteurs que nous avons connus autrefois, braves gens sans prétentions déplacées, tout entiers consacrés à leurs fonctions, à leurs devoirs envers les enfans, leur enseignant à lire, à écrire, à compter, à connaître et à aimer leur pays, mais qui étaient loin de se croire les dépositaires de la science intégrale et de se considérer comme les prêtres d’une religion nouvelle, avec toutes les ambitions que comporte cette conception de soi-même et du rôle qu’on est appelé à remplir dans la société. Les instituteurs de nos communes ne cherchaient alors à s’imposer à personne et ils avaient les sympathies de tous. Dira-t-on qu’ils languissaient dans la misère et que personne ne songeait à les en tirer ? Rien ne serait plus faux. La République n’a pas attendu qu’ils se fussent syndiqués pour améliorer leur sort ; très spontanément et généreusement, elle a fait beaucoup pour eux et elle n’a jamais renoncé à faire davantage. Les instituteurs le savent bien et ils se tiendraient plus tranquilles, confians dans la bonne volonté des pouvoirs publics à leur égard, s’ils bornaient leurs désirs à l’amélioration graduelle de leur état professionnel ; mais il s’en faut de beaucoup qu’ils s’en tiennent là ; en réalité, ils veulent être leurs maîtres et ne reconnaissent plus aucune autorité au-dessus d’eux. C’est surtout pour ce motif, qu’on ne s’y trompe pas, qu’au Congrès de Chambéry, leurs syndicats se sont affiliés à la Confédération générale du Travail.

La célèbre Confédération a, en effet, un idéal dont elle poursuit la réalisation par tous les moyens que l’on sait, et qui n’est autre que de devenir la maîtresse unique, absolue, dictatoriale de la production industrielle, d’en modifier à son gré les conditions et de la dominer à la manière d’un gouvernement de droit divin. Ces conceptions nouvelles hantent les imaginations dans le monde du travail et elles sont passées de là dans un monde qui en était jusqu’ici très distinct, celui de l’administration. Les fonctionnaires de tous ordres y ont vu un exemple à suivre, et beaucoup l’ont suivi. La loi de 1884, sur les syndicats professionnels, a servi d’instrument à tous ces projets ; il a fallu pour cela la forcer, la dénaturer, la falsifier, mais on ne s’est pas gêné pour le faire et nous avons vu peu à peu, non seulement les ouvriers, mais une notable partie des fonctionnaires, constituer des syndicats, puis des fédérations de ces syndicats, et s’affilier finalement à la Confédération générale du Travail. Les instituteurs, s’ils avaient été vraiment plus éclairés que les autres, se seraient tenus à l’abri de la contagion ; mais ils n’en ont rien fait ; tout au contraire, c’est parmi eux que cette contagion s’est exercée avec le plus de force. Pourquoi ? Il y aurait là tout un problème psychologique à étudier. La partie élevée, tout intellectuelle, vraiment noble et désintéressée de leur mission aurait dû servir aux instituteurs de sauvegarde : s’il n’en a rien été, c’est sans doute parce que les prétentions exagérées ne se développent jamais mieux que dans une science incomplète. On a donc vu les instituteurs devenir peu à peu un danger pour la société dont on se plaisait à croire qu’ils seraient un des plus solides appuis et, aussi, un danger pour eux-mêmes. Jamais la nécessité d’un gouvernement en dehors d’eux, au-dessus d’eux, n’est apparue plus manifestement qu’aujourd’hui. Sans nul doute ce gouvernement a ses défauts et ils se sont singulièrement développés depuis quelques années. Lorsque les instituteurs se plaignent des ravages que le favoritisme politique fait dans leurs rangs comme partout ailleurs, ils ont cent fois raison, et s’ils demandent, s’ils exigent des garanties contre des excès devenus intolérables, la conscience publique les soutiendra. Mais l’émancipation qu’ils rêvent, émancipation dont ils feraient bientôt une nouvelle dictature, est bien loin d’être la panacée qu’ils annoncent : ce n’est pas par un mal qu’on en guérit un autre.

La crise actuelle nous a donné l’occasion de nous rendre mieux compte de l’esprit qui règne dans le corps enseignant : nous ne parlons, bien entendu, que des instituteurs primaires, ils sont seuls en cause. Est-ce à tort, est-ce à raison que, depuis quelques années, on s’est demandé si l’idée de patrie, avec toutes les obligations qui en découlent, ne s’était pas un peu obscurcie dans leur conscience ? C’est une grave question ; nous n’en connaissons même pas de plus redoutable, car l’avenir du pays dépend des générations nouvelles que les instituteurs élèvent dans nos écoles. L’enseignement qu’ils donnent et, en dehors de cet enseignement proprement dit, leur manière personnelle de penser et de sentir, l’exemple même de leur vie, en un mot ces émanations subtiles qui créent aux enfans une ambiance particulière contre laquelle ils n’ont pas de défense, sont à coup sûr des élémens de notre grandeur ou de notre décadence future. Voilà pourquoi, lorsque les mots d’antipatriotisme, d’antimilitarisme ont commencé à courir et qu’on a pu craindre que nos instituteurs ne fussent pas suffisamment garantis contre les dangers qu’ils recèlent, l’émotion dans le pays a été très vive. Mais enfin on doutait, on niait même volontiers et, en somme, les pessimistes n’avaient à citer que des cas qu’on pouvait dire isolés : il est vrai qu’ils étaient nombreux et qu’il fallait bien reconnaître au mal un caractère pour le moins sporadique. L’éloquence officielle, notre bonne volonté aidant, nous rassurait pourtant à demi : nous ne voulions pas croire que le corps enseignant lui-même eût été atteint par l’épidémie dont un trop grand nombre d’instituteurs présentaient les symptômes manifestes ; nous ne voulons pas le croire encore ; pourtant, combien sont faibles les protestations et les explications que nous avons entendues ! À aucun moment, en aucun lieu, ne s’est élevée cette voix claire et loyale, tranchons les mots : honnête et française, qui aurait éclairé nos esprits et rassuré nos cœurs. Par amour de la lumière, on en est presque réduit à regretter les manifestations de Chambéry. Participer au « Sou du soldat » par l’intermédiaire des Bourses du travail et s’affilier à la Confédération générale du Travail, on comprend tout de suite ce que cela veut dire, et le gouvernement ne s’y est pas mépris : mais depuis, quelle obscurité !

Il serait sans doute injuste d’attribuer aux instituteurs en général les sentimens qui se sont manifestés au Congrès de la Confédération générale du Travail. La présence de M. Chalopin n’engageait que le syndicat de la Seine, et les instituteurs dont les syndicats étaient représentés à Chambéry ne sont eux-mêmes qu’une minorité du corps enseignant. Il n’en est pas moins vrai qu’un trop grand nombre d’instituteurs ont aujourd’hui les yeux tournés du côté de la Confédération générale et qu’ils en attendent le mot d’ordre : aussi les motions votées au Congrès du Havre ne sont-elles pas pour nous sans importance. Nous les avons relevées avec soin, sans en trouver aucune qui se soit prononcée contre l’antipatriotisme, l’antimilitarisme ; tout au plus, le Congrès, à la demande de M. Merrheim, a-t-il déclaré qu’il n’était pas partisan de la désertion. C’est peu ; ce n’est certainement pas assez. Nous avons, malheureusement, un document dont on ne peut pas nier l’importance et qui est déconcertant par l’inintelligence et l’inconscience dont il témoigne dans une situation qui demanderait tout le contraire. Il ne s’agit plus cette fois des syndicats d’instituteurs, mais des amicales : elles ont formé, elles aussi, une fédération, et c’est la Commission permanente de cette fédération qui a rédigé, au nom des 98 000 instituteurs qu’elle représente, un manifeste destiné à nous dire enfin d’une manière précise la pensée du corps tout entier. On sait la différence qu’il y a entre les syndicats et les amicales ; les premiers se réclament de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, les secondes de la loi générale sur les associations de 1901. Les amicales comprennent la partie la plus modérée et de beaucoup la plus nombreuse des instituteurs ; les syndicats en représentent la partie la plus ardente et la plus aventureuse. Nous devions donc nous attendre à ce que la Fédération des amicales, prenant la parole au milieu d’une situation troublée et troublante comme celle d’aujourd’hui, fit entendre une parole de bon sens et de sagesse que nous aurions été heureux d’enregistrer. Hélas ! quelle déception ! Si la Fédération des amicales a cru rassurer l’opinion, elle s’est bien trompée ! Mais ici quelques textes sont indispensables.

Combien nous aurions été soulagés si la Fédération avait débuté par une affirmation catégorique de patriotisme ! Mais non. « Les instituteurs groupés dans leurs associations corporatives ne sont pas, s’est-elle contentée de dire, antipatriotes ; ils considèrent comme une injure grave l’accusation qui les représenterait comme capables de faire profession de sentimens qui détourneraient de l’école tous ceux qui ont le souci de la moralité de l’enfance, de la dignité et de la sécurité du pays. » Que tout cela est alambiqué ! Mais si les sentimens que les instituteurs inculquent aux enfans ne sont pas ceux qui viennent d’être définis en termes d’ailleurs si vagues, quels sont-ils ? Quels sont ceux dont ils sont eux-mêmes animés ? « Tout en confirmant, continue le manifeste, leurs tendances pacifistes et leur confiance dans la réalisation de l’arbitrage international, ils affirment enseigner un patriotisme réglé par le sentiment de la justice et le respect du droit d’autrui, celui des grands ancêtres de la Révolution française défendant, contre les étrangers et les émigrés de Coblentz, l’idéal républicain et le patrimoine des libertés si chèrement conquises. » Il faut remarquer ici le soin avec lequel les instituteurs des amicales se déclarent non pas pacifiques, mais pacifistes, ce qui n’est pas la même chose : ils enseignent aux enfans que le patriotisme spécifique est un sentiment provisoire qui évoluera jusqu’à prendre un autre nom lorsque l’arbitrage international aura rendu les armées permanentes inutiles : tout cela est compris dans la formule, obscurément nous le voulons bien, mais intelligiblement pour ceux qui savent lire. Poursuivons. « Volontairement, ils (les instituteurs) dénoncent comme dangereux pour la sécurité nationale le chauvinisme étroit, jaloux, agressif, et ils repoussent, le nationalisme intéressé des brasseurs d’affaires, comme ils distinguent le militarisme outrancier du rôle défensif de l’armée républicaine. » Nous le demandons à tout lecteur de bonne foi : est-ce ainsi qu’il faut parler à des enfans ? Sont-ils capables de suivre la pensée de l’instituteur dans cette casuistique flottante et fuyante où se perdent les hommes faits eux-mêmes ? Est-il prudent de les habituer à croire que la patrie peut avoir tort et qu’on ne lui doit son dévouement que lorsqu’elle a raison ? Nos « grands ancêtres » de la Révolution ont-ils fait ces distinctions ? se sont-ils bornés au rôle défensif ? Est-ce même assez respecter l’innocence des enfans que de leur dénoncer grosso modo les faiseurs d’affaires et de leur donner à croire qu’ils sont à l’origine de toutes les entreprises militaires ? N’y a-t-il pas, dans les précautions, les réserves, les équivoques, le subtil dosage d’un tel enseignement, quelque chose d’incomplet, de partial et de bas ? M. Guist’hau a eu bien raison de dire dans un discours récent, que « le patriotisme n’a pas besoin d’être défini ! » On voit combien il est dangereux pour certains exégètes de s’essayer à le définir. Mais voici le comble. Les instituteurs « se permettent de rappeler qu’en des circonstances récentes, la même presse qui harcèle les maîtres laïques traitait aussi d’antipatriotes et d’antimilitaristes ceux qui combattaient la justice de caste et subissaient le blâme et la ruine plutôt que de trahir la vérité. » Les instituteurs se permettent cela : nous ne leur en faisons pas nos complimens ! Ainsi l’affaire Dreyfus est devenue matière d’enseignement primaire. Les hommes sensés évitent aujourd’hui d’en parler pour permettre à l’apaisement de se faire. S’il y a un lieu entre tous à la porte duquel on doit arrêter ce qui nous divise, assurément, c’est l’école. Le premier devoir de l’instituteur est de ne rien dire à l’enfant qui, rapporté dans les familles, pourrait y rallumer le feu sous la cendre et enflammer de nouveau les passions qui s’éteignent. Ils ne l’entendent pas ainsi. Dépositaires d’une science supérieure et infaillible, ils distribuent la justice sans crainte de se tromper. Nous les plaignons ! Mais ils ne sont pas seuls à plaindre ; ils ne sont même pas ceux qui le sont le plus.

Le manifeste ne s’arrête pas là : les instituteurs des amicales n’ont pas cru pouvoir se dispenser de parler de la question du jour. « Si, disent-ils, pour se conformer aux décisions des congrès fédéraux des amicales, ils réclament le droit commun en matière d’association, ce n’est pas dans un but de désagrégation nationale ou d’acclimatation des méthodes violentes. Mais ils ne comprennent pas que, dans le pays de la Déclaration des droits de l’homme, on les considère comme des citoyens diminués. Issus du peuple, éducateurs de ses enfans, voulant adapter l’enseignement à ses besoins, ils ne sauraient rester en dehors du grand mouvement d’émancipation politique et économique qui entraîne dans l’association tous ceux qui produisent et qui travaillent. » Au milieu de cette phraséologie, où est le point important ? Il est dans la confusion établie entre le droit de se syndiquer et le droit de s’associer, d’où il ressort que, si les amicales se contentent provisoirement d’exercer le second, c’est dans l’espoir d’arriver par là à exercer bientôt le premier, en convertissant l’un dans l’autre. Confusion, disons-nous ? Que signifient, en effet, ces phrases déclamatoires où les instituteurs se déclarent des « citoyens diminués » et, après avoir invoqué les Droits de l’homme, revendiquent pour eux l’exercice du droit commun en matière d’association ? Ce droit commun, personne ne le leur conteste ; ils en jouissent aussi largement que qui que ce soit et l’existence même des amicales en est la preuve. Les amicales sont, en effet, des associations ; le gouvernement les a respectées, il ne leur a nullement ordonné de se dissoudre, son injonction ne s’est adressée qu’aux syndicats. Or les syndicats proviennent de l’exercice, non pas du droit commun, mais d’un droit exceptionnel qui a été accordé, en 1884, aux ouvriers et aux patrons seuls. Le syndicat est en dehors du droit commun ; le droit commun, c’est l’association. Les instituteurs le savent bien, mais ils font exprès de confondre et, toutes les fois qu’ils parlent du droit commun et du droit d’association pour en revendiquer le bénéfice, il faut entendre le droit au syndicat. Eh bien ! ce droit, le gouvernement le leur refuse : toute la question est là Depuis quelques années, ils ont cherché, sournoisement et par toute sorte de roueries, à passer du droit commun au droit particulier, de l’association au syndicat ; on a été faible envers eux ; on a protesté pour la forme, mais on les a laissés faire ; ils se sont enhardis peu à peu, et le moment est venu où ils ont cru pouvoir, avec hardiesse et sans danger, rattacher leurs syndicats illégaux à des organisations purement révolutionnaires. Soit qu’ils aient mal choisi leur heure, soit que le saut ait été trop fort, le gouvernement les a arrêtés. Dans leur étonnement, dans leur irritation, ils ont laissé échapper tout leur secret. Nous le connaissons aujourd’hui : les amicales elles-mêmes, malgré leur modération relative, l’ont imprudemment trahi. Leur manifeste se termine par un blâme formel de la dissolution des syndicats. Nous le croyons bien : si cette dissolution n’avait pas été ordonnée, ils se seraient peu à peu convertis en syndicats et ils auraient suivi la même route que leurs devanciers, jusqu’à la dernière étape qui est la Confédération générale du Travail. Voilà ce que nous avons aperçu à la lumière de ces derniers incidens. Ici encore, une préoccupation de justice nous amène à dire qu’il ne faut pas confondre tous les instituteurs avec les meneurs de leurs syndicats, ou même de leurs amicales. Beaucoup d’entre eux se sont associés ou syndiqués par entraînement, par esprit d’imitation, par passivité et dans l’obscur espoir qu’il en sortirait pour eux quelque bien. Leur ignorance était leur excuse ; ils n’en auraient plus désormais, car ils sont avertis. En cela surtout, l’acte du gouvernement a été bienfaisant. C’est rendre service aux bons instituteurs, qui sont sans nul doute la majorité, que de les soustraire aux suggestions de leurs syndicats en les supprimant, de leurs amicales en les redressant, enfin de leurs fédérations qui, se rendant solidaires l’une de l’autre, finissent par être animées du même esprit.

Partisan de la liberté de l’enseignement, qui nous paraît plus que jamais nécessaire, nous avons toujours défendu l’école laïque, mais nous demandons qu’elle nous y aide. M. Guist’hau n’a pas seulement parlé de ceux qui l’attaquent, il a parlé aussi de ceux qui la compromettent. Contre les premiers, la défense est relativement facile ; elle l’est moins contre les seconds. Fait remarquable : dans le manifeste des amicales, il n’est pas une seule fois question des intérêts professionnels des instituteurs et des améliorations de situation qu’ils peuvent désirer ; c’est pourtant à les faire valoir que leurs associations devraient servir. M. Guist’hau a cru les apaiser en leur promettant une série de réformes qui coûteront 40 millions de plus, tous les ans, au contribuable : l’effet produit semble avoir été insignifiant. Les instituteurs veulent cela sans doute, et même avec des augmentations qu’ils annoncent l’intention de fixer eux-mêmes. Mais ils veulent encore autre chose et nous avons dit quoi : ils veulent former une corporation dont ils établiront seuls les règles et dont seuls ils seront les maîtres. Si nous pouvions, ce qu’à Dieu ne plaise ! leur passer ce point, il en est un autre sur lequel nous resterions intraitables, à savoir l’enseignement qu’ils donnent. On vient de voir ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il serait sous peu, si le corps enseignant ne dépendait plus de personne. Le gouvernement aura beaucoup à faire, plus sans doute qu’il n’avait prévu au début de son entreprise. Des nécessités nouvelles lui ont apparu. Pour y pourvoir, il a une grande force, mais à la condition d’en user. S’il n’use pas de cette force, s’il hésite et s’il faiblit dans son emploi, si les fédérations d’instituteurs ont l’impression qu’ils l’ont fait reculer et céder, il vaudrait encore mieux qu’il n’eût rien fait du tout.


Le gouvernement a décidé de concentrer nos forces navales dans la Méditerranée : nous y avions déjà deux escadres, nous y en aurons une troisième, qui était à Brest et qui est composée de vieux vaisseaux sans grande valeur militaire. Cette mesure, bien que ce ne soit pas la première fois qu’elle ait été prise, a produit une impression très disproportionnée avec son objet : elle a fait couler des torrens d’encre dans le monde entier, mais plus particulièrement en Allemagne où on l’a très artificiellement rattachée à des intentions dont nous ne nous étions certainement pas doutés, mais qu’on nous a obligeamment prêtées. Après un jour ou deux de réflexion, la presse allemande s’est aperçue, ou a cru s’apercevoir du parti qu’elle pouvait tirer de l’opération et elle a déclaré tout net qu’il y avait là de notre part une provocation à l’adresse de l’Italie. Si celle-ci ne sentait pas l’offense, c’est qu’elle avait un médiocre souci de sa dignité. Nous devons dire tout de suite que l’Italie n’a pas senti l’offense. Quelques-uns de ses journaux ont bien semblé être un moment impressionnés par le grand déploiement d’intérêt que la presse allemande témoignait à leur pays, mais ils se sont rassurés assez vite, et tout porte à croire que, de la campagne allemande, il ne résultera ni bien ni mal. Ce sera un coup d’épée dans l’eau.

Quel but a eu le gouvernement de la République en procédant à cette nouvelle distribution de nos forces ? Il a pensé sans doute qu’il fallait, dès le temps de paix, adopter les dispositions qui seraient les meilleures en temps de guerre. Si la guerre éclatait dans les mers du Nord, ce n’est pas contre l’Angleterre qu’elle aurait lieu, mais contre l’Allemagne et nos vieux bateaux ne nous serviraient à rien contre la flotte allemande qui est toute neuve ; ils n’y trouveraient pas leurs équivalens à combattre, et n’auraient qu’à se réfugier au plus profond de nos ports. Dans la Méditerranée, il n’en serait pas de même ; malgré leur âge, nos vaisseaux pourraient y être utilisés ; ils y en trouveraient d’autres avec lesquels ils pourraient avoir affaire ; c’est probablement pour cela qu’on les y a envoyés. À ce motif un autre vient s’ajouter : en cas de guerre, nous aurons un intérêt primordial à maintenir nos relations avec le Nord de l’Afrique. L’Algérie, la Tunisie, le Maroc tiendront une place importante dans nos préoccupations, et rien ne serait plus imprudent de notre part que de ne pas entretenir avec eux des communications tout à fait sûres. Les pays arabes sont actuellement, dans un état de fermentation que l’expédition italienne en Tripolitaine n’a pas diminué, on le pense bien, et c’est surtout en ce sens que nous avons pu penser à l’Italie dans les mesures que nous avons prises : il ne lui importe guère moins qu’à nous que le monde arabe soit tenu en respect dans un moment où il pourrait prendre feu tout entier. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet : la politique que l’Italie et nous suivons en Afrique a rapproché nos intérêts et les a rendus solidaires : nous sommes plus obligés que jamais, — et c’est une obligation qui ne nous coûte rien, — de maintenir en parfait accord les deux pays. La France et l’Italie peuvent en effet se faire mutuellement beaucoup de bien en restant unies, mais encore plus de mal si elles se divisaient. Peut-être en a-t-on le sentiment en Allemagne et a-t-on voulu soulever entre l’Italie et nous des susceptibilités irritantes pour faire oublier à Rome des intérêts beaucoup plus sérieux. Le journal Le Temps, que la presse allemande avait accusé très légèrement d’avoir, ainsi que le Journal des Débats, écrit des articles menaçans pour l’Italie, a répondu par un article de bonne guerre dans lequel il a montré, avec des textes à l’appui, que l’Allemagne avait toujours refusé d’étendre à la Méditerranée ce que nous appellerons, si l’on veut, les bienfaits de la Triple-Alliance. Celle-ci ne s’applique qu’aux intérêts continentaux. Quant à ceux qu’elle a dans la Méditerranée, l’Allemagne ne s’en souciant pas, l’Italie a été laissée libre de les garantir comme elle voudrait et naturellement elle s’est tournée pour cela du côté de Paris et de Londres : elle y a trouvé un meilleur accueil qu’à Berlin et, nous pouvons le dire, une bonne volonté plus efficace. Sa situation est quelque peu paradoxale entre son alliance territoriale et ses ententes maritimes. Si la guerre éclatait, quel est l’intérêt qui l’emporterait ? Il est difficile de le dire, cela dépendrait sans doute du moment. S’en est-on préoccupé en Allemagne ? Le fait est d’autant plus probable que l’alliance doit être prochainement renouvelée. l’est-on disposé à faire ce à quoi on s’était refusé jusqu’à présent et à englober la Méditerranée dans les obligations que comporte l’alliance ? C’est possible, et cela expliquerait en partie la sortie véhémente que la presse allemande vient de faire contre nous en vue d’alarmer et indigner l’Italie contre nos dispositions navales, pourtant si innocentes. Mais, qu’on le veuille ou non, la contradiction entre les intérêts continentaux elles intérêts méditerranéens de l’Italie subsistera et, quoi qu’on puisse penser des premiers, il est certain que les seconds peuvent être plus effectivement garantis par l’Angleterre et par la France que par toute autre puissance. En cas de guerre, la flotte allemande, toute forte qu’elle est, aura assez à faire dans les mers du Nord. Est-ce encore pour cela que la presse allemande a reproché à la France de vouloir détourner l’Italie de la Triple Alliance pour l’entraîner dans la Triple Entente ? Peut-être : mais nous n’avons eu aucun dessein de ce genre et, si nous avions formé celui-là, nous n’aurions pas cru le servir en offensant l’Italie dans la Méditerranée. Les allégations de la presse allemande se détruisent l’une l’autre.

Enfin un dernier motif qui explique la mauvaise humeur de la presse allemande est l’impression que la nouvelle distribution de nos forces maritimes lui a donnée de notre intimité plus étroite avec l’Angleterre. Si nous avons cru pouvoir sans inconvéniens amener notre troisième escadre dans la Méditerranée, c’est, dit-elle, parce que nous comptons sur l’Angleterre pour veiller sur nos intérêts au Nord, et si l’Angleterre a ramené la plus grande partie de ses propres forces au Nord, c’est parce qu’elle compte sur nous pour veiller sur ses intérêts au Sud. Tous ces mouvemens n’ont pas pu se faire sans que les deux pays se soient mis d’accord en vue de certaines éventualités. Rien, en effet, n’est plus vraisemblable. Ni l’Angleterre n’a renoncé à défendre elle-même ses intérêts dans la Méditerranée, ni la France à défendre les siens dans les mers du Nord ; aucune grande puissance ne peut consentir à de pareilles abdications partielles ; aucune toutefois n’est aujourd’hui assez grande pour se confiner dans l’isolement et pour y trouver de la sécurité. Il ne faut donc rien exagérer ; les thèses trop absolues sont certainement inexactes ; mais que les mouvemens maritimes de ces derniers temps aient été le résultat d’une entente, personne n’en doute. Une telle entente ne peut être que provisoire. Dans quelques années, le développement des forces maritimes de la Triple-Alliance exigera d’autres dispositions. Nous procéderons nous-mêmes à des constructions navales correspondant à celles des autres. Il le faudra bien : ces folles dépenses sont indispensables. Ce n’est du moins pas nous qui en avons donné l’exemple et, si nous le suivons, c’est que nous y sommes impérieusement obligés.

Nous lisions, ces jours-ci, dans les journaux le compte rendu d’une conversation du roi de Monténégro. Il disait que, par considération pour les intérêts de la Russie qu’il faisait passer même avant les siens, il renonçait à la guerre, mais que la paix coûtait plus cher qu’elle. Peut-être avait-il raison, la paix coûte de plus en plus cher : elle vaut pourtant mieux que la guerre, et, quand les intérêts vitaux et l’honneur du pays le permettent, on ne saurait faire de trop grands sacrifices pour la conserver.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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