Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1912

Chronique n° 1932
14 octobre 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le sort en est jeté : la péninsule des Balkans a pris feu et personne ne peut dire ni combien de temps l’incendie durera, ni jusqu’où il s’étendra. Il y a quinze jours, à la fin de notre chronique, nous reproduisions un propos tenu par le roi de Monténégro dans une interview : par respect pour les intérêts de la Russie, disait-il, et bien que la paix coûtât plus cher que la guerre, il renonçait à celle-ci ; et c’est ce même roi Nicolas qui, quelques jours plus tard, ouvrait ex abrupto les hostilités.

A parler franchement, le fait ne nous a pas surpris : nous le serions plutôt qu’on ait pu conserver l’espoir de sauver la paix après les mobilisations simultanées des quatre puissances balkaniques, la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro lui-même, car on chercherait vainement dans l’histoire l’exemple d’une mobilisation qui, une fois faite, n’ait pas amené la guerre. La Bulgarie, en particulier, ne pouvait pas démobiliser après avoir mobilisé. Si on nous permet de nous citer nous-même, nous rappellerons ce que nous écrivions dans la Revue du 1er septembre dernier. Après avoir parlé des démarches faites déjà à Cettigné pour calmer l’effervescence du pays : « Il s’en faut de beaucoup, disions-nous, que le péril soit définitivement conjuré. Les nouvelles contradictoires alternent du jour au lendemain : tantôt on assure que le Monténégro mobilise, tantôt on assure que les bons conseils des Puissances ont produit leur effet et que l’affaire est arrangée. Malheureusement, des affaires ainsi arrangées sont toujours exposées à se déranger de nouveau, et le Monténégro est un des points des Balkans sur lesquels il faut toujours avoir les yeux ouverts. Il en est de même de la Bulgarie, où il y a aussi un roi de fraîche date et un peuple sérieux, laborieux, ambitieux, muni d’une armée bien outillée, bien commandée, dit-on, et toujours prête à entrer en campagne. Elle y entrera sans doute brusquement un jour ou l’autre : si elle ne l’a pas fait encore, c’est grâce à la prudence, à la sagesse du roi Ferdinand qui, connaissant mieux que ses sujets les dispositions de l’Europe, n’a pas encore trouvé le moment favorable. Mais les Bulgares sont impatiens. Doués d’un esprit essentiellement utilitaire et pratique, ils ne veulent pas avoir fait pour rien de grands sacrifices, et ils estiment que, s’ils ont une armée qui leur coûte très cher, c’est pour s’en servir. Les occasions, c’est-à-dire les prétextes, ne leur manqueront pas quand ils croiront l’heure sonnée. » Les événemens nous ont donné raison, avec plus de promptitude encore que nous ne l’aurions cru : ils se sont précipités en quelques jours comme une avalanche. Ce qui a pu étonner, c’est l’accord qu’on a vu établi entre ces petits peuples des Balkans que nous avions présentés comme animés les uns contre les autres de jalousies irréductibles. Cette situation est-elle donc changée ? Ces sentimens ont-ils présenté le phénomène d’une conversion subite et complète ? Les Grecs et les Bulgares sont-ils devenus bons amis sous l’impulsion d’une haine égale contre les Turcs ? Nous n’en croyons rien. Si la coalition balkanique sort victorieuse de la guerre où elle s’engage, on verra se produire entre les alliés de la veille toutes les horreurs de la discorde : la vengeance de la Turquie sera dans sa dépouille à partager. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le sentiment qui l’a emporté aujourd’hui chez les peuples balkaniques est l’impatience de l’action : ils ont voulu abattre l’ennemi commun en pensant qu’à chaque jour suffit sa peine et que le lendemain sera ce qu’il pourra. Une diplomatie à coup sûr imprévoyante a encouragé et facilité entre eux les rapprochemens politiques et les ententes militaires d’où est sortie la coalition actuelle. Depuis quelque temps déjà, le bruit courait qu’une alliance avait été conclue entre la Bulgarie et la Serbie et les démentis qu’on y opposait ne l’empêchaient pas de se répandre ; mais on ne connaissait généralement pas les conditions précises de l’alliance et on ignorait que la Grèce et le Monténégro y étaient formellement entrés. Si les chancelleries étaient instruites, — et nous doutons qu’elles l’aient été toutes exactement, — l’opinion ne l’était pas : c’est pourquoi la surprise a été presque aussi grande que l’émotion lorsqu’on a appris, un matin, que les quatre puissances avaient ordonné la mobilisation de leurs armées.

A partir de ce moment nous avons considéré que la cause de la paix était perdue. S’il restait pourtant une chance de la sauver, si minime fût-elle, il fallait s’y attacher avec énergie et tâcher d’en tirer les effets utiles qu’elle pourrait encore contenir. C’est à quoi s’est appliquée la diplomatie européenne et, quelque vaine qu’elle ait été, l’entreprise n’en est pas moins honorable. Mais la force des choses l’a emporté sur les meilleures intentions, à moins qu’il ne faille dire que la volonté des petites puissances balkaniques a été plus nette, plus ferme, plus unie que celle des grandes puissances européennes : en tout cas, elle a été plus rapide dans l’exécution des projets qu’elle avait préparés. L’Europe en était encore à la période des conseils lorsque les quatre mobilisations ont eu lieu.

Quel a été le prétexte ? La Bulgarie venait de terminer ses manœuvres, lorsque la Porte a entamé les siennes dans la région d’Andrinople. Aussitôt on a crié à Sofia qu’il y avait là une provocation intolérable, comme si la Porte était le seul pays des Balkans, ou plutôt du monde, qui n’aurait pas le droit d’exercer son armée. Elle a renoncé à le faire et cette concession n’a servi à rien. En quelques heures la Bulgarie a été debout, animée d’un enthousiasme patriotique dont les journaux ont reproduit les manifestations. A la prétendue mobilisation ottomane a succédé la mobilisation bulgare, et la mobilisation bulgare a été aussitôt suivie des mobilisations serbe, grecque et monténégrine. Le bruit des armes a retenti en même temps dans toute la péninsule : on n’y a plus vu que des soldats rejoignant leurs corps et des concentrations de troupes sur certains points déterminés. Ceux qui, au premier moment, se berçaient de l’illusion qu’il s’agissait là d’un simple bluff n’ont pas tardé à comprendre que le mouvement avait un tout autre caractère ; il venait de trop loin pour s’arrêter si vite ; longtemps contenu, aujourd’hui déchaîné, rien ne pouvait plus l’arrêter. Nous parlons surtout de la Bulgarie parce qu’elle tenait la clé de la situation. A Belgrade, à Athènes, on faisait effort pour se mettre à la hauteur des circonstances, mais l’effort était sensible à des yeux exercés. Il y avait des nuances dans l’exaltation à laquelle chacun des alliés s’abandonnait, et il semblait parfois qu’une réflexion surgissant dans le secret des âmes atténuât quelque peu, ici ou là, l’expression de ce sentiment. Quant au Monténégro, courant moins de risque que les autres, il se montrait fort résolu. Le principe du mouvement était donc à Sofia et à Cettigné ; le reste suivait, mais enfin il suivait. On y avait d’autant plus de mérite en Grèce qu’on y avait éprouvé, il n’y a pas encore longtemps, le poids des armes ottomanes, et en Serbie qu’on y jouait plus gros jeu. La Serbie est certainement celui des quatre alliés qui a chance de gagner le moins et qui est exposé à perdre le plus dans la guerre qui commence. Malgré cela, l’élan a été général. Quel en est l’objet véritable ? Des manœuvres et des projets de mobilisation ottomans, il n’a plus été question après le premier jour ; ce piètre prétexte avait rendu tout le service qu’il pouvait rendre ; on a donc invoqué l’état intolérable de la Macédoine où les populations chrétiennes gémissent et souffrent sous un joug qui est pour elles une douleur suprême et une honte pour la civilisation. On sait que la Macédoine est le milieu le plus composite qui soit en Europe et que toutes les races d’Orient y sont représentées, juxtaposées, mêlées les unes avec les autres. Comme il y a des Bulgares, des Serbes, des Grecs, on peut également crier : « Sauvons nos frères ! » à Sofia, à Belgrade, à Cettignê et à Athènes. Le but avoué par les quatre alliés est donc d’obtenir ou d’imposer l’émancipation de la Macédoine et ils entendent par là son autonomie à peu près absolue.

Ils ont d’ailleurs à invoquer des raisons très fortes. Ce qu’ils disent de l’état déplorable dans lequel la Macédoine est tenue, en dépit des promesses qui ont été faites et des engagemens formels qui ont été pris à maintes reprises à Constantinople, est l’expression de la vérité. Les populations chrétiennes y sont toujours dans un état d’infériorité qui les laisse exposées sans défense aux violences brutales et aux extorsions arbitraires des autorités turques. On a souvent décrit cette situation et, bien qu’on l’ait fait avec des couleurs très sombres, on n’a pas beaucoup exagéré. Combien de fois l’Europe ne s’en est-elle pas émue ! Mais si l’Europe a les émotions vives, elle les a courtes et, devant la prodigieuse force d’inertie que lui a opposée la Porte, elle a toujours fini par se lasser ou se décourager.

Cette inertie de la Porte, qui apparaît aujourd’hui comme une grande faute de sa part, n’est pourtant pas sans excuses. Lorsque les États balkaniques protestent qu’ils n’ont pas d’ambition territoriale et que leur politique n’a pas d’autre objet que l’émancipation de leurs frères, ils sont peut-être de bonne foi, mais ils se trompent eux-mêmes et ne trompent pas la Porte. Une sorte de subconscient détermine leurs actes en dehors des intentions dont ils se rendent compte ; mais la Porte, qui juge les actes seuls, ne peut pas se faire d’illusion sur leurs tendances trop évidentes. Elle est habituée à entendre proclamer l’intégrité de son territoire comme un des points fixes du droit public européen, et cependant son histoire, pendant tout le siècle dernier, est celle des amputations successives qu’elle a subies à chacune des crises qu’elle a traversées, qu’elle en soit d’ailleurs sortie victorieuse ou vaincue. Cela l’a rendue méfiante, on le serait devenu à moins. Elle a pu constater que, tout sincère qu’il soit, l’intérêt porté par les États balkaniques aux chrétiens de la Macédoine, s’il n’est pas le résultat d’une ambition politique, ne tarde pas à la faire naître. Aujourd’hui même, quand les gouvernemens balkaniques déclarent ne poursuivre aucun agrandissement, ils disent sans doute la vérité du moment ; mais ils veulent en réalité, en assurant l’autonomie de la Macédoine, la détacher de l’Empire et, quand elle sera détachée de l’Empire, ils ne tarderont pas à étendre eux-mêmes sur elle des mains qui seront restées armées. La Porte n’entend pas, sous prétexte de réformes à faire, se laisser arracher sa souveraineté. Bien qu’elle en ait mal usé, et que, très probablement, elle soit incapable d’en faire dans l’avenir un meilleur usage, elle entend la garder, en vertu de cet instinct de conservation qui est le même chez les États, petits ou grands, que chez les individus, et qui est partout légitime. Après tous les malheurs qu’elle a éprouvés, toutes les pertes qu’elle a subies, tous les ébranchemens qu’elle a supportés en frémissant, réduite à n’occuper en Europe qu’une petite partie des territoires qu’elle y a eus autrefois et sentant bien qu’une diminution nouvelle serait pour elle l’annonce de l’expulsion définitive, la Porte, attaquée dans ses derniers retranchemens, se défendra avec l’énergie du désespoir, et elle a les moyens de le faire utilement si on lui en laisse la liberté. Les choses étant ainsi, la situation de l’Europe est embarrassante. On ne saurait douter de sa sympathie pour les populations chrétiennes des Balkans ; elle en a donné des preuves nombreuses et convaincantes ; mais d’autres considérations entrent aussi pour elle en ligne de compte. Même diminuée comme elle l’est, la Porte est encore la clé de voûte de tout l’édifice oriental : si on l’élimine, l’édifice croule et il faut en construire un autre. L’Europe ne peut pas assister à un pareil événement, qui serait un des plus grands de l’histoire du monde, sans y prendre une part active, et elle se rend justice en estimant qu’elle n’y est pas préparée. La liquidation orientale, si elle se fait d’un seul coup et par surprise, est grosse de plusieurs guerres dont celle qui commence ne sera qu’une première et faible esquisse. Qui pourrait prévoir les complications auxquelles elle donnera lieu ? De là, indépendamment des considérations d’humanité qui sont pourtant si puissantes, les préoccupations très graves et très profondes qui surgissent dans les esprits.

Nous avons dit qu’une tentative infiniment honorable avait été faite pour empêcher la guerre : même sans grande espérance de succès, il y avait là un devoir à remplir et nous sommes heureux que le gouvernement de la République s’y soit employé pour son compte avec une loyauté et une activité auxquelles on a rendu justice. M. Poincaré a profité d’une occasion qui s’est présentée au moment le plus critique et qui a paru favorable. M. Sasonoff, revenant de Londres, est arrivé à Paris au moment où les quatre États balkaniques ont décrété leur mobilisation. La réunion des ministres des Affaires étrangères des deux grandes nations alliées, la Russie et la France, créait une opportunité dont il fallait profiter. MM. Poincaré et Sasonoff ont donc pris des initiatives rapides, sentant bien qu’elles ne pouvaient être efficaces qu’à la condition d’être immédiates. On va plus vite dans une conversation qu’on ne peut le faire lorsqu’on échange des télégrammes. Il a fallu, bien entendu, en échanger avec les autres gouvernemens européens, mais l’accord déjà établi de la France et de la Russie était une force en même temps qu’une abréviation. Cet accord s’est fait sur des bases très simples, celles que le bon sens indiquait et recommandait dans l’état où étaient les choses. Puisqu’on voulait, si c’était encore possible, empêcher la guerre entre les États balkaniques et la Porte, il fallait intervenir auprès de celle-ci pour lui imposer l’obligation de faire les réformes nécessaires, et auprès de ceux-là pour leur faire connaître la volonté de l’Europe, leur promettre ce qu’ils pouvaient légitimement espérer de la victoire, à supposer qu’elle se prononçât à leur avantage, et leur notifier très nettement, très résolument que, même dans cette hypothèse, ils n’obtiendraient pas davantage. On les prenait au mot : ils demandaient des réformes pour la Macédoine, l’Europe leur donnait l’assurance qu’elles seraient faites. Il ne s’agissait plus cette fois d’un engagement de la Porte dont ils étaient en droit de se défier, mais d’un engagement solennel des puissances, pris dans de telles conditions que leur honneur serait intéressé à son exécution. Rien de moins, mais rien de plus : quel que fût le dénouement de la guerre, si elle éclatait, l’Europe ne tolérerait pas que le statu quo balkanique fût modifié. Elle réprouvait d’ailleurs très formellement tout recours à la force. Tel est le langage qui devait être tenu à Sofia, à Belgrade, à Athènes et à Cettigné d’une part, à Constantinople de l’autre : c’était bien là ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire, ce qu’il fallait tenter. Toutes les puissances l’ont compris, et elles ont adhéré à la rédaction franco-russe avec quelques nuances que nous allons indiquer. De cet accord, quelque fugitif qu’il ait été, espérons que quelque chose subsistera. Il y a tant d’incertitudes, tant de hasards dans la (guerre, qu’il est impossible de dire d’avance ce que deviendront les résolutions des puissances lorsque le sort des batailles aura prononcé ; mais elles ont toutes manifesté un sincère attachement à la paix et, si elles n’ont pas réussi à la maintenir entre les États balkaniques, elles réussiront mieux peut-être à la conserver entre elles, ce qui, en somme, est le plus important. Limiter le champ de la guerre doit être désormais leur principale pensée.

Nous avons dit qu’il y avait eu quelques nuances dans l’adhésion des puissances à la note franco-russe. Des observations sont venues en effet de Vienne et de Londres : elles ont eu, ici et là, pour objet de ménager autant que possible la dignité de la Porte. Très coupable de négligence dans le passé, elle montrait dans le présent une bonne volonté dont il convenait de lui tenir compte : elle annonçait en effet très haut, bien qu’un peu tard, la résolution de faire des réformes en Macédoine ; elle cherchait même à la hâte dans les cartons de ses ministères un projet qui, fait en 1880, avait obtenu alors l’approbation de la commission européenne chargée de préparer le statut politique de la Roumélie Orientale ; elle annonçait, en lui donnant une apparence de spontanéité, l’intention d’exécuter ce projet après y avoir fait quelques changemens devenus nécessaires après trente-deux ans écoulés. Trente-deux ans ! La Porte n’avait pas l’air de sentir qu’un si long retard était sa propre condamnation. Pourquoi n’avait-elle rien fait depuis 1880 ? Pourquoi depuis 1908, c’est-à-dire depuis l’avènement de la Jeune-Turquie, la situation de la Macédoine, aussi bien que celle de l’Albanie, s’était-elle aggravée au lieu de s’améliorer ? Pourquoi tant d’occasions perdues ? On comprend que l’évocation d’un aussi vieux souvenir que le projet de 1880 n’ait produit aucun effet sur les États balkaniques, sur lesquels d’ailleurs rien ne pouvait plus en produire ; mais les puissances européennes s’y sont montrées plus sensibles. Ménager la Porte est devenu le principal souci de quelques-unes d’entre elles.

En Autriche, le comte Berchtold, auteur, on s’en souvient, d’une proposition, dont les intentions n’ont pas paru très claires, a demandé qu’il fût précisé qu’en aucun cas, les réformes ne devraient porter atteinte à l’intégrité de la Turquie, ou à la souveraineté du Sultan. Sur l’intégrité de la Turquie, tout le monde était d’accord ; sur la souveraineté du Sultan, on l’était aussi, mais l’observation du comte Berchtold montre qu’il attachait un prix particulier à ce qu’on laissât le Sultan agir en Macédoine sans avoir l’air de se substituer à lui. La même préoccupation se manifestait dans une seconde observation du ministre austro-hongrois, qui demandait que les réformes eussent le caractère de généralité prévu dans sa propre circulaire. En d’autres termes, le comte Berchtold ramenait la proposition franco-russe à la sienne, sans se souvenir peut-être assez qu’il s’était passé quelques événemens depuis deux mois. Il craignait une trop grande précision dans les exigences de l’Europe relativement aux réformes. M. Sasonoff et M. Poincaré avaient craint, eux, que les gouvernemens balkaniques ne s’arrêtassent pas sur le penchant de la guerre, si on ne leur faisait pas très sérieusement des promesses très sérieuses, c’est-à-dire suffisamment précises ; mais, comme il fallait surtout aller vite et qu’on risquait toujours d’être devancé par les événemens comme on l’a été en effet, ils ont tout de suite accepté les amendemens du comte Berchtold. Le moment était trop grave, l’intérêt en jeu était trop pressant pour qu’ils missent à leur rédaction un amour-propre d’auteur. Ils sont allés plus loin : le comte Berchtold ayant demandé que les ambassadeurs des puissances, au lieu de remettre au gouvernement turc le texte même de leur accord, se contentassent de faire à Constantinople les démarches qui en étaient la conséquence, ils y ont consenti. Avouons-le, la démarche qu’on devait faire à Constantinople perdait ainsi quelque chose, peut-être même beaucoup de son caractère impératif, et les États balkaniques devaient être amenés à se demander si elle continuait d’imposer à la Porte une obligation véritable. Mais, encore une fois, on n’avait pas de temps à perdre et il fallait aboutir : pleine satisfaction a été donnée au comte Berchtold.

Les observations du gouvernement anglais, inspirées par la même pensée de ménager la Porte, ont été moins appuyées. On s’était demandé si les démarches auprès des États balkaniques et de la Porte devaient être faites collectivement par les représentans diplomatiques des cinq puissances ou seulement par ceux de l’Autriche et de la Russie, c’est-à-dire des deux puissances les plus intéressées aux affaires des Balkans. Sir Edward Grey a été d’avis que les démarches auprès des États balkaniques devaient être faites par les deux ministres de Russie et d’Autriche, et auprès de la Porte collectivement par les ambassadeurs des cinq puissances. Si l’Autriche et la Russie ont, en effet, des intérêts spéciaux dans les Balkans, toutes les puissances en ont d’analogues et d’égaux auprès de la Porte. L’affaire ne pouvait pas soulever de difficultés ; la distinction a été admise et la solution anglaise acceptée. Sur un autre point, sir Edward Grey a fait une autre observation : l’assurance que les puissances « prendraient en main » la réalisation des réformes lui a paru excessive et peut-être n’avait-il pas tort ; nous aurions préféré dire qu’elles tiendraient la main à cette réalisation. Mais sir Edward Grey n’a pas insisté. On commençait à lui reprocher d’avoir fait perdre du temps à la négociation parce que, étant à la campagne, il ne s’était pas empressé de revenir à Londres : il n’a pas voulu mériter ce reproche et a donné son adhésion pure et simple à la rédaction franco-russe suffisamment amendée par l’Autriche. Il a été toutefois sensible qu’à Londres comme à Vienne, tout en exerçant sur la Porte une forte pression, on entendait lui laisser une grande liberté.

A Berlin, les dispositions à l’égard de la Porte ne sont certainement pas moins bienveillantes ; elles sont connues depuis longtemps et se sont traduites en actes à maintes reprises ; mais on y a considéré avant tout l’intérêt de la paix à maintenir, si elle pouvait encore être maintenue, et on l’a fait passer au premier plan. C’est auprès du gouvernement allemand que les propositions franco-russes ont trouvé l’accueil le plus facile, le plus rapide, le plus complet : nous sommes heureux de le constater. S’il y avait eu encore quelques légers nuages, M. Sasonoff les aurait dissipés sans peine, car, en quittant Paris, il s’est rendu à Berlin.

Il y était à peine arrivé que la situation a subitement changé. L’accord des puissances était réalisé : grâce à quelques sacrifices, l’union s’était faite et semblait parfaite. Elle l’était sans doute du côté de l’Europe ; malheureusement, elle l’était aussi du côté des États balkaniques, mais dans un sens tout opposé : les États balkaniques étaient décidés à la guerre, et rien ne pouvait les empêcher de s’y précipiter. Leur mobilisation en avait été déjà pour nous la preuve à peu près certaine ; à partir du moment où elle a été commencée, les chances de guerre étaient à nos yeux portées au maximum et les chances de paix réduites au minimum ; cependant, il restait une lueur d’espoir, et c’est pour l’entretenir et l’augmenter que M. Sasonoff et M. Poincaré ont travaillé en bons Européens qu’ils sont l’un et l’autre. Rien n’y a fait : la résolution des États balkaniques était arrêtée sans retour. S’ils ne l’ont pas exécutée plus tôt, c’est parce que leur mobilisation n’était pas terminée. Des personnes trop optimistes, voyant que les Bulgares ne franchissaient pas la frontière dès le lendemain de leur décret de mobilisation, ont cru qu’ils ne voulaient pas la guerre et qu’ils cherchaient seulement à intimider ; mais un décret n’est qu’un morceau de papier, et ce n’est pas avec un morceau de papier qu’on franchit la frontière ; une mobilisation est longue à faire, surtout, lorsque, comme c’était le cas des Bulgares, on en fait une pour la première fois. Quelques jours étaient donc indispensables avant qu’on entamât les hostilités. Les Bulgares et les autres peuples balkaniques comptaient d’ailleurs avoir du temps devant eux ; ils n’avaient pas prévu la rapidité avec laquelle MM. Poincaré et Sasonoff ont mené l’échange de vues entre les puissances ; l’accord de l’Europe, d’après les précédens, leur semblait être une entreprise de plus longue haleine ; ils se sont vus tout d’un coup à la veille d’en recevoir la notification dans des termes qu’ils connaissaient d’avance et ils se sont demandé ce qu’ils devaient faire. Fallait-il attendre la démarche des ministres de Russie et d’Autriche ? Fallait-il brusquer les choses et mettre l’Europe en face d’un fait accompli ? Ils ont préféré le dernier système, et le Monténégro s’est chargé ou a été chargé d’allumer l’étincelle qui devait tout enflammer : il a déclaré la guerre à la Turquie. Pourquoi a-t-il choisi ce moment ? On en a donné plusieurs explications. La plus vraisemblable, la vraie est que les puissances balkaniques, à l’heure même où elles allaient recevoir notification de la volonté des puissances, ont voulu pouvoir répondre : Il est trop tard, l’épée est tirée. Des quatre puissances balkaniques, le Monténégro était celle qui pouvait tirer l’épée au nom de toutes, avec le moindre danger pour elle-même. Le Monténégro a donc tiré l’épée.

Quant aux notifications faites à Sofia, à Belgrade, à Athènes et à Constantinople, on nous dispensera de dire le sort qu’elles ont eu : il faut plaindre les ambassadeurs et les ministres qui ont été chargés de cette figuration où le cours des choses avait mis tant d’ironie.

Nous avons admiré la confiance obstinée de ceux qui, même après cela, ont continué de croire que les choses pouvaient s’arranger pacifiquement. Cet étrange état d’esprit montre combien certaines gens ont aujourd’hui de la peine à croire à la possibilité de la guerre, tant elles sont habituées à la regarder comme une monstruosité contre nature. Il n’y a, au contraire, rien de plus naturel que la guerre, et la merveille est qu’il n’y en ait pas eu d’importante en Europe depuis si longtemps. Bismarck, dans le dernier grand discours qu’il a prononcé au commencement de 1888, estimait qu’il devait y en avoir une en Orient tous les vingt-cinq ans. Le délai a été dépassé d’une dizaine d’années : c’est un beau résultat, mais il ne pouvait pas se prolonger indéfiniment. La paix a des croyans acharnés qui ont en elle une foi mystique que rien ne peut ébranler : nous les renvoyons à ce membre de la Chambre des Communes, — il mériterait que l’histoire retint son nom, — qui, l’autre jour, a demandé à sir Ed. Grey si, dans le cas où les démarches des puissances échoueraient, il n’y aurait pas lieu de porter la question devant la Cour de La Haye. Il a été accueilli par un éclat de rire à peu près général, et sir Ed. Grey lui a répondu qu’il aimait mieux ne pas préjuger l’échec de la démarche, ce qui était se tirer spirituellement d’affaire. La lecture attentive des journaux depuis quelques jours suffisait pourtant à révéler le caractère irréductible du mouvement bulgare. Nous en voyons à présent l’explosion, mais il est en préparation depuis trente ans ; il agit depuis cette date dans la pensée populaire dont il a déterminé l’orientation, il s’est emparé des âmes avant de se traduire en acte et, puisque le roi Ferdinand ne l’a pas empêché, c’est qu’aucun gouvernement n’aurait pu le faire. Nous ne sommes plus au temps où on disait, où on croyait que les peuples voulaient toujours la paix et que les gouvernemens seuls, les rois et les empereurs la troublaient. Les rois, les empereurs, les gouvernemens sont pacifiques aujourd’hui ; les peuples ne le sont pas, ou du moins ils ne le sont pas tous et toujours. C’est le peuple bulgare qui a voulu la guerre : si le roi Ferdinand avait prétendu l’empêcher, il aurait été renversé, peut-être même lui serait-il arrivé quelque chose de pire. Là est l’explication de ce qui se passe sous nos yeux. Le patriotisme guerrier des Bulgares n’a d’égal que celui des Turcs. On se tromperait fort, en effet, si on croyait que ceux-ci sont plus pacifiques que ceux-là. Les rues de Constantinople ont été remplies, pendant ces derniers jours, de manifestations belliqueuses aussi exaltées et aussi sincères que celles de Sofia. Les manifestations des grandes villes, surtout des capitales, ne prouvent peut-être pas grand’chose ; mais dans les deux pays, le peuple tout entier vit depuis longtemps dans le rêve, dans l’obsession de la guerre. Les Turcs ont tant de revanches à prendre, de vengeances à exercer ! On assure, et nous nous en réjouissons, qu’ils sont enfin à la veille de conclure la paix avec l’Italie : s’ils la font vraiment, ils n’en seront que plus désireux, plus empressés, plus impatiens de relever ailleurs leur drapeau. Cette guerre qui n’aboutissait pas, où ils ne pouvaient pas disposer de la plus grande partie de leurs forces, où ils ne pouvaient pas joindre l’adversaire et le prendre corps à corps, a laissé dans leur cœur une irritation ou, pour mieux dire, une colère qui ne peut s’apaiser que sur d’autres champs de bataille. Peut-être même cette diversion est-elle nécessaire au gouvernement ottoman pour faire accepter et, qu’on nous pardonne le mot, pour faire passer la paix italienne qui, sans cela, provoquerait une dangereuse explosion de rage dans tout le monde arabe. De quelque côté qu’on se tourne en Orient, on y voit donc le fantôme de la guerre, partout menaçant et tragique. L’Europe n’y peut rien, elle est impuissante. Quand le sort des armes aura prononcé, quand les ennemis d’aujourd’hui auront mesuré leurs forces sur les champs de bataille et qu’ils les auront épuisées, — car ils iront certainement jusqu’à l’épuisement, — on écoutera peut-être mieux la voix de la sagesse. Pour le moment, tout ce qu’on peut demander à l’Europe est de garder son sang-froid : nous souhaitons qu’une fois les événemens accomplis, elle retrouve entre ses membres l’accord qui vient de se faire et qui, s’il n’a pas pu sauver la paix balkanique, sauvera peut-être alors la paix européenne.

C’est, en effet, de la paix européenne qu’il s’agira bientôt. Dans quelque sens qu’elle se prononce, la victoire de demain posera des questions difficiles, complexes, inquiétantes, alarmantes, auxquelles la Russie et l’Autriche ne resteront pas indifférentes, et, si la Russie et l’Autriche n’y restent pas indifférentes, les autres puissances ne pourront pas s’en désintéresser non plus. Toutes ont des intérêts en Orient ; toutes ont des sympathies pour les populations chrétiennes, mais toutes aussi sentent que le maintien de la souveraineté ottomane est indispensable au rétablissement durable de la paix ; toutes enfin ont des alliances qui peuvent, par d’inévitables contre-coups, leur imposer des obligations subites. Il semble qu’au cours des négociations il ait été question pour elles de s’engager à rester pacifiques et que l’une au moins, l’Autriche, ait répondu qu’elle ne pouvait pas le faire, dans l’ignorance où elle était de tous les cas susceptibles de se présenter. Le comte Berchtold vient de renouveler l’expression de cette réserve devant les Délégations ; elle est malheureusement très raisonnable. Les puissances ont pu prendre des engagemens pour l’hypothèse où elles réussiraient à empêcher la guerre : maintenant qu’elle a éclaté, ces engagemens, qui ont peut-être été toujours fragiles, sont devenus caducs. Nous sommes en présence d’un immense inconnu, et nous chercherions en vain à en éclairer les obscurités : c’est la guerre elle-même qui le fera. Tout peut arriver, et nous devons être préparés à tout.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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