Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1311

Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

◄   1310 1311 1312   ►



[1311]


Henri, roi des Romains, passant par Crémone, ville d’Italie, n’éprouva aucune opposition, parce que les Guelfes, qui étaient les plus forts et les plus puissans dans le territoire de la ville de Crémone, saisis de crainte à l’approche de l’empereur, abandonnant les palais au petit nombre des Gibelins, s’étaient tous réfugiés avec leurs femmes et leurs enfans, et les biens qu’ils avaient pu commodément emporter avec eux, dans la ville de Brescia qui tenait pour leur parti, et qui leur paraissait une plus sûre retraite, à cause des montagnes escarpées qui dominaient la ville. Les Gibelins, apprenant que l’armée de l’empereur n’était plus éloignée d’eux que de deux milles, prirent les clefs de la ville, les offrirent à l’empereur en signe de paix, et, accueillis par lui avec bonté, lui livrèrent tranquillement l’entrée de la ville. Après son entrée, il détruisit entièrement toutes les maisons fortifiées et les tours de ceux qui s’étaient réfugiés à Brescia, renversa les superbes portes et les murs de la ville, et fit combler avec les démolitions les très-larges fossés qui l’entouraient, en sorte que les murs et les fossés furent à ras de terre. Ensuite, ayant reçu de ceux qui étaient restés dans la ville une rançon de beaucoup de milliers de florins, il marcha vers Brescia, et assiégea vigoureusement cette ville rebelle, depuis l’Ascension du Seigneur jusqu’à la Nativité de la sainte Vierge. Un combat ayant été livré, le commandant de la ville, nommé Thibaut Brisath, fut pris vivant et amené en la présence de l’empereur. Voyant qu’il ne pouvait se soustraire à la mort, il avoua publiquement que beaucoup de conspirations avaient été traîtreusement ourdies pour la ruine de l’empereur et des siens, et accusa de complicité les grands de la ville de Milan. Après l’avoir entendu, l’empereur le fit traîner au milieu de l’armée, et ensuite suspendre à un gibet pendant deux heures ; après quoi, par son ordre on le retira du gibet et on lui trancha la tête, qui fut attachée au bout d’une lance, et exposée dans le lieu le plus haut de l’armée. Le tronc de son corps, coupé en quatre morceaux, fut porté dans quatre endroits différens de l’armée. L’empereur lui fit subir un supplice si cruel afin que l’atrocité de sa mort fût désormais pour les traîtres et les conspirateurs un miroir et un exemple, et qu’ainsi au moins la rigueur des maux que souffraient les méchans réprimât ceux qu’une inclination naturelle ne poussait pas au bien. L’empereur soumit ladite ville, et détruisit les habitans et les murs auxquels ils se fiaient pour leur défense. À ce siège mourut son frère Galeran, ce qui fut pour le prince un bien juste sujet de douleur et d’affliction. Dans le temps de ce siège, toutes les villes de la partie de l’Italie appelée proprement Lombardie, offrirent à l’empereur la soumission et fidélité qu’elles lui devaient comme à leur seigneur. Vers la même époque, trois cardinaux, à savoir l’évêque d’Ostie, et deux autres envoyés par le seigneur pape pour son couronnement, se rendirent vers lui, et l’accompagnèrent par toute l’Italie jusqu’à Rome. Après la prise de Brescia, Henri, roi des Romains, passa pacifiquement par Tortone et par Gênes, où il fut reçu avec les plus grands, honneurs. Pendant la courte résidence qu’il fit dans cette ville, sa femme, reine des Romains, entra dans la voie de toute chair.

Vers le même temps se réveillèrent parmi le peuple de Flandre une révolte et une guerre quelque temps assoupies. Le comte de Flandre, fortement soupçonné à ce sujet, fut appelé par le roi de France à se justifier ; ayant comparu……..29 Son fils le comte Louis, qu’on reconnut coupable du crime de ce soulèvement, fut renfermé d’abord à Moret, et ensuite à Paris. Bientôt après il se sauva de cette prison, soit qu’il se connût coupable ou seulement par crainte. C’est pourquoi ensuite, d’après le conseil des grands du royaume, il fut à juste titre dépouillé de son comté par un arrêt proclamé en plein palais. Philippe, roi de France, fit faire, une monnaie de simples et doubles deniers dits Bourgeois,qui devaient avoir la même valeur que les simples et doubles deniers parisis. Cette monnaie ne put avoir cours à cause de l’infériorité de sa valeur, de son poids et de sa nouveauté, et aussi parce que tous les gens sages disaient avec raison que c’était une exaction injuste et préjudiciable à l’État ; ce que quelques nobles et grands à qui déplaisait cette monnaie représentèrent clairement au roi avec de graves plaintes.

Le pape Clément accorda et envoya aux clercs étudians d’Orléans le privilège de fonder une université, sous la condition cependant du consentement et du libre et volontaire assentiment du roi à ce sujet. Le roi n’y ayant pas consenti, les clercs, liés par de mutuels sermens, s’éloignèrent de la ville et interrompirent les études. Cependant un an après, conduits par le repentir, et équitablement apaisés par le roi, ils retournèrent à leur ancienne demeure, et ainsi les études, interrompues pendant quelque temps, reprirent leur cours. Cent quatorze prélats mitrés, sans compter les prélats non mitrés et les procureurs des absens, se rassemblèrent le premier jour d’octobre à Vienne, ville de la Provence, au concile général que le pape Clément avait fait annoncer. Il y eut deux sessions, les patriarches d’Antioche et d’Alexandrie, siégeant dans le concile ; avant qu’il fût ouvert, le pape ordonna aux prélats et aux autres qui étaient venus pour y assister, de célébrer des messes, et des jeûnes pendant trois jours. Dans la première séance qui se tint le samedi dans l’octave de saint Denis, dans l’église cathédrale, le pape, après l’invocation du Saint-Esprit qu’on a coutume de faire dans ces circonstances, prit pour texte « Seigneur, je vous louerai de tout mon cœur dans la société des justes et dans l’assemblée des peuples : les oeuvres du Seigneur sont grandes et proportionnées à toutes ses volontés 30 ; » après quoi il prêcha et exposa le triple sujet de la convocation d’un concile général, à savoir les crimes énormes des Templiers, les secours à porter à la Terre-Sainte, et l’utile réformation de l’état de l’Église : cela fait, il donna sa bénédiction au peuple, et chacun s’en retourna chez soi. Ensuite, après beaucoup d’assemblées et diverses négociations, il y eut entre le seigneur pape et ceux qu’il avait appelés, hommes d’une grande circonspection et sagesse, cardinaux, prélats, procureurs ou autres hommes importans, un grand nombre de délibérations sur lesdites causes de la convocation du concile jusqu’à l’arrivée du roi de France, qui, disait-on, par zèle pour la foi, avait été depuis le commencement le principal et le plus ardent promoteur des procès intentés à l’ordre et aux personnes des Templiers. Les affaires traitées dans ce concile étaient sujettes à des difficultés, en sorte qu’elles paraissaient être en doute et en suspens, et traîner en paroles.

29. Il y a ici une lacune dans le texte.

30. Ps. 110,v. 1 et 2.